Un apôtre fourvoyé

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

G. LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES électeurs du département du Pas-de-Calais se trouvaient réunis, le 2 septembre 1792, pour élire leurs députés à la Convention nationale. La séance débuta, comme on pense, par de longs discours, car les Français n’avaient pas l’éloquence discrète. Un orateur avait élaboré un éloge emphatique de Thomas Paine, le célèbre philosophe révolutionnaire anglais, et malgré les réclamations de certains assistants, protestant que ce hors-d’œuvre était assommant et déplacé, il n’en persista pas moins à poursuivre jusqu’au bout sa harangue, sans consentir à en retrancher une phrase.

On peut affirmer, je pense, que la plupart de ceux qui étaient là n’avaient jamais entendu parler de Thomas Paine ; ils purent apprendre, s’ils écoutèrent, que ce personnage, fils d’un marchand de corsets de la petite ville de Thetford, avait dès le plus jeune âge rêvé de renouveler la société, préconisé la fraternité universelle et prêché le retour à l’âge d’or qu’il se flattait de ramener pour peu qu’on suivit ses instructions. Ce libertaire était allé porter la bonne parole en Amérique où ses théories avaient fait miracle. Il était plein d’idées grandioses ; il projetait de jeter sur la Manche « un pont d’amitié » ; il avait publié deux pamphlets fameux, évangile du monde futur, les Droits de l’homme et le Sens commun ; les plus ardents amis de la liberté en France le vénéraient et l’admiraient à l’égal d’un apôtre, et cet apostolat même lui valait en Angleterre de cruelles persécutions. L’implacable orateur expose que le gouvernement de Georges III a rudement molesté ce réformateur génial. Le pauvre Paine a été, par ses concitoyens, traduit en justice, emprisonné, menacé de mort et, sauf quelques exaltés qui l’admirent, toute l’Angleterre conservatrice est déchaînée contre lui. Le peuple même, en faveur duquel il combat, l’a tellement en mépris que les ouvriers, pour lui témoigner leur aversion, ont imaginé de disposer les clous de leurs souliers en forme de T. P. – ses initiales – afin d’écraser symboliquement son nom, et de le traîner quotidiennement, en cette sorte d’effigie, dans la boue des rues.

L’apologie de ce démagogue incompris fut subie avec la plus grande indifférence : les électeurs du Pas-de-Calais ne s’étaient pas assemblés pour ça ; ils avaient hâte de procéder au vote. Ce qui les intéressait beaucoup plus était la question de savoir si Arras conserverait son rang de chef-lieu ou si la ville d’Aire hériterait de cet avantage. La lutte, sur ce point, était chaude, et les discussions à ce sujet occupèrent toute une séance. Enfin, le bureau s’étant constitué, on procéda au vote. Le premier nom sorti de l’urne était celui de Maximilien Robespierre : il réunit quatre cent douze voix sur sept cent quatre-vingt-quatre votants. La seconde nomination fut celle de Carnot ; puis on élut Duquénoy ; Guffroy se présentait pour le quatrième siège ; mais il comptait dans le corps électoral de nombreux adversaires, et Le Bas l’emporta sur lui. Guffroy se propose de nouveau ; la bataille s’engage ; ceux qui ne veulent pas de lui cherchent un moyen de l’évincer, et, tout à coup, pour lui faire pièce, quelqu’un prononce le nom de ce M. Paine, l’Anglais inconnu dont on a entendu tout à l’heure le panégyrique. Il faut élire ce pur démocrate, cet apôtre de la félicité universelle ; il assurera le bonheur des Français. Une fraction très nombreuse de l’Assemblée se déclare pour lui ; on s’échauffe ; on se monte ; le scrutin est ouvert : deux tours restent sans résultat ; mais au troisième, l’Anglais est élu, par quatre cent dix-huit voix, six de plus que n’en a obtenu Robespierre.

