Pierre Emmanuel

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La poésie comme problème ressenti au centre même de l’être, le tourment poétique éprouvé comme un destin et comme une aventure, c’est une des grandes expériences de notre siècle. Elle trouve sans doute son expression la plus complète dans l’œuvre de Pierre Emmanuel. D’autre part ce ne peut être un hasard si notre siècle, qui a redécouvert les valeurs poétiques de l’âge baroque, qui a remis au premier rang des poètes comme Agrippa d’Aubigné, a aussi produit une véritable renaissance de la poésie visionnaire dont la première manifestation se rencontre dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve dont précisément l’influence fut décisive dans la formation de Pierre Emmanuel.

Or, les évènements de 1939-1945 ne pouvaient qu’accentuer encore cette orientation de la poésie : c’est dans le cadre de la « poésie de la Résistance » que s’accomplit d’abord la vocation poétique de Pierre Emmanuel. Le poète en effet se trouve engagé dans l’histoire, mais cet engagement ne saurait être purement épisodique ; il est comme la répercussion d’une liaison plus profonde, de caractère prophétique : l’évènement, dans sa dimension même, revêt une portée symbolique et même mythologique, et la poésie est alors comme l’expérience d’une rencontre entre le mythologique et l’actuel qui situe le poète à la charnière des deux mondes. Il lui faudra soumettre son langage à la loi de cette situation, et recourir par conséquent à la relation symbolique, dans le corps même du verbe, entre l’historique et le surnaturel :

 

      Ah maintenant nous sommes dieu ! ah maintenant

      ô Mal, tu fais tomber nos entraves humaines !

      Le temps est médusé par le rictus des morts,

      La Race en nous profère un blasphème unanime :

      il n’y a plus de Morts puisque nous sommes morts,

      il n’y a plus de dieu puisqu’un Seul nous habite

      qui emplit de sa voix la vide éternité.

 

En d’autres temps, ce fut là la source première de l’épopée, et les poèmes de Résistance de Pierre Emmanuel ont en effet quelque chose d’épique ; mais encore faudrait-il préciser que cette épopée englobe une sorte d’histoire divine qui, par l’intermédiaire des symboles et des mythes, creuse sa trace dans l’histoire collective de l’humanité et dans l’histoire personnelle du poète. Aussi cette poésie n’est-elle nullement une poésie d’actualité ; la preuve en est d’ailleurs qu’elle survit à l’évènement précisément parce qu’elle en révèle la substance significative, parce qu’aussi elle retrouve l’une des grandes fonctions éternelles de la poésie, cette fonction proprement prophétique qu’illustre toute une tradition de la poésie française, d’Agrippa d’Aubigné à Hugo et à Péguy.

Mais c’est alors que, surtout au terme d’une histoire qui avait commencé avec Baudelaire, qui s’était continuée avec Mallarmé et le surréalisme, se pose au poète la question primordiale. Tandis que la figure mythologique du langage les poèmes s’intitulent Tombeau d’Orphée, Sodome, Babel répond à la nécessité de joindre l’historique et le transcendant, l’humain et le surnaturel, voici que se déploie toute une mise en scène le surnaturalisme épique de l’inspiration et du langage se transforme en un vaste spectacle verbal : il y a là risque grave d’illusion, comme l’avait déjà montré l’exemple de Hugo. Jusqu’à quel point la capacité mythologique du verbe peut-elle se déployer sans mettre en question la substance même de l’Être qu’elle est chargée de figurer ? Cette rivalité de l’Être et du Dire, qui est comme l’essence même de la Poésie, Pierre Emmanuel la ressent de plus en plus intensément : et sans doute est-ce ce qui explique l’importance croissante prise dans son œuvre par la réflexion et la méditation sur la Poésie, et au-delà même, la réflexion et la méditation sur le langage. Car son mouvement caractéristique est celui qui le conduit de l’expérience poétique à une métaphysique du langage. En quoi il appartient pleinement à cette « conscience poétique » si caractéristique du XXe siècle, cette époque tant de poètes se sont consacrés, à partir d’expériences à la fois analogues et divergentes, à une véritable poésie sur la poésie, de Mallarmé à Saint-John Perse, de Claudel à Valéry.

