Tobie
Depuis mon départ de Paris, en juin 1940, j’avais interrogé la Bible plusieurs lois, sans y découvrir l’aliment que je savais y être et dont j’avais un impérieux besoin. Je n’étais pas revenu au Livre Sacré depuis mon enfance. Je dis bien : mon enfance. À peine lisais-je couramment quand il s’ouvrit à moi et je l’avais quitté avant ma dixième année. Mais, pendant ce temps heureux, avec Walter Scott et les contes de Perrault, il fut presque ma seule nourriture. Si je me donnais la peine de chercher bien, au fond de ma mémoire, sans doute retrouverais-je les couleurs dont je barbouillais avec application les gravures de la vieille édition que j’avais alors entre les mains. Je suis sûr d’avoir colorié en vert le poisson dont Tobie allait brûler le cœur et le foie pour chasser par sa fumée le démon Asmodée de la chambre nuptiale. Quel précieux exemplaire j’ai dû gâcher ainsi, à la grande joie de Tante Henriette qui avait charge de veiller sur moi et devait trouver, eut-elle pensé une minute que je l’abîmais, que ce n’était pas payer trop cher les heures de tranquillité que lui valait ma passion d’illustrateur. Mais elle estimait, dans son indulgence naïve, que je dessinais bien et que le livre était plus joli ainsi. Il y a une extraordinaire puissance de suggestion dans ces histoires de la Bible. Enfant, j’y étais sensible sans l’analyser. Aujourd’hui, délaissant le témoignage historique dont l’exactitude est douteuse ou difficile à déterminer pour des profanes, et dont l’influence est nulle sur la plupart d’entre eux, je voudrais distinguer ce que notre émotion retient de l’inspiration religieuse de ce qui, dans le charme du récit, doit être attribué à la valeur de son expression, à sa poésie.
Après tant d’années de négligence coupable, lorsque j’ai eu la fantaisie de reprendre le Livre Sacré, c’est dans Tobie d’abord que je recherche, en même temps que la nature de mon plaisir présent, ce qui pouvait captiver à ce point l’enfant, au demeurant fort solitaire, que j’étais. Je crois tout uniment que Tobie fut mon premier roman d’aventures. Ce récit d’un voyage long et mouvementé, relu souvent avec une curiosité dont rien n’épuisait l’intérêt ni la force, m’apportait ce qu’adolescents et gens d’âge mûr ont coutume de demander aux ouvrages de cette sorte. Il me souvient que lorsque j’avais un gros chagrin, je prenais mon Tobie avec la certitude, naturellement inexprimée, qu’il panserait mes blessures. J’y trouvais une sérénité religieuse, un accord entre Dieu et les hommes de bien, profitable à ces derniers, et qui éclairait d’une heureuse justification les conseils et les pieux exemples que me prodiguait un entourage dont l’insistance parfois hargneuse et le puritanisme sans grâce avaient besoin de cette contrepartie attendrie. Ainsi l’harmonie de base, nécessaire entre le rêve et le réel, se trouvait maintenue cependant que l’ange Raphaël, le démon Asmodée, et ce poisson monstrueux qui s’élançait de la rivière à la poursuite du jeune Tobie, m’arrachaient à ma vie quotidienne de petit paysan mayennais pour me transporter, sur les ailes de Raphaël, en un royaume de féerie, assez mal délimité, mais dont j’étais sûr qu’il existait quelque part, entre Tigre et Euphrate, et dont j’acceptais, me semble-t-il à distance, les plus stupéfiantes merveilles comme autant de grâces méritées par ma fidélité au narrateur inconnu et de la nature de celles qui récompenseraient plus tard mon amitié pour Raphaël et le jeune Tobie. J’avais choisi d’appartenir à leur phalange, je triompherais avec eux. Ma lecture était un acte de foi. Son renouvellement me fortifiait sans jamais m’ennuyer. Aujourd’hui, Tobie exerce sur moi aussi fortement qu’alors son pouvoir d’incantation, et pour des raisons qui ne sont pas sensiblement différentes. Bien entendu, j’aperçois mieux qu’autrefois toute la perfection du récit, son unité d’inspiration et de ton qui est vraiment exceptionnelle.
Frédéric LEFÈVRE, Mes amis et mes livres, 1947.