Des origines du christianisme

et de la religion de Zoroastre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

A. LE HIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIER ARTICLE

 

 

Jésus-Christ est tout dans le monde, non seulement aux yeux du chrétien qui l’adore, mais aussi pour l’historien qui, sans se borner à enregistrer des faits, essaye de les embrasser dans leur ensemble et de s’en rendre compte. L’homme de foi le voit poindre à l’aurore des siècles, comme une lumière qui va croissant d’âge en âge, jusqu’au plein jour de l’Évangile. C’est l’histoire conçue d’après la Bible, sur le plan de saint Augustin et de Bossuet. Ce plan se résume en ces trois mots de saint Paul : « Jésus-Christ était hier ; il est aujourd’hui, et il sera dans les siècles. » Le penseur qui s’isole de la révélation, et ne veut reconnaître dans l’établissement du règne du Sauveur qu’un produit des causes naturelles, ne peut au moins se défendre d’un étonnement profond, quand il met en regard le monde qui l’a précédé, et le monde qui l’a suivi. Thèbes et Memphis, Ninive et Babylone, Athènes et Rome sont de grands noms, et réveillent le souvenir de civilisations brillantes. Chacune de ces sociétés a eu son cachet particulier de noblesse et d’éclat. À certains égards nous ne les avons pas surpassées. Qu’avons-nous fait qui égale la solide grandeur des pyramides, des colosses qui couvrent l’Égypte, et de ses obélisques monolithes ? La religion a laissé l’empreinte de sa majesté jusque dans ces ruines superbes qui ne furent pourtant que des temples d’idoles, et dans cette écriture sacrée dont la richesse monumentale semble vouloir le disputer à son importance historique. Qu’avons-nous produit dans les arts qui surpasse les chefs-d’œuvre de la Grèce, où la nature idéale et la nature réelle viennent s’unir et se fondre dans une plus juste mesure, dans une plus harmonieuse proportion, pour exprimer la grâce et la beauté ?

Et toutefois ces cités et ces empires n’ont été dans leurs jours les plus brillants que des sépulcres blanchis. Quelques fleurs épanouies sur le sol recouvraient et dissimulaient mal l’infection, la pourriture et les vers. Partout au sein du pouvoir et de l’opulence, régnaient le faste, l’insolence, l’égoïsme et les raffinements de la volupté. Les pauvres étaient méprisés, les faibles opprimés, les trois quarts du genre humain dans la servitude, et au-dessus des esclaves, entre eux et les maîtres de la terre, se rangeait une interminable série d’êtres à double face, qui s’affaissaient sous le poids de leur charge, et le faisaient sentir au-dessous d’eux : flatteurs et serviles envers les hommes qui les dominaient, fiers et arrogants envers ceux d’un moindre rang. Vous diriez une vaste machine près de se détraquer, dont les pièces mal assorties se heurtent avec un bruit strident. Le fer pousse le fer, l’airain frappe sur l’airain, sans aucun souci des cris déchirants qui s’entremêlent, et du fracas épouvantable qui va suivre. De cette société sans entrailles parce qu’elle était sans Dieu, sans Christ, sans espérance 1, ôtez encore Abraham, Moïse et les prophètes ; niez l’intervention miraculeuse de la Providence dans la Judée, effacez les pages de l’Ancien Testament qui reposent l’âme par l’annonce d’un avenir meilleur, vous ne ferez que rendre la nuit plus sombre, et les origines du christianisme plus inexplicables.

Car enfin, il est vrai que ce vieux monde a été changé, que les désirs les plus dissolus, les passions les plus effrénées ont subi le joug, que les peuples les plus barbares ont été adoucis, que des idées plus pures, plus élevées, plus généreuses ont germé partout, et que ces idées, trop faibles par elles-mêmes pour dominer le tumulte des sens et l’agitation des multitudes emportées, sont pourtant devenues maîtresses non seulement de esprits, mais des mœurs. L’humilité chrétienne s’est associée dans l’individu au respect de soi et à la conscience de sa haute destinée. La famille fondée sur l’idée du devoir, de la fidélité, du dévouement et du sacrifice à ce qui est faible, a enfanté des prodiges. Non seulement la femme et l’enfant, mais aussi l’esclave ont repris leur place au soleil. La propriété s’est affermie avec le principe d’hérédité, conséquence naturelle de la société domestique, et condition nécessaire à sa conservation. Il parut impossible de refuser à l’esclave un certain droit à la terre, dès qu’il eut reçu de Jésus-Christ celui de se former une famille. Il devint serf ou colon, premier pas, et ce pas fut immense, vers un affranchissement plus complet. Ce qu’il y eut d’admirable, c’est que cette transformation s’opéra sans bruit, sans secousse, par un progrès d’autant plus sûr qu’il était moins violent. Charlemagne, grand législateur, l’avait préparée de loin, en combinant ses efforts avec ceux du corps ecclésiastique pour supprimer dans la loi civile les dernières traces du divorce et du mariage païen. Et quel channe dans l’intérieur de ces familles, où le respect le plus affectueux répondait à l’autorité la plus douce ! Le paganisme n’a rien de pareil. Jamais il n’eût composé un livre comme celui de Tobie, où chacun peut lire un modèle et une peinture anticipés de la vie domestique sous l’évangile. L’infirmité humaine s’y montre encore, avec ses contrastes et ses taches légères. Mais quelle admirable droiture ! Quelle ravissante simplicité ! La vie se passe à bien faire sous le regard de Dieu. Elle n’est pas à l’abri de la souffrance ; jamais on ne l’estime malheureuse. L’âme froissée trouve un délicieux rafraîchissement dans des affections aussi vives que pures et délicates. La tendresse pour les siens n’ôte rien du dévouement pour les pauvres, mais plutôt l’ennoblit et le dilate. Tant le service de Dieu met de largeur et de force expansive dans les âmes !

Sanctifiées et unies ensemble par un lien plus fort que l’intérêt propre, ces diverses sociétés particulières, en formant l’État, lui donnent le nerf, la vigueur et la stabilité, sans le corrompre et l’isoler par ce patriotisme étroit, dur, exclusif, qui fut l’apanage des sociétés païennes. Loin de là, les États chrétiens se rattachaient entre eux par le sentiment de la fraternité universelle, et par un droit des gens si humain que les républiques anciennes ne l’avaient pas même entrevu. À l’âge héroïque des martyrs, à l’époque brillante des docteurs, à l’influence des grands noms et des grands caractères, succédait ainsi une ère plus obscure, une influence plus uniforme, plus partagée sans être moins efficace. L’Église, comme une mère vigilante et tendre, couvrait de sa protection toute l’Europe. Sa voix puissante et respectée tantôt apaisait les querelles, calmait les ressentiments et les colères ; tantôt, en face du péril, ranimait les courages endormis et refoulait les flots de la barbarie musulmane, prêts à l’engloutir. Elle inspirait les lois sages, couvrait l’Europe d’institutions charitables pour le soulagement de toutes les misères, entretenait ou réveillait le goût des lettres, défrichait le sol, et le fécondait par le labeur de ses moines. Aucun besoin public ou particulier n’échappait à sa maternelle sollicitude ; parmi tant de nations soumises à ses lois, pas une seule brebis qui n’eût son pasteur ; pas une plaie qui ne rencontrât une main amie pour la panser. Ces faits sont avoués équivalemment par les détracteurs du Moyen Âge ; quelque sombre tableau qu’ils en aient tracé, en négligeant les résultats généraux pour s’appesantir sur des désordres partiels, tous ont reconnu l’immense supériorité de la civilisation chrétienne sur les civilisations antiques. Nos libres penseurs eux-mêmes se sont empressés de saluer dans Jésus-Christ le plus insigne bienfaiteur du genre humain, et de lui dresser une statue, après avoir renversé ses autels ; se flattant, mais en vain, de racheter par là la honte de leur apostasie.

Voilà le fait qu’il faut expliquer. Il est d’autres miracles qu’on a trouvé commode d’attribuer à la supercherie, ou de convertir en mythes. Ici le mythe est impossible. Il s’agit d’un évènement qui domine l’histoire, remplit le monde, et resplendit comme le soleil. Je ne m’étonne donc pas que tant d’essais se soient produits depuis Gibbon pour éclairer les causes d’un si prodigieux effet. Essais infructueux, incapables de satisfaire les esprits droits et réfléchis ; essais discordants qui se renversent les uns les autres, et se condamnent par leur multiplicité même. On recommence sans cesse un édifice qui s’écroule au fur et à mesure qu’on le bâtit.

Il y a peu d’années qu’une tentative de ce genre se produisit avec un éclat inaccoutumé. Toutes les trompettes de la renommée retentirent du bruit que faisait un livre, fameux avant qu’il eût paru. Chacun voulut le lire, et la curiosité piquée lui fit un succès que Voltaire aurait envié. Mais les pages peu serrées du célèbre volume ne demandaient ni beaucoup d’effort ni beaucoup de temps pour qu’on en pénétrât le fond, et le désenchantement se faisait vite ; pas assez vite, ce semble, au gré de l’auteur. Car, pour abréger le travail, il abrégea le volume.

Il est vrai que nous n’avons encore que le quart de sa démonstration ; et nous risquons fort de n’en avoir jamais que la moitié. L’ouvrage complet devrait en effet se composer de quatre livres, et l’auteur ne sait, nous dit-il, « s’il aura assez de vie et de force pour remplir un plan aussi vaste ». Il sera content, s’il lui est donné de traiter la seconde partie avec autant d’ampleur et de profondeur que la première. Son raisonnement restera donc suspendu en l’air, et il n’aura pas la peine de conclure.

L’aveu est naïf. M. Ernest de Bunsen n’a pas eu tort de le prendre au mot, et de chercher lui-même par une autre voie la conclusion tant désirée. Je ne sais s’il sera plus heureux, ni s’il satisfera tout le monde. Mais je puis nommer quelqu’un qu’il a ravi. M. Émile Burnouf vient de pousser un cri d’admiration, et d’initier la France, toujours en retard, à la grande découverte faite et publiée de l’autre côté de la Manche 2.

En réalité, c’est une explication plutôt rajeunie que nouvelle. Ce qu’elle a de neuf se borne à préciser les contours. On avait déjà tenté de rattacher le christianisme à Zoroastre, comme d’autres en ont cherché la source dans l’Inde. Les juifs, transplantés dans ces régions orientales, se seraient imbus de leurs doctrines, qui, élaborées à Alexandrie, et tempérées par le contact du génie grec, auraient enfin pris possession du monde par la prédication de Jésus-Christ et de ses apôtres.

La parole est à M. Burnouf qui se charge de nous exposer lui-même ce que le nouvel ouvrage ajoute de données positives aux hypothèses un peu vagues de ses devanciers :

« Le Zend-Avesta renferme explicitement toute la doctrine métaphysique des chrétiens, – l’unité de Dieu, du Dieu vivant, l’Esprit, le Verbe, le Médiateur, le Fils engendré du Père, principe de vie pour le corps et de sanctification pour l’âme. Il renferme la théorie de la chute et celle de la rédemption par la grâce, la coexistence initiale de l’Esprit infini avec Dieu, une ébauche de la théorie des incarnations, la doctrine de la foi, celle des bons et mauvais anges connus sous le nom d’amschaspands et de darvands, celle de la désobéissance au Verbe divin présent en nous et de la nécessité du salut. Enfin la religion de l’Avesta exclut tout sacrifice sanglant expiatoire, et en passant chez les israélites elle devait nécessairement supprimer le meurtre de l’agneau pascal, remplacé par une victime idéale. C’est en effet ce qui eut lieu d’abord chez les esséniens et les thérapeutes, ensuite parmi les chrétiens.

« Voilà donc un ensemble de faits bien acquis ; essayons de le résumer. Au temps de la captivité de Babylone, la religion perse, dont les dogmes sont contenus dans l’Avesta, fit naître parmi les juifs une secte cachée dont la doctrine, transmise par la tradition orale, se manifesta de temps en temps, mais incomplètement. La secte paraît au IIe siècle avant Jésus-Christ sous le nom d’esséniens, et bientôt après en Égypte sous le nom de thérapeutes, sorte de religieux qui vivaient réunis dans les couvents. La doctrine apparaît d’abord dans l’Ecclésiastique de Jésus fils de Sirach, dans le livre de la Sagesse, et dans les altérations apportées à la Bible par les traducteurs grecs nommés les Septante. La secte et la doctrine avaient pris un grand développement sous les Ptolémées lorsqu’elles appelèrent l’attention par la lutte de Hillel et de Schammaï au premier siècle avant notre ère. La doctrine secrète avait passé presque entière, mais en s’altérant, dans les livres du juif hellénisant Philon, qui vivait dans Alexandrie au temps de Jésus. C’est cette doctrine que Jésus enseigna secrètement à ses disciples, et surtout à Pierre, Jacques et Jean, leur ordonnant de la tenir en réserve pour des temps meilleurs, tandis que lui-même, par sa prédication, préparait les âmes à la recevoir. Les apôtres la conservaient secrète dans Jérusalem à la façon des esséniens d’autrefois, lorsque Paul, qui la connaissait, se donna pour mission de la répandre parmi les Gentils, c’est-à-dire surtout parmi les Grecs et les Romains. Recueillie par saint Luc, cette doctrine ne prit pied dans Rome qu’après la destruction de Jérusalem, et après la mort de Pierre et de Paul. Cependant l’ignorance où étaient tenus les chrétiens avait fait naître des opinions dissidentes qui attaquaient la doctrine, les unes (ébionites) en niant la divinité du Christ, les autres (marcionites) en attaquant son humanité. L’Église était solidement établie ; le moment devint propice à la publication définitive du secret, et c’est alors, dans la seconde moitié du IIe siècle, que fut livré aux fidèles dans leur langue l’Évangile selon saint Jean. Le mystère avait donc été gardé pendant sept cents ans : il avait fallu tout ce long intervalle pour que les peuples de l’Occident se missent en état de recevoir les principes de foi légués par Zoroastre.

« Au point où nous a conduits cette étude, je ne crois pas qu’aucune des conclusions de M. de Bunsen puisse être sérieusement contestée, car elles sont toutes appuyées sur les textes les plus précis, les plus variés, les plus authentiques, sur des faits généralement reconnus et sur les données les plus certaines de la science moderne. La conséquence que nous pouvons en tirer, c’est que le christianisme est dans son ensemble une doctrine aryenne, et qu’il n’a pour ainsi dire rien à démêler avec le judaïsme. Il a même été institué malgré les juifs et contre eux....

