Saint-Pol-Roux

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Henri LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On l’appelait, il s’appelait lui-même, le Magnifique : jamais légende et surnom ne furent mieux appropriés. Il appartenait à la génération symboliste, d’un an le cadet de Laforgue, d’un an l’aîné de Maeterlinck. Mais il fut méconnu de l’âge symboliste pour être reconnu par l’âge surréaliste et l’auteur de son plus bel éloge devait être, en 1925, Paul Éluard : « Voici un homme qui n’a pas craint de se mêler au peuple insensé de son esprit, de se livrer entièrement au monde parfait de ses rêves. » De fait la recherche inlassable de la perfection dans le rêve, c’est bien la figure dominante de ce multiple portrait de lui-même que Saint-Pol-Roux n’a cessé, pendant plus d’un demi-siècle, de construire et de reconstruire tout au long de son œuvre.

Mais il reste de sa génération, marqué par le symbolisme, plus spécialement par cette volonté d’incarnation de l’Idée dans le Verbe que toute la génération symboliste avait héritée de Mallarmé. Si pourtant ce nom jure à côté de celui de Saint-Pol-Roux, c’est que ce dernier, en avance sur son temps dans la mesure où il annonce en effet le surréalisme, n’en est pas moins le seul romantique parmi les symbolistes. Il a quelque chose d’un Hugo symboliste, dans son goût du grandiose dramatique, dans sa passion de l’ivresse poétique ; quelque chose de wagnérien aussi et par là encore il se rattache directement au symbolisme. Son manoir de Cœcilian en Bretagne, près de Camaret, transpose en décor de vie un décor de théâtre et d’imagination : on songe au château de Kane dans le célèbre film d’Orson Welles. Et c’est un terrible crépuscule des Dieux que cette nuit de juin 1940 où le poète, âgé de quatre-vingts ans, sa fille Divine et sa servante Rose affrontent l’irruption d’un tueur allemand. Saint-Pol-Roux devait en mourir bientôt, mais après lui l’incendie de son manoir, en 1944, prolonge dans une apocalypse réelle l’apocalypse littéraire du plus baroque de nos poètes depuis Agrippa d’Aubigné.

Car c’est bien à la grande lignée de la poésie baroque qu’appartient Saint-Pol-Roux. S’il fut méconnu, c’est qu’il appartient à une époque qui n’avait pas encore découvert ou redécouvert les valeurs poétiques du baroque. En un sens, il est un des grands précurseurs de certaines tendances esthétiques dominantes du XXe siècle. Mais il doit au symbolisme de sa génération une nuance de préciosité au cœur même du prophétisme, une pratique délibérée de l’artifice du verbe et de l’imagination qui l’apparentent curieusement à Maeterlinck, et qui sont comme une méthode pour forcer le réel à accueillir l’Idéal. « Le style c’est la vie », disait-il. Qu’on imagine jusqu’où peut conduire pareille formule si elle est prise vraiment au sérieux. Or, Saint-Pol-Roux la prit au sérieux toute sa vie :

 

Oui, j’émettrai l’azur et ses ardents raisins,

Je gonflerai des monts et je suerai des fleuves,

Aux flots je donnerai les chênes pour voisins.

Je créerai l’olivier pour les colombes neuves...

Espace pour l’oiseau, glèbe pour les moissons,

De mon front chaque chose est toujours à descendre,

Les océans prochains ne sont que des frissons,

Les soleils imminents des tisons sous la cendre...

 

Car la poésie était bien effet, pour lui, l’acte véritable et total de vivre : « Les genres, les espèces, les familles, les êtres, les abstractions, les éléments, les objets dont la forme, l’hypothèse, l’émotion latente ou extérieure, le geste avaient été jusqu’ici catalogués et parqués en limites meurtrières, je les invitais à représenter leur libre face ou leur tragédie spontanée devant le public de mes cinq sens et de mon âme ; graduellement je pénétrais la nombreuse orchestration et les mélanges merveilleux de la Nature et de l’Absolu, et sans effort aucun le génie : puérilité sublime ! j’aboutis, poète physique, à les exprimer par les Mots correspondants, aussi ingénument qu’un paysan fume, laboure, herse, ensemence, plante, greffe, sarcle, émonde, cueille, récolte, moissonne. »

Il tenta même de fonder une école et d’assumer un personnage de barde breton, lui qui, à Marseille, avait fait de la Bretagne son pays d’adoption précisément parce qu’il y voyait la patrie vivante et incarnée de son génie. En 1895, il publie le Manifeste du Magnificisme et il imagine des féeries pour les enfants des écoles ! Ce sont détails anecdotiques mais indispensables pour avoir une idée du personnage quand il s’agit d’un poète chez qui le personnage fut délibérément comme une incarnation quotidienne de sa poétique.

