Pierre van der Meer de Walcheren
par
Jean LE MOYNE
« Vobis datum est nosse mysteria regni coelorum. » « Il vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux. » Ainsi débute l’introduction de Léon Bloy au livre de son filleul Pierre van der Meer de Walcheren : Journal d’un converti. Ces paroles du Sauveur non seulement rendent à la perfection la tonalité spirituelle de l’œuvre de Pierre van der Meer, mais encore situent, définissent ce lieu prédestiné sur la voie de l’amour, où Dieu attendait son serviteur et où Il est venu à sa rencontre, et enfin, jettent une vive lumière sur sa vie intérieure et nous montrent une de ces âmes généreuses invinciblement attirées vers le mystère, impérieusement sollicitées par lui, comme y habitant et qui ne peuvent jamais s’en détourner ou s’en affranchir, ni cesser de l’interroger, même au plus profond du désespoir. « J’erre à travers mon âme comme un réprouvé », écrivait-il quelques années avant sa conversion. Ceux-là souffrent une véritable crucifixion de tout leur être tant que ne s’est pas accomplie pour eux la résurrection spirituelle dans la foi.
Tel nous le révèle son journal dès le début : un homme tourmenté, merveilleusement apte à souffrir, insatisfait, incapable de s’arrêter, sans repos, se nourrissant d’angoisse, que rien ne distraira d’une recherche constante de Dieu, ni les deuils, ni la misère, ni surtout l’insidieuse tentation de l’indifférence, terrible récompense du désespoir. Tout lui sera sujet d’interrogation : il sentira toujours quelque chose d’essentiel échapper à tout ce qu’il contemple. Il marchera dans la douleur et la solitude avec l’intuition obscure qu’il pourrait peut-être accéder à un plan où sa personne, tout en contribuant à une mystérieuse et universelle harmonie, en serait soutenue, traversée, vivifiée. Devenir un membre d’un vaste corps, avoir une fonction, une nécessité pour ainsi dire organique. Qu’était-ce, sinon la nostalgie de la communion des saints, en dehors de laquelle il n’y a que solitude ou complicité, et du corps mystique, qui nous réunit dans le Christ avec qui nous sommes dès cette vie en présence de Dieu le Père ?
Quoi de plus admirable que l’action de la grâce épousant en quelque sorte la nature pour l’achever et la parfaire, s’unissant à la personne avec une délicatesse infinie pour lui donner sa pleine et nécessaire mesure d’être et de vérité ! Quoi de plus prodigieux que cette trame de l’amour s’emparant d’une âme, que cette insertion du don de foi dans l’esprit ! Cette particulière action de la grâce se déroule sur trois plans différents.
D’abord dans l’esprit, le mens, cette partie supérieure de l’âme qui, d’après saint Augustin, est le siège de Dieu, le lieu d’élection de la grâce, caché aux puissances conscientes pour la plupart des hommes en cette vie. C’est là que Dieu prédispose l’âme à l’entendre, c’est là qu’Il fait passer son murmure (Rois, I, XIX, 12) que la bonne volonté écoutera. Dieu commence toujours le premier, selon la parole de l’Évangile : « Nul ne vient au Père si je ne l’ai appelé. » C’est encore en ce sens que Pascal disait : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. »
Le deuxième lieu de l’action divine est celui des puissances conscientes : l’intelligence et la volonté. Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! Qu’est-ce à dire ? Est-ce là la consécration de notre volonté si mesurée, si légale, tellement attachée aux stricts devoirs ? Est-ce encore l’exaltation de notre tranquillité bien à l’abri de la vraie charité ? Notre prétendue bonne volonté est-elle celle des saints et des convertis qui ont cherché Dieu avec l’héroïsme et la persévérance que nous admirons si distraitement ? Désirons-nous vraiment la paix que les saints nous ont décrite ? Il semble bien que non, et tant de prudence de notre part sied bien peu à l’amour. L’accomplissement plus ou moins extérieur des devoirs ne constitue pas l’exercice de la bonne volonté. Et de la loi ne peut issir la paix : elle n’accorde qu’une fausse sécurité, sans vie comme elle-même. Ces paroles des anges apprenant aux hommes la naissance de Jésus devraient résonner de façon terrible dans les églises, car cette bonne volonté que la plupart se représentent sous la figure de quelque bonasse et souriante dame de Sainte-Anne, c’est la guerre que le Christ affirmera plus tard venir apporter, le feu dont Il a dit : Que veux-je sinon qu’il brûle ? et la paix du Gloria, c’est celle qu’Il nous donnait, disant : Je ne donne pas ma paix comme le monde la donne.
