La double vie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Augustin LÉGER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi tant de graves problèmes, juridiques et historiques, politiques et ecclésiastiques, que tranche ou que soulève l’Encyclique du 11 février dernier, il en est un particulièrement poignant que suggèrent, bien plutôt qu’elles ne le résolvent, les lignes suivantes : « La thèse qu’il faille séparer l’État de l’Église, y est-il dit, limite l’action de l’État à la seule poursuite de la prospérité publique durant cette vie, qui n’est que la raison prochaine des sociétés politiques ; et elle ne s’occupe en aucune façon, comme lui étant étrangère, de leur raison dernière, qui est la béatitude éternelle proposée à l’homme quand cette vie si courte aura pris fin. Et pourtant, l’ordre présent des choses, qui se déroule dans le temps, se trouvant subordonné à la conquête de ce bien suprême et absolu, non seulement le pouvoir civil ne doit pas faire obstacle à cette conquête, mais il doit encore nous y aider 1. »

Entre la conscience catholique et la pensée laïque, il n’y a peut-être pas, au fond, à l’heure actuelle, de terrain plus disputé et plus débattu. Ou s’il en existe bien un autre, les deux se tiennent de près. Ce qui nous divise radicalement, c’est à la fois la notion du salut individuel et celle de la tâche sociale. Les plus violents adversaires du christianisme, parmi nos contemporains, ne manquent ni d’un certain idéal divin, malgré tous leurs blasphèmes contre un Dieu qui personnifie à leurs yeux des conceptions et un régime qu’ils abhorrent ; ni (en particulier les socialistes) d’un esprit de fraternité qui jaillit tout droit de l’Évangile. Et ceux d’entre eux qui savent ce dont ils parlent rendent volontiers à la personne même du Christ un hommage dont nous n’avons nulle raison de soupçonner la sincérité.

Le Christ qu’ils renient et qu’ils invectivent, ce n’est pas celui de saint Mathieu et de saint Marc, de saint Luc et de saint Jean. C’est davantage celui de saint Paul. C’est par-dessus tout celui des théologiens et ces politiques.

Rien, d’abord, n’est plus étranger à leur philosophie que la conception du péché. Les résultats d’une critique qu’à tort ou à raison ils prennent pour scientifique, et qui, plus ou moins purs, s’infiltrent à toutes les profondeurs, discréditent totalement pour eux le récit de la chute originelle. Et, quelles que soient les secrètes leçons de leurs consciences, quelques drames qui s’y déroulent, quelques conflits qui y surgissent, quelques remords qui les rongent, du moins ils n’y reconnaissent pas l’écho, l’équivalent pratique, la permanente justification des symboles de la Genèse. Et comme ni l’homme, ni l’humanité ne leur apparaissent coupables d’une faute infinie, ils ne comprennent pas non plus la nécessité, pour l’expier, d’une victime d’un prix infini, d’un Sauveur divin, d’un transcendant Rédempteur incarné, du sacrifice qui se commémore et se perpétue jusqu’à la fin des siècles, de tous les rites qui l’accompagnent, de toute l’organisation qu’il implique, de toutes les obligations qu’il impose à l’existence de chacun de nous.

Ainsi dispensés, par leur représentation des choses, d’effort spécial en vue d’un compte à rendre de leurs actes, pourquoi se préoccuperaient-ils d’une réalité d’outre-tombe ? À supposer qu’elle existe, ils ne voient pas de raison de s’en inquiéter.

Bien entendu, ce naturalisme spéculatif aboutit à une politique ou à une sociologie matérialiste, chez ceux mêmes dont les tendances idéalistes ou la foi obstinée à la liberté humaine répudient encore le matérialisme historique de l’école socialiste allemande et sa façon d’expliquer, de consacrer aussi tous les phénomènes par le jeu fatal et inéluctable des forces économiques. Leur exemple est contagieux chez les gens dont le spiritualisme n’avait jamais poussé de fortes racines. « Puisque Dieu ne se décide pas à donner signe de vie au monde, écrivait à peu près Dumas fils, voilà quinze ou vingt ans, eh ! bien, le monde se passera de Dieu et va tâcher de s’arranger ici-bas le plus confortablement possible. » Variation plus vulgaire sur un thème célèbre d’Alfred de Vigny, et qui semble bien résumer, en effet, les suprêmes aspirations de notre temps. Assurer à tous et à chacun le minimum d’ennuis, de peines, de souffrances, d’anxiétés et d’heures de travail, le maximum de salaire, d’hygiène, d’éducation, d’instruction, de jouissances physiques et intellectuelles, – voilà en substance le programme de tous les réformateurs d’aujourd’hui, l’ordre du jour qu’il s’agit de transformer en lois maniables et de faire passer dans les faits. Il y aurait quelque naïveté à répéter, après l’Encyclique, que c’est « la négation très claire de l’ordre surnaturel ».

