Saint-Pierre de Caen

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alphonse LE FLAGUAIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

N’éprouvent-ils pas de nobles jouissances inconnues au plus grand nombre, ceux qui savent revêtir les lieux et les monuments de ce majestueux prestige dont la poésie seule possède le secret et dont toujours la religion approuve l’harmonieuse influence ? La muse est l’ange de piété et d’amour qui allume l’encens dans le sanctuaire, devant le pain mystique offert aux âmes aspirantes et expansives ; elle est l’ange de consolations qui dépose des couronnes de lierre et des touffes de giroflée sur les castels déserts et les abbayes en ruines.

Et quels séjours sont plus dignes d’exciter l’admiration et d’éveiller l’enthousiasme que ces vieux édifices consacrés à l’Éternel dont ils sont remplis ? Ces vastes basiliques ne semblent-elles pas de saintes oasis au milieu des aridités du monde ? Ne sont-elles pas comme des îles fécondes et paisibles semées çà et là au milieu des flots et des tempêtes de l’humanité ? L’écume et le sable des vagues courroucées peuvent bien arriver jusque sur leurs murs, mais du moins ils ne pénètrent pas dans l’intérieur, ou bien il faut pour un tel sacrilège une de ces trombes révolutionnaires, rares dans les fastes de l’histoire universelle, qui renversent et entraînent tout jusqu’à la religion et la liberté.

Entre les beaux monuments de la période ogivale dont la Normandie est si riche, se distingue l’église de Saint-Pierre de Caen, située dans le quartier anciennement appelé Darnetal : ce qui signifie en langue saxonne des vallées. Ainsi on l’appelait primitivement l’église de Darnetal.

Elle a porté successivement aussi les noms de Saint-Pierre du Châtel et de Saint-Pierre en rive, probablement à cause du château fort qui l’avoisine et de la rivière qui baigne son abside. La fondation du temple qui a précédé celui que nous admirons aujourd’hui remonte à Saint-Regnobert, au VIIe siècle ; il en a fallu plusieurs pour bâtir l’église actuelle. Le chœur orné avec tant de goût, tant de proportion, et qui présente, ainsi que la nef, des sculptures d’un fini si merveilleux, date comme elles des dernières années du XIIIe siècle ; la nef fut terminée au commencement du XIVe. C’est aussi à la même époque que fut élevée cette tour à la fois si majestueuse et si élégante qui repose sur quatre piliers gracieux que le poids énorme qu’ils supportent n’a jamais ébranlés. Elle est ceinte de huit tourelles à jour d’où s’élève cette flèche si grande, si droite, si aiguë, qui n’a pas de rivale en beauté si elle en a en hauteur. Sa hardiesse n’a pas encore tenté la foudre ; depuis cinq siècles elle reste là solide et confiante. Le canon des protestants y pratiqua une brèche que l’on n’aperçoit plus. C’est dans le sein de cette tour que se répète incessamment en sons variés ce poème solennel, touchant et religieux, compris et révélé par Schiller, et si bien traduit par Émile Deschamps, ce poème qui commence sur le sein d’une mère et finit sous quelques pieds de gazon, qui célèbre une victoire ou crie un désastre. Cette tour s’élance du côté de l’aile droite de l’édifice et domine un portail bâti à la même époque. Jadis il était orné de statues ; dans notre enfance, nous l’avons vu ce qu’on appelle restaurer, c’est-à-dire mutiler froidement, proprement, avec goût et précaution. On a pris soin de le doter de deux belles colonnes grecques : ce qui ne laisse pas d’être fort satisfaisant pour lui et de présenter surtout un ensemble très harmonieux pour ceux qui savent ou étudient le passé. On appelait, en 1384, portail neuf celui qui mène directement à l’autel et ouvre sur la grande place du marché au bois, autrefois la halle au pain. Les principaux traits de la vie de saint Pierre y étaient représentés en bas-relief. Ils ont disparu avec tant d’autres objets d’art sous la hache lourde et stupide de cette tourbe qui avait peur d’une image ou se déchaînait contre une relique. – Eh ! arrêtez-vous donc, Vandales de toutes les passions, de tous les fanatismes ; ces monuments des époques successives, ces emblèmes différents, témoins authentiques, c’est l’histoire debout que vous jetez par terre, c’est le passé dont vous frustrez l’avenir !

On n’a eu garde de ne pas regratter le portail de la façade du temple aussi bien que celui de la tour ; seulement on lui a épargné les colonnes grecques, c’est dommage, car vraiment cela est joli. Le commencement du XVe siècle a vu construire successivement les deux ailes. Les voûtes qui sont peut-être un des ouvrages les plus admirables du monument, ont été faites en 1521 par Hector Sohier, architecte de Caen, à qui l’on doit aussi les chapelles de l’abside qui sont certainement ce que nous possédons de mieux entendu et de plus orné en ce genre. L’extérieur de l’abside dont la base est baignée par un des bras de l’Orne, excite constamment la surprise et l’admiration non seulement des grands artistes, mais même de quiconque a le plus léger sentiment des arts. On ne peut rien de plus noble, de plus digne, ni de plus riche. Bien des peintres que nous pourrions citer sont venus là dans une barque s’emparer de l’extérieur de l’un de nos plus vénérables trésors ; nous y avons vu Gudin, tenant son pinceau, entouré de nombreux indiscrets, et cependant il était seul avec l’abside, seul avec les flots ! Au mois d’août 1473, les trésoriers de Saint-Pierre avaient obtenu de Louis XI, qui était alors à la Délivrande, l’autorisation de prendre du terrain et d’avancer dans la rivière pour terminer l’édifice, mais ce ne fut que bien des années encore après que l’abside fut bâti.