Enfin la grâce abonde de toutes manières pour celui qui cherche Dieu. Elle le guide et le soutient secrètement dans l’activité de son intelligence, dans toutes ses actions, dans ses amitiés, dans ses rencontres. En lisant le Journal de Pierre van der Meer, on s’aperçoit que rien ne fut indifférent dans sa vie, que tout lui fut grâce. Hélas ! pourquoi oublions-nous qu’il en est de même pour nous, que la Providence environne chacun de nous de grâces innombrables ?
Un esprit absolu comme de Walcheren s’est orienté vers le catholicisme, instinctivement pour ainsi dire. Là seulement il entrevoyait la possibilité de la plénitude de vie qu’il rêvait. Élevé dans un milieu aristocratique et libre-penseur, il ne connaissait rien de précis du catholicisme. Au cours d’un séjour à Paris, des visites à Notre-Dame lui donnent le désir de s’en instruire. Alors il lit avec sa femme la Passion de Notre-Seigneur d’Anne-Catherine Emmerich. Il lisait déjà Bloy qu’il admirait passionnément et qui passait pour fou dans les milieux littéraires du temps comme en plusieurs encore de nos jours. Il lit aussi depuis longtemps la Bible qu’il comprend d’une façon toute spirituelle. En août 1908, un ami l’invite à venir passer quelques jours à la Trappe de West-Malle près d’Anvers. Il accepte immédiatement, puis à quelque temps de là, ayant reçu de l’argent, il part pour l’Italie avec sa femme et son fils. Voilà deux évènements dont sur le moment il ne pouvait comprendre la portée mais qui furent décisifs dans l’histoire de sa conversion, car c’est au cours de ces voyages que le visage du catholicisme commencera à se révéler à son ardent désir. En 1909, à bout de ressources il quitte la Hollande et vient s’installer à Paris. Il lit saint Augustin. De plus en plus son désir se tend vers Dieu, rien de l’éblouissante vie de Paris ne le détourne de son inquiétude, ne fait taire en lui cette voix inconnue qui gémit et crie, Abba ! Père ! mais bientôt il va rencontrer le frère d’élection vers qui Dieu le guide depuis toujours : il fait la connaissance de Léon Bloy qui plus tard sera son parrain. Il fréquente la chapelle des Bénédictines de la rue Monsieur, l’année suivante, il y suivra les offices de la Semaine Sainte. Il lit les mystiques et Léon Bloy. La Bible est pour lui, « homme sans Dieu, la parole de Dieu ». « Je sais, écrit-il, que c’est la vérité et quoique le sens profond m’échappe presque toujours, je sens l’énorme et divin Mystère sous les mots. Je me penche sur un seul verset, je le relis d’innombrables fois, et j’ai le vertige, comme si je regardais dans un gouffre, mais sans effroi. Alors je connais des moments d’une immense joie, et pourtant je ne connais pas la paix. » « Je veux Dieu », s’écrit-il un peu plus loin. Voici le moment où Dieu semble laisser l’âme en suspens, vouloir, du sein de ce brusque silence, une confirmation de son désir. À elle maintenant de se lever et d’aller frapper, et de demander. Il est vidé de tout, sa solitude est complète. « Je suis un pauvre homme qui cherche et demande le chemin, et je ne trouve personne qui m’aide [...]. J’attend. Quelque chose de grand doit m’arriver. J’attends un miracle. Je ne peux continuer ainsi, avec mon cœur qui saigne et mon esprit torturé. Je me sens chargé de chaînes. Un miracle doit me délivrer. Mais quoi ? Comment ? Par qui ? » À la fin de l’année il revoit Léon Bloy à qui il demande de lui présenter un prêtre et c’est avec des larmes dans les yeux que le « terrible » homme le lui promet. Ah ! avec quels accents faudrait-il louer la douceur et la charité du vieux Bloy qui a reçu des mains de Dieu ce jeune homme éperdu, pour l’aimer comme un fils, lui prodiguer ses conseils de père douloureux et lui communiquer son zèle scandaleux ! Maintenant il prie avec son admirable femme, attendant avec impatience le jour de son baptême. Ensemble ils vont souvent chez les Bloy où ils rencontrent Jacques Maritain et sa femme qui, six ans plus tôt, étaient venus eux aussi « demander le chemin du ciel au Mendiant ingrat ». Ô, la merveilleuse, la sainte amitié de ceux-là, si visiblement réunis par Dieu ! Enfin le 24 février 1911, à Saint-Médard de Paris, il recevait le baptême avec son fils, et son mariage était béni. « ... au bas de l’église obscure, près