Marie Noël
par
Henri LEMAÎTRE
Dans les années 1900, une jeune fille d’Auxerre, nommée Marie Rouget, alors âgée de dix-sept ans, sentait croître en elle, dira-t-elle, une voix, si étrange à la fois et si nécessaire qu’elle ne put lui donner son propre nom mais dut lui en inventer un : Marie Noël. Ici, comme dans le cas de Gérard de Nerval, le pseudonyme poétique est bien autre chose qu’un stratagème : c’est le signe de la transcendance intérieure, et c’est la première note du chant, le diapason de l’inspiration. Or, cet évènement se produisait, au cœur de la province bourguignonne, au moment où Paris commençait de glorifier toute une pléiade de femmes-poètes : Anna de Noailles, Cécile Sauvage, Renée Vivien, et quelques autres ; à tel point qu’aujourd’hui toute histoire de la poésie de ce temps est tenue d’intituler un de ses chapitres : La Poésie féminine. Mais ce n’est pas dans ce chapitre que figure Marie Noël, car il lui faudra attendre bien longtemps pour connaître la consécration littéraire. Elle n’a cessé de vivre dans sa province natale, et pour elle – on songe aussi au cas d’Henri Pourrat – ce « régionalisme » de sa personne et de sa vie (elle est, depuis, devenue « la vieille dame d’Auxerre ») l’a maintenue à l’écart des « grandes » réputations littéraires et ce n’est que tout récemment qu’un prix officiel est venu lui apporter cette consécration.
Mais c’est aussi peut-être que la poésie de Marie Noël était très en avance sur son temps : la présence de la profondeur sous les apparences de la simplicité, la manifestation d’un surnaturel immédiat dans la vie quotidienne du cœur et des sens, la communication lyrique de l’âme et de la nature sans complaisance romantique, tout cela était à la fois très ancien et très neuf. Ce sera sans doute l’originalité profonde de Marie Noël dans la poésie du XXe siècle que de proposer la pureté du chant comme la traduction la plus immédiate de la complexité intérieure : « Je voudrais retrouver le pays natal de ma poésie, la contrée sauvage d’où elle m’est venue de si loin, avec ses songes, ses épouvantes, sa plainte mélancolique, ce frémissement de grande solitude qui me mêle toute aux arbres les plus tourmentés, aux landes les plus hantées de signes et de présages, et m’arrête, le soir, à la porte de je ne sais quelle chaumière secrète et basse où le feu veille, comme au seuil jamais oublié de ma plus ancienne demeure. »
Si elle ressemble à quelqu’un – et compte tenu de toutes les précautions à prendre lorsqu’on ose faire se ressembler des poètes – ce serait à Jules Supervielle, dont un conte s’applique indirectement mais admirablement à Marie Noël : La Jeune Fille à la voix de violon. On croirait lire une biographie poétique de Marie Noël lorsqu’on y lit ces lignes que nous nous faisons un devoir de citer, après André Blanchet, tant il y a là un étonnant exemple de coïncidence et de prophétie : « C’était une jeune fille comme une autre. Mais un jour, dans sa voix, elle crut reconnaître, glissant sous les mots de tous les jours, des accents de violon et même un mi bémol ou un fa dièse... Ce n’était pas une petite chose que d’arriver chez les gens avec une voix de violon, d’être invitée à un thé ou à un déjeuner sur l’herbe et de porter toujours sur soi, dans la gorge, cette voix étrangère, prête à sortir, même quand elle disait : « Merci » ou « Il n’y a pas de quoi ». »
En effet la poésie de Marie Noël est pure chanson, et cependant riche de résonances qui vont bien plus loin que la chanson. À la différence de tant de poètes contemporains, le langage ne lui est pas un problème, mais le support d’un son dont la substance est au-delà même des formes du langage, ce qui l’autorise à jouer de la simplicité des mots et des rythmes pour produire la symphonie sans sortir des limites de la mélodie. Rien n’est à cet égard plus révélateur que la liberté métrique de Marie Noël lorsqu’elle s’exerce dans le cadre des mètres traditionnels. Nous songeons tout particulièrement à son usage du vers impair dont elle opère le renouvellement métrique avec autant d’habileté que de naturel ; un exemple entre cent :
Tenez vos portes ouvertes
Pour que je ramène ici
Ces pauvres âmes désertes
Et ces pauvres corps transis.