La difficulté était de lui faire part de son triomphe, et aucun de ses électeurs ne connaissait sa résidence. On écrivit à Condorcet, qu’on supposait en rapport avec tous les philosophes du monde ; on écrivit aussi à Londres, au hasard, sans désignation d’adresse, et le plus étonnant, c’est que Thomas Paine reçut la lettre. Comme un grand médecin appelé au chevet d’un malade qu’il va guérir en un tour de main, il ne s’attarda point. Le 13 septembre, il était à Douvres, prêt à traverser le détroit pour répondre à l’appel du peuple français et pressé de donner la félicité à cette nation généreuse. Son impopularité est telle dans son pays que les douaniers du port mettent l’embargo sur ses bagages ; une populace hurlante s’est massée devant son auberge, criant : « À bas Paine ! À mort le fabricant de corsets ! À l’eau le traître ! » C’est à grand peine que le malheureux philosophe parvient à gagner le navire, sous les horions, les coups de poing et les invectives. Enfin, le voilà à bord ; le bateau s’éloigne de la côte, et pendant longtemps Paine, tout attristé, perçoit encore le bruit des imprécations dont ses compatriotes saluent son départ.

Après quatre heures de traversée, les rives de France se profilent à l’horizon ; déjà l’on distingue les tours et les remparts de Calais. Mais qu’est ceci ? Les quais sont noirs de foule, le canon tonne, des cris s’élèvent. Est-ce que les scènes de Douvres vont se reproduire ? Va-t-il être, à son débarquement, bafoué, houspillé, sifflé comme il l’a été au départ ? Il consent bien à n’être pas prophète en son pays, puisque la chose est, paraît-il au-dessus des forces humaines ; mais ici, sur cette terre éprise de liberté !... Et très inquiet, regrettant de s’être engagé dans cette bagarre, le pauvre homme se demande avec anxiété s’il n’aurait pas mieux fait de cingler, une fois de plus, vers l’Amérique ou, du moins, on l’apprécie avec calme. Mais il n’est plus temps. Le navire accoste ; l’Anglais, d’ailleurs, est vite rassuré. Les clameurs qui l’accueillent ne sont point hostiles, au contraire. À peine a-t-il mis le pied sur le quai, il est entouré, embrassé, porté de bras en bras. Les soldats lui présentent les armes ; une jeune femme se jette à son cou, épingle à son chapeau une cocarde tricolore et lui débite un long discours duquel il ne comprend pas un mot. Un cortège se forme ; on conduit le philosophe à l’hôtel de ville où la municipalité s’est assemblée pour le recevoir ; même ovation à la Société populaire, où on le fait asseoir sous le buste de Mirabeau ; ovation encore au départ, le lendemain, lorsqu’il monte en voiture, se dirigeant vers Paris où le réclame son mandat. Arrivé dans la capitale, il se loge à l’hôtel White, rue des Petits-Pères, le quartier de tous les Anglo-Saxons de passage chez nous. Le 21 septembre, il est aux Tuileries où se réunissent les nouveaux élus ; l’abbé Grégoire le présente à ses collègues ; on lui fait fête, on l’applaudit, on le complimente ; tous attendent, semble-t-il, que d’un mot bref, il formule la solution définitive des problèmes sociaux à l’étude desquels il a consacré sa vie. Mais il demeure fermé, serre les mains, sourit, embrasse à l’occasion ; il ne parle pas, et c’est alors qu’on s’aperçoit que le député du Pas-de-Calais ne sait pas un mot de français.