Mais nous, de notre côté, allons-nous, à cause de cela, au nom de notre croyance à l’ordre surnaturel, nier par nos paroles ou par nos actes l’ordre naturel ? Allons-nous subordonner de telle sorte « à la conquête du bien suprême et absolu » « l’ordre présent des choses qui se déroule dans le temps » qu’il perde toute substance ou toute signification distincte et qu’il s’absorbe simplement dans l’autre ? Prétendrons-nous fonder le surnaturel sur les ruines et non sur l’incessant perfectionnement de la nature, assurer notre salut éternel par l’immolation complète et systématique de notre vie terrestre ? Et ne devons-nous pas, enfin, nous demander si une plus juste reconnaissance et un souci plus exact des droits de la nature et de la destinée terrestre, dans le passé, n’aurait pas prévenu, amorti ou tout à fait empêché cette furieuse négation de toute réalité surnaturelle, dont nous sommes actuellement les témoins ?

En d’autres termes, nous avons à vivre une double vie, dont l’une pénètre, soutient, enveloppe et dépasse infiniment l’autre, mais ne saurait ni s’en passer, ni la supprimer et ne se réalise elle-même qu’en l’utilisant et qu’en s’y appuyant à son tour. C’est comme une tapisserie, dont toute la beauté réside dans le choix et le dessin des laines, mais qui suppose impérieusement la présence du canevas, et qui gagne incomparablement à l’avoir plus solide et moins grossier. C’est comme une étoffe où la trame et la chaîne se prêtent un mutuel appui. Toute rupture ou tout affaiblissement de l’une est pour l’autre une menace directe et une cause de destruction prochaine.

C’est évident ; et peu s’en faut que ce ne soit unanimement admis, en ce qui concerne la vie individuelle. La sainteté n’exclut ni l’intelligence, ni la sensibilité, ni la volonté. Et la grâce, qui opère à tous les degrés, toutes choses égales d’ailleurs, porte les plus beaux fruits là où elle se greffe sur les facultés naturelles les plus éminentes. Le bon état du corps n’y est pas davantage indifférent. Et bien qu’un trop grand nombre d’établissements ecclésiastiques n’aient pas encore saisi, dans la pratique, toutes les conséquences de ce principe, l’Église a toujours blâmé les mortifications qui sont funestes à la santé et qui brisent ainsi l’instrument sans lequel l’homme, en définitive, ne peut servir Dieu. Les motifs les plus édifiants n’ont jamais excusé le meurtre ni le suicide. Et quant à réprimer les passions, notre âge de neurasthéniques atteste si l’excès de faiblesse est moins fertile en perversions que l’excès de force.

En est-il autrement dans l’organisme social ? Parce que cette terre est une vallée de larmes, et pour qu’elle le soit plus sûrement ou plus effectivement, importe-t-il d’y laisser subsister, avec un pieux respect, le plus de misères possible ? Parce que cette vie est une épreuve, convient-il de conserver jalousement tout ce qui peut en faire une image prophétique de la géhenne ? Sans doute, la richesse et le bien-être risquent de nous mettre des œillères fâcheuses, de circonscrire nos regards et nos pensées à notre égoïste et immédiate satisfaction, d’étouffer en nous le sens de l’universel et l’inquiétude de l’au-delà. Mais est-on bien certain que l’adversité ou le malheur tournent irrésistiblement les cœurs à Dieu ? Pour lire dans la maladie et l’affliction le châtiment de nos fautes ou la purification de nos désirs, pour discerner derrière les coups qui nous frappent la main de la Providence, pour l’en bénir et pour en tirer un bienfait moral, il faut déjà, nations ou individus, que nous portions, plantée dans notre cœur, une foi singulièrement robuste, et que nous soyons experts à tourner toute chose en aliment de notre flamme spirituelle. Sinon, bien loin de l’aviver, les grandes calamités l’éteignent ; et, plutôt qu’elles n’apaisent ou ne ferment la plaie secrète, privations, deuils, déconvenues ne servent qu’à l’aigrir et à l’exaspérer.