Bornons-nous à signaler en passant l’emplacement métrique, à la fois modeste et efficace, des monosyllabes.
Il y a aussi le piège de la fraîcheur, de la naïveté même. Mais l’aisance et le naturel, s’ils recouvrent une structure musicale et lyrique définitivement dominée, traduisent sans se corrompre quelque chose qui est bien de l’ordre du cri (« Mon œuvre est moins une œuvre qu’une vie chantée ») et qui débouche sur la gravité, ce qui fait d’ailleurs des Chants et Psaumes d’automne le chef-d’œuvre de Marie Noël et l’un des sommets de la poésie contemporaine :
Mais voici des chasseurs entre les feuillages.
Pour chercher le nid du vent ils sont partis.
Ils sont montés haut sur le plateau sauvage
Où meurt le sentier qui n’a plus de petits.
Ils veulent aller prendre en la solitude
Le secret du pays âpre, mais le vent
Farouche, le vent, de toutes ses mains rudes,
Leur barre l’espace autour de son enfant.
C’est au cœur de ce cri et de cette angoisse, dans ce désir de se connaître, de connaître et d’être connu, de dire « son secret » tout en le dissimulant, de retrouver à travers la nuit et la souffrance, à travers le « grand trouble de vivre et de mourir » et même la tentation du néant, le « pays natal », l’enfance où l’on pourrait vraiment commencer de naître, – et tout aussi bien sous l’apparence unie des moments de simplicité lyrique, qu’explose ou s’insinue la manifestation de Dieu. L’inspiration chrétienne de Marie Noël appartient de nature à son humanité poétique, car en elle le surnaturel est immanent à sa nature. De Dieu, elle parlera comme du vent ou de la plaine, comme de l’herbe ou de l’arbre, mais aussi comme de la Nuit, comme de ce qui est en même temps l’absence et la présence essentielles :
Et, par-dessous, la mer
D’épouvantable eau basse
Et dedans, Dieu, la face
Retournée à l’envers (...)
Dieu, le Noir, le Puissant,
Le Seul ! Et sa loi seule
Qui tourne... et tout le sang
Du monde sous la meule...
et comme de la seule réalité à laquelle nous pouvons confier totalement notre espérance et notre mort :
Quand j’approcherai de la fin du Temps,
Quand plus vite qu’août ne boit les étangs,
J’userai le fond de mes courts instants (...)
Alors pour traverser la nuit, comme une femme
Emporte son enfant endormie, ô mon Dieu,
Tu me prendras, tu m’emporteras au milieu
Du ciel splendide en ta demeure où peu à peu
Le matin éternel réveillera mon âme.
Nulle tentation panthéiste n’habite cependant cette poésie et ce n’est pas son moindre miracle. C’est que dans ce monde, pourtant tourmenté, mais où le tourment lui-même, celui de la nature et celui du cœur (et le drame d’amour connu par Marie Noël fut l’un des plus graves) est assumé par l’ordre musical de la voix et du son, chaque chose, chaque être, chaque impression, chaque sentiment, reçoit une place qui est la sienne propre. L’acte poétique, par excellence, consiste sans doute à découvrir ainsi et à réaliser musicalement la place propre de chaque évènement ; ce pourquoi l’évènement divin lui-même, avec toute sa puissance mystique, avec toute sa force de pénétration, trouve comme naturellement sa place dans l’universelle mélodie. Aussi les Notes intimes de Marie Noël nous apportent-elles, sous la forme d’une double maxime poétique, une émouvante révélation de son secret :
MARIE (mara) l’amertume mortelle de ma racine.