« À présent toute cette longue histoire s’explique dans ses menus détails : la transmission antique, le développement dans Alexandrie, l’incarnation vivante des doctrines dans la personne de Jésus, la vie et la mort de ce grand initiateur, puis les terreurs et les luttes des apôtres, et le mystère dont s’entourait la primitive Église, bientôt après la haute philosophie des Pères grecs et latins, dont la couleur orientale contrastait avec les systèmes gréco-romains, enfin le prodigieux établissement d’une Église, qui, par ses dogmes, ses rits, ses contractions, ses institutions et son influence, embrasse depuis plusieurs siècles tout l’Occident. »

Plusieurs remarques m’ont frappé en lisant cet extrait, et tout le corps de l’article dont il est tiré. On voit d’abord le peu de sympathie du nouveau critique pour le livre de M. Renan. Il est évident que leurs théories se contredisent sur les points les plus essentiels. Autant l’un s’est efforcé de simplifier les rouages et de faire le christianisme semblable à la fleur des champs qui s’épanouit sans culture, autant l’autre s’est-il entouré de l’appareil de la science et manifeste-t-il la prétention de creuser le sol, et d’en décomposer les éléments pour nous montrer à nu les racines de la plante, et les sucs nourriciers qui la vivifient. Autant l’un s’est fait le poète de la spontanéité dans l’homme et dans la nature, redisant avec plus de grâce que je n’y en saurais mettre, que le monde s’est fait tout seul, que les races humaines se sont faites toutes seules, qu’elles ont pensé toutes seules, parlé toutes seules, et que le christianisme aussi a pu se faire tout seul ; autant l’autre sent-il la patience lui échapper. Il est prêt à dire à son confrère que rien ne se fait de rien, qu’il compromet l’honneur de la philosophie, et que de petits effets de théâtre ne suffisent pas à réformer le genre humain. Voici un dialogue assez curieux entre les deux critiques : « Jésus n’a point dogmatisé, dit celui de 1863. Même son enseignement moral s’est donné sous la forme la plus populaire, celle des aphorismes et des paraboles. Cette obscure et lourde métaphysique du quatrième évangile n’est pas de lui. C’est évident. – Vous vous trompez, répond le censeur de 1865 ; le dogme était tout entier dans la pensée du fondateur, et Jean n’a eu d’autre soin que de le consigner par écrit. « Pierre, Jacques et Jean étaient les trois plus chers disciples de Jésus, et nécessairement ses trois plus intimes confidents ; mais, comme disciple bien-aimé, Jean dut être celui à qui Jésus confia le secret tout entier. »

« Jésus, dit encore le premier critique, avait une âme ardente, exaltée, bonne, mais irritable à l’excès. »

« Entraîné par une effrayante progression d’enthousiasme, il n’était plus libre.... Son œuvre n’était pas une œuvre de raison. » (Je supprime plusieurs phrases trop odieuses pour être répétées.)

« C’est tout le contraire qui est vrai, répond l’interlocuteur ; car durant toute sa prédication, ses disciples le virent user pour lui-même d’une prudence quelquefois supérieure à la leur, et leur livrer à eux seuls un mystère que le peuple juif n’était pas préparé à entendre... La prudence qu’il montre si souvent dans les évangiles exclut de sa personne toute exaltation et rehausse encore sa douceur. »

M. Renan profitera-t-il de la leçon ?

Il pourrait la rendre à M. Burnouf. Le fils du grand indianiste a plus étudié les Vedas que Zoroastre, et plus lu Zoroastre que l’évangile ou les Actes des apôtres. Il connaît mieux apparemment les antiquités de l’Inde que l’histoire romaine et judaïque du premier siècle de notre ère. Sans quoi il ne ferait pas venir saint Pierre à Rome après la ruine de Jérusalem (en l’an 70), pour y souffrir le martyre en l’an 64 (sic). Il ne dirait pas de saint Paul que « fuyant la persécution 3, il s’était, par une résolution soudaine, tourné vers la religion nouvelle. » Il n’en ferait pas un marchand, que « son commerce mettait en relation avec des hommes de toute doctrine et de tout pays ». Il n’irait point chercher dans ces relations imaginaires avec des peuples lointains la cause de sa conversion, antérieure de plusieurs années à la prédication de la foi parmi les gentils. Il ne prendrait pas cette expression « fils de l’homme » sous laquelle Jésus se désignait souvent, pour un terme excluant toute prétention au rôle de Messie 4. Il ne regarderait pas comme un aveu contraint, timide, équivoque, la déclaration que fit Jésus devant Caïphe de sa qualité de Fils de Dieu. Je supprime d’autres méprises aussi singulières dans le domaine de la chronologie, de l’histoire et de la philologie, pour aborder sans plus ample préambule l’examen de la théorie nouvelle par ses points les plus fondamentaux.

Est-il vrai, comme on l’assure, que la série de nos dogmes se trouve renfermée explicitement dans l’Avesta ? Est-il vrai qu’empruntée à la religion de leurs nouveaux maîtres par les juifs déportés à Babylone, cette doctrine se soit perpétuée en Palestine et en Égypte par la voie d’un enseignement secret jusqu’à Jésus-Christ ? Est-il croyable que Jésus y ait été initié ? – Cette initiation, fût-elle aussi certaine qu’elle est inadmissible, suffirait-elle à une explication rationnelle des origines du christianisme, et du rôle qu’il a rempli dans le monde ?

Le sujet est vaste, nous tâcherons d’être courts, sans rien omettre d’essentiel.

 

Quel fut Zoroastre ? À quel âge, historique ou mythologique, a-t-il appartenu ? Qu’y a-t-il de lui dans les livres qui lui sont attribués, et, s’ils ne sont point son ouvrage, nous ont-ils au moins conservé pur le fond de son enseignement ? Y a-t-il eu plusieurs Zoroastres, ou n’en faut-il compter qu’un seul ? A-t-il été le fondateur ou simplement le réformateur des institutions auxquelles il a attaché son nom ? Si on le recule jusqu’à l’âge héroïque, ne faut-il pas admettre dans son œuvre des modifications assez importantes qui se seraient accomplies soit avant, soit sous le règne de Darius fils d’Hystaspe ?

J’énonce ces questions sans avoir ni l’envie ni la mission de les résoudre. Je voudrais seulement résumer sur ces divers points, autant que l’intérêt de mon sujet le demande, l’opinion des hommes les plus compétents. Malgré les ténèbres dont ces recherches sont encore enveloppées, l’étude des monuments soit écrits soit figurés de l’ancien Iran 5 a fait assez de progrès, pour qu’il soit possible au moins d’en entrevoir la solution, et de l’appuyer sur des arguments plausibles. Un savant d’outre-Rhin qui a consacré sa vie à l’étude de la civilisation iranienne, éditeur, traducteur et commentateur de l’Avesta 6, M. le docteur Fr. Spiegel, sera mon principal guide. Il m’inspire d’autant plus de confiance que d’une part sa méthode me paraît sage et judicieuse, et qu’il a d’ailleurs pour le fond l’assentiment d’un autre éminent philologue, l’une des gloires du clergé catholique en Allemagne, M. le docteur Windischmann 7, enlevé à l’Église et aux lettres depuis peu d’années.

Selon l’opinion de ces savants hommes, la religion Zoroastrienne remonte à une très haute antiquité. Zoroastre, né dans une province occidentale de l’Iran, dans l’Atropatène ou Azerbaïdjan (la terre du seigneur du feu), aurait émigré dans la Bactriane, dont il aurait gagné le prince, et y aurait établi le siège principal de sa prédication. Les écrits qui en ont perpétué la mémoire ont été rédigés en différents temps, et peut-être n’y reste-t-il rien du fondateur ; mais ils en expriment la pensée, et remontent à une assez haute antiquité relative. Ils ont avec les Védas assez de points de contact pour témoigner d’une source commune à la race brahmanique et au rameau bactrio-persan des Aryens, mais aussi des divergences si profondes qu’il faut croire que la composition des livres sacrés chez les deux peuples est postérieure à leur séparation. Plusieurs de leurs dieux ou héros mythologiques cachent sous des noms identiques des personnalités toutes différentes, le nom presque seul ayant survécu aux transformations successives qui se sont produites de part et d’autre dans le sujet même. Les Dévas ou dieux de l’Inde ne sont plus pour les Iraniens ou Persans que des démons, des génies pervers qu’il faut combattre. Cette opposition tient-elle à l’antagonisme des deux races, depuis leur séparation, comme plusieurs exemples analogues le feraient présumer ; ou n’est-ce pas plutôt une influence étrangère qui, à une date ignorée, aurait profondément modifié la religion de l’Iran, et amené ces peuples à reléguer d’anciennes divinités nationales au rang de mauvais démons ? Cette dernière opinion me semble la plus probable, et je pourrais l’appuyer sur d’autres faits qui témoignent de plus d’une révolution religieuse dans l’Iran.

Par exemple, les planètes, qui furent placées depuis au rang des êtres malfaisants et maudits, étaient adorées par les Mèdes, à l’époque de la fondation de leur empire. Ce fut en leur honneur que Déjocès entoura son palais de sept enceintes de murailles, et qu’il distingua leurs créneaux par les sept couleurs emblématiques qui leur étaient consacrées. Le nom même de Déjocès est une protestation contre le pur Zoroastrisme. C’est le nom du serpent « qui mord ». Ce nom se retrouve plus complet dans celui d’Astyage (Ajis-dahak), dernier roi de sa race, détrôné par Cyrus. Que ce soient des noms propres, ou plutôt, comme on l’a conjecturé, que ce soit un titre d’honneur commun à toute la dynastie, peu importe. Il en résultera toujours que le culte du serpent fut répandu, au moins chez la plus puissante de ces tribus, qui plus tard abhorrèrent ce reptile comme une créature d’Ahriman. M. Spiegel n’échappe à cette difficulté qu’en cherchant à ces noms une autre origine. Je m’en tiens à l’étymologie la plus naturelle et la plus reçue.

Il semble d’ailleurs que M. Spiegel pourrait aussi s’en contenter. Il reconnaît en effet que la Médie subit dès les temps les plus reculés l’influence des races sémitiques établies à Ninive et à Babylone. La simplicité du culte iranien s’altéra au contact de religions plus sensuelles, plus chargées de superstitions et d’idolâtrie. L’adoration des astres, des éléments, du serpent, etc., se propagea par cette influence, sans qu’on puisse dire si elle aboutit dès lors à une religion mêlée d’éléments étrangers et disparates, ou si elle agit isolément sur quelques tribus mèdes, pour les détacher de l’ancienne religion nationale.

Cette dernière hypothèse est d’autant plus admissible que chaque tribu de l’Iran, et presque chaque famille, avait ses dieux particuliers, qu’elle honorait conjointement avec les divinités communes à tous. Combien il était facile, dans l’extrême relâchement des liens qui rattachaient entre elles ces diverses tribus, que les dieux domestiques supplantassent les autres, et attirassent à eux seuls tous les hommages !

Si les Sémites ont corrompu de la sorte la religion des Iraniens, rien n’empêche de penser que d’autres Sémites ne l’aient épurée, en important chez eux un fonds d’idées plus élevées, et de traditions plus vraies. Les Chaldéens, qui vivent aujourd’hui dans le voisinage des Kurdes, au-delà du Tigre, et dont la langue proclame l’origine sémitique, ont habité ces régions de temps immémorial. C’est la même race d’où sortit Abraham, pour émigrer vers la Palestine. N’est-il pas vraisemblable que Zoroastre, né dans une province voisine de la leur, puisa chez eux les points de sa doctrine les plus saillants par lesquels il rapprocha des croyances hébraïques les peuples de l’Iran, et les arracha violemment à plusieurs superstitions de leurs anciens frères de l’Inde. Le commerce des Israélites, transportés en Médie longtemps après sous le règne de Salmanasar, vint raviver ces idées plus saines 8, combattre avec succès plus d’une erreur chez ces tribus encore grossières et barbares, et préparer les voies à l’autorité que Daniel obtint parmi les mages sous les règnes de Darius le Mède et de Cyrus.

Je ne parle point de la réforme ou restauration religieuse dont Darius fils d’Hystaspe fut l’auteur, réforme qui est mise hors de doute par le monument le plus authentique, par la grande inscription de Bizitoun, écrite pour ainsi dire sous la dictée du prince qui nous y donne en résumé la glorieuse histoire de son règne. Il y a trop de contestations encore pendantes sur l’importance et l’étendue de cette restauration.

Quoi qu’il en soit, l’Avesta, rédigé dans le dialecte de la Bactriane, dans cette langue réputée sacrée parmi les Perses, comme le sanscrit dans l’Inde, régla sans aucun doute la croyance et le culte religieux de la Perse sous la dynastie de Cyrus jusqu’à la conquête d’Alexandre. Son influence, notablement altérée sous les rois macédoniens et parthes, reprit un merveilleux ascendant dans la première moitié du IIIe siècle, quand une révolution politico-religieuse eut remis le sceptre en des mains indigènes, et renversé l’empire des Arsacides. Le zèle pour le rétablissement de l’ancien culte et des vieilles traditions ne connut plus de bornes ; les livres sacrés furent traduits ou glosés dans l’idiome vulgaire des provinces occidentales de l’Iran ; le même idiome s’enrichit de nouveaux ouvrages composés à diverses époques, soit avant, soit même après la conquête de la Perse par les Musulmans arabes. De tous ces livres, le plus important et le plus fidèle à reproduire l’image des croyantes antiques, c’est un livre cosmogonique connu sous le nom de Boundehesch ou « livre de la création ». En général, cette littérature plus moderne rappelle par des traits nombreux et saillants les idées juives ou chrétiennes. La célèbre école d’Édesse, centre d’études pour les habitants de la Perse, comme pour les chrétiens de Syrie, faisait rayonner au loin l’influence de ses méthodes en même temps que de ses doctrines. Il faut voir dans M. Spiegel à quel point un manuscrit parsi imite scrupuleusement, en tout ce qui touche à l’art du copiste, un manuscrit hébreu ou araméen de la Bible. C’est le même format, la même disposition des pages ; la même manière d’agencer et d’entremêler le texte, la version, les notes ; le même procédé dans l’énoncé des titres, des divisions et des souscriptions. Il n’y a pas jusqu’aux termes techniques de son art que le libraire parsi n’ait quelquefois reçus de son maître syrien et de la langue de la Mésopotamie. Il était difficile que ces emprunts se bornassent à la forme extérieure des livres et au côté purement matériel. Aussi puis-je citer tel de leurs ouvrages (l’Ardâï-virâf-nâmé, ou « livre d’Ardâï-virâf ») qui n’est qu’un remaniement à l’usage des Parses d’un écrit apocryphe du IIIe siècle, connu sous le nom d’Ascension d’Isaïe. Tel autre écrit (le Bahman-Yascht) offre une imitation évidente du livre de Daniel, et de sa vision des quatre empires. Un troisième ouvrage d’assez récente composition, le Mino-Khired ou « Sagesse céleste » trahit plus d’un larcin du même genre. L’armure spirituelle du parse y est décrite dans un tableau qui rappelle exactement celui des armes chrétiennes, en saint Paul, Ephés., IV, 13. Là, pour la première fois, au jugement du traducteur que nous avons nommé, apparaît dans les monuments du Mazdéisme 9 la sagesse subsistante et personnelle.

Le lecteur qui aura eu la patience de nous suivre dans ce détail sera suffisamment averti de se tenir en garde contre des comparaisons hasardées de textes, et de ne point attribuer à Zoroastre, ni même à l’époque de la captivité des Juifs à Babylone, des citations d’ouvrages composés plus d’un millier d’années plus tard.

Par la chute des Sassanides, et la conquête des Arabes, l’islamisme devint la religion dominante dans l’Iran. L’ancien culte national, opprimé par de farouches vainqueurs, s’est toutefois maintenu jusqu’à nos jours dans quelques populations au génie tenace, les unes ayant cherché pour vivre un asile dans l’Inde, tandis que d’autres se perpétuaient au cœur même de la domination arabe.