 

 

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Pour siéger dans une Assemblée où l’on pérorait beaucoup, le cas était embarrassant, et les Artésiens durent regretter d’avoir un député si décoratif, mais si peu loquace. Paine, était un utopiste auquel la hantise des inégalités humaines avait, comme à bien d’autres, tourné la tête ; mais c’était un excellent homme. Et d’une candeur ! Comme il ne comprenait rien à ce qui se disait autour de lui, il se persuada facilement que tous les orateurs qu’il voyait s’agiter à la tribune n’avaient, ainsi que lui, pour but, que le bonheur universel. Quand survint le procès du roi, il interrogea sa conscience à défaut d’autres conseillers ; elle lui répondit qu’une condamnation à mort serait odieuse et qu’il importait au bon renom de la République d’expédier Louis XVI en Amérique où il pourrait se livrer à l’agriculture ; on ferait de la reine une ouvrière en linge, de la princesse royale une quakeresse, et du dauphin un bon républicain. En conséquence, au jour solennel du vote il se prononça – en quelques mots français appris par cœur – pour le bannissement à perpétuité. Puis, pour mieux édifier et convaincre ses collègues, il fit lire à la tribune la traduction d’un plaidoyer où il exposait les motifs élevés de son indulgence. Ce fut, au camp de gauche, une stupeur. Eh quoi ! Ce Paine, l’ami des hommes, le prophète libertaire, l’adversaire de toute autorité, refusait de voter la mort du tyran ! Comme il n’avait jamais rien dit, on le comptait, d’après sa réputation, au nombre des énergumènes ; et voilà que pour la première fois qu’il se manifestait, il se rangeait parmi les retardataires ! « Ce n’est pas là le langage de Thomas Paine », s’écrie Thuriot. La lecture est interrompue. Marat escalade la tribune, dénonce la falsification évidente : « Non ! Ce ne peut être là l’opinion de Paine ; c’est une méchante et infidèle traduction ! »

L’Anglais, qui de son banc suit sur les visages l’effet de sa harangue, dont il attend un attendrissement général, s’étonne fort de cette discussion violente, surgie sans qu’il sache pourquoi et à laquelle il est fort empêché de prendre part. Il se demande comment un appel à la modération peut déchaîner de telles fureurs, et quand, à la fin de la lecture, une huée s’élève sur la gauche, il ne peut discerner si cette protestation s’adresse à son texte ou seulement à son lecteur.

À dater de ce jour, pourtant, on lui trouva l’air triste et découragé. Les yeux, naguère pétillants et pleins de feu, qui éclairaient sa physionomie large et franche, s’étaient voilés d’une ombre de doute, sa taille athlétique se courbait comme sous le poids d’une déception trop lourde ; sa mise, d’une correction parfaite, ses cheveux poudrés et nattés, lui donnaient l’allure d’un gentilhomme ; et ceci encore lui nuisait auprès de ceux qui l’avaient, sur ses écrits, admiré de loin. Ils s’étaient imaginés Paine sous l’aspect d’un ravageur, d’un sans-culotte effréné, d’une sorte de Marat anglais, farouche, toujours furibond, écumant et sanguinaire. Au lieu de cela, on voyait un idéologue, un rêveur, tout en sensibilité et en bonhomie. Quelle duperie ! Et beaucoup de ceux qui l’avaient fêté lui tournaient maintenant le dos, dans la crainte de se compromettre. Lui, nullement influencé par les plus fougueux discours, puisqu’il n’en comprenait pas une syllabe, continuait à ne prendre pour guide que sa conscience ; elle l’inspirait bien : ainsi fit-il mettre en liberté un espion anglais qui l’avait, de l’autre côté du Détroit, maintes fois dénoncé ; ainsi obtint-il la grâce d’un certain Grinstoin qui l’avait roué de coups au cours d’un dîner à l’hôtel White et qui, pour cette atteinte à la dignité de la Convention, était menacé des pires châtiments ; nobles actions qui achevèrent de lui ôter le peu de prestige dont il bénéficiait encore.

