Le mariage de monsieur de Bréchard
par
G. LENÔTRE
I
ACHUN n’a jamais été une capitale ; c’est moins qu’un bourg : un simple village du Morvan qui, situé à l’écart des grands chemins, semble être la retraite rêvée pour un solitaire peu soucieux des turbulences mondaines et désireux de vivre en paix dans l’ignorance et le dédain des évènements. Château-Chinon, la ville la plus proche, en est distante de cinq lieues, et pour atteindre Nevers, la métropole, il faut traverser tout le département.
À l’extrémité du village est un château, vieux, assure-t-on, de trois siècles, d’aspect peu seigneurial et nullement pittoresque : une maison à un étage sur un bas rez-de-chaussée, régulièrement percée de trois fenêtres et flanquée de deux pavillons plus élevés, assez semblables à des tours carrées. Avec ses grands toits à girouettes, ses volets de bois, la charmille qui encadre son jardin d’un cloître verdoyant, le château d’Achun garde la bourgeoise apparence de ces honnêtes demeures de l’ancien temps, faites pour abriter des existences calmes de braves gens résolument garés des aventures.
Le comte Louis-François de Bréchard 1 était, en 1793, le châtelain du lieu. Ce ci-devant seigneur n’avait rien d’un Barbe-Bleue et, non plus, d’un Almaviva. Il habitait Achun depuis le jour de son baptême et quittait très rarement ses terres. Il n’avait point servi et ne s’était jamais produit à la cour ; son cœur sans détours et son imagination courte l’exemptaient d’ambitions ; rustique comme un berger de l’âge d’or, il passait son temps à chasser dans ses chènevières, à surveiller ses coupes de bois et à tailler sa charmille. N’ayant point de goûts dispendieux, il jugeait suffisante sa modeste fortune, toute en biens-fonds ; il vivait largement, mais en paysan, prenant volontiers ses repas avec les gens dans la vaste cuisine du château, meublée d’une longue table, de bancs de bois, de coffres à pain et d’une grande horloge. Depuis sept ans 2 une fille de Sardy, le village voisin, tenait sa maison, cumulant les fonctions de maître d’hôtel, de ravaudeuse, de surveillante et au besoin de cuisinière ; elle avait vingt-huit ans et se nommait Marie Pérault. Une servante, un galopin et deux gardes, Duplessis et Gauché, complétaient la domesticité 3.
Bien qu’il approchât de la trentaine et que depuis longtemps il eût perdu ses parents, François de Bréchard n’était pas marié. Non point qu’il s’obstinât au célibat : il espérait bien rencontrer un jour quelque demoiselle de bonne race qui consentirait à partager son confortable sort ; mais libre de tous soucis, il avait tardé, jusqu’à vingt-cinq ans, à fixer son choix ; depuis lors, l’orage révolutionnaire, sans cesse menaçant, rendait ce choix plus difficile : beaucoup de nobles avaient émigré ; les autres se confinaient chez eux, soucieux d’éviter toute manifestation qui révélât leur retraite.
Dès les premiers troubles, les cousins de Bréchard avaient passé la frontière ; tous deux officiers, l’un au régiment de Guyenne, l’autre au régiment du Limousin, ils estimaient que le devoir leur commandait d’aller combattre à l’armée des princes exilés 4. Plus indépendant, le châtelain d’Achun ne se décida pas à suivre leur exemple ; il lui répugnait de quitter ses habitudes et de chercher refuge à l’étranger. Qu’avait-il à redouter d’ailleurs dans ce village perdu dont il tutoyait tous les habitants et où il ne connaissait ni ennemi ni envieux ? En ce calme coin de terre l’écho des évènements n’arrivait qu’assourdi, et si les gazettes de la capitale y parvenaient, c’était avec tant de retard qu’elles apportaient des nouvelles depuis longtemps refroidies et déjà oubliées du grand tumulte parisien. François de Bréchard resta donc dans sa gentilhommière, certain de n’être pas inquiété et résolu à ne s’alarmer aucunement d’une si lointaine tempête.