Comme l’écrit Pierre Emmanuel : « L’usage de la parole implique (...) une volonté d’être qui est une volonté que le monde soit : c’est-à-dire, mystérieusement identiques, une attention aussi concentrée, une effusion aussi vaste que possible. Dans le langage de relation que nous employons d’ordinaire, rien ne donne l’idée, même approximative, de cette volonté intégrale incommensurable avec les volitions familières de l’esprit. Celui-ci, quand cette volonté l’anime, ne veut ni ceci ni cela : il veut être, il est cette volonté même, il est”. C’est pourquoi l’expressionl’usage de la parole” n’est qu’un à-peu-près dont l’équivoque doit être levée, dès que l’esprit cesse de dire “des choses” et tente de se proférer lui-même. Mais même alors nous nous servons de paroles, comme l’ouvrier de son outil (...) Ceux qui s’insurgent contre les limitations du langage, et simulent en le défaisant je ne sais quelle liberté, ne font que troquer contre une aventure dérisoire la divine aventure de l’incarnation. Nous sommes langage incarné : jusque dans la hauteur des symboles, nous n’échappons jamais à la vérité concrète du mot : si nous y échappions, nous cesserions d’être. (...) Nous pouvons inventer la parole, la faire surgir : nous ne la créons pas, elle nous est donnée, elle est la part de l’être que nous recevons en nous disposant à lui. »

Cette unité substantielle de l’Être et du Dire, dont la possession avait échappé à Mallarmé et sans doute aussi à Valéry, Pierre Emmanuel, qui se situe aux antipodes de ces deux poètes et qu’inspire au contraire l’exemple de Hölderlin et de Pierre Jean Jouve, la définit par sa formule de la raison ardente. S’il déclare que c’est une illusion de « proclamer langage toute combinaison possible d’images et de mots », c’est que la poésie ne peut échapper à la gageure de l’insertion de l’image et du symbole dans un discours. Après la multiple contestation du discours verbal qui a marqué, du symbolisme au surréalisme, toute la poésie moderne, voici que, poussé par son appétit de l’Être et en cela proche de Péguy et de Claudel Pierre Emmanuel réintroduit dans la poésie la nécessité du discours comme condition d’un réalisme poétique qui ne saurait s’accorder avec la notion de poésie pure.

Ainsi la poétique de Pierre Emmanuel est bien une poétique de l’unité spirituelle, mais cette unité dans le langage du poème entre l’Esprit et le Monde, entre l’Esprit et lui-même, entre l’Esprit et Dieu ne peut se conquérir que par une perpétuelle et difficile rencontre entre la vocation mythologique de la vision prophétique et l’instauration d’un ordre du langage :

 

          Pourquoi verte l’éternité ?

          Ô douloureuse, ô ineffable

          Fougère encore repliée...

          Qui n’a senti en lui crier

          Les premières feuilles des arbres

          Ne sait rien de l’éternité.

 

Cette poétique revêt au moins deux formes. L’une, nous l’avons dit, est de nature épique : elle traduira l’ardeur du discours poétique dans les formes du déploiement rythmique et du foisonnement visionnaire ; l’autre, au contraire, appartiendra plutôt au domaine de la litote poétique : brièveté du langage et de ses rythmes, concentration des images et des symboles. Enfin un troisième état de l’inspiration sera l’état réflexif, celui où l’on voit la poésie devenir conscience, « recherche de la vérité psychique » (Le Goût de l’Un, La Face humaine), et cette conscience à son tour s’élever jusqu’à la métaphysique. Alors surgit le thème de la responsabilité mystique du langage, et cette poésie, qui fut toujours religieuse dans son inspiration profonde, le devient si intensément que la méditation déborde de toutes parts sa substance poétique pour s’ouvrir sur une vaste contemplation universelle qui condamne la « littérature du néant », nous met en garde contre certains de nos mythes (celui de « la race ouvrière », de « la civilisation du travail » par exemple) dans la mesure ils immobilisent la liberté spirituelle et créatrice, et nous invite à retrouver d’abord le vrai sens de « l’esprit d’enfance », du mystère, de tout ce qui peut nous retourner « vers l’abîme du dedans ».

 

Henri LEMAÎTRE.

 

 

« Un poète en possession de son art, c’est-à-dire qui se constitue et se connaît par lui, est capable d’expliquer la genèse et la liaison de ses images. Si cette justification totalisante cette foi pouvait aller jusqu’à sa perfection exhaustive et s’identifier à l’acte créateur, l’expérience intime de l’artiste, la logique des symboles qu’il produit et la loi rythmique de son verbe finiraient par être un. »

 

Pierre EMMANUEL.

 

 

 

Œuvres essentielles

 

JOUR DE COLÈRE. – Le recueil le plus représentatif de la « poésie de la Résistance » dans l’œuvre de Pierre Emmanuel, celui où s’accomplit en poésie visionnaire la liaison symbolique entre l’actualité historique et l’éternité du destin humain sous le signe d’une dialectique surnaturelle.