du baptistère un homme et un petit garçon tiennent le même cierge et rayonnent de joie : c’est Pierre Matthias van der Meer de Walcheren et son fils Pierre Léon qui viennent de renaître ensemble de l’eau et de l’Esprit. Le vieux parrain Léon Bloy prie pour eux dans l’ombre, avec le calme du lion dévorant sa proie ». Depuis, Dieu les a bénis en tout. Leur fils Pierre Léon, qui vécut avec eux en son âme d’enfant cette grande aventure, devint Bénédictin ; il est mort en 1933. Leur fille Anne-Marie est aussi Bénédictine à Oosterhout. « ... Pour eux, écrit encore Maritain dans la fervente introduction au livre de son ami sur les Chartreux, c’en est bien fini de toute expérience terrestre et les voilà retranchés dans la terrible solitude où le Dieu qui demande tout semble dire : Ce n’est pas assez, et demande plus encore. Ce plus, ils ne l’ont pas refusé, ils sont allés jusqu’à l’holocauste de leur propre cœur, et de ce lien sacré que Dieu avait rendu consubstantiel à leur vie. Et puis, ayant vu leur don héroïque, ce même Dieu qui a finalement épargné Abraham les a rendus l’un à l’autre et renvoyés parmi nous. Pierre van der Meer a repris le travail, son travail d’éditeur, – c’est lui qui depuis quelques années a donné aux éditions Desclée de Brouwer un si remarquable essor à Paris, – et son travail d’écrivain. S’il garde au front l’ombre lumineuse de ceux que la main divine a marqués du signe de la douleur, son action n’en est que plus énergique et plus féconde. »
Dieu a toujours suscité dans son peuple des témoins de ses œuvres, des confesseurs à qui il est donné mission de raconter en toute humilité les ouvrages de la grâce et les merveilles de la charité divine. Dieu est charité, disait saint Jean, et son amour nous précède de toute éternité, nous soutient, nous guide, nous attend avec une patience infinie et tant que la fine pointe de notre esprit n’a pas été émoussée, tant que nous n’avons pas renié le Christ par le désespoir, il nous est toujours possible de percer le Ciel. Alors, ainsi que le Journal de Pierre van der Meer l’enseigne, Dieu suscitera une grâce à chacun de nos pas. Hélas ! voilà notre péché, le péché qui prend tout notre temps, duquel est fait notre temps : ce refus perpétuel de la grâce, renouvelé à chaque instant, et partout, car la grâce est omniprésente. C’est pourquoi l’endurcissement du cœur est si effrayant ; il ne s’accomplit pas de soi : il se produit dans la conscience par une vigilance à rebours, si l’on peut dire, par un refus aussi nombreux que la grâce. Mais il est fatal pour quiconque demeure conscient de l’appel de Dieu et ne répond pas. Et il faut absolument s’endurcir, puisque Dieu ne se lasse pas... Tel est, à notre sens, le message de van der Meer qui a longtemps pleuré de désir et parcouru une longue et amère route avant d’être rassasié : nous rappeler la présence et les exigences de la grâce, à nous qui avons été prédestinés – ô mystère des adorables prévenances de l’amour ! – à naître dans la foi et à vivre dans l’abondance des héritiers de Dieu.
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Il est regrettable que l’espace nous manque maintenant pour parler longuement du beau livre de Pierre van der Meer sur les Chartreux : Le Paradis Blanc. L’auteur raconte un séjour qu’il fit à la Chartreuse de la Valsainte, en Suisse. Plusieurs chapitres traitent successivement du développement de la vie érémitique et de la vie cénobitique depuis les premiers siècles de l’Église ; de la vie de saint Bruno, de la fondation et des débuts de cet ordre privilégié qui n’a jamais connu de réforme. Après une sobre description de la vie quotidienne à la Valsainte, nous en venons au chapitre central de l’ouvrage, intitulé : Un Chartreux parle. C’est un véritable traité de vie contemplative selon le mode particulier aux Chartreux qui ont basé leur constitution sur la règle de saint Benoît ; tout en empruntant aux Pères du désert la solitude et leur esprit d’attention. On retrouve le long de ces pages trop brèves le même frémissement spirituel qui anime le Journal de van der Meer, la même ferveur toujours accrue, mais s’approchant enfin de cette paix des moines qui vivent « de Dieu seul dans la solitude ».
Jean LE MOYNE.
Paru dans La Relève en 1940.