Qu’on n’invoque pas non plus, en les dénaturant, les paroles du Christ pour nous rappeler que nous aurons toujours des pauvres parmi nous. Car, d’abord, elles ne signifiaient pas que nous ne devrions rien faire pour les secourir, et que, le Maître remonté au ciel, il ne vaudrait pas mieux vendre les vases d’albâtre et les onguents précieux pour soulager les infortunes humaines. Et puis, il est permis de douter que, dans la Judée d’alors et peut-être de tous les temps, la pauvreté et la misère fussent tout à fait celles qui nous entourent aujourd’hui. Elles ne résultaient sans doute que de l’infirmité ou de l’imprévoyance des victimes, ou de ces malchances et de ces catastrophes sur lesquelles nous n’aurons évidemment jamais aucun contrôle. Les détresses d’aujourd’hui, au contraire, sont en quelque sorte organisées, artificiellement engendrées par les rouages mêmes qui produisent, d’autre part, la richesse et la prospérité publiques, mécaniquement entretenues, mathématiquement multipliées. Depuis un siècle ou deux, on arrache l’homme, par masses, à la culture du sol, pour le transplanter dans les ateliers et les usines. Et voici que l’accumulation des capitaux et le développement du machinisme, en même temps qu’une surproduction qui encombre le marché, aboutissent à une constante réduction de la main-d’œuvre, à un amoncellement démesuré du déchet humain. L’Angleterre, où le mouvement industriel a pris naissance, a grandi plus tôt que nulle part ailleurs, et a, par conséquent, d’abord atteint le plus haut point d’intensité, présente en ce moment le plus saisissant exemple de ces désastres ; en dehors de la question actuelle du chômage, que l’on consulte les ouvrages de M. Charles Booth et de ses émules, et l’on verra quelle forte proportion du peuple, dans les grandes villes modernes, tombe au-dessous de la limite de subsistance, du strict minimum avec lequel il est possible de vivre.

Il n’y a pas une simple occasion d’exercer la charité, si l’on entend sous ce nom des aumônes que chacun demeure libre de donner ou de refuser, à sa fantaisie. Ni ce caprice, ni cet arbitraire n’ont d’ailleurs jamais été amis dans la conception catholique, qui fait de la charité un devoir strict. Et il n’est pas non plus indispensable que ce devoir s’accomplisse de la main à la main, d’une manière toute privée. C’était possible dans la vie éminemment locale d’autrefois. La facilité des communications et des transports a compliqué le problème : le rayon de solidarité s’est étendu à l’infini. Et si vaste est le cercle qu’il décrit désormais que les frontières mêmes d’une nation la contiennent à peine, qu’il enveloppe et qu’il touche les parties les plus diverses ou les plus distantes de l’organisme commun, et qu’il affecte directement l’intérêt public. De l’initiative et de la responsabilité particulières, le remède passe donc forcément sous le contrôle général. Et l’État qui est, par définition, le représentant de tous, se trouve de plus en plus contraint de veiller à ce qui jadis était le moins de son ressort. Regrettons seulement l’esprit dans lequel il s’acquitte trop souvent de cette tâche nouvelle, les méthodes qu’il y adopte et l’amoindrissement de personnalité, c’est-à-dire, en fin de compte, de capacité et de chances de succès qu’il inflige à ceux qu’il prétend assister.