NOËL, mon miracle, ma fleur de joie.
Henri LEMAÎTRE.
« Dans la chanson, je me suis à la fois toute livrée et toute cachée, je veux dire que le sentiment en est plus vrai qu’aucune de mes paroles vraies de tous les jours, mais qu’il s’y joue en d’irréelles circonstances. L’imagination où j’ai trouvé alors tant de cachettes n’aura plus cessé d’être depuis mon multiple refuge, mon maquis et mon déguisement perpétuel. »
Marie NOËL.
Œuvres essentielles
LES CHANSONS ET LES HEURES. – Le premier recueil publié de Marie Noël où se fixe l’une des formes lyriques auxquelles elle restera fidèle, cette forme de la chanson que caractérise l’alternance capricieuse de la variété et de la régularité métriques.
CHANTS ET PSAUMES D’AUTOMNE. – L’œuvre maîtresse de Marie Noël, la maturité de son lyrisme : les thèmes de la nature, de l’amour, de l’angoisse, de la mort et de Dieu s’y organisent en correspondances multiples, tandis que les rythmes, les résonances et les images en composent la figuration symbolique.
LE VOYAGE DE NOËL ET AUTRES CONTES. – Des contes (« Les Sabots d’or » ; « Anna Bergeton » ; « La Rose rouge », etc.) d’une belle fraîcheur d’inspiration et de style à la louange de Dieu et de ses créatures.
Études sur Marie Noël
BLANCHET (André), Marie Noël, Paris, Seghers (coll. « Poètes d’aujourd’hui »).
ESCHOLIER (Raymond), La Neige qui brûle : Marie Noël, Paris, Fayard.
MANOLL (Michel), Marie Noël, Paris, Éditions universitaires (coll. « Classiques du XXe siècle »).
Biographie
1883 Naissance à Auxerre, le 16 février, de Marie Rouget, fille d’un professeur de philosophie attaché d’autre part au travail manuel et à l’intimité avec la nature.
1908 Marie Noël écrit à vingt-cinq ans son premier poème, Les Heures.
1920 La publication du recueil Les Chansons et les Heures attire l’attention de l’abbé Bremond.
1920-1925 Ce sont les années où se précise la montée de l’inspiration religieuse chez cette fille d’un disciple de Taine et de Renan, inspiration religieuse qui n’effacera jamais, au contraire, l’inspiration venue de la nature et du cœur. Marie Noël, à l’écart de toute prétention littéraire, ne quittera guère Auxerre où elle demeure à l’ombre de la cathédrale.
1947 La publication des Chants et Psaumes d’automne, suivie dix ans plus tard de celle du livre de R. Escholier, inaugure une période nouvelle au cours de laquelle l’œuvre de Marie Noël accède à une notoriété qui lui avait été jusque-là refusée.
1965 Marie Noël paraît, au cours d’une émission littéraire à elle spécialement consacrée, sur les écrans de la Télévision française.
1966 Elle reçoit une consécration officielle avec l’attribution du Grand Prix littéraire de la Ville de Paris.
Bibliographie
(principaux ouvrages)
Poésie et Prose.
Les Chansons et les Heures, Paris, Sansot, 1920.
Chants de la merci, Paris, Crès, 1930.
Le Rosaire des joies, Paris, Crès, 1930.
Chants sauvages, Paris, Édit. Micro, 1936.
Chants et Psaumes d’automne, Paris, Stock, 1947.
Le Jugement de Don Juan, Paris, Stock, 1955.
L’Œuvre poétique, Paris, Stock, 1956.
Notes intimes, Paris, Stock, 1959.
La Rose rouge, Paris, Stock, 1960.
Chants d’arrière-saison, Paris Stock, 1961.
Littérature de notre temps, Casterman, 1966,
par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat
et Charles Géronimi.