Judith
Aussi volontiers que Tobie, je reprends le Livre de Judith, plus près de ma sensibilité d’homme et aussi de l’âme modern. Il se trouve que j’en avais gardé un sentiment moins vif. Ma préférence s’explique : si Tobie est um roman d’aventures, Judith est une tragédie de caractère d’où surgit un magnifique portrait de femme. Quand j’étais enfant, j’en retenais surtout l’anecdote : le méchant général Holopherne tué par la veuve de Béthulie. À présent, je me rends compte que le meurtre d’Holopherne était nécessaire, d’une nécessité psychologique au moins autant que d’une nécessité historique. Le caractère de Judith, en effet, personnalité exaltée, secrète, ne prend tout son relief qu’à la faveur de ce meurtre, et d’abord dans la méticuleuse préparation où elle s’applique, avec une prudence voisine de la perfidie, à circonscrire ses risques. C’est le déroulement du récit qui fixe Judith dans sa vérité éternelle, telle qu’aujourd’hui encore elle nous apparaît et dont il semble qu’elle pourrait à l’infini inspirer les œuvres d’art les plus diverses parce que, si elle s’inscrit immuablement dans le texte biblique, sa richesse permet à toute méditation approfondie de la recréer dans une fraîche nouveauté. De ces apparences et réalités, l’esprit du lecteur décèlerait aisément la commune origine, mais l’alchimie du créateur aurait néanmoins opéré une transformation si radicale que le choc de surprise émue, premier témoignage qu’il y a eu création et que l’œuvre vit de sa vie propre, se produirait infailliblement. Quelqu’un doit l’avoir déjà dit ou à peu près : « On reconnaît qu’une œuvre est inspirée à ce qu’à travers les âges elle ne cesse jamais d’être inspiratrice d’œuvres nouvelles. » Celui qui considérerait son acte patriotique en gardant présent à l’esprit le caractère de Judith tel que, par touches successives, il se dégage des versets de la Bible, pourrait être tenté d’y découvrir une libération, dont l’héroïne ne prendrait pas conscience, de ses refoulements de veuve vertueuse. Elle vengerait sur Holopherne son mari mort et son amour défunt, rejetant ainsi tous les hommes et leurs tentations.
Je viens de vivre toute une semaine envoûté par le récit de Judith et par Judith elle-même que dans mes « rêves éveillés » j’appelais tantôt la belle chanoinesse, tantôt la diaconesse hautaine. Différent en cela des anciens de Béthulie, des coureurs d’Holopherne et d’Holopherne lui-même, c’est moins par sa beauté qu’elle me prenait que par les manières que je lui devinais, un charme aristocratique et ambigu, certain sourire amèrement retenu, si étrangement lointain, orgueilleux et cruel. Je la revois toujours assez semblable à l’image que nous a laissée d’elle Horace Vernet. Ses seins, à demi libérés pour tenter l’infidèle, pointent jeunes et harmonieux, et sous les plis de la tunique tout son corps s’anime d’une vie palpitante.
Ah ! certes, Judith n’est pas une sainte selon l’Église. L’onction lui manque et sans doute apporte-t-elle en toute occasion trop d’assurance. À toutes les phases de son histoire, telle que nous la présente le biographe sacré, je trouve en elle une dureté qui s’explique aussi par ses origines. Le premier verset ne nous donne-t-il pas sa généalogie comme s’il s’agissait d’un prophète ou d’un roi de Juda ? Dès lors, nous sommes fixés sur ses titres de noblesse, nous savons son autorité et son prestige ; à nous de ne pas commettre d’impair. L’héroïne s’avance, comment attendrions-nous d’elle un geste qui ne fût pas grand ? Elle est veuve ? D’autres le sont ou le furent, mais chez elle cet évènement devient une manifestation de Dieu et ordonnera toute sa vie. Elle se retranche de l’humain jusqu’à ce que les calamités de la patrie lui créent un devoir à sa mesure. Écoutez : « Elle s’était fait, au haut de sa maison, une chambre secrète où elle demeurait enfermée avec ses servantes. Et, ayant un cilice sur les reins, elle jeûnait tous les jours de sa vie, hors les jours du sabbat, de la nouvelle lune et des fêtes de la maison d’Israël. Elle était parfaitement belle et son mari lui avait laissé de grandes richesses, un grand nombre de serviteurs et des domaines où il