Lors de la proscription des Girondins, il commença à mettre sérieusement en doute le désintéressement et l’abnégation des révolutionnaires français. Ce coup d’État parlementaire heurtait toutes ses convictions. À la Convention, où il était assidu, quoique de plus en plus silencieux, car personne maintenant ne se serait risqué à traduire la parole de ce suspect, il siégeait à peu près seul à la Plaine ; sitôt la séance terminée, il regagnait le faubourg Saint-Denis, où il avait loué trois pièces dans une maison champêtre avec basse-cour, toit à porcs, cage à lapins et grand verger. Il vivait paisiblement dans cet ermitage, jouant à la marelle, aux billes ou à la raquette avec quelques compatriotes. Il recevait la visite d’un de ses colocataires, officier de la Garde Nationale, instruit, affable, parlant l’anglais, qui lui avait offert « ses services », et qui n’était autre que Sanson, l’exécuteur des jugements criminels. Ce voisinage n’était pas pour réhabiliter en sa pensée cette Révolution dont il avait espéré merveille ; il dut la juger plus sévèrement encor quand, un beau matin, on vint l’arrêter, pour le conduire, en qualité d’aristocrate, à la prison du Luxembourg, où il retrouva Danton et bien d’autres. Alors, il ne chercha plus à comprendre. Aristocrate, lui, le grand démolisseur de monarchies ! En ce moment même, les tribunaux anglais le condamnaient par contumace à toutes sortes de châtiments variés et de confiscations ; il était à Londres, brûlé en effigie, comme jacobin, et on l’incarcérait à Paris, comme trop modéré !

 

 

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Paine resta en prison durant plus de dix mois, sans que personne eût pris la peine de l’informer des motifs de sa détention. Quand il fut dehors, il négligea de se renseigner, trop content de se tirer de là avec la tête sur les épaules, toujours attaché à ses théories révolutionnaires, mais bien résolu à ne plus jamais se mêler de les mettre en pratique ; l’essai avait été trop malheureux. Paine était, en 1795, dans le dénuement le plus absolu et avait rapporté de sa prison un abcès au côté qui mettait ses jours en danger. Un compatriote qui lui fit visite quelques années plus tard, vers l’époque de Marengo, le trouva au deuxième étage d’une maison de la rue de l’Odéon, dans une malheureuse chambre dont la malpropreté et le désordre étaient à faire reculer. Des monceaux de journaux poussiéreux, un bahut de cuisine rempli de papiers, deux grandes malles, des barres de fer de formes bizarres, dressées dans un angle de la pièce, composaient tout le mobilier. En ce capharnaüm, Thomas Paine, vêtu d’une robe de flanelle, allait et venait, mélancolique et préoccupé. Le visiteur essaya de le dérider en lui parlant de la liberté que ses écrits avaient donné au monde. Paine haussa les épaules :

– Maintenant qu’ils la possèdent, cette liberté, dit-il d’un ton amer, nul honnête homme n’est plus capable de vivre en ce pays... Ils n’ont conquis la moitié de l’Europe que pour devenir plus misérables qu’avant !

L’autre, un peu déconcerté, insinua qu’il restait à perfectionner la République.

– La République ! s’écria le vieux démagogue. Ce n’est pas la République. Je ne reconnais qu’une République : c’est celle d’Amérique. Pour moi, je renonce à toute politique européenne.

Deux ans plus tard, en effet, il gagnait les États-Unis, qu’il ne voulut plus quitter ; et c’est là qu’il mourut en 1809. Mais il était écrit que l’apôtre vagabond de la liberté ne connaîtrait jamais le repos. Dix ans plus tard, un admirateur rapportait en Europe le corps du philosophe, qu’il conserva dans sa maison jusqu’en 1835, époque à laquelle il décéda. Tout fut vendu chez lui, et les restes de Thomas Paine, non mis aux enchères, furent débités selon les caprices des amateurs. Le crâne, détaché du tronc, alla enrichir la vitrine d’un pasteur ; on ignore où il se trouve aujourd’hui. Un autre révérend s’était adjugé la cervelle qui, après diverses vicissitudes, échoua, en 1900, dans la boutique d’un libraire de Londres où elle était à vendre, avec quelques manuscrits, pour 1 250 francs. C’était, paraît-il une petite chose toute noire, racornie, et pas plus large qu’une main d’homme.

 

 

 

 

G. LENÔTRE, Sous le bonnet rouge,

croquis révolutionnaires, 1936.

 

 

 

 

 

 

 

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