CANTOS. – Autre face de l’inspiration poétique : l’expérience de la brièveté oraculaire, la recherche d’une forme de condensation verbale capable cependant d’enfermer la totalité de l’expérience intérieure.

BABEL. – Avec Sodome, le triomphe de l’inspiration biblique mais accordée à une inquiétude profondément contemporaine. Et aussi déploiement de la nostalgie épique à la fois dans la substance visionnaire et dans le rythme verbal des quatre parties du poème : L’Avènement, Le Bâtisseur, L’Orage sous la terre, Commencement de l’homme.

LA NOUVELLE NAISSANCE. Poésie religieuse et chrétienne dans la recherche d’une humilité correspondante du langage poétique ; tentative pour raconter poétiquement l’Être divin dans sa relation incarnée avec l’homme par la transparence de la parole.

 

 

Études sur Pierre Emmanuel

 

BOSQUET (Alain), Pierre Emmanuel, Paris, Seghers (coll. « Poètes d’aujourd’hui »).

MARISSEL (André), Poésie de Pierre Emmanuel, Marseille, Cahiers du Sud, et Dictionnaire de littérature contemporaine, Paris, Éditions universitaires.

 

 

Biographie

 

1916 3 mai, naissance à Pau en Béarn, d’une famille d’artisans, de Noël Mathieu qui deviendra Pierre Emmanuel.

1919-1922 L’enfant vit en Amérique avec ses parents qu’il ne connaîtra que fort peu.

1926-1934 Pris en charge par un oncle paternel, Pierre Emmanuel est pensionnaire dans une maison religieuse à Lyon. Période de solitude. Découverte de la philosophie et des sciences sous l’influence de son professeur de mathématiques en hypotaupe, l’abbé Larue. Autre influence religieuse : l’abbé Jules Monchanin.

1935-1937 Études à la Faculté des lettres. Influence de Jean Wahl.

1938 Premier contact avec Pierre Jean Jouve sous l’égide duquel se déclenche la vocation poétique. Rédaction du premier poème : Christ au tombeau.

1939 Henri Michaux introduit Pierre Emmanuel aux « Cahiers du Sud » et à « Mesures », revue que dirigeait Jean Paulhan.

1940 Exode à Dieulefit, dans la Drôme, où Pierre Emmanuel sera professeur. Contacts multiples autour de Pierre Seghers avec les poètes différemment engagés dans la « poésie de la Résistance ».

1945 Entrée de Pierre Emmanuel à la Radiodiffusion française.

1959 Entre au Congrès pour la liberté de la Culture, ce qui le conduit à faire de nombreux voyages et conférences à l’étranger.

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Poésie.

 

Élégies, Bruxelles, Cahier des Poètes, 1940.

Tombeau d’Orphée, Paris, Seghers, 1941.

XX Cantos, Alger, Fontaine, 1942.

Jour de colère, Alger, Chariot, 1942.

Le Poète et son Christ, Neuchâtel, Les Cahiers du Rhône, 1942.

Combats avec tes défenseurs, Paris, Seghers, 1942.

Orphiques, Paris, Gallimard, 1942.

Prière d’Abraham, Neuchâtel, Les Cahiers du Rhône, 1943.

La Colombe, Paris, L.U.F., 1943.

Le Poète fou, Monaco, Édit, du Rocher, 1944.

Sodome, Paris, L.U.F., 1944.

Memento des vivants, Paris, Le Seuil, 1944.

La Liberté guide nos pas, Paris, Seghers, 1945.

Tristesse ô ma patrie, Alger, Fontaine, 1946.

Chansons du dé à coudre, Paris, L.U.F., 1947.

Babel, Paris, Desclée de Brouwer, 1952.

Visage nuage, Paris, Le Seuil, 1956.

Versant de l’âge, Paris, Le Seuil, 1958.

Évangéliaire, Paris, Le Seuil, 1960.

La Nouvelle Naissance, Paris, Le Seuil, 1963.

Ligne de faîte, Paris, Le Seuil, 1966.

 

Essais.

 

Poésie, raison ardente, Paris, L.U.F., 1947.

Qui est cet homme ?, Paris, L.U.F., 1948.

L’Ouvrier de la onzième heure, Paris, Le Seuil, 1954.

Le Goût de l’Un, Paris, Le Seuil, 1963.

La Face humaine, Paris, Le Seuil, 1965.

Baudelaire, Paris, Desclée de Brouwer, 1967.

 

Roman.

 

Car enfin je vous aime, Paris, Le Seuil, 1949.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

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