y avait de nombreux troupeaux de bœufs et de moutons. Elle était très estimée de tout le monde parce qu’elle avait une grande crainte du Seigneur et qu’il n’y avait personne qui dît d’elle le moindre mal. » Mais si haute que fût sa chambre secrète, les bruits du dehors y parvenaient. Sans doute recevait-elle quelques amies de son rang et ses servantes ne manquaient point de lui rapporter ce qui se disait dans Béthulie. N’avez-vous pas remarqué que les recluses, volontaires ou par maladie, savent toujours avant les autres les nouvelles de la ville ? Judith apercevait peut-être de ses fenêtres les progrès de l’assiégeant. Devant la ruée d’Holopherne, général de Nabuchodonosor, elle partageait les angoisses de la cité. À peine prononcé, on vint lui répéter le discours d’Ozias, l’un des chefs qui, avec Charmi et Chabri, anciens du peuple, commandait dans Béthulie. Aux habitants qui consentaient à vivre captifs sous Holopherne plutôt que de mourir de soif, Ozias avait promis de rendre la ville à l’ennemi si dans cinq jours leur Dieu n’avait pas manifesté sa puissance. Alors Judith ne se contient plus. Négligeant Ozias, dont elle aurait difficilement supporté la vue, elle convoque chez elle Chabri et Charmi et les accable de reproches. Parler de se rendre, envisager cette éventualité, n’est-ce pas déjà trahir la patrie ? Et fixer des délais à la miséricorde de Dieu, n’est-ce pas sottise ou insolence impie ? « Le langage que vous avez tenu aujourd’hui devant le peuple n’est pas convenable. Qui êtes-vous, vous autres, pour tenter le Seigneur ? Vous avez prescrit à Dieu le terme de sa miséricorde, selon qu’il vous a plu, et vous lui avez désigné un jour. Ce n’est pas le moyen d’attirer sa pitié, mais plutôt d’exciter sa colère et d’allumer sa fureur. » Vous entendez sur quel ton elle parle aux anciens du peuple ? Elle s’affirme comme la conscience religieuse et politique de la ville. Pure, fière devant les hommes mais humble devant Dieu, secrète dans ses desseins mais ferme dans ses résolutions, elle leur montre avec une irréfutable autorité comment il convient de parler à Dieu. Et quant à ce qu’elle accomplira : « Écoutez-moi, je vais faire une chose qui passera de race en race dans toute la postérité de notre peuple, mais ne cherchez point à savoir ce que je veux faire jusqu’à ce que j’aie exécuté ce que j’entreprends. »
L’orgueil la sépare des saintes chrétiennes et surtout le choix des armes qui assureront sa victoire. Elle vaincra par la séduction. Délibérément elle se prépare à user de sa beauté et de ses charmes artificiellement rehaussés : « Elle ôta son cilice, quitta ses habits de veuve, lava son corps, l’oignit d’un parfum précieux, frisa ses cheveux, se mit une coiffure magnifique sur la tête, se revêtit des habits de sa joie, prit une chaussure très riche, des bracelets, des lys d’or, des pendants d’oreilles, se para enfin de tous ses ornements. Dieu même lui ajouta encore un nouvel éclat, parce que tout cet ajustement n’avait pour principe aucun mauvais désir mais la vertu ; ainsi le Seigneur augmenta encore sa beauté afin de la faire paraître aux yeux de tous avec un lustre incomparable. » J’entends bien que, malgré tous ces apprêts et cette coquetterie depuis longtemps oubliée, elle ne nourrissait aucun inavouable dessein, mais quelle orgueilleuse foi ne devait pas l’animer pour qu’elle fût sûre que Dieu, protégeant sa servante, lui livrerait à merci l’envahisseur qu’elle détruirait par la beauté de son visage ? Car « Holopherne fut tellement transporté de joie en la voyant qu’il but du vin plus qu’il n’en avait bu dans toute sa vie », oubliant, le stupide, que l’ivresse ne favorise guère les joutes amoureuses. Il sombra en effet dans un lourd sommeil et Judith, ayant délié son sabre accroché à une colonne du lit et l’ayant tiré du fourreau, l’en frappa au cou, deux fois, et lui trancha la tête qu’elle donna à sa servante, avec ordre de la mettre dans son sac. « Puis elles sortirent toutes deux du camp selon leur coutume, comme pour aller prier ; elles tournèrent le long de la vallée et arrivèrent à la porte de la ville. »
Frédéric LEFÈVRE, Mes amis et mes livres, 1947.