Pierre Jean Jouve
par
Henri LEMAÎTRE
Pierre Jean Jouve a commencé par être symboliste : c’était inévitable lorsqu’on entrait en poésie à vingt ans au début de ce siècle. Puis un jour, assez tard, il a renié et détruit ses premières œuvres. Il y a dans cet acte et dans ce sacrifice, déjà, un signe : voici un poète pour qui la révélation poétique revêt le caractère d’une illumination subite et prend la forme d’une rupture totale ; il y a dans sa naissance poétique une violence qui marquera toute son œuvre ultérieure, et dans l’expérience poétique une atmosphère de jugement dernier et d’apocalypse, qui feront de Pierre Jean Jouve le grand restaurateur d’une poésie visionnaire et tragique dont le prototype remonte jusqu’au XVIe siècle, à Agrippa d’Aubigné.
C’est que la source de la poésie est dans l’émotion qui accompagne la découverte que l’homme est pris entre un Destin et un Salut : influencé très profondément par le catholicisme de son enfance, par la fréquentation intime des mystiques, par sa ferveur religieuse personnelle, Pierre Jean Jouve est obsédé par la nécessaire et angoissante coïncidence de la mort et du salut. Frappé d’autre part des découvertes de la psychanalyse, dont il tint à faire personnellement l’expérience, marqué, dans sa culture, par les allégories fatalistes qu’il rencontre chez tant de grands poètes, Jouve est d’abord un poète de l’angoisse. Et avant même d’oser dire l’angoisse dans le langage du symbolisme poétique, il commencera par la décrire dans la forme romanesque : une suite de romans singuliers, entre 1925 et 1930, va raconter la lutte du péché et de Dieu, de la mort et de l’amour, et surtout peut-être, à travers ces luttes, la distance insondable qui sépare et relie à la fois la conscience et l’inconscience, l’homme de ce monde et de cette chair, et « l’homme futur » qui se sent déjà être l’homme de l’esprit.
Romans qui sont les préludes de la poésie, comme si, après le renoncement à l’illusion symboliste (à l’égard de laquelle Jouve est aussi sévère que Milosz), l’entrée en poésie était un déchirement, une aventure qui demande préparation : le prélude romanesque apparaît alors comme le noviciat du poète, et aussi comme une sorte de journal transposé, dont les personnages, Paulina ou Catherine, sont les figures, provisoirement incarnées, d’un rêve et d’une vision qui attendent leur heure.
Aussi, pour ce poète, apparemment dégagé de l’histoire et situé dans une transcendance qui n’est cependant pas une protection, les répercussions de l’histoire seront décisives, autant que les influences littéraires ou spirituelles : déjà la guerre de 1914 avait été pour lui un accablement où il avait pensé se perdre ; c’est alors qu’il expérimente cette insécurité qui restera le mobile principal de son inspiration : « Point de sûreté dans ces années », écrit-il alors. La guerre de 1939 achève sa vocation visionnaire : c’est la découverte de la catastrophe, c’est l’élaboration de toute une mythologie nourrie d’images allégoriques de sang, de nuit, d’apocalypse, mais c’est aussi l’urgence du salut, et le poète multiplie les rencontres entre les signes de la colère et de l’extermination, et les signes de la libération, de l’ascension et de la béatitude : c’est lui-même d’ailleurs qui cite alors cette maxime de Kierkegaard : « C’est seulement par le péché qu’on peut voir la béatitude. » Et c’est ainsi, à travers une véritable épopée du mal et du péché, de la mort, de la nuit et du sang, que prend forme l’épopée simultanée de la liberté, de la béatitude et du salut.
Aussi l’image centrale de cette vision et de cette apocalypse est-elle celle de la Mort et de la Résurrection : il y a, dans le recueil Gloire, publié en 1942, une suite de pièces, sous le titre général Résurrection des morts, qui est, croyons-nous, comme le centre de la poésie de Jouve, car dans cette vision se confondent, en une unité totalement épique, la mort et la vie, l’absence et l’éternité, la chute et l’ascension, toutes relations dialectiques qui n’ont cessé de structurer et de dramatiser la vision du poète.