Mais c’est à Remy de Gourmont, le plus pénétrant observateur de la poésie symboliste, qu’il faut demander la définition en profondeur de la poésie et du message de Saint-Pol-Roux. Il écrit dans le Livre des masques que ce fut « l’un des plus féconds et des plus étonnants inventeurs d’images et de métaphores ». Il a bien en effet tous les caractères d’un « imagier » et cela aussi le situe dans la ligne du baroque et du symbolisme : « L’imagination, voilà notre seule richesse (...) Le monde visible, qu’est-ce en vérité ? De l’invisible solidifié par l’appétit humain », écrit-il. Son théâtre traduira les mêmes exigences : « ... L’énergie dramatique a le don merveilleux d’ajouter de la vie et du mouvement au vieux monde, en ce sens qu’elle augmente la liste des créatures exceptionnelles. » De là naît, dans l’œuvre de Saint-Pol-Roux, tout un pittoresque grandiose ou aberrant, toujours fascinant. Mais ce pittoresque baroque ne doit pas masquer une poésie plus profonde et moins confuse, du moins dans les moments les plus hauts et les plus purs du poète. Héritier des recherches du romantisme et de ses successeurs, Saint-Pol-Roux est un de ceux qui ont poussé le plus loin, dans le royaume de l’Image-Idée, la pratique des analogies et des correspondances, avec déjà, sur la trace mais au-delà de Baudelaire ou de Rimbaud, une conception de l’analogie qui annonce l’idée que s’en feront les surréalistes. André Breton lui-même devait le noter dans l’« Hommage à Saint-Pol-Roux » publié, le 9 mai 1925, par Les Nouvelles littéraires : « La vertu et la volonté de toute-puissance des images, il pourrait bien s’agir d’un phénomène nouveau caractéristique (...) Pour l’avoir pressenti, le rôle futur de Saint-Pol-Roux me paraît grand entre les grands (...) Il serait aisé de montrer ce que le cubisme, le futurisme, le surréalisme lui empruntèrent successivement... » C’est ce que Saint-Pol-Roux avait appelé lui-même l’idéo-réalisme, origine de la surcréation poétique, laquelle consiste en une justification de l’arbitraire métaphorique ou imaginaire par la réalité verbale et spirituelle de son résultat :

 

La tache de sang dépoint à l’horizon de-ci,

La goutte de lait point à l’horizon de-là.

Homme simple qui s’éparpille dans la flûte et dont la prudence a la forme d’un chien noir, le pâtre descend l’adolescence du coteau.

Le suivent ses brebis, avec deux pampres pour oreilles et deux grappes pour mamelles, le suivent ses brebis : ambulantes vignes.

Si pur le troupeau ! que ce soir estival il semble neiger sur la plaine enfantinement.

 

Cette même démarche explique l’importance que prend, pour Saint-Pol-Roux, la signification ésotérique des choses : « ... Un cœur bat dans tout, une idée se concentre en tout, même dans les pierres du chemin, et de même que tous les organismes s’orientent vers le soleil, ce cœur et cette idée s’orientent vers l’idée suprême et le cœur souverain du monde. »

Ainsi l’élément baroque se compose avec l’idéalisme symboliste et avec le surréalisme magique, pour produire une perception des au-delà de l’Univers qui, bientôt, devient une perception de Dieu : « Nous devons considérer ce pèlerin d’ici-bas (lisez le poète) comme Dieu en personne voyageant incognito. » Et encore : « La surcréation, c’est Dieu manifesté dans l’humain, c’est tout le chaos informulé du monde, rendu clair par ce médiateur qu’est le poète. » On voit par tout ce que contient encore de traditionnellement romantique la poésie de Saint-Pol-Roux. Mais l’important est que ce néo-romantisme est armé d’une puissance d’invention verbale réellement capable, comme le veut une poésie de l’image absolue, de pénétrer la réalité sensible jusqu’à la détacher de son support de matière pour en faire l’instrument d’une perception immédiate de l’Idéal, « un prodigieux explorateur d’Absolu ».

Et ainsi sous le vêtement de l’imagination baroque et romantique, dans les formes poétiques de la féerie symboliste, ce qui triomphe dans l’œuvre de Saint-Pol-Roux c’est, par-dessus tout, une faculté inépuisable de fabulation poétique : que la poésie soit fable au sens plein du terme, c’est-à-dire formulation verbale créatrice de signification et de mythologie, l’œuvre de Saint-Pol-Roux en apporte, après tant d’autres parmi les plus grandes, une nouvelle démonstration.

 

Henri LEMAÎTRE.