C’est au sein de cette race pauvre et dégénérée que notre hardi compatriote, Anquetil-Duperron, se procura au siècle dernier les renseignements et les manuscrits mis en œuvre par lui d’abord, puis avec plus de succès par les savants de notre époque, grâces aux progrès de la critique et de la philologie comparative. Je n’ai pas besoin de rappeler que parmi ces savants modernes, une place éminente appartient au père de M. Émile Burnouf. Dans son beau Commentaire sur le Yaçna, il a ouvert une mine qui n’est pas encore épuisée, et fourni à ses successeurs de nouveaux instruments, et des procédés plus sûrs pour l’exploiter. Il a montré ce qu’on pouvait faire pour enrichir le dictionnaire et fixer la grammaire d’une langue imparfaitement connue. Le Yaçna, objet de ses études, est un recueil d’hymnes, et forme, en s’unissant au Vendidad et au Vispéred, tout ce qui reste de plus authentique et de plus ancien du Zend-Avesta. Quant à la langue originale de ces textes, c’est improprement qu’on lui a donné en Europe le nom de Zend. On ne connaît ni pays, ni peuple, ni langue de ce nom. Il signifie science, gnose, γνῶσις en grec, et convient proprement à des livres qui font profession de nous initier à une science mystique, supérieure et divine. De là l’adjectif Zendik, nom odieux devenu synonyme d’hérétique ou d’impie, mais qui primitivement ne signifiait pas autre chose que gnostique. On verra plus loin l’utilité de ces remarques.

 

Ces brèves notions historiques sur le Zend-Avesta jetteront plus de jour et d’intérêt sur l’exposé qui nous reste à faire de sa doctrine, et sur les conséquences que nous en voulons tirer par rapport à la question qui nous occupe.

Il faut reconnaître que dans aucun système de mythologie païenne, la prééminence du Dieu suprême sur tous les êtres qu’il a formés ne brille d’un plus vif éclat. Les amschaspands (saints-immortels), sorte d’archanges, et les Yzeds ou Yazatas (dieux ou génies inférieurs), qu’on peut comparer aux anges, composent sous son autorité souveraine une armée mieux disciplinée que les dieux de l’Olympe sous le sceptre de Jupiter. Il est « le seigneur très savant » ; c’est ce que signifie son nom d’Ahura-mâzda, vulgairement et par corruption « Ormuzd » ou « Oromaze ». Il est « le très saint, le très sage, le pur, le brillant, le majestueux ». Il est appelé dans les inscriptions des Achéménides « le plus grand des dieux (mathista Bagâvâm), et ne rencontre jamais dans sa cour de résistance à ses volontés. Mais le titre qui marque le mieux sa souveraineté, et semble l’élever à un rang incommunicable, est celui de « créateur du ciel et de la terre » que les inscriptions lui donnent pareillement. Ce mot doit-il se prendre à la lettre, dans le sens rigoureux d’une création a nihilo, il est bien permis d’en douter, et rien de mieux fondé que les observations de M. Ad. Frank à cet égard 10. Mais quoi qu’il en soit, et dans quelque sens qu’on l’entende, Ormuzd n’est pas le seul créateur. Il ne règne que sur la moitié de l’univers. Il a dans Ahriman un terrible rival avec lequel il doit compter, un principe éternel comme lui, créateur au même titre que lui, mauvais par essence, source de tout mal physique et moral, et qui oppose à chaque être sorti du Dieu bon une créature mauvaise qui lui résiste. Ainsi le monde est suspendu entre deux forces contraires qui se balancent. C’est l’absurde en théorie. Car il saute aux yeux que deux puissances créatrices, éternelles et ne tenant l’être que d’elles-mêmes, devraient être illimitées et indépendantes ; et qu’en les opposant l’une à l’autre pour se limiter et se détruire, on met la contradiction dans les termes. Et cette contradiction, qui fait le désespoir de la raison, fait aussi le désespoir de l’âme, qu’elle arrête et déconcerte dans ses plus nobles élans vers le bien pur et parfait. Par quelle étrange inconséquence ce principe, mauvais et indépendant par nature, sera-t-il à la fin des temps, et après une lutte longue et acharnée, vaincu et anéanti, ou plutôt gagné et converti par Ormuzd, c’est un mystère que je laisse à éclaircir à ceux qui nous demandent d’admirer l’unité du système mazdéen, et la rigueur logique de ses déductions. Vainement, pour tout concilier, on a cherché, au-delà des deux principes rivaux, un premier terme, source de l’unité, relégué dans la nuit éternelle, et duquel sortiraient pourtant, comme deux frères jumeaux, le Dieu de la lumière et le prince des ténèbres. Le Zervané-akéréné ou « temps sans bornes », sorte de destin parmi les Perses, ne joue qu’un rôle secondaire dans l’Avesta, et l’on n’en doit pas juger d’après les idées particulières, mais aussi peu raisonnables, de la secte des Zervanites.

Il y a loin, on le voit, de la notion vague et mal définie d’un créateur, à la croyance nette et distincte d’un Dieu unique.

Aussi rencontrons-nous dans la Bible, des rois de Tyr ou de Babylone qui ne refusent pas à Jéhovah, le Dieu des Juifs, cette dénomination de créateur du ciel et de la terre, ou d’autres titres aussi magnifiques 11, sans qu’on ait droit d’en conclure qu’ils avaient renoncé à leurs superstitions nationales. Il en fut de même chez les Iraniens. Les éléments et les astres, le feu, l’eau, la terre, le soleil et la lune, Sirius, divin conducteur des étoiles, les heures ou divisions du jour, et les grandes époques de l’année, furent pour eux autant de dieux. Vous qui regardez en pitié l’Égyptien prosterné devant un bœuf, un chat, un crocodile ou un légume de son jardin, plaignez aussi cet enfant de la Perse qui ne connaît point d’expiation plus efficace, ni d’œuvre plus méritoire, que d’exterminer les serpents, tortues, lézards, fourmis et autres créatures d’Ahriman ; de rendre sa pureté à la terre, en comblant les trous creusés par des reptiles ; d’alimenter le feu par des bois précieux et aromatiques. L’inceste à ses yeux était chose licite et presque recommandée. Mais souiller le feu de son haleine, y apporter son offrande sans s’être voilé la bouche, souffrir qu’il s’éteignit, tuer ou simplement frapper un chien, étaient autant de crimes irrémissibles, et punis de mort. Que faire quand on pleure la perte d’un ami ou d’un père ? La terre, l’eau et le feu rejettent le cadavre dont l’attouchement sacrilège serait un outrage à leur divine essence. On le fera dévorer par les chiens ou par les oiseaux de proie.

Rappellerai-je une des pratiques de ce culte les plus dégoûtantes et les plus bizarres ? L’urine de bœuf y est encore aujourd’hui le mode de purification le plus usuel et le plus répandu.

À la déification des éléments, joignez l’apothéose des astres, et surtout la déification des âmes.

Parmi les astres les plus vénérés étaient le soleil et la lune, avec l’astre de la canicule.

Le soleil est honoré dans l’Avesta comme le plus haut des hauts, altissimus altorum. Déjà il semble s’identifier avec Ormuzd, puisqu’on ne sait point donner aux Amschaspands, assesseurs les plus voisins de l’être suprême, de plus grande louange que d’avoir une même volonté que le soleil (hvarc hazaosha).

La lune, mâo, était invoquée tantôt comme pleine, et tantôt comme néoménie.

Quant à Sirius, son culte était si célèbre que Plutarque même en a parlé comme de l’astre le plus révéré par les Perses. Il marche à la tête des étoiles, précédé des Amschaspands et de Mithra. Il partage avec la déesse Anahita l’empire des eaux et le soin de les répartir en douces ondées sur la terre. Il écarte les mauvais génies qui s’opposent à l’irrigation du sol. Il a trois corps, et passe à son gré de la forme élancée du cheval à celle du taureau robuste, aux pieds d’or, ou à celle du jeune homme dans toute la fraîcheur et la grâce de la première adolescence.

Au culte des astres se rattache par un lien fort étroit l’adoration des âmes. Chaque homme a son férouer, sorte de génie tutélaire, qu’il invoque et qu’il honore par des offrandes. Les dieux eux-mêmes ont leur férouer ; Ormuzd a le sien. C’est que les férouers ne sont pas seulement des génies protecteurs. D’une part ils s’identifient avec les étoiles, d’autre part avec les hommes en qui ils s’incarnent. Ils sont la partie la plus noble et la plus divine de l’âme ; ils forment avec le principe vital et le corps les trois éléments constitutifs de la personne. Les férouers, comme les idées de Platon, sont aussi les types célestes des êtres. On les retrouve avec ce caractère dans l’antique Égypte, dont les rois sont souvent représentés en adoration devant leur image céleste, ou leur type. idéal. Comme tout homme est dieu par son férouer, aussi tout Dieu tient-il de l’homme par son corps. Ormuzd lui-même n’échappe pas à la loi générale qui n’admet aucun pur esprit, aucun être entièrement dégagé de la matière. Son seul privilège est d’être doué du corps le plus excellent. Plusieurs passages du livre sacré en font foi. Pour achever sa ressemblance avec les hommes, il ne fallait plus que lui donner une famille. La théologie de Zoroastre n’y a pas manqué. Ormuzd a plusieurs épouses ; il a des fils et des filles. Parmi ses fils brille au premier rang le feu, distingué constamment par ce titre honorifique dans toutes les pages de l’Avesta.

Au nombre de ses filles, ou, selon d’autres textes, de ses épouses, figure Spandomad (Çpenta-ârmaïti), génie féminin qui préside à la terre, et dont le nom doit signifier, selon l’explication traditionnelle, « la sagesse parfaite ».

Dans un ordre encore plus élevé nous rencontrons Anahita, la Vénus persane, la grande mère, la source des eaux célestes qui arrosent la terre, le principe universel de la fécondité dans les hommes et dans les plantes. Chacun lui demande le bien qu’il préfère, l’homme de nobles coursiers, la femme d’heureux enfantements. Il n’y a pas jusqu’à Ormuzd le roi des Dieux qui ne l’invoque, comme la mère universelle, et ne lui apporte ses présents.

Tels sont les liens d’alliance ou de parenté qui rattachent à Ormuzd les trois éléments sacrés du feu, de l’eau et de la terre. Et si ces conceptions grossières se sont épurées depuis, si les noms de fils et de filles ont été expliqués dans le sens métaphorique de créatures, il n’en est pas moins incontestable, aux yeux de notre savant guide, que nous avons ici un reste d’une vieille tradition mythologique.

Où trouver un plus monstrueux amalgame du ciel et de la terre, du spirituel et du corporel, du divin et de l’humain, pour aboutir à la déification de toute la nature ?

Et le dogme chrétien serait sorti tout fait d’une source aussi corrompue ! Et ces traces informes d’un monothéisme voilé, étouffé sous un amas confus d’idées polythéistes, dualistes, panthéistes, on ne rougit pas de les égaler à la notion, si nette et si précise, de l’unité divine enseignée dans nos évangiles ! Et l’on oublie que Jésus, sa filiation divine mise à part, vivait au milieu du peuple juif, dans une atmosphère de pur monothéisme, et qu’il avait sous la main la tradition hébraïque la plus ancienne, la plus constante, la plus explicite et la plus enracinée qui fut jamais ! À quoi bon, s’il en est ainsi, remonter par un canal occulte et détourné jusqu’à Zoroastre ?

C’est, me répondra-t-on, pour embrasser la théologie chrétienne dans le riche faisceau de ses dogmes. Ah ! ce ne serait pas un mérite vulgaire que de faire sortir du chaos des superstitions les plus disparates la belle et harmonieuse majesté de nos mystères. Nous adorons comme un abîme insondable la vie de Dieu le Père se répandant tout entière et sans division dans le Fils et dans le Saint-Esprit. Qu’y a-t-il de pareil chez le législateur de la Perse ? Je sais qu’on a recueilli dans Platon une sorte de triade divine ; que l’ombre en a été aperçue dans l’Inde ; que l’Égypte en compte des multitudes, puisque chaque sanctuaire avait la sienne. Ce ne sont, il est vrai, que des ombres que le flambeau de la critique a fait évanouir. Mais cette ombre-là même, l’a-t-on jamais rencontrée dans l’Avesta ? « L’Esprit, le Verbe, le Médiateur, le Fils engendré du Père », et autres termes artificieusement accumulés par M. de Bunsen, complaisamment répétés par M. Émile Burnouf, sont-ils jamais associés ensemble de manière à présenter au moins l’apparence d’une triade ?

Même pris à part, que valent-ils ?

Écartons le Mino-khired, et autres livres de la même époque, où la sagesse divine, subsistante et personnelle, paraît comme un emprunt fait au christianisme. « Les anciens livres, dit le docteur Spiegel, ne connaissent point cette doctrine, et les textes rares et vagues qui pourraient y faire allusion, sont d’ailleurs suspects d’interpolation. »

Les Perses ont dans Mithra un médiateur, que déjà Plutarque désignait ainsi. Mais ce n’est là qu’une analogie trompeuse avec nos dogmes. L’office de médiateur, que Mithra n’est pas le seul à exercer parmi eux, ne ressemble pas le moins du monde à ce que nous désignons sous ce nom. Ce n’est point un ministère d’intercession, de réconciliation et de miséricorde. C’est un rôle de justice rigoureuse, et d’une exacte surveillance sur le jugement de chaque âme après la mort, pour qu’elle reçoive ce qui lui est dû, sans addition ni retranchement, pas même de l’épaisseur d’un cheveu.

Autant ces médiateurs ressemblent peu au nôtre, autant l’esprit d’Ormuzd diffère-t-il du Saint-Esprit. L’esprit d’Ormuzd peut être son âme ou son férouer, et si l’on y regarde de près, on trouvera qu’ayant de plus un corps il unit trois substances en une personne, au lieu d’être une substance unique en trois personnes. L’esprit d’Ormuzd pourrait être encore le premier des Amschaspands, Vohu-mano, « esprit bon » ou « bonne pensée ». Mais, outre qu’on retombe alors dans l’ordre des créatures, on a le premier terme de la série des six « saints-immortels », au lieu du dernier terme de la série des trois personnes divines.

Qu’il serait plus simple de consulter encore une fois les annales hébraïques ! Là, tout vous parle du Verbe, non seulement à Alexandrie, dans le livre de la Sagesse, et dans Philon, mais au milieu de Jérusalem et de la Palestine. Ce nom retentit cent fois dans les paraphrases chaldaïques ou targums, destinés à la lecture publique dans les synagogues.

Tout y parle aussi de l’Esprit de Dieu, et quand Jean-Baptiste affirmait avoir vu le Saint-Esprit se reposer sur la tête de Jésus au moment de son baptême, il n’usait sûrement pas d’une expression inouïe pour ses auditeurs.

Ces mots étaient usuels ; ils entraient dans l’enseignement public, et n’étaient pas vides de sens. Le Verbe était identifié à « la Sagesse, » que Salomon célèbre (Proverbes VIII) comme l’assistante de Dieu dans la création de l’univers. Et Salomon ayant dit que « le Seigneur l’a engendrée comme le principe de ses voies », le nom de « principe » devint encore un des noms propres du Verbe. De là, les docteurs de la synagogue furent amenés à une interprétation allégorique du premier verset de la Genèse. Ces mots : in principio creavit Deus, furent traduits ainsi : « par la Sagesse, Dieu créa, etc. » M. Burnouf pourra, quand il lui plaira, vérifier ce que je dis dans le targum de Jérusalem, qu’une main chrétienne n’a sûrement pas interpolé. Les Pères des premiers siècles ont souvent profité de cette interprétation des juifs, et la leur ont opposée. Le document le plus ancien de ce genre est le texte d’Ariston, juif converti, qui composa, vers l’an 440, la Controverse entre Jason et Vopisque. C’est un dialogue entre un chrétien et un juif. Le premier oppose à son adversaire ces mots, qu’on lit, dit-il, dans l’hébreu : « In filio fecit Deus cœlum et terram. » Cette allégation n’est pas littéralement vraie, et saint Jérôme n’a pas oublié (Tradit. in Gen.) de s’inscrire en faux contre cette inexactitude. Mais, si l’on fait attention que selon l’usage des Grecs, le terme de langue hébraïque s’étendait souvent à l’araméen, on reconnaîtra que l’allusion porte sur le Targum, et que la citation n’est pas trop défectueuse.