Tout ceci, au surplus, est beaucoup moins exclusivement matériel qu’il ne semble. Quand on pose l’égalité de la sociologie et de la morale, puis de la morale et de la religion, il faut bien prendre garde de ne pas introduire dans cette équation fondamentale une confusion de données qui entraînerait d’énormes erreurs de calcul. La formule est vraie au sens où depuis Rousseau on prend généralement ce mot barbare de sociologie, que l’on réduit à un système de sentiments et de concepts. Il est trop clair alors qu’il y a identité entre les trois termes, c’est même presque une tautologie. Ou plutôt, le premier se contente de constater et de décrire ce que commande le second au nom de la conscience, et ce que le troisième sanctionne et couronne par l’autorité divine. Mais s’il existe une manière véritablement scientifique d’étudier la société, manière plus objective, et dont l’objet soit plus distinct, plus indépendant, précisément, de celui de la psychologie, de la morale ou de la religion, les rapports de cette autre science avec ces dernières nous apparaîtront peut-être sous un jour assez différent. Si à l’étude des notions et des affections qui relient entre eux les hommes, on substitue celle des groupements qui les rapprochent et les unissent, on s’apercevra que bien loin de les fonder, c’est la religion, à son tour, qui s’y fonde, qui entre dans les cadres et qui se ressent de leur influence. Et il est vrai qu’en retour elle les pénètre de son souffle et les anime de son esprit. Les plus belles cathédrales gothiques sont celles qui reposent sur le sol le plus résistant, qui ont été bâties des matériaux les meilleurs, assemblés le plus conformément aux lois de la physique et de la géométrie. La foi qui les utilisait a dû tirer parti de ces avantages naturels et se soumettre à ces nécessités de la matière. Et ce qui, dans l’œuvre, lui appartient en propre, c’est l’enthousiasme sacré dont elle remplissait les ouvriers, la ferveur à la tâche qu’elle leur communiquait, le sublime idéal qu’elle leur inspirait.

Ainsi, dans les sociétés humaines, les matériaux nous sont imposés. Les lois qui décident du succès ou de l’insuccès ne dépendent pas plus de nous que celles de la chimie ou de l’électricité. Ce qui dépend de nous, c’est de les connaître, de les observer plus ou moins fidèlement et de les pratiquer à notre profit et à celui de nos semblables avec plus ou moins d’ardeur, de conscience et de désintéressement.

Mais c’est ici, précisément, que les dispositions morales s’insèrent dans la structure matérielle. Et si l’Angleterre est, à l’heure actuelle, le pays du monde où l’intensité de la poussée industrielle a accumulé le plus de désastres, c’est sans doute aussi celui où l’on a, par cela même, réfléchi le plus profondément sur les maux et sur les remèdes et démêlé avec le plus de perspicacité les voies salutaires qu’il importe de suivre. On ne s’y berce pas d’un idéalisme dans le vide. On n’y méconnaît pas à quel point le corps agit sur l’esprit et combien le surnaturel est illusoire ou précaire qui ne s’appuie pas solidement sur la saine nature. On ne s’y flatte pas d’élever à la vie angélique des hommes qui vivent à peine comme des bêtes. Et l’on croit que le meilleur moyen de les préparer à une vie supérieure, c’est de leur assurer d’abord une existence humaine, de leur inculquer un très fier et très haut sentiment de leur dignité d’homme et de les former à l’exercice de toutes leurs responsabilités. La religion suppose et parfait l’humanité intégrale.

Le progrès spirituel a sans cesse besoin des progrès matériels. Le passage de l’Encyclique qui définit les deux catégories de personnes dont se compose cette société inégale qu’est par essence l’Église, se termine par cette phrase : « Quant à la multitude, elle n’a pas d’autre devoir que celui de se laisser conduire, et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs 2. » Rien de plus vrai en ce qui concerne la doctrine et la discipline, la définition des dogmes, l’administration des sacrements et le gouvernement général. Mais ce serait une absurdité, inacceptable au sens commun, et condamnée à la fois par toutes les pages glorieuses, par toutes les pages lamentables de l’histoire, de vouloir, sous ce prétexte, réduire les fidèles, non pas même au rôle de figurants d’opéra ou de comparses, mais de personnages inertes et muets. Le culte catholique comporte ou requiert des gestes et des attitudes, il est bien loin de se réduire à cela. Les lecteurs de Demain, qui ont en mémoire les réflexions si pleines et si substantielles de M. Marcel Rifaux sur la « Vitalité catholique », n’ont pas besoin qu’on y insiste. Le pouvoir directeur et régulateur est, certes, l’apanage de la hiérarchie catholique ; mais, supposez une masse catholique sans conscience individuelle et fortes convictions personnelles, et la machine s’arrêtera faute de force motrice, l’organisme dépérira faute de circulation vitale.