 

 

« Spectacle rare vraiment sur le papier, cette armée de Mots divers venus de toutes les catégories aux fins de concourir au triomphe, frayant, vibrant, s’enlaçant, se querellant, riant, chantant, pleurant, agissant, pensant avec leurs couleurs, leurs parfums, leurs formes, leurs subtilités, leurs rythmes respectifs, population minime certes, mais forte de la virtualité de grandir spontanément, sur le ressort de l’impression, en une souveraine apothéose. »

 

SAINT-POL-ROUX.

 

 

Œuvres essentielles

 

ANCIENNETÉS. – Poèmes composés à partir de 1885 environ et où l’appartenance au symbolisme et son dépassement sont particulièrement sensibles. On notera que l’un de ces poèmes, de 1890, porte une dédicace posthume à Victor Hugo.

LA DAME À LA FAULX. Tentative dramatique en forme de tragédie en cinq actes, figurent d’admirables alexandrins. On y voit se révéler un incontestable génie dramatique qui éclaire d’ailleurs les structures profondes de toute l’œuvre poétique de Saint-Pol-Roux.

LES FÉERIES INTÉRIEURES. – La « somme » du génie poétique de Saint-Pol-Roux, avec libération à l’égard des artifices symbolistes et amplification conjointe de l’imagination et du verbe.

 

 

Études sur Saint-Pol-Roux

 

BRIANT (Théophile), Saint-Pol-Roux, Paris, Seghers (coll. « Poètes d’aujourd’hui »).

GOURMONT (Remy de), Le Livre des masques, Paris, Mercure de France.

JOUFFROY (Alain), Saint-Pol-Roux. Introduction et choix de textes, Paris, Mercure de France.

 

 

Biographie

 

1861 Naissance le 15 janvier à Saint-Henry, dans la banlieue de Marseille, de Paul-Pierre Roux, sous le signe de Saturne, dans une famille d’industriels en produits céramiques.

1871-1880 Études secondaires dans un collège religieux de Fourvière à Lyon.

1880 Le jeune homme, qui vient d’être reçu bachelier, s’engage pour un an au 141e régiment d’infanterie à Marseille.

1882 Arrivée à Paris pour des études de droit que Paul-Pierre Roux abandonne pour s’adonner à la poésie et fréquenter les cafés littéraires il retrouve Maeterlinck et Villiers de l’Isle-Adam.

1886 Participation active au mouvement symboliste avec la fondation de la revue « Pléiade ».

1890 Saint-Pol-Roux participe à la fondation du « Mercure de France ».

1891 Il bénéficie de l’appui de Mallarmé et entre dans le groupe de Péladan, la Rose-Croix esthétique. Il se marie et aura de sa femme Amélie trois garçons, Cœcilian, Loredan et Magnus, et une fille, Divine.

1895 Séjour à Bruxelles et à Bruges.

1898 Le poète et sa famille quittent Paris pour s’installer en Bretagne.

1905 Installation au manoir du Boultous, dans la région de Camaret.

1915 4 mars. Le fils du poète, Cœcilian, est tué sur le front. Le nom du jeune mort sera donné au manoir du Boultous qui restera dans l’histoire littéraire comme le « manoir de Cœcilian ».

1925 Les chefs de file du surréalisme, André Breton en tête, publient dans les « Nouvelles littéraires » un Hommage à Saint-Pol-Roux.

1938 Le poète figure en bonne place à l’Exposition du Cinquantenaire du Symbolisme de la Bibliothèque Nationale.

1940 23 juin. Saint-Pol-Roux, sa fille et sa servante sont victimes des violences d’un soldat allemand. 18 octobre. Saint-Pol-Roux transporté à l’hôpital de Brest y meurt d’une crise d’urémie.

1944 Août. Le Manoir de Cœcilian, occupé depuis 1940 par les Allemands, est complètement incendié à la suite d’un bombardement.

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Poésie et Prose.

 

Les Reposoirs de la procession, Paris, Mercure de France, 1893.

La Rose et les Épines du chemin, Paris, Mercure de France, 1901.

Anciennetés, Paris, Mercure de France, 1903.

De la colombe au corbeau par le paon, Paris, Mercure de France, 1904.

Les Féeries intérieures, Paris, Mercure de France, 1907.

La Mort du berger, Brest, André Broulet, 1938.

La Supplique du Christ, Paris, Debresse, 1939.

Bretagne est univers, Brest, André Broulet, 1941.

 

Théâtre.

 

L’Âme noire du prieur blanc, Paris, Mercure de France, 1893.

Épilogue des saisons humaines, drame en trois parties, Paris, Mercure de France, 1893.

La Dame à la faulx, tragédie en cinq actes et dix tableaux, Paris, Mercure de France, 1899.

 

De nombreux poèmes ont paru en revue et n’ont pas été rassemblés en volume. Des inédits ont péri dans l’incendie du Manoir de Coecilian.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

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