Cette doctrine avait donc sa racine dans les livres les plus anciens et les plus vénérés du peuple de Dieu. Elle ne venait point du contact avec l’étranger. Elle s’appuyait sur Moïse, qui dès le début nous montre l’Esprit de Dieu planant sur les eaux, et Dieu commandant au chaos, et faisant tout par son Verbe, ou sa Parole. Elle avait passé par David, qui chante dans ses psaumes : « Les cieux ont été affermis par la Parole de Dieu, et toute l’armée des cieux par l’Esprit (ou le souffle) de sa bouche. » Isaïe en avait conservé la trace, quand il disait en la personne du Messie : « L’Esprit de Dieu est sur moi, parce qu’il m’a oint », etc., et ailleurs : « Une tige sortira de Jessé, une fleur germera de sa racine, et l’Esprit de Dieu se reposera sur lui, l’esprit de sagesse et d’intelligence, etc. » Tout cela ressemble à nos dogmes, un peu plus que les textes orientaux dont on nous amuse. Ce n’était pas encore la croyance explicite au mystère de l’adorable Trinité ; mais c’en était au moins le germe. Le plein développement était réservé à l’apparition du Fils de l’homme en personne sur la terre.

J’hésite à prolonger ce parallèle. Il n’y a guère de religion antique qui n’ait passé pour révélée, et qui n’offre un souvenir confus de la chute originelle, avec l’espérance d’un rétablissement final. Partout on commence par l’âge d’or, par le règne des Dieux, par l’innocence des premiers hommes ; partout aussi, si je ne me trompe, on compte sur un retour vers le passé, qu’on aime à rattacher à quelque grande période astronomique. Il en fut de même chez les Perses. Les Hébreux seuls ont attendu un Messie dégagé de toute influence du cours des astres. Il viendra librement, à l’heure qu’il aura choisie, pour agir sur la liberté humaine, éclairer l’entendement et affermir la volonté dans le bien. La glorification de nos corps et la transfiguration de la nature matérielle ne sont promises que comme la suite et la récompense de la transfiguration morale. Tout l’Ancien Testament n’est qu’une longue et vigoureuse protestation contre la piété pharisaïque, que déjà Moïse a décrite dans le Deutéronome pour la réprouver. Tous les prophètes ont puisé dans l’esprit de leur ministère de véhémentes invectives contre l’hypocrisie d’une religion toute de parade ; qu’on lise seulement le ps. 49e, le chap. 1er d’Isaïe, le chap. 1er de Malachie. – Tous ont annoncé la purification de l’âme et le règne de la justice intérieure comme le trait le plus marqué de l’avènement du libérateur attendu. Ce but seul était digne de la descente et de l’incarnation d’un Dieu. Quant à la théorie des incarnations, je ne l’envie point à la Perse, si tant est qu’elle l’ait connue. Elle rappelle de trop près les incarnations de Vishnou dans l’Inde, ou celle d’Osiris, qui devient le bœuf Apis en Égypte ; vraies fantaisies d’enfants, si elles n’étaient impies.

De l’incarnation découle la rédemption, et l’une s’explique par l’autre. La rédemption, dans le sens chrétien du mot, c’est la mort expiatoire du Fils de Dieu pour réparer l’honneur de son Père, satisfaire pleinement à sa justice, laver dans son sang toutes les iniquités de la terre, initier le genre humain régénéré à une vie sainte, parfaite, digne de Dieu, et lui ouvrir les portes du ciel. En dehors de cette idée, il n’y a point de comparaison possible. Où l’a-t-on vue dans Zoroastre ?

Je veux la montrer dans Isaïe qui parlait avant que les Hébreux fussent mis en contact avec la Perse.

« Voilà que mon serviteur prospère ; il monte, il grandit, il s’élève beaucoup. Comme plusieurs l’avaient considéré avec étonnement, tant sa figure était au-dessous de l’homme, et son aspect inférieur aux enfants d’Adam, ainsi lavera-t-il des nations nombreuses. Les rois se tairont devant lui. Car ils voient ce qui était inouï pour eux ; ils contemplent ce dont on ne leur avait jamais parlé.

« Qui a cru à notre parole, et à qui le bras du Seigneur s’est-il révélé ? Il croît en sa présence comme un tendre surgeon, comme une racine d’une terre aride. Il n’a ni beauté, ni éclat. Nous l’avons vu, il n’avait point d’apparence, et nous avons demandé : où est-il ? méprisé, moindre qu’un homme, homme de douleurs, que l’infirmité visite. Chacun se couvre le visage à son aspect. Il est méprisé et nous l’avons compté pour rien. Mais en vérité, il a porté nos infirmités, et il s’est chargé de nos douleurs ; et nous l’avons regardé comme un lépreux, frappé de Dieu et abattu (sous ses coups). Il a été blessé pour nos transgressions, a broyé pour nos iniquités. Le châtiment de notre réconciliation (a pesé) sur lui, et nous sommes guéris par ses meurtrissures. Nous tous, nous nous égarions comme un troupeau de brebis, chacun suivait sa voie, et le Seigneur a fait tomber sur lui l’iniquité de nous tous. Sous l’oppression, il est resté doux et patient, et n’a point ouvert la bouche. Il est mené comme un agneau au sacrifice ; et comme une brebis devant ceux qui la tondent, il n’a point ouvert la bouche. Il est enlevé par violence, et par la sentence (d’un juge). Qui supputera la durée de son être 12, quand il est retranché de la terre des vivants, frappé pour les péchés de mon peuple ? On lui assigne son sépulcre avec les méchants 13, on l’égale à l’oppresseur dans sa mort, quoiqu’il n’ait point commis de violence, et qu’il n’y ait point eu de fraude dans sa bouche. Mais le Seigneur s’est plu à le broyer sous le pressoir. S’il donne sa vie pour l’expiation du péché, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et les desseins du Seigneur prospéreront entre ses mains. En retour de l’affliction de son âme, il verra et sera rassasié. Par sa science, il donnera, lui le juste, mon serviteur, la justice aux peuples nombreux. Parce qu’il aura porté leurs iniquités, je lui donnerai les peuples nombreux en héritage ; il partagera les dépouilles parmi les forts, parce qu’il a livré son âme à la mort, qu’il a été compté au nombre des prévaricateurs, qu’il a porté le péché de plusieurs, et qu’il a intercédé pour les coupables. »

On me pardonnera d’avoir cité tout entière cette page, qui, dans sa simplicité sublime, fait le désespoir des incrédules obstinés, juifs ou baptisés, mais qui en a touché plusieurs, et les a conduits à Jésus-Christ. Sept cents ans après qu’elle eut été écrite, Jean-Baptiste la rappelait à la foule distraite en lui montrant Jésus-Christ encore ignoré, et disant : « Voilà l’agneau de Dieu, voilà celui porte les péchés du monde. »

À cette charité surabondante de Dieu pour les hommes, doit répondre l’amour des hommes pour Dieu. Cet amour s’exhale dans les chants du Roi-Prophète, qui pendant un millier d’années ont fait battre les cœurs des vrais Israélites, comme ils font vibrer encore les fibres les plus profondes des nôtres. Que sont les froides et insipides formules des hymnes mazdéennes devant ces accents enflammés de David, où son âme s’épanche tout entière ; où tantôt il s’abîme dans l’adoration, tantôt il se fond d’amour, tantôt il gémit, soupire, et brise son cœur par le repentir !

La foi à la rédemption accomplie, ou simplement promise, se manifeste à de tels signes. Ici la vie, là la mort. Aveugle est celui qui prend l’une pour l’autre.

Encore un argument ; ce sera le dernier. Si nos dogmes, dans leur vaste synthèse, n’étaient qu’un emprunt fait à la Perse, s’ils y étaient tous explicitement consignés, les apôtres et leurs premiers disciples qui pénétrèrent dans cet empire n’en auraient pas été récompensés par le martyre. Et quand, au troisième siècle surtout, le mazdéisme reprit plus de vigueur et triompha sous le gouvernement des Sassanides, ces princes auraient accueilli les chrétiens comme des frères. Il arriva tout le contraire ; les empereurs les plus zélés pour le culte et les traditions nationales furent aussi les plus ardents persécuteurs. Jamais on ne comptera les milliers d’hommes immolés par la fureur de Sapor II, pendant son long règne de soixante-dix ans (de l’an 310 à 380). Ce n’était pas un pur malentendu causé par la fidélité à garder le secret. Quand un secret quelconque eût existé, s’expliquer eût été l’affaire d’un moment. Des amis ne s’entr’égorgent point par méprise, quand le soleil a lui sur l’horizon.

J’ai montré que les mystères de notre foi n’avaient rien de commun avec la religion des adorateurs d’Ormuzd. J’ai indiqué en même temps, et autant que les limites étroites d’une Revue me le permettaient, le fondement solide de nos croyances dans les livres et les traditions orales, mais publiques, du peuple d’Israël. Il restait cependant beaucoup à faire pour arriver à leur plein développement. Un seul exemple suffira pour le faire comprendre. Quand le Sauveur interrogea les docteurs de Jérusalem sur le sens de ces paroles de David : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite », aucun d’eux ne put dire comment le Messie, qu’ils reconnaissaient dans ce texte, serait à la fois le fils et le Seigneur de David. Les prophètes étaient pleins de ces traits en apparence contradictoires. Les souffrances et les humiliations du Christ promis semblaient s’accorder mal avec les pompeuses descriptions de ses exploits, de ses triomphes et de sa gloire. Comment unirait-il en sa personne la souveraine grandeur et la petitesse la plus extrême, la filiation divine et la filiation humaine ? Nul ne le pouvait dire. N’est-ce pas un prodige que Jésus-Christ ait dénoué tant d’énigmes, et fait converger vers lui seul tant de rayons épars ? Les applications sont si justes, si naturelles, qu’un jeune enfant, instruit de son catéchisme, n’a besoin d’aucun effort pour montrer l’accomplissement en sa personne de tous les oracles prophétiques.

Dans un second article nous examinerons ce qu’il faut penser de la doctrine occulte chez les Juifs, et de la loi du secret dans l’Église ; nous espérons montrer tout ce que renferme de dérisoire et de calomnieux l’explication qu’on en déduit des origines du christianisme.

 

 

 

 

SECOND ARTICLE

 

 

Si l’exposé qu’on a lu de la religion de Zoroastre n’est pas un conte fait à plaisir, là n’est pas la source de nos dogmes. Le contraste entre les deux doctrines est même si palpable que, pour l’atténuer et rendre possible une sorte de parallèle entre elles, M. E. de Bunsen ne s’est pas contenté d’enfler prodigieusement l’importance de la première ; il s’est permis surtout, ce qui est plus grave, d’amoindrir l’enseignement chrétien. Je n’aurai aucune peine à l’en convaincre. On verra à quelles extrémités la préoccupation peut entraîner un homme. On verra cet homme condamné par les exigences de son système à se faire un christianisme à part, une critique à part, une exégèse à part ; le dirai-je ? une histoire à part. Et, pour mettre le comble à son malheur, de cet immense échafaudage construit à grands frais, il ne tirera aucun avantage pour son dessein.

M. E. de Bunsen est un peu fantaisiste ; comme l’était son père ; comme lui, libre penseur et mystique. Comme son père aussi, il vise à la profondeur des doctrines, à la nouveauté des aperçus, à la variété de l’érudition. Grâce à un don d’esprit naturel et à des traits de sagacité incontestables, le premier s’est fait un nom, et ses écrits peuvent servir à des lecteurs assez exercés pour n’admettre rien sans un mûr examen. Le fils aura-t-il la même fortune ? Je n’ose le prévoir. Sa récente publication me laisse une impression si défavorable que je me hasarde à peine à l’exprimer. Peut-être suis-je encore trop ému de la lassitude que cette lecture m’a causée, et du vide qui m’en reste. Labeur ingrat et stérile ! Je ne le souhaite à personne, sinon à l’homme qui se sentirait ébranlé par les fortes affirmations et les airs triomphants d’une trop faillible Revue. Que cet homme, s’il existe, remonte à la source et discute les preuves. J’estimerais n’avoir pas entièrement perdu mon temps, si je pouvais lui épargner quelque fatigue et lui faciliter ce travail.

 

 

 

I

 

 

Le premier reproche que j’adresse à l’auteur, c’est d’avoir, dans l’intérêt de son parallèle, étrangement défiguré l’enseignement chrétien. Il a son symbole à lui, qu’il n’essaie point de définir, et qu’on ne devine pas du premier coup. Son christianisme se perd dans les nuages d’une religiosité vague et d’une phraséologie embarrassée, si bien qu’après avoir parcouru ses deux volumes, je suis moins sûr de ce qu’il croit que de ce qu’il refuse de croire. « Un Dieu un et invisible », tels sont les termes exprès du premier article de son Credo. Mais attendez : ce Dieu dont il poursuit la trace de la Bactriane à la Judée, de la Judée à Alexandrie, et qui s’abrite enfin dans l’âme du Christ, notre historien-philosophe ne craint pas de l’opposer au Dieu personnel des prophètes et du mosaïsme officiel. Ce Dieu nouveau et impersonnel serait-il donc un pur idéal, ou le Dieu des panthéistes ?

Le Dieu impersonnel est loin de la Trinité chrétienne. Aussi ce dogme est-il couvert d’un silence prudent par l’auteur. Je dirais mieux qu’il est rayé de l’Évangile, puisque le Verbe et l’Esprit, désormais confondus, ne sont plus envisagés que comme deux dénominations d’un même être impersonnel.

Que devient alors le mystère de l’Incarnation ? Une communion plus ou moins intime de l’esprit de l’homme à l’esprit impersonnel divin. Le phénomène des incarnations (car l’on affecte d’en parler au nombre pluriel) est un phénomène usuel et aussi ancien que l’homme sur la terre. Le privilège du Christ, c’est d’avoir su attirer à soi ces hautes et mystérieuses communications d’en haut dans une mesure plus pleine et plus abondante. Nous pouvons contempler en lui le prodige d’une incarnation parfaite. Dans la crainte apparemment qu’il n’y manquât quelque chose, l’auteur recourt pour l’exprimer à une exagération de termes poussée jusqu’à l’absurde. Il voudrait nous persuader que l’Esprit divin s’épancha sur Jésus, l’inonda et le pénétra au point de se confondre absolument et de s’identifier avec sa substance : mots vides de sens, qui substituent en Jésus-Christ l’unité de nature, condamnée par la raison et par la foi, à l’unité de personne, que l’Église croit et proclame ; mots impies qui identifient le fini à l’infini, et n’expriment que l’eutychianisme le plus outré ou le pur panthéisme.