Or, à côté de l’enseignement autorisé des pasteurs, il en faut nécessairement un autre pour élever des générations croyantes : celui de la famille. Bien plus que l’école sans Dieu ou que les menées de la Franc-Maçonnerie, le déclin de la religion familiale est assurément la cause de la crise que nous traversons actuellement ; le reste peut y aider, mais n’en est déjà que la conséquence et la première manifestation. Dans les classes aisées, la négligence de cette tâche ne s’explique que par l’ignorance ou l’insouciance des parents. Dans les classes laborieuses, les longues et abrutissantes heures de travail du père, l’obligation trop fréquente pour la mère de prendre aussi quelque emploi salarié, tout conspire à la destruction du foyer. Et ce n’est pas seulement l’enseignement formel du catéchisme, dont au surplus l’un et l’autre seraient incapables, du moins dans les circonstances présentes, c’est toute espèce d’enseignement, sauf peut-être celui du vice, c’est toute formation du caractère et de l’intelligence qui se trouvent ruinées par la base.

Ne nous méprenons pas : avec ou sans Concordat, dans l’essai loyal de la Séparation ou dans la révolte contre la loi, que l’État ignore l’Église, qu’il se l’asservisse à la poursuite de ses propres fins, ou qu’il se mette à son service, il est une chose que nous ne reverrons pas de longtemps, et qu’il faut sans doute souhaiter de ne revoir jamais : c’est le système qui consiste ou qui vise à imposer la vérité et à établir la conformité par en haut et par le dehors, à travers la contrainte des institutions et des lois. Telles qu’existent la conscience et la société modernes, et telles qu’elles subsisteront probablement bien des années ou bien des siècles, quiconque a l’ambition de répandre des idées, si transcendantes et divines soient-elles, ne peut plus se fier, en fait d’instruments humains, qu’aux conquêtes individuelles, qui, à leur tour, transformeront la famille, et peu à peu, lentement, sûrement, du groupement familial rayonneront à travers les mœurs. Et cela ne sera possible que par des familles saines et normalement constituées. Et cette santé et cette constitution normales, aujourd’hui, pour le plus grand nombre, dépendent avant tout de conditions matérielles que seules peuvent leur assurer des réformes sociales.

De plus en plus, dans tous les pays civilisés, ce sont ces réformes sociales qui attirent et absorbent l’attention des Parlements et des gouvernements. Et c’est ainsi qu’en dépit de lui-même ou à son insu, l’État, par le seul accomplissement de ses fonctions propres, sert d’une manière authentique et efficace, encore qu’indirecte et involontaire ou inconsciente, les intérêts d’une vérité supérieure, d’un plus haut développement humain et d’une vie surnaturelle. Il leur prépare le terrain en dehors duquel elles ne sauraient s’épanouir.

Il n’y a donc pas contradiction entre les deux séries d’exigences qui sollicitent notre action. Tout en travaillant à notre salut individuel et à la conquête du royaume céleste, et comme une condition même et une partie intégrante de cette conquête et de ce salut, nous avons la liberté et le devoir de chercher à réaliser un peu plus ici-bas la Cité ou le Royaume de Dieu. Sans doute, la perfection n’est pas de ce monde ; il y aura toujours des injustices à corriger, un équilibre à rétablir : les pessimistes ne nous le laisseront pas oublier. Mais parce que la tâche est indéfinie, est-ce une raison pour l’interrompre ou pour ne jamais l’entreprendre ? Parce que l’idéal est inaccessible, est-ce une excuse pour ne pas nous évertuer de notre mieux à nous en rapprocher ? Et quand nous répétons, dans le Pater, « que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel », tout cela, en somme, n’est-il pas impliqué dans notre prière ?

L’étoffe que tisse notre destinée, la tapisserie qu’elle dessine, n’est pas une œuvre unilatérale, dont on ne peut regarder et admirer d’un seul côté : l’endroit, composé de cette histoire individuelle qui mène notre âme au salut ; l’envers, hirsute, informe et dépourvu de signification, ensemble incohérent de toutes les traces laissées par notre passage rapide sur cette terre. En même temps que notre progrès personnel se déroule vers l’au-delà, il contribue à celui de notre race tout entière ici-bas ; il devrait, du moins, et il peut y contribuer. Et peut-être cette dernière face restera-t-elle inachevée : l’ébauche, cependant, a sa valeur indépendante, son orientation nette, sa signification précise. Et toutes les deux, tendant foncièrement à la même fin, s’entraident et se renforcent l’une l’autre, et leur ensemble seul confère sa plénitude intégrale à notre double vie.

 

 

Augustin LÉGER.

 

Paru dans Demain en 1906.

 

 

 

 



1  Lettre-Encyclique de Sa Sainteté Pie X aux archevêques, évêques, au clergé et à tout le peuple français.

2  Brochure citée, p. 8.

 

 

 

 

 

 

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