C’est dire que, pour Jouve, l’invention d’un langage est tout autre chose qu’un simple problème littéraire : le langage ne lui sert pas seulement à exprimer, mais il doit conférer l’existence à une vision qui, de toutes parts, transcende le langage. La situation de Jouve est bien comparable à celle des mystiques ; il s’agit bien de proférer l’Ineffable, et un Ineffable tout chargé de violence, car c’est par la violence de la faute ou de la mort que passe le chemin de l’Illumination, elle-même violente comme le feu.
Aussi commence-t-il par abolir la parole humaine, par l’abolir dans le désert de l’âme et du verbe : « Absence de lait ! et désespoir bu – C’est le manque de ciel et c’est larme d’arbre » ; mais ce silence, qui s’inscrit dans les creux du rythme, dans les mots qui disent l’absence ou le vide, ce silence est un silence plein, attendant de trouver l’issue poétique qui en libérera l’explosion ; cette issue, c’est la prophétie, c’est le langage de la proclamation, c’est aussi le recours au contrepoint et à l’orchestration, et il faut ici souligner l’importance des influences musicales subies par Jouve : l’une d’elles est significative, celle de Mozart, mais le Mozart de Don Juan sur lequel Jouve a écrit des pages admirables, ce Mozart à la fois serein et inquiétant. Et une autre rencontre musicale, encore plus intéressante : ce n’est qu’en 1951 que Jouve rencontre Alban Berg et découvre Wozzeck ; mais il y avait dans sa poésie, en particulier en ce qui concerne ses recherches de contrepoint entre le rythme et les images, une sorte de pressentiment de la portée symbolique et mythologique de la musique d’Alban Berg.
Ainsi la poésie de Jouve aboutit à une véritable dramaturgie verbale : aucun poète moderne n’a été aussi profondément dramatique, dans la mesure où il s’agit pour lui de figurer, par les images, les allégories, les rythmes, le drame fondamental qui est le drame de la mort, et d’en figurer à la fois le destin et l’issue. Visionnaire et prophétique, cette poésie se situe délibérément, comme déjà celle de Nerval par exemple, comme aussi celle de Dante, sur ce seuil qui sépare et fait communiquer le monde des hommes, le monde de la mort, le monde de Dieu, le monde de Satan. Entre ces mondes suscités par une Parole où tout est réalité, se développent des relations de conflit et de continuité qui ne cessent de s’entremêler pour former un symbolisme cohérent, que désigne la constance des hantises et des obsessions : le sang, la nuit, la terre, l’orage, l’arbre :
Le désir de la chair est désir de la mort
Le désir de la fuite est celui de la terre (...)
Compte seulement le poids des larmes
Non pour elles mais pour le vide qu’elles font
Et roulant sur la noire paroi de vertige
De ce monde aboli : tu approches de l’Un.
Car ce mystique et ce prophète est doué d’une capacité exceptionnelle de sensation : son langage opère spontanément la fusion de l’abstrait et du concret, du naturel et du surnaturel. Lui qui a si bien écrit sur Baudelaire, il est peut-être, de tous les modernes, celui qui a le mieux accompli en poésie le « surnaturalisme » baudelairien, celui qui a le plus fidèlement obéi aux injonctions d’une poétique de l’unité entre le mystique et le vivant, entre l’actuel et le prophétique, entre le psychologique et le symbolique.
Henri LEMAÎTRE.
Le point de départ de la poésie de Pierre Jean Jouve, Pest la conscience angoissée de « l’Absence du Monde » ; la Jonction du poète est de peupler cette Absence au moment même où il la subit. Le recours aux réalités spirituelles que sont en particulier l’amour et la connaissance est le moyen de cette opération poétique : et les mots qui figurent les réalités naturelles ou psychologiques seront soumis aux associations rythmiques ou allégoriques qui en feront les instruments de ce franchissement de l’Absence par l’amour et la connaissance.
Œuvres essentielles
PAULINA 1880. – C’est le roman de la Faute. Paulina se définit à la fois par son péché et par son amour de Dieu. Et cette unité en elle de la Faute et de l’Amour s’inscrit au plus profond de son être, dans sa conscience et dans sa mémoire. C’est le roman de la complicité entre la Faute et le Temps, et c’est selon son acceptation ou son refus de la précipitation dans le temps que Paulina oscille entre sa Faute et Dieu.