Tout se tient et s’enchaîne dans la théologie catholique. Le mystère de l’Incarnation prélude à celui de la Rédemption du genre humain, accomplie par la mort de Jésus sur la croix. Par un dessein d’éternelle miséricorde, par un concert admirable du Fils qui s’offre librement en sa nature humaine, et du Père qui accepte cette offrande, cette mort revêt tous les caractères d’un véritable sacrifice, d’une réparation d’honneur faite à Dieu par l’innocent qui consent à porter la peine des coupables. Là donc la justice et la bonté s’embrassent, et brillent par leur union d’un plus vif éclat. C’est la plus haute manifestation des attributs divins dans le monde. Ainsi le chante l’Église ; et le théologien novateur ne nie point que cette doctrine ne soit conforme aux Évangiles, même à S. Paul, malgré sa tactique ordinaire d’opposer cet apôtre seul à tous les autres. Cet accord des auteurs sacrés le touche peu ; ils ont cédé à un préjugé judaïque ; à la doctrine vraie et ésotérique du Sauveur, ils ont substitué par faiblesse la doctrine ostensible et vulgaire.

Mesurez le gouffre dans lequel vont s’engloutir, précipités par une main profane, les trois plus grands mystères de notre foi, mystères qui sont le fondement du salut, et dont la connaissance est réputée indispensablement nécessaire à tous.

Après de tels excès, je n’étonnerai personne, quand je dirai que le baptême est à ses yeux une cérémonie assez indifférente, et qu’il rappelle, comme une remarque fine et importante, le silence de l’évangile de S. Luc à cet égard, silence pourtant si peu calculé que les Actes, sortis de la même plume, en font mention à chaque page 14.

Mais ce que je comprends moins, c’est qu’après avoir miné tous les dogmes, il sape plus dangereusement encore l’honnêteté des mœurs et la bonne vie. En zélé disciple de Luther, il se cramponne avec une ardeur fébrile au grand principe de la Réforme, celui de la justification par la foi seule, et de l’inutilité des œuvres devant Dieu. Il est vrai qu’à cet égard grand nombre de protestants ne croient guère à ce qu’ils disent, si j’en juge par les vains efforts qu’ils font pour donner un sens raisonnable à une détestable doctrine. Mais M. de Bunsen, qui a secoué tant d’autres préjugés, eût dû trouver en son âme assez d’indépendance pour sacrifier absolument un principe si désastreux. Si le respect de S. Paul l’en empêchait, il devait se rappeler que d’après S. Paul lui-même, tous les hommes comparaîtront devant le tribunal de Jésus-Christ pour être jugés selon leurs œuvres, bonnes ou mauvaises : Ut referat unusquisque propria corporis prout gessit, sive bonum, sive malum. II Cor. V, 10.

Que cet esprit isolé garde son christianisme, ou qu’il le modifie pour le rapprocher encore plus du Mazdéisme, du Bouddhisme, ou de telle autre religion antique qu’il lui plaira, pourvu qu’il évite les équivoques et ne donne pas lieu de confondre notre doctrine avec la sienne.

 

 

 

II

 

 

Cependant les textes se pliaient mal aux théories du docteur moderne. Mais il a trouvé un moyen fort commode de s’en affranchir. Grâce aux merveilleux expédients de sa critique et de son exégèse, il fait des textes ce qu’il veut, y ajoutant, retranchant ou corrigeant ce qu’il juge à propos d’ajouter, retrancher ou corriger ; puis il a le don de découvrir dans ce qu’il en conserve ce que  personne avant lui n’avait eu l’art d’y remarquer.

Voici un spécimen de sa critique. Il nous reste deux écrits du second siècle à peu près identiques pour le fond, et présentant la même doctrine. Ils portent le nom du pape S. Clément ; ce sont ses Récognitions, ou Reconnaissances, et ses Homélies. Nul doute qu’ils ne soient apocryphes. Ils sont l’œuvre d’un ébionite, qui place Jésus et Moïse à peu près sur la même ligne ; on arrive au salut, selon lui, en s’attachant à l’un ou l’autre de ces législateurs, quoique plus heureux soient ceux qui les reconnaissent tous les deux. La trame de ces deux ouvrages se compose de disputes entre S. Pierre et Simon le Magicien. M. de Bunsen, qui tient pour assuré que S. Pierre a été ébionite ; au moins dans son enseignement public, déclaré authentique le fond de ces écrits ; faisant un pas de plus, il affirme que ce fond authentique a fait partie de l’évangile de S. Marc. Ce n’est pas tout. Le même évangile contenait aussi, à l’en croire, une partie des récits que nous lisons aujourd’hui dans les Actes ; de sorte qu’au lieu qu’il est aujourd’hui le plus court, il était primitivement le plus long, égal au moins aux trois autres réunis. Sous sa forme actuelle, il ne remonte pas plus haut que la seconde moitié du IIe siècle, peut-être même pas au-delà du IIIe. » Tant de choses neuves et incroyables sont avancées de l’air du monde le plus dégagé, et vous n’avez qu’à baisser la tête sous cet oracle. Le prophète vous fait grâce en déclarant que ce récit de S. Marc, si souvent et si étrangement remanié, est encore dans sa forme actuelle le plus ancien et le plus authentique que nous ayons, qu’il soit ou non basé sur la tradition. Appréciez ce que valent les trois autres.

L’exégèse répond à la critique. Le chapitre de S. Luc m’en offre un exemple qui me dispensera d’en chercher ailleurs. Le livre est d’un disciple de S. Paul, il suffit, pour que de gré ou de force on en fasse jaillir des traits acérés contre S. Pierre, et ceux qu’on lui donne pour adhérents. Cette guerre est sourde et n’avait pas encore été remarquée. S. Luc au contraire est le seul où nous lisions ces magnifiques paroles du Seigneur Jésus à son vicaire, pour le consoler d’un moment de faiblesse et rassurer les âges à venir contre le péril d’une nouvelle défaillance : « Simon, Simon, Satan a demandé de vous cribler comme le froment (vous au pluriel) ; mais j’ai prié pour toi (au singulier), afin que ta foi ne défaille point ; toi donc, quand tu seras converti, confirme tes frères » ; paroles où tous les siècles chrétiens ont vu l’assurance d’un secours efficace promis à Pierre, après sa chute, pour le rendre ferme et capable de confirmer tous les évêques dans la foi. Désormais le monde n’y verra plus qu’une malicieuse épigramme. « Ô Pierre, dirait le Maître, quand tu seras converti, c’est-à-dire, quand tu auras reconnu l’inutilité des œuvres, et la foi justifiante par elle-même, alors, etc. » À ce compte, l’effet de la promesse pourrait se faire attendre. Ce dogme de la foi justifiante par elle-même est une idée fixe qui revient à tout propos. Si le Sauveur reproche aux apôtres leur peu de foi, il faut entendre, selon notre interprète, qu’ils n’en ont aucune, pas même comme un grain de sénevé, parce qu’ils jugent encore les œuvres bonnes et nécessaires.

On va loin, avec de tels commentaires. Partout S. Pierre est sous-entendu. Vous avez lu en S. Luc que le premier sera le dernier, et le dernier sera le premier dans le royaume de Dieu ; mais vous n’y avez rien compris, si vous n’avez pas entendu que la première place est assurée par cette parole au dernier venu des apôtres, à S. Paul, et que S. Pierre est relégué à la dernière. Quel est cet homme de la foule qui élève la voix pour obtenir du Sauveur une sentence arbitrale contre son frère, et l’obliger à partager avec lui l’héritage ? Sous le voile d’une belle allégorie, reconnaissez S. Pierre, jaloux du succès de son collègue, qui se plaint que celui-ci ait tout envahi. Si Jésus prémunit ses disciples contre l’hypocrisie des pharisiens, et condamne la dissimulation qui n’ose le confesser devant les hommes, ce sont, à n’en pas douter, autant de foudres lancées sur la tête de S. Pierre et de ceux qui lui ressemblent, parce qu’ils tiennent sous le boisseau la doctrine de leur Maître. Il plaît au Sauveur d’envoyer devant lui des disciples pour préparer les esprits à sa venue, et fondant dès lors le droit des ouvriers évangéliques à vivre de l’Évangile, il les avertit d’accepter la table qui leur sera servie : Manducate quæ apponuntur vobis. Dans la circonstance, ils ne devaient point sortir de la Judée, ni avoir aucun commerce avec les Gentils. N’importe, il faut croire (it is impossible to deny) que l’évangéliste dirige à dessein ce trait de plume contre S. Pierre, ennemi toujours présent, quoique toujours invisible, parce qu’une fois il est arrivé à cet apôtre prêchant à Antioche d’observer les prescriptions de Moïse, et, par égard pour des Juifs, de s’éloigner momentanément de la table des Gentils.

La sympathie que S. Luc refuse aux Juifs, il était juste de la supposer acquise aux Romains. Aussi n’y a-t-il pas jusqu’au malheureux Pilate qui n’en profite, et qui ne lui doive de la reconnaissance. Je ne voudrais pas faire honneur à l’écrivain anglais de tout ce que je lis à ce sujet dans la Revue française (p. 722). Il y a tel trait dont la responsabilité retombe sur le rapporteur infidèle : traduttore, traditore. Mais il en reste assez d’autres pour la gloire de l’auteur. Veut-il montrer, par exemple, que Pilate n’était pas libre, et que S. Luc rejette sa faute sur une fatale nécessité, il s’empare avidement de la phrase où l’évangéliste parle du gouverneur comme « obligé (necesse habebat) de relâcher aux Juifs un criminel pendant la pâque » : obligé de relâcher, donc de condamner ; de sauver un coupable, donc de perdre l’innocent ! Que pensez-vous de cette logique ?

Ce chapitre sur S. Luc n’occupe pas moins de 123 pages. L’auteur prend son temps, pour exprimer goutte à goutte et convertir en venin les sucs les plus savoureux et les plus salutaires.

Ce n’est pas qu’en y regardent de près, il ne fût possible d’établir un contraste aussi instructif qu’intéressant entre S. Matthieu et S. Luc. Ils ont écrit dans des circonstances différentes, pour des lecteurs et pour des besoins qui n’étaient pas les mêmes, et chacun d’eux a choisi et disposé ses matériaux selon son dessein. S. Luc adressant son ouvrage à des Grecs ou à des Romains, à une époque où l’endurcissement des Juifs était déjà presque consommé, devait supprimer une foule de traits qui avaient eu une importance capitale dans la controverse avec ces derniers. Il était naturel qu’il y substituât avec avantage d’autres incidents historiques, d’autres instructions et paraboles où se dévoilait la miséricordieuse charité du Sauveur envers tous les hommes, sans distinction de race ni de climat. On dirait que tous deux ensemble ont pris à tâche de commenter ce mot de S. Paul (Rom., XV, 8, 9) : « Le Christ a été l’apôtre des circoncis, pour montrer la fidélité de Dieu et accomplir sa promesse envers nos pères ; mais les Gentils sont appelés à l’adorer par un mouvement de sa pure miséricorde. » S. Matthieu a démontré la première moitié de ce texte, et S. Luc en a merveilleusement éclairci la seconde. Où est la contradiction ? Quand M. A. Réville ou M. Michel Nicolas se persuadent que chaque évangéliste a jeté dans son livre tout son savoir, et en concluent que ce qu’ils n’ont pas dit, ils l’ont ignoré, cela vaut à peu près M. Renan coupant en deux l’évangile de S. Jean, approuvant les récits comme authentiques, et réprouvant les discours comme supposés, sans s’apercevoir que les récits sont faits pour les discours, et qu’ils s’adaptent les uns aux autres ainsi que l’œil à son orbite. Ces Messieurs font de la critique à grands coups d’épée, comme Alexandre tranchait le nœud qu’il ne savait pas défaire. Ils déchirent et font voler en éclats les pages vénérées de nos saints livres. Mais je les avertis que la postérité s’étonnera de ce vandalisme, presque autant que de la licence d’opinions qui l’inspire.

Ces procédés au reste sont plus vieux qu’on ne pense ; ils sont renouvelés du gnosticisme. Marcion tronquait S. Luc ; Valentin gardait S. Jean tout entier, mais l’expliquait si bien qu’il y trouvait tout son plérôme ; un troisième produisait avec un air de mystère un écrit inconnu jusqu’à lui, mais qui descendait infailliblement de l’un des apôtres, par un canal secret et fidèle. Tout cela rappelle trait pour trait le christianisme ésotérique qu’on nous propose à croire, avec les procédés violents d’exégèse et de critique dont on l’appuie.

 

 

 

III

 

 

Malgré tout, il reste encore des textes en assez grand nombre, qu’il est impossible de supprimer et d’expliquer. Qu’en faire donc ? les oublier, et arranger l’histoire sans eux. Que l’auteur me permette de lui en rappeler quelques-uns, et de lui en demander compte.

Voici en quatre mots sa théorie historique, et les anneaux dont il en compose la chaîne : Existence déjà vieille d’un enseignement secret dans la Judée lors de l’apparition de Jésus-Christ. Jésus s’y fait initier, se l’approprie, et le confie mystérieusement à quelques-uns de ses disciples. Ceux-ci le transmettent à leur tour à l’Église, en secret d’abord et à un petit nombre par la crainte de la persécution, puis au plein jour, vers la fin du IIe siècle. Je cherche l’appui de toutes ces hypothèses.

Qu’il y ait eu en Judée parmi les Esséniens une doctrine secrète qu’ils s’engageaient par serment à ne point révéler, et qu’ils communiquaient à leurs novices après de longues et dures épreuves, Josèphe le dit, et je ne le conteste point. Mais le secret a été si bien gardé que nul ne sait encore en quoi il consistait. Ce qui est certain, c’est que les institutions de Moïse leur étaient chères, et qu’ils ne pouvaient songer à les détruire. Rien n’égalait leur respect pour le nom du saint législateur, et le blasphémer était à leurs yeux un crime digne de mort. Le sabbat était observé par eux plus rigoureusement encore que par le corps de la nation. Ils aimaient l’enseignement en paraboles et les explications allégoriques de la Bible ; mais ces allégories tendaient surtout à la morale dont ils s’occupaient plus que d’études spéculatives. Après tout, ce goût de l’allégorie leur était commun avec beaucoup d’autres, et ne nous apprend rien sur leur doctrine. Un mot de Josèphe ferait croire qu’elle roulait en grande partie sur les anges, auxquels ils rendaient peut-être un culte superstitieux et mal réglé. « Ils conservent avec soin, dit l’historien de la guerre des Juifs (1. II, 8, 7), les livres de leur secte et les noms des anges. » On croit entrevoir ici la source de la cabbale et de la gnose. La première se perpétua parmi les Juifs sous l’ombre du mystère. La seconde désola l’Église pendant plusieurs siècles, et fit plus pour la détruire, s’il avait été possible, que toute la puissance des Césars. Elle eut certainement des racines dans le judaïsme. Son affinité avec la cabbale d’une part, et d’autre part la manière dont les apôtres la combattent déjà dans leurs écrits sous le nom de « fables judaïques » ne permettent pas d’en douter. Ce gnosticisme rudimentaire, si je puis parler ainsi, tel que le prêcha Cérinthe, n’a rien de ces immoralités révoltantes qui déshonorèrent la plupart des sectes entées sur lui. Le judaïsme ne pouvait enfanter d’aussi ignobles théories. Simon le Samaritain et d’autres sectaires, connus sous le nom de Nicolaïtes, et sortis vraisemblablement des rangs du paganisme, en furent les propagateurs au Ier siècle. Ce que prétendit Cérinthe, c’était, en conservant la loi de Moïse, et par conséquent la décence dans les mœurs, reléguer le Dieu suprême loin de tout commerce avec le monde, sous prétexte de l’exalter, et attribuer aux anges non seulement le gouvernement mais la création de l’univers. Il niait la virginité de Marie, et Jésus n’était, à ses yeux, qu’un pur homme conçu selon les voies ordinaires, sur lequel une vertu céleste, qu’il nommait le Christ, était descendue au moment de son baptême. Puis cette vertu l’avait abandonné pendant sa passion pour remonter à sa source. Tout incomplet qu’il est, cet exposé que nous prenons dans S. Irénée, ferait croire que Cérinthe n’était pas éloigné d’admettre ces émanations d’éons (ou vertus célestes) s’engendrant les uns les autres, et ces généalogies interminables dont se moque S. Paul. Mais que ce développement du système lui appartienne, ou qu’il vienne de ses disciples ou de ses émules, peu importe. Il sortit certainement du judaïsme, et assez probablement du mystérieux enseignement des Esséniens. S. Paul le combat partout, et plus directement dans ses épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens. Il lui déclare une guerre ouverte qui alla grandissant de jour en jour, et c’est là toute la reconnaissance que le christianisme doit à ces mystères dont il est inutile de sonder plus avant l’origine et la nature.