Avant la révolution, le toit de l’église était couvert en plomb, mais quand l’ennemi déborda de toutes parts sur le sol de la France et que de toutes parts l’homme, l’enfant, le vieillard se levèrent et opposèrent des soldats à des soldats, la valeur à la témérité, quand bientôt les munitions devinrent rares, le génie du patriotisme inventa des ressources. La couverture de notre plus beau vaisseau religieux fut enlevée et servit à faire des balles pour envoyer à l’étranger et le refouler loin de notre territoire. Ce n’était pas alors une mutilation, pas plus qu’il n’était une prodigalité, le désintéressement de ces femmes de l’antiquité qui abandonnaient leurs joyaux et leurs ornements pour un semblable usage.

Elle mérite bien d’être visitée par tous les explorateurs du grand et du beau, cette demeure antique et sacrée où résonnerait si bien la lyre de Lamartine, où rêverait longtemps l’auteur des Consolations, et près de laquelle Victor Hugo évoquerait l’ombre poétique de la bienheureuse Colette dont la cellule attenait à l’église. Le roi d’Angleterre Henri V accorda protection à la pieuse anachorète, le poète de Notre-Dame de Paris lui donnerait gloire et résurrection.

Telle qu’elle est aujourd’hui, malgré les restaurations du dehors et du dedans, avec ses broderies, ses festons, ses guirlandes, ses pinacles, ses dentelles, ses clochetons et ses rosaces, malgré les mutilations, heureusement peu nombreuses, du temps et des hommes, l’église Saint-Pierre de Caen est un des chefs-d’œuvre d’architecture ogivale le plus digne du pinceau des peintres, de l’étude des antiquaires, du chant des poètes et de l’admiration de tous. Un crayon plus exercé que celui qui trace à la hâte ce peu de pages dessinerait avec plus de relief les voûtes gigantesques, les arcs-boutants et les contreforts, donnerait mieux les noms techniques à chacun des ornements et à chacune des parties de ce séjour de la divinité : nous nous bornons à écrire ce que nous voyons chaque jour et que nous n’avons pas osé chanter. Nous ajouterons seulement qu’entre mille autres curiosités de détail on remarque les chapiteaux d’un des derniers piliers de la nef, à gauche ; on y voit plusieurs sujets tirés de nos romans de chevalerie où l’enseignement moral se trouve mêlé à la fable.

Combien nous aimons vers le soir à porter nos pas sous ces voûtes majestueuses, si souvent sonores, mais silencieuses à cette heure ! Combien nous aimons à méditer au milieu de la nef, quand l’orgue s’est tu, quand il ne reste plus qu’un petit nombre de fidèles devant l’autel sacré et que la pâle lueur des lampes se confond avec les derniers rayons du jour, quand enfin :

 

        À travers les vitraux la lumière incertaine

        Tremble de révéler la majesté d’un Dieu.

 

C’est alors que l’âme se trouve dégagée de ce qu’elle a d’humain ; elle oublie les ambitions, les offenses, les amours... peut-être ! Elle s’unit à Dieu, elle a foi, elle prie, elle espère, elle aime. Il semble qu’une harpe intime résonne mélodieusement en elle et que l’océan de la vie n’est plus sans un port assuré contre les peines profondes et les regrets appelés éternels. Si l’on entre dans ce lieu avec préoccupation ou indifférence, toujours on en sort ému jusqu’aux larmes, on en sort plus aimant, plus heureux et plus confiant dans l’avenir, car celui à qui l’on a parlé a répondu, et sa parole est aussi une poésie, une consolation, un amour.

Ah ! conservons-les toujours ces saintes basiliques, réalisation grandiose d’une inspiration chrétienne. Elles nous ont été léguées par nos pères, léguons-les à nos fils. L’homme en passant n’est que le dépositaire de cet héritage des siècles ; s’il ose les altérer, ces éloquentes légendes de pierres et de granit, c’est un vol qu’il fait au passé dont elles sont la gloire, un vol qu’il fait à l’avenir qui compte sur ces pages historiques. Songeons qu’une ogive que l’on mutile, une feuille d’acanthe qui tombe, un fleuron qui s’efface, sont autant de souvenirs qui s’en vont ; et l’homme n’est jamais trop riche de ceux qui lui parlent de génie, d’art, de gloire et de religion, car ils conservent ses sympathies et nourrissent ses espérances.

 

 

 

Alphonse LE FLAGUAIS.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1834.

 

 

 

 

 

 

 

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