SUEUR DE SANG. – Premier recueil publié par Jouve après qu’il eut renié le symbolisme de ses débuts. Il marque l’engagement du poète dans la vision apocalyptique et dans l’exploration des symboles mystiques ou psychanalytiques qui déjà envahissent son univers intérieur.
GLOIRE. – Inspiré en partie par la signification que le poète donne à la guerre, ce recueil est dominé par les visions de Jugement dernier développées jusqu’aux dimensions d’une véritable épopée (cf. en particulier Résurrection des morts).
Études sur Pierre Jean Jouve
MICHA (R.), Pierre Jean Jouve, Paris, Seghers (coll. « Poètes d’aujourd’hui »).
STAROBINSKI (J.), ALEXANDRE (P.), EIGELDINGER (M.), Pierre Jean Jouve poète et romancier, Neuchâtel, La Baconnière.
Biographie
1887 Naissance de Pierre Jean Jouve, le 11 octobre, à Arras.
1899 Découverte de la musique sous la direction de sa mère, professeur de piano.
1902 Grave maladie, dont il n’est sauvé que par une opération et qui sera suivie d’une longue crise de dépression nerveuse.
1906-1908 Publie une petite revue symboliste, « Les Bandeaux d’or ». Relations avec les poètes du « Groupe de l’Abbaye ».
1910 Voyage en Italie.
1915 Lecture du Jean-Christophe de Romain Rolland qui exercera sur Jouve une influence profonde.
1919-1921 Voyage à Florence et à Salzbourg.
1922 S’installe à Paris.
1933 Publication de Sueur de sang et rupture définitive avec le passé.
1939-1944 Jouve passe la plus grande partie de ces années de guerre en compagnie d’autres poètes à Dieulefit (Drôme), puis à Genève.
1951 Séjour à Salzbourg et audition du Wozzeck d’Alban Berg.
1962 Reçoit le Grand Prix national des Lettres qui lui assure une plus large audience.
1966 Grand Prix de poésie de l’Académie française.
Bibliographie
(principaux ouvrages)
Romans. Nouvelles.
Paulina 1880, Paris, Gallimard, 1925.
Le Monde désert, Paris, Gallimard, 1927.
Hécate, Paris, Gallimard, 1928.
Vagadu, Paris, Gallimard, 1931.
Histoires sanglantes, Paris, Gallimard, 1932.
La Scène capitale, Paris, Gallimard, 1935.
Poésie.
Noces, Paris, Au sans Pareil, 1928.
Les Noces, Paris, Gallimard, 1931.
Sueur de sang, Paris, Les Cahiers libres, 1933.
Hélène, Paris, Édit. G.L.M., 1936.
Matière céleste, Paris, Gallimard, 1937.
Kyrie, Paris, Gallimard, 1938.
Porche à la nuit des saints, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1942.
Gloire, Alger, Fontaine, 1942.
La Vierge de Paris, Fribourg, L.U.F., 1946.
Hymne, Fribourg, L.U.F., 1947.
Diadème, Paris, Édit, de Minuit, 1949.
Ode, Paris, Édit, de Minuit, 1951.
Lyrique, Paris, Mercure de France, 1956.
Mélodrame, Paris, Mercure de France, 1957.
Inventions, Paris, Mercure de France, 1958.
Moires, Paris, Mercure de France, 1962.
Essais. Prose.
Tombeau de Baudelaire, Neuchâtel, La Baconnière, 1942.
Le Don Juan de Mozart, Fribourg, L.U.F., 1942.
Défense et Illustration, Paris, Chariot, 1946.
Apologie du poète, Paris, Édit. G.L.M., 1947.
Commentaires, Neuchâtel, La Baconnière, 1949.
Wozzeck ou Le Nouvel Opéra, Paris, Plon, 1953.
En miroir, journal sans date, Paris, Mercure de France.
Proses, Paris, Mercure de France, 1960.
Traduction poétique.
Sonnets de Shakespeare, Paris, Sagittaire, 1955.
Littérature de notre temps, Casterman, 1966,
par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat
et Charles Géronimi.