Peut-être me reprochera-t-on d’oublier d’importants et nombreux documents où la doctrine prétendue secrète se fait jour ; la version grecque des Septante, les livres de la Sagesse et de l’Ecclésiastique, celui d’Hénoch et d’autres encore. Je suis loin de les oublier. L’attaque dirigée contre des écrits que l’Église vénère comme canoniques, contre une version célèbre dont elle a fait usage pendant tant de siècles, et qui est encore officiellement autorisée chez les Grecs, ne me laisse pas insensible. J’ai recueilli les matériaux d’un travail assez étendu qui embrasserait, d’une part, l’exposé de la doctrine des Juifs de la dernière époque sur Dieu, sur le Verbe, sur la création, sur les anges bons et mauvais, sur la chute de l’homme, sur le Messie et la Rédemption ; d’autre part, le parallèle de cette doctrine avec les écrits de Moïse et des prophètes. J’espérais démontrer ainsi que le judaïsme, religion essentiellement progressive jusqu’à Jésus-Christ, s’était développé régulièrement sous le souffle de l’Esprit-Saint, et par une force vitale interne, en restant toujours fidèle à lui-même ; non par des emprunts faits au dehors, soit à l’orient, soit à la philosophie des Grecs. Mais ces recherches seraient ici superflues, et retarderaient trop les conclusions auxquelles j’ai hâte d’arriver. Les livres qu’on m’oppose étaient publics. Les Juifs avaient partout des synagogues. La version grecque de la Bible, avec les livres de l’Ecclésiastique et de la Sagesse, qu’on avait coutume d’y joindre, y était lue ; elle était seule en usage parmi eux, dans la Grèce comme à Rome et dans toutes les provinces occidentales de l’empire. Elle était vue avec faveur dans la Palestine même, et jusque dans Jérusalem où les Juifs alexandrins entre autres avaient leur synagogue. Ce qu’on a écrit de l’antipathie des rabbins contre cette version ne regarde qu’une époque plus récente 15.

Le livre d’Hénoch n’était pas non plus inconnu ; la citation qu’en fait S. Jude en est la preuve. M. Dillman, le dernier traducteur de cet ouvrage, démontre sans peine qu’il compta grand nombre de lecteurs, chez divers peuples, et en plusieurs langues. M’opposer des ouvrages si répandus, c’est renverser de ses propres mains la théorie qu’on faisait semblant de défendre.

Pour en finir avec les Esséniens, je remarquerai qu’au jugement de critiques renommés, indépendants, hostiles à nos croyances, et presque toujours opposés entre eux, cet institut ne fut pas un produit importé, mais qu’il naquit et se développa de lui-même comme une plante indigène sur le sol de la Judée. M. le professeur Éwald et M. Hilgenfeld, les deux écoles de Göttingen et de Tübingen, sont d’accord sur ce point.

Qu’on en pense, du reste, ce qu’on voudra, là n’est pas le fort du combat. Ce qu’il faudrait montrer, et à quoi l’on ne songe pas, c’est que le fils de Marie, l’humble ouvrier de Nazareth, se fit initier à leur secte, et leur déroba leur secret.

S’il est un fait notoire, attesté par tous les évangélistes, et que les Juifs n’ont jamais démenti, c’est que Jésus atteignit l’âge de trente ans et se produisit en public sans avoir jamais reçu les leçons d’aucun maître. Les habitants de Nazareth, plus capables d’en rendre témoignage que personne, ne l’eurent pas plus tôt entendu prêcher dans leur synagogue, que, ravis d’étonnement et d’une admiration qui se changea trop vite en un dépit homicide, ils s’écriaient : « D’où vient à celui-ci cette sagesse ? N’est-ce pas le fils de Joseph, artisan et fils artisan ? » Jérusalem entendit les mêmes exclamations, quand Jésus enseigna dans le temple, pendent la fête des Tabernacles, et qu’une foule émue se demandait : « Comment cet homme sait-il ce qu’il n’a pas appris ? » Quo modo hic litteras scit, cum non didicerit ? (Jean, VII, 15.) Avant d’initier un aspirant à leurs secrets, les maîtres de l’essénisme exigeaient de lui trois ans de probation. Comment Jésus eût-il rempli cette condition, à l’insu de tous ? Les membres de l’ordre se partageaient d’ailleurs en plusieurs classes ; et les anciens affectaient une telle supériorité sur les jeunes qu’ils s’estimaient souillés, et se purifiaient par le bain, si ceux-ci les avaient seulement touchés. Ils exerçaient, en outre, de terribles châtiments sur ceux qui se rendaient indignes de leur profession, et l’excommunication était parmi eux si redoutable, exposait à périr de misère celui qui en était atteint. Comment Jésus, en Le supposant initié, aurait-il pu violer le secret de l’ordre et le serment qu’il avait fait, secouer le joug des anciens et se choisir des disciples au dehors, sans qu’une clameur immense s’élevât contre lui ? Il n’en reste cependant aucune trace, ni dans la littérature juive, ni dans le Nouveau Testament, où les Esséniens ne sont pas même nommés.

Ceci n’est encore que la moitié de l’énigme. Car Jésus n’est pas le seul dont l’initiation soit à expliquer ; de S. Paul n’est pas moins nécessaire. Changé subitement de persécuteur en apôtre, il prêche aussitôt l’évangile, sens l’avoir appris d’aucun homme, et sa prédication se trouve être tellement conforme à celle du Maître, que les plus illustres des apôtres, S. Pierre, S. Jacques et S. Jean, ne trouvent rien à y reprendre, quand il la leur expose longtemps après. Loin d’affaiblir cette vérité, M. de Bunsen l’exagère plutôt, en nous présentant cet apôtre des Gentils comme le seul qui prêchât alors le véritable évangile. D’où l’avait-il appris ? Cette énigme n’en est pas une pour l’humble fidèle qui sait que le Sauveur, régnant dans la gloire, répand en un instant, quand il lui plaît, dans an vase d’élection les trésors de la science et de son amour. Mais un partisan du christianisme rationnel ne peut se contenter de cette solution. Il remontera plutôt par Gamaliel, dont Paul avait suivi les leçons, et par Siméon, jusqu’à Hillel, le plus célèbre des docteurs pharisiens. L’enseignement de cet illustre maître se trouva être identique à celui de Jésus. Paul s’aperçut enfin qu’il persécutait des frères. Sa curiosité, excitée par quelques légères indiscrétions, fit si bien qu’elle pénétra enfin tout le mystère, et dès lors il fut chrétien sans miracle, sans rien répudier des convictions de sa jeunesse. Le tour est ingénieux, et l’histoire serait ainsi faite, si l’histoire pouvait se passer de la vérité ; mais il serait plus simple et plus loyal de soutenir qu’il n’y avait pas de secret, et que tous étaient d’accord sur la doctrine ; que l’enseignement de Jésus, en développant les dogmes antiques, ne les attaquait point, et que les Pharisiens le firent mourir uniquement par haine et par envie, ne pouvant souffrir qu’il s’appliquât à lui-même tout ce qui avait été prédit du Messie. Car enfin l’enseignement d’Hillel n’était pas secret. Le nombre de disciples attirés à lui par la célébrité de sa science, par la facilité de son humeur, un peu aussi par le laxisme de sa morale, était, dit-on, prodigieux. Leur confiait-il à tous son secret ? Leur demandait-il quelque serment ? Josèphe, qui était pharisien, laisse-t-il soupçonner en sa secte rien de pareil ?

Donc à quoi bon chercher dans le pharisaïsme, après l’avoir cherchée dans l’essénisme, la source et la substance de nos dogmes ? Ce que les prophètes en avaient appris se transmettait non dans telle secte, mais dans l’enseignement traditionnel indépendant des opinions particulières de chacun. Malgré ce fonds commun aux hommes de l’Ancien et du Nouveau Testament, la lumière apportée par Jésus-Christ est telle que l’enseignement d’Hillel aboutit au Talmud, écrit par des hommes qui vénéraient sa mémoire et qui certainement ont subi son influence. L’enseignement du Sauveur éclate dans l’Évangile. Jamais on ne me fera croire que la trace du véritable Évangile ésotérique et spirituel soit plus visible dans la Mishna (partie la plus ancienne du Talmud) que dans S. Matthieu ou S. Marc.

L’énigme subsiste. Paul touché par la main de Jésus est devenu un nouvel homme. La transformation dans l’esprit et dans le cœur ne saurait être plus complète. C’est lui qui le déclare en cent endroits, et les faits parlent aussi haut que sa bouche. Encore une fois, dites-moi, de grâce, d’où lui vient se doctrine. J’attends une réponse qui me satisfasse pour passer aussitôt à d’autres difficultés qui m’inquiètent.

J’ai médité en moi-même ce que pourrait être ce double enseignement qu’on ne craint pas d’attribuer à Jésus-Christ. Plus j’ai approfondi cette pensée, et plus il m’a été impossible d’y découvrir autre chose qu’un outrage gratuit fait à la personne du Fils de Dieu, une fable démentie et par la perfection morale de son caractère et par l’éclat de ses miracles, et par les textes les plus formels de l’Évangile.

S’il suffisait, pour être taxé d’un double enseignement, de savoir proportionner ses leçons à la portée de ceux qui les reçoivent, de procéder avec ordre et méthode, de poser les principes avant d’en tirer les conséquences, de ne pas accabler les esprits encore faibles par les théories les plus sublimes et les plus difficiles, de donner, selon le langage de l’apôtre, du lait aux enfants et une nourriture plus forte aux parfaits, tout maître sensé aurait un enseignement multiple, et aussi diversifié que le nombre de ses disciples. Ce n’est pas apparemment ce qu’on veut dire. Ou l’on ne s’entend pas soi-même, ou l’on parle de deux doctrines séparées, indépendantes l’une de l’autre, opposées même ou quant à la lettre ou quant à l’esprit. Ces philosophes de la Grèce avaient un double enseignement, qui, révérant extérieurement les dieux nationaux, n’en parlaient qu’avec mépris à leurs intimes, soit qu’ils inclinassent vers l’athéisme, soit que, plus éclairés et plus heureux, ils adorassent dans leur cœur le seul Dieu véritable. L’enseignement est double aussi dans ces sociétés occultes, si justement réprouvées par l’Église, qui, sous quelques apparences de respect pour le christianisme, n’aspirent qu’à sa ruine, et en soufflant la haine à leurs adeptes.

Ô Jésus, ô mon maître, qu’avez-vous fait pour mériter qu’on vous imputât une duplicité pareille ? Nous avons votre portrait peint d’après nature. Le modèle achevé de toutes les vertus qui reluit en votre personne est aussi vrai qu’il est inimitable. Il dépasse de si haut le type idéal qu’un docteur de Jérusalem pouvait se former du vrai sage, il est tellement supérieur aux préjugés étroits des Juifs qui ont goûté le bonheur de vous voir et de vous entendre, que nul d’entre eux n’aurait pu le retracer par la plume, s’il ne l’avait vu d’abord vivant et réalisé sous ses yeux. J.-J. Rousseau l’a dit avant moi, et j’aime à répéter sa parole : « Ce n’est pas ainsi qu’on invente ; l’inventeur serait plus admirable que le héros. »

Quel homme met-on à la place de ce modèle ? Un sectaire parjure qui, à peine initié à une doctrine occulte, trouve bon de s’en parer comme d’un produit de son propre génie, et de la faire tourner adroitement à son avantage personnel. Enflé d’une sagesse d’emprunt, il n’a plus aucun souci de l’honneur, de la foi du serment, de la probité la plus vulgaire. Il s’entoure de disciples ignorants pour les éblouir par un appareil de science, et leur persuader qu’il est le Messie, le Roi d’Israël attendu depuis de longs siècles, le Fils de Dieu un avec son Père, le Verbe manifesté dans la chair. À ce dérèglement du cœur et de l’imagination, il joint la dissimulation la plus insigne, et affecte un respect extérieur pour les institutions nationales dont il médite le renversement. Rien ne lui coûte pourvu qu’il s’élève sur tant de ruines, et se fasse adorer comme un Dieu du nord au midi, du levant au couchant. Le premier qui ait fait fleurir sur la terre l’humilité véritable et la piété solide envers Dieu, n’y serait parvenu que par l’hypocrisie et le sacrilège. Le christianisme serait sorti d’une infamie, et le mot de Voltaire..., qu’on n’ose répéter, serait juste ! M. Renan est mille fois plus honnête : « On n’a point d’exemple, dit-il (Vie de Jésus, p. XXVII), dans le monde apostolique d’un faux de ce genre, d’une supercherie que l’auteur s’avouait à lui-même. »

Donc, au nom de la dignité humaine outragée, je proteste de toute l’énergie de mon âme contre cette hypothèse dégradante.

Au nom du Dieu trois fois saint qui ratifiait par d’innombrables miracles la mission et la parole de son Christ, je proteste plus haut encore. Que pense de ces miracles le novateur téméraire ? Il ne veut pas s’en occuper. Mais ils subsistent, malgré ce silence affecté, et ils subsisteront à jamais pour affermir les âmes droites, et confondre les aveugles volontaires, quand paraîtra le juge qu’on ne trompe point.

Et si la dignité humaine est peu de chose, et si le nom de Dieu n’a plus d’écho dans une âme distraite, hé bien ! je protesterai au nom de ces textes mêmes qu’on a l’air d’invoquer, mais qu’on torture pour les contraindre à dire ce qu’ils ignorent. Car où trouver dans l’Évangile la trace la plus légère de cette doctrine double ? Vous en appelez aux paraboles que Jésus expliquait en particulier à ses disciples. Mais cet argument ne vous contente pas vous-même, et vous en sentez tout le vide. S. Matthieu a donné la clef des paraboles, et pourtant, à vous en croire, le secret dont vous amusez vos lecteurs aurait duré plus d’un siècle après lui. Vous en appelez à S. Jean. Mais ce bien-aimé disciple vous confond, puisque c’est en public, à Jérusalem, et dans le temple, au milieu des fêtes les plus solennelles, en présence des docteurs et du peuple, devant l’innombrable multitude qui affluait en ces jours-là dans la ville sainte, qu’il fait tenir au Sauveur la plupart des discours qu’il en rapporte.

C’est aussi lui qui nous a transmis la réponse du Sauveur, interrogé par le grand-prêtre sur sa doctrine. Elle mérite d’être ici rappelée : « J’ai, dit-il, parlé ouvertement au monde. J’ai toujours enseigné dans la synagogue et dans le temple où tous les Juifs se rassemblent, et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interrogez-vous ? Interrogez ceux qui m’ont entendu. Ils savent ce que je leur ai dit. » (Jean, XVIII, 20, 21.)

Si le disciple qui eut le plus de part aux confidences de son maître a recueilli cette parole, c’est qu’il la jugeait vraie, sincère, irréprochable. Que vaut, à l’encontre d’un témoin si éclairé, la vaine conjecture d’hommes venus au monde dix-huit siècles plus tard !

Vous opposez les textes aux textes. Sachez en saisir l’esprit, et tout s’accorde. La science sacrée de la théologie s’enseignera toujours devant un auditoire choisi et restreint. Le professeur qui, se séparant de ses élèves, leur dirait pour dernier adieu : « Ce que vous avez appris à huis clos, vous le proclamerez sur les toits », serait-il considéré comme le propagateur d’une science occulte ?

La modestie, ne la confondez pas non plus avec l’hypocrisie. Si Jésus entouré dans la Galilée d’une population enthousiaste, prête à ceindre son front du diadème et à s’armer pour sa cause, ne leur dit pas explicitement qui il est, s’il se contente de demi-révélations, s’il met tout l’effort de son zèle à déraciner en eux le préjugé funeste d’un règne politique et temporel, s’il les prépare ainsi à recevoir sans danger de plus hautes et plus saintes communications sur sa nature divine, est-ce prudence ou dissimulation ? Il leur enseigne l’humilité, la patience, la mansuétude, la miséricorde, comme les seules voies pour entrer en son royaume. Quand ces maximes auront pénétré leur âme et commenceront à y germer, quand il les verra disposés à sacrifier les intérêts mesquins de la terre à des biens plus nobles et plus solides, il déchirera le voile qui le couvre, voile si transparent du reste qu’un esprit attentif à ses œuvres et à ses discours ne pouvait conserver le moindre doute sur sa personne.

Malheureux ceux que la dissipation des sens et le goût des joies terrestres ont privés d’une plus grande lumière ! Jésus se révèle dans la mesure qu’il lui plaît, mais à chacun plus qu’il ne mérite. Il s’ouvre à la Samaritaine et aux humbles habitants de Sichem. Il se déclare aussi dans Jérusalem, en face de ses envieux, et sachant que cette déclaration authentique lui coûtera la vie. Sa prudence n’est donc pas pusillanime.

Le monde avait besoin d’un témoignage qu’il fut impossible d’obscurcir, et qui portât son fruit après la mort de Jésus-Christ ; il avait besoin d’un exemple de force et de magnanimité qui soutînt le courage des martyrs, et nous apprît ce que vaut la vérité. Ce témoignage et cet exemple, le maître les a donnés, et ses premiers disciples en ont recueilli le premier fruit. Ont-ils eu peur quand, au sortir du cénacle, paraissant pour la première fois devant la foule déicide, ils ont dit à ces hommes par la bouche de Pierre, sans colère, mais aussi sans détour : « Vous avez tué l’auteur de la vie ! » Que les princes de la nation s’alarment, qu’ils les chargent de chaînes, qu’ils les battent de verges, ces généreux athlètes se réjouissent d’avoir souffert cet opprobre pour le nom de Jésus ; ils déclarent qu’ils obéiront à Dieu plutôt qu’aux hommes, et qu’ils ne peuvent taire ce qu’ils ont vu et entendu. Savez-vous ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été accessibles à la crainte ? Ils auraient fait alors ce que vous faites aujourd’hui. Ils auraient moins parlé de la croix et de celui qu’on y avait attaché. Ils auraient laissé dans l’ombre ce nom odieux et cet instrument de supplice, qui soulevaient contre eux les mépris, les animosités et les haines. Ils auraient dit : « Nous sommes des Esséniens qui adorons le Dieu unique et invisible », sauf à sous-entendre le Dieu impersonnel. Nul ne les aurait inquiétés, mais le monde n’eût pas été sauvé.

Ils ont fait tout le contraire. « À Dieu ne plaise, s’écrie chacun d’eux à l’envi, que je me glorifie, si ce n’est dans la croix de Jésus ! Jésus est ma vie ; sa doctrine ne me satisfait pas sans lui. Je la crois parce qu’elle émane de lui, Vérité substantielle, éternelle, infinie. Je n’ai d’espérance qu’en lui, et ne puis être lavé que dans son sang. Sa charité me presse, m’enlève et m’attache à sa croix. Ce qu’est à mon corps l’air que je respire, ce qu’est la sève dans la plante, et le sang dans les veines, Jésus crucifié l’est pour moi, et plus encore. » Et ce ne sont pas seulement les premiers apôtres, qui, après avoir savouré tout le charme d’une familiarité sainte avec leur maître, pensent et parlent ainsi ; c’est Paul, Paul qui n’avait point vécu dans sa compagnie, que l’amour transporte, et qui remplit ses divines épîtres des élans impétueux qu’il ne peut contenir en son âme. Il meurt du désir de le voir, il attend la mort comme un gain, il appelle de tous ses vœux la dissolution de son corps pour se réunir à Jésus-Christ. Il porte un défi audacieux à toutes les créatures hautes et basses, visibles et invisibles, présentes et futures, de le séparer de cet amour. En lui, il contemple le commencement, le milieu et la fin de toutes choses. En lui et par lui il contemple surtout les chrétiens unis d’un lien si étroit et si fort, mais si doux et si souple, qu’il ne trouve aucune image plus juste pour en donner une idée, que celle d’un corps vivant avec la diversité de ses membres et l’harmonie de ses jointures. En Jésus, il n’y a plus d’esclave ni de libre, de Juif ni de Gentil, de Grec ni de Barbare, d’homme ni de femme, mais une seule créature nouvelle, un même corps, un même esprit, une même pensée, un même cœur et une même âme.

Cet amour n’est point naturel ; l’esprit qui l’inspire ne souffle point de la terre ; il ne peut venir que du ciel : « Si jadis nous avons connu le Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus de cette sorte. Le vieux levain est ôté, et tout est nouveau présentement. » (II Cor., v, 16, 17.) S. Paul, de qui sont ces paroles, les prononce, si je ne me trompe, au nom de tous les apôtres pour les exalter tous ensemble, en paraissant ne faire que sa propre apologie. Personnellement il n’avait jamais brûlé pour le Sauveur que de l’amour le plus spirituel et le plus épuré. Mais il oppose à l’affection encore imparfaite et trop humaine que ses collègues avaient eue pour Jésus vivant au milieu d’eux, la pureté céleste et la force incomparable de l’amour dont ils se consument pour lui désormais.

Tel est le fond de la religion des apôtres ; et ce qu’on a osé écrire dans une intention blasphématoire, que Jésus réduisait tout à son amour, est vrai dans un sens infiniment plus noble et plus sublime. L’amour de Jésus les crucifiait, et changeait pour eux les épines en roses, et les tourments en délices. L’amour de Jésus les unissait et fondait leurs cœurs en un, comme la cire à l’approche du feu.

Il est donc impossible qu’ils aient manqué de courage ou de concert dans le témoignage qu’ils avaient mission de lui rendre. Non, leur courage n’a jamais failli. Ceux qui ne rougissaient pas de la croix s’étaient fait un front à ne rougir de rien, sinon de la lâcheté et du mensonge. Ceux qui ne tremblaient pas devant elle ne tremblaient que devant l’opprobre du péché. Ceux qui ne voyaient rien que de beau, que d’aimable en Jésus, le voulaient faire connaître tout entier. S’il y a eu progrès, ce n’a point été dans la mesure de vérité qu’ils répandaient sur les hommes, mais dans l’énergie de l’affirmation qui croissait à proportion des efforts par lesquels on voulait l’étouffer. S. Matthieu ne prend aucune précaution contre le doute ; les faits étaient trop récents et trop notoires en Palestine pour qu’il en fût besoin. Tout au plus mentionne-t-il en passant l’argent donné aux soldats romains pour accréditer la fable du corps enlevé du sépulcre pendant leur sommeil. C’est la même sécurité dans S. Marc qui écrit sous les yeux de S. Pierre, pour des chrétiens instruits par cet apôtre, dont la parole lui sert de garant. Mais S. Luc, dont les titres à la confiance pouvaient paraître moins évidents, ne se dispense pas d’en appeler aux sources sûres auxquelles il a puisé. De faux docteurs veulent-ils ruiner la foi à la résurrection ? S. Paul en frémit d’indignation. Et prenant pour point de départ la résurrection de Jésus-Christ, il en énumère les témoins. Il insiste sur leur accord. Il s’écrie : « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine, vaine aussi notre foi. Nous sommes de faux témoins contre Dieu même. Nous n’avons rien à espérer après la mort, et nous sommes les plus misérables de tous les hommes, puisque nous avons déjà sacrifié le bonheur de la vie présente. »

S. Pierre à son tour, dans son grand âge, encore tout ému de la vision du Thabor, à la veille de sa mort et au milieu, pour ainsi dire, des apprêts de son martyre, avec une énergie sereine et une conscience sûre d’elle-même, s’adresse à tous les fidèles pour attester ce qu’il a vu : « Ce n’est point, écrit-il, (II Petr., I, 16, 18,) en nous attachant à des fictions ingénieuses ou savantes 16 que nous vous avons fait connaître la puissance et l’avènement de Notre Seigneur Jésus-Christ, mais après avoir contemplé de nos yeux (έποπται) sa majesté.

Car il reçut de Dieu le Père l’honneur et la gloire, quand cette voix descendit sur lui du trône glorieux de la magnificence : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toutes mes complaisances ; écoutez-le. » Et cette voix apportée du ciel, nous l’avons entendue nous-même, lorsque nous étions avec lui sur la montagne sainte. »

Et quand S. Pierre et S. Paul eurent disparu de la scène, moissonnés par l’homme ennemi que leur témoignage importunait, quand une nouvelle génération eut pris leur place, et que les schismes et les hérésies s’efforcèrent de l’envahir, le bien-aimé disciple, réservé pour la dernière heure, releva son front penché vers la tombe et jeta dans la balance le poids de sa déposition dernière : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et touché par nos mains, du Verbe de vie : (car la Vie s’est manifestée ; nous l’avons vue, nous l’attestons et nous vous l’annonçons, cette Vie éternelle qui nous est apparue ;) ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, etc. » C’est ainsi qu’il s’exprime dans la lettre qui sert de préface à son évangile 17 ; et quand il a achevé le récit de la vie, de la mort et de la résurrection du Sauveur, il revient à la forme épistolaire, et scelle tout ce qu’il a écrit en affirmant la certitude de ce qu’il a dit : « C’est ce disciple qui rend témoignage de ces choses et qui les a écrites ; et nous savons que son témoignage est vrai 18. »

On éprouve une joie délicieuse et une indicible consolation en repassant dans son esprit tous ces traits d’une conviction profonde, éclairée, courageuse, qui s’illumine d’une clarté plus vive en face de la mort, et l’on répète avec S. Paul : Non, je ne me suis point trompé ; « je sais à qui j’ai cru, et je suis certain qu’il est puissant pour garder mon dépôt jusqu’au dernier jour. » (II Tim., I, 12.)

Ces témoignages ont une valeur absolue ; ils portent également et sur la doctrine et sur les faits historiques qui la protègent, la garantissent et l’éclairent. Il n’est pas possible de les diviser, puisque, selon l’enseignement apostolique, et les faits et la doctrine sont également l’objet nécessaire de notre foi.

« Ces choses ont été écrites, dit le dernier évangéliste à la fin de son livre (Jean, XX, 31), afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et afin que croyant, vous ayez la vie en son nom. »

S’il était nécessaire d’écrire ces choses, il était aussi nécessaire de les prêcher ; et soutenir que S. Jean n’en avait rien dit pendant soixante-dix ans d’apostolat, que, même après les avoir écrites, il ne les publia point, et que son livre resta caché jusqu’à la fin du second siècle, c’est avancer un paradoxe si incroyable qu’on a honte de le réfuter. C’est prétendre que l’apôtre de la dilection a refusé à l’Église un aliment nécessaire, et qu’il a laissé périr les âmes, quand quelques mots suffisaient pour les sauver.

Le témoignage des apôtres est donc un témoignage sincère, courageux, plein et sans réticences lâches et criminelles. C’est aussi un témoignage uniforme, unanime et identique. Non, l’un n’a pas renversé ce que l’autre édifiait. Tous ont vécu de la même foi, de la même espérance et du même amour : unum corpus, una fides, unus spiritus... in una spe vocationis. S. Pierre, en sa seconde épître, nomme avec honneur Paul son frère bien-aimé (charissimus frater noster Paulus), et met ses lettres, célèbres dès lors, sur le même rang que les livres inspirés. Mais quand il serait vrai, comme les hétérodoxes le prétendent, que cette épître n’est pas de lui, il faudrait encore avouer que l’auteur de la fraude, pour la rendre croyable, n’a pu se dispenser de suivre les idées généralement reçues. L’union très étroite des deux apôtres dans la vie et dans la mort était par conséquent un fait notoire, à l’abri de toute contestation.

S. Luc, le disciple chéri de Paul, a écrit le livre des Actes dans un tel esprit de charité, et y suppose partout une union si parfaite entre les apôtres, que les novateurs n’ont d’autre ressource que de ranger encore ce livre parmi les apocryphes : opinion désespérée dans laquelle M. Renan n’a pu les suivre. Il faut lui rendre cette justice qu’il déclare l’authenticité des Actes parfaitement inattaquable.

S. Paul enfin, celui-là même qu’on essaye de transformer en victime innocente de l’injustice et de la jalousie de ses frères, S. Paul se prévaut hautement de cet accord où il vit avec eux, dans cette même épître dont on s’arme contre nous. Il a fait exprès le voyage de Jérusalem, après d’immenses succès obtenus parmi les Grecs de l’Asie mineure. Il a conféré avec les trois colonnes de l’Église, providentiellement réunies en ce moment dans la capitale du judaïsme. Il leur a exposé ses travaux et sa doctrine. Il n’en a reçu que des félicitations et des encouragements. Ils sont convenus entre eux de se partager le travail, et ont donné à Paul toute la gentilité pour son partage. De cette diversité de ministère a dû découler quelque diversité dans la conduite. Par honneur pour l’origine divine de leurs lois, on permettait aux Juifs d’y rester fidèles après leur baptême ; mais on ne souffrait pas qu’ils voulussent astreindre les Gentils à tant de pratiques gênantes et désormais abolies. Tous étaient d’accord sur ce point. Voici en quoi ils différaient. S. Jacques, établi sur le siège épiscopal de Jérusalem, toujours mêlé aux seuls Juifs, continua personnellement à se conformer à leurs usages. S. Paul au contraire fut engagé, par la nécessité même de son ministère au milieu des nations païennes, à s’en affranchir le plus souvent ; ce qui ne l’empêchait pas de s’y assujettir lui-même dans les occasions où la prudence le conseillait. Il se fit, selon son propre langage, juif avec les Juifs, et gentil avec les Gentils. S. Pierre, qui se donnait à tous, qui séjourna successivement en Palestine, à Antioche et à Rome, n’eut pas à cet égard d’autre règle de conduite que le grand apôtre. Mais, qui ne sait qu’en des questions livrées à l’appréciation des hommes, les mêmes règles reçoivent tous les jours des applications diverses ? Un jour donc, étant à Antioche, Pierre hésita sur le parti le plus sage à prendre. Il avait près de lui des Gentils avec lesquels il vivait librement, quand arrivèrent des Juifs venus de Jérusalem, et fortement attachés aux prescriptions du rituel mosaïque. Que faire ? La condescendance pour l’infirmité de ces derniers l’emporta dans son cœur. Pour l’amour d’eux, il se sépara momentanément de ceux qui ne suivaient pas leurs pratiques. Il eut tort, j’y consens, d’humilier et de contrister ainsi cette partie du troupeau qu’il eût dû plutôt porter dans ses bras. Paul, zélé pour la liberté de l’Évangile, l’en reprit, et Pierre répara noblement sa méprise. Voilà le thème, l’unique thème de tous ces poèmes ennuyeux et fort peu homériques dont l’incrédulité systématique ne se lasse point d’assourdir nos oreilles.

Si, comme on se l’imagine, S. Paul avait été seul contre tous, ces déchirements entre les pasteurs auraient agité l’Église de violentes secousses, et la tradition en eût conservé le triste souvenir. Disons mieux, l’édifice encore mal affermi, battu par tant d’orages au dehors, et miné au dedans par la discorde, n’aurait offert tôt après que le spectacle d’une grande ruine : regnum contra seipsum divisum desolabitur, et domus supra domum cadet.

Je n’ai plus qu’un mot à dire sur les temps qui suivirent la mort des apôtres. M. de Bunsen a embrassé les deux premiers siècles dans ses investigations. Sans le suivre dans tous ses écarts, je veux expliquer au moins cette loi fameuse du secret, qui mal comprise laisserait planer quelque nuage sur la question que j’ai tâché d’éclaircir.

Le courage des hommes qui ont fondé la société chrétienne ne fut jamais téméraire. L’ordre et la méthode ne sont pas opposés à l’Esprit de Dieu ; ce sont des biens que nul autant que l’Église n’a contribué à répandre et à faire aimer. On ne sera donc pas surpris de la voir dès son origine adopter un ordre à peu près constant, et tracé par la raison même, pour l’instruction des infidèles ou des catéchumènes qu’elle préparait au baptême.

Cet ordre est indiqué par S. Paul dans l’épître aux Hébreux. On traitait d’abord de la pénitence, nécessaire pour préparer les âmes aux communications célestes, puis de la foi en Dieu, du baptême, de la confirmation, de la résurrection des morts et du jugement futur. En étudiant les discours rapportés dans les Actes, et la pratique de l’Église durant les siècles suivants, on se convainc que cette marche fut assez uniforme. Le symbole est désigné déjà par ses premiers et ses derniers mots, comme dans S. Irénée : « la foi en Dieu..., la résurrection de la chair, le jugement final et éternel ». Dans la plupart des églises, on n’en confiait le texte aux catéchumènes que peu de jours avant leur baptême. Mais ils en connaissaient déjà la substance qu’on ne se bornait pas à leur expliquer avec soin, et sur laquelle on les obligeait de plus à répondre aux interrogations du pasteur. L’explication des rites et des sens cachés que l’Église a toujours eu soin d’y rattacher, certains développements plus relevés de la doctrine, étaient réservés pour les jours qui suivaient la cérémonie du baptême, ou, comme on parlait alors, de l’illumination mystique. Il y eut donc quelque mesure à garder, et un véritable secret prescrit à l’égard des infidèles. Les mystères voilés sous le silence étaient surtout ceux de la Trinité et de l’Eucharistie. On en devine la raison. Ces dogmes mal compris pouvaient revêtir pour des esprits grossiers je ne sais quelle apparence de polythéisme. Cette loi dura plus longtemps que ne le dit M. Burnouf, égaré par un guide peu sûr. Il n’est pas besoin d’avoir longtemps feuilleté S. Jean Chrysostome pour avoir été frappé de cette formule qui lui est familière à propos de l’Eucharistie : norunt initiati, « les initiés me comprennent ». La présence des infidèles aux instructions des pasteurs n’était donc pas un obstacle insurmontable au maintien de cette discipline. Les initiés s’entendaient à demi-mot. Et c’est à quoi des critiques, savants d’ailleurs, n’ont pas toujours fait assez d’attention quand, de quelques locutions obscures ou peu précises, ils ont tiré des conséquences précipitées contre l’orthodoxie d’anciens écrivains ecclésiastiques, ou même contre l’antiquité de nos croyances.

Mais si l’Église usa de cette sage réserve à l’égard des étrangers, jamais elle ne déroba aucune partie de son enseignement dogmatique à ses enfants. Le fait est certain, et je l’affirme sans crainte d’être démenti. Seules, les formules consécratoires employées dans l’administration des sacrements, ou dans la célébration du sacrifice, furent tenues plus secrètes, et communiquées aux prêtres seuls. Il suffisait aux fidèles d’en connaître le but, l’esprit, et la valeur dogmatique.

Je me suis efforcé de répondre à tout ce qui m’a paru mériter une réponse dans un livre qui sera vite oublié, s’il ne l’est déjà, mais dont l’annonce fastueuse pouvait offrir plus de danger que le livre même. Puissé-je avoir réussi à conjurer ce péril ? Et puissent des hommes trop prompts à s’armer contre le Christ comprendre enfin qu’il n’est pas facile d’arracher une seule pierre de l’édifice bâti par sa main.

Mais quand il leur eût été donné de prévaloir en ce point, quand ils auraient établi, ce qu’ils ne feront jamais, que nos dogmes furent prêchés quelque part hors de la Judée avant Jésus-Christ, qu’ils sachent qu’ils n’en seraient pas plus avancés. Ils auraient nui à l’Église sans aucun profit réel pour leur cause. Car enfin, il y a dans le christianisme autre chose qu’un enseignement purement spéculatif. Quelque nécessaire et saint qu’il puisse être, cet enseignement livré à lui-même ne se serait jamais fondé, ni maintenu, et surtout n’aurait pas opéré la réforme des mœurs. Le dogme ne subsiste que par l’Église, et si vous en doutez, regardez la confusion où tombent tous les jours les sociétés qui s’en séparent. Le peu de christianisme qui s’y conserve n’a d’autre cause que l’influence qu’elles ont subie jadis pendant ces siècles plus heureux où elles étaient dociles à leur mère. Le lait dont cette mère les a nourries les préserve encore d’une dissolution totale après de si longs égarements.

Il faudra donc trouver aussi quelque part le type et le modèle de l’Église. Il faudra tout au moins expliquer sa force et sa stabilité. Un illustre publiciste en a cherché le secret dans le principe accepté par tous les fidèles de son infaillible autorité. C’était reculer la difficulté sans la résoudre. C’était toujours la fable indienne qui fait reposer le monde sur une tortue, et qui oublie de dire sur quoi repose la tortue. Il eût fallu montrer comment ce principe d’autorité a pu prévaloir et se perpétuer parmi tant d’orages, comment il se conserve encore dans l’état de nos mœurs et de nos institutions modernes.

Il n’y a à cela qu’une explication raisonnable, et c’est un prophète qui nous la suggère. « Je vis, dit Ézéchiel, le Seigneur, porté sur son char, s’avancer vers le nouveau temple bâti sur la sainte montagne. Les pièces de ce char mystérieux n’étaient point unies ni mues par machines et par ressorts ; mais elles étaient pleines de l’esprit vivificateur qui en était l’unique lien et l’unique mobile ; quatre chérubins offrant l’aspect d’un bataillon carré en étaient la partie principale et portaient le Seigneur sur leurs ailes étendues. Afin d’obéir sans aucun retard à l’impulsion qui leur était communiquée, et de se mouvoir avec une égale facilité vers les quatre points du ciel, sans jamais se détourner pour prendre une direction nouvelle, ils avaient quatre têtes, quatre ailes et des membres inférieurs flexibles en tous sens. Les roues placées au-dessous des coursiers étaient formées de deux cercles égaux et concentriques qui se coupaient à angles droits. Le même Esprit qui animait les chérubins vivifiait aussi les roues. Tout était mû par une seule et même force vitale, et cette force était celle de Dieu. » Voilà l’Église, libre dans les fers, étendant ses conquêtes vers les quatre vents du ciel, toujours unie par la puissance de l’Esprit qui la possède, et toujours vivante parce que cet Esprit ne meurt point.

Le même prophète qui nous a montré le Fils de Dieu porté sur ce char glorieux pour prendre possession de son temple et de son royaume, nous rapporte encore une autre vision. Du côté droit du temple et de ses fondations sortait une eau limpide, un faible ruisseau qui s’écoulant dans la vallée grossissait à vue d’œil, et devint un fleuve qu’on ne pouvait traverser qu’à la nage. Cette eau, après avoir arrosé la Palestine, alla se décharger dans la mer Morte, dans ce lac fameux par les souvenirs de Sodome et par l’insalubrité de ses eaux, où nul être vivant ne se conserve. Ce fut le remède à côté du poison. L’eau pure, en se mêlant aux eaux amères, en corrigea si bien l’amertume et les miasmes pestilentiels, que la vie succéda soudain à la mort, et qu’une incroyable abondance de poissons se joua dans les abîmes et sur les bords du lac assaini. Il ne faut pas chercher longtemps le sens de cette allégorie. L’humanité sainte de Jésus-Christ, son âme et son corps sacrés sont le vrai temple de sa divinité. De son côté droit percé par la lance sort, avec l’eau du baptême, l’eau invisible de la grâce qui arrose et fertilise la terre. Cette eau traverse d’abord la Palestine, car ce fut là que l’Évangile fut prêché en premier lieu, et que le baptême forma le premier troupeau de fidèles. Mais bientôt elle se répand plus loin, et se décharge enfin dans la mer Morte ; ce qui veut dire que la grâce atteint un monde plus vaste que l’Océan, noyé dans une mer d’ignorance, d’abomination et d’ignominie. Ces grandes eaux du siècle, si stériles et si corrosives qu’aucun germe ne s’y développait, sont guéries, purifiées et fécondées par la puissance de ce contact, et les chrétiens régénérés par le baptême offrent l’aspect de la vie, de la joie, de la fécondité et du bonheur dans ces mêmes lieux où la mort avait dressé son trône et établi son empire.

Les incrédules ont sous les yeux ces merveilles, sans les voir. Dieu préserve ses enfants d’un si funeste aveuglement ! que jamais l’attrait d’une vue philosophique et l’espoir trompeur de pénétrer plus avant dans l’histoire, n’affaiblissent à leurs yeux tout ce qu’il y a d’inexplicable, d’évidemment surnaturel et divin dans la puissance de la grâce, dans l’œuvre de Jésus-Christ et dans la vie de l’Église, leur mère et son épouse immortelle !

 

 

 

A. LE HIR.

 

Paru dans Études religieuses,

historiques et littéraires en 1866.

 

 

 

 

 

 

 



1 Sine Christo, spem non habentes, et sine Deo in hoc mundo. Ephes., II, 12.

2 UN ESSAI D’HISTOIRE RELIGIEUSE, Revue des Deux-Mondes, 1er décembre 1865. Les origines du christianisme d’après M. Ernest Bunsen. L’ouvrage analysé dans cet article a pour titre : The Hidden Wisdom of Christ, etc. (La doctrine secrète du Christ, et la clé de la science, ou histoire des Apocryphes.) 2 vol. in-8o. London, 1865.

3 Saint Paul se rendait à Damas, avec des lettres du grand-prêtre de Jérusalem, pour y rechercher les chrétiens et les jeter dans les fers. Jésus-Christ glorieux lui apparut, l’éclaira et le convertit soudainement, comme il était dans ce transport de rage persécutrice, respirant les menaces et le meurtre. Act. IX, 1.

4 Cette expression est, de l’aveu de tous, une allusion au passage de Daniel, VII, 13, où le Messie est ainsi désigné : « Je vis... et voilà comme un fils de l’homme qui venait, et il approcha de l’ancien des jours... et il en reçut la puissance, l’honneur, la royauté ; et tous les peuples, tribus et langues le serviront ; et sa puissance sera éternelle, etc. »

5 Ce nom désigne la Perse, dans le sens le plus large du mot. Il comprend tous les pays situés entre le bassin du Tigre à l’ouest, et celui de l’Indus à l’est.

6 C’est-à-dire la parole par antonomase, la parole révélée ; comme nous disons « la Bible », c’est-à-dire « le livre », pour « le livre révélé ».

7 Zoroastrische Studien, ouvrage posthume, publié par M. Spiegel.

8 Les Israélites croyaient fermement avoir reçu cette mission du ciel. « Dieu », dit Tobie en s’adressant à ses frères de captivité, « vous a dispersés parmi les nations qui l’ignorent, pour que vous racontiez ses merveilles, et que vous leur appreniez qu’il n’y a point d’autre Dieu tout-puissant que lui. » (Tob. XIII, 4.)

9 La religion de Zoroastre est ainsi nommée d’Ahura-mazda, ou Oromaze.

10 Études orientales, Paris, 1861. L’auteur de ces mélanges a consacré un chapitre à la religion et aux institutions de la Perse. On peut regretter qu’il ait négligé les derniers travaux de l’érudition allemande sur l’Avesta. – On trouvera un chapitre sur le même sujet dans l’ouvrage, traduit en français, de M. le docteur Döllinger, « Judaïsme et Paganisme ». Il règne une certaine confusion dans ce chapitre, si j’en juge par la traduction.

11 Voyez la lettre de Hiram, roi de Tyr, à Salomon, II Paral. II, 42. – Comparez encore Daniel II, 47 ; III, 99 ; IV, 31-34 ; VI, 26.

12 Qui croira qu’il est le Roi éternel des siècles, en voyant trancher si vite le fil de ses jours ?

13 Le sens est obscur, et saint Jérôme a traduit autrement. – Il est vrai que le Sauveur reçut une sépulture honorable. Mais le prophète parle des desseins de ses ennemis, qui le poursuivent même après la mort, et mettent les scellés sur son tombeau, comme sur celui d’un imposteur et d’un scélérat toujours à craindre.

14 On trouvera ces passages des Actes indiqués par M. WALLON, De la croyance due aux Évangiles, deuxième édition. Cet ouvrage, solidement pensé et bien écrit, sera lu avec fruit par tous ceux qui désirent s’éclairer sur les fondements de la foi. Le savant auteur a tenu compte dans sa seconde édition des controverses soulevées dans ces dernières années.

15 On peut consulter en particulier sur cette question un savant israélite contemporain, le docteur Z. Frankel, Vorstudien zu der Septuaginta, « Étude préparatoire aux Septante », Leipzig, 1841, et un opuscule du célèbre docteur Fr. C. Movers, Loci quidam historia canonis V. T. illustrati, Vratislaviæ, 1842.

16 Par ces fables savantes ou sophistiques, l’apôtre désigne les rêveries des gnostiques, que S. Paul appelle dans le même sens « gnose pseudonyme » falsi nominis scientia, et ailleurs « fables judaïques ».

17 C’est le sentiment de plusieurs célèbres critiques que la 1re épître de S. Jean doit être considérée comme une lettre d’envoi, adressée aux églises auxquelles il offrait son évangile. Ce sentiment nous paraît très solidement fondé. Car ce n’est que par son évangile que le saint vieillard réalise tout ce que promet le début de l’épître que nous citons ici.

18 Quelques modernes ont conjecturé que ce dernier verset était des compagnons de S. Jean qui enraient voulu confirmer ainsi son témoignage par leur assentiment. Je ne puis me ranger à cette opinion. Ce verset est tout à fait conforme à la manière et au style du saint apôtre. Et que pouvaient ajouter d’autres voix au poids de sa déposition ? Que pouvaient y ajouter surtout des dépositions anonymes ?

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net