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L’orage pourtant se rapprochait ; il creva sur Nevers à l’arrivée des représentants du peuple Laplanche et Collot d’Herbois envoyés par la Convention pour aiguillonner le département. Harangues, délations, autodafés de titres de noblesse, visites domiciliaires, emprisonnements, telle fut la mise en scène ordonnée. Mais les Nivernais sont, par tempérament, gens pacifiques et réfléchis ; ces rigueurs de commande contentèrent seulement quelques tapageurs. On le vit bien, le 18 avril, quand, à Nevers, débarqua la guillotine, impatiemment attendue, que les sans-culottes locaux voulurent aussitôt expérimenter ; le tribunal criminel ne prononçant aucune condamnation capitale, on dut, pour ne point retarder la fête, exécuter cinq mannequins figurant le traître Dumouriez, son complice le duc de Chartres, et trois officiers de leur état-major 5. Ce simulacre intéressa beaucoup, mais terrifia peu, et le châtelain d’Achun, en apprenant la chose, jugea qu’il n’y avait pas de quoi se frapper. Dans l’été, il sut qu’aux deux conventionnels appelés à d’autres missions succédait un certain Fouché 6, complètement inconnu dans la région, qui néanmoins fut reçu à Nevers « comme un dieu de paix descendu sur la terre pour y rétablir la concorde, y apporter la justice, l’humanité et la bienveillance » ; et Bréchard se rasséréna d’autant plus qu’avec le nouveau représentant la révolution nivernaise tourna vite à la bouffonnerie.
A peine installé à l’hôtel de France – devenu l’hôtel de la Nation – le citoyen Fouché, qu’on disait, au reste, conciliant et accessible, décréta un carnaval perpétuel : agapes frugales sur l’herbe ; promenades, à travers la ville, des Apollons et des Antinoüs de plâtre empruntés à l’école de dessin, promus à la dignité de bustes de Marat et de Lepeletier ; processions de citoyennes vêtues de blanc ; exhibition d’Hercules levant la massue, de soldats costumés à la romaine ; branches de chêne, guirlandes de fruits, urnes couronnées de lauriers, baisers fraternels. D’un rocher bâti sur la place Ducale coule « une eau pure et salutaire » où le représentant vient boire « dans la coupe de l’égalité », qu’il passe ensuite à la ronde ; à chaque lampée, le tambour bat, des acclamations s’élèvent, à moins qu’un rire irrévérencieux n’accueille la burlesque cérémonie. Dans la plaine de Plagny un camp a été dressé autour d’une montagne symbolique. Sur un autel brûle « le feu sacré de Vesta » ; un coq garde les tables de la Loi ; un peu plus loin s’élève une colonne de la Liberté sur laquelle les guerriers aiguisent leur sabre ; des grâces, des jeux et des ris entourent les autorités départementales ; Fouché, escorté de coryphées, attise le feu sacré, et la cérémonie se termine par un repas si spartiate que l’endroit en a gardé le nom de champ de la famine 7.
Par contagion, ces folies ont gagné les districts : à Clamecy, tous les patriotes se sont décrassés de leurs noms de baptême et s’appellent Bias, Socrate, Curtius... Dans tout le département, bientôt cette mode fait fureur : de bons bourgeois, des bûcherons, des flotteurs de bois, qui n’ont jamais entendu parler des anciens, deviennent Lycurgue, Scaevola, Pittacus, Épaminondas ou Minos. Les filles se nomment Marat, Pistache, Branchedor ou Belle-de-Nuit ; beaucoup d’Aspasie, très peu de Lucrèce, prénom lourd à porter 8. Les gens de Crux-la-Ville changent l’appellation de leur bourg en celle d’Aron-la-Montagne ; Saint-André-en-Morvan se transforme en Peletier-le-Rocher, et les habitants de Saint-Pierre-le-Moutier se réveillent un matin citoyens de Brutus-le-Magnanime.
Le comte de Bréchard, du fond de sa solitude, suivait-il les progrès de cette démence assez inoffensive ? Achun est si éloigné du chef-lieu que la ridicule épidémie ne menaçait pas de l’atteindre. Bien convaincu d’ailleurs qu’il ne s’était rendu coupable d’aucune offense au nouveau régime, Bréchard continuait à vivre sans appréhension de l’avenir. Esprit simple, il ignorait qu’en temps de révolution, tandis que se réduit aux plus expéditives l’échelle des pénalités, celle des crimes s’allonge de façon singulière, et justement on venait d’en inventer un nouveau, celui d’égoïsme. Fouché tonnait contre les égoïstes : il entendait par là les riches. « L’or qu’ils enfouissent, décrétait-il, n’est qu’un dépôt à eux confié par l’Être suprême pour secourir l’indigent 9. » Belle maxime qu’il avait retenue de la morale évangélique. Or, comme en dépit des discours et des mascarades l’indigent abondait, le charitable représentant créa les taxes révolutionnaires ; chaque riche, ou réputé tel, était imposé « en proportion de sa fortune et de son incivisme ». Quant au moyen de perception, il était simple : « Allez, disait Fouché aux soldats de l’armée révolutionnaire, allez dans les maisons des conspirateurs, vous en avez le droit ; saisissez leur argent et venez le déposer sur l’autel de la patrie ! »
François de Bréchard se prit à réfléchir. Était-il un conspirateur ? Non certes ; mais la désignation restait vague et il conçut de la méfiance : il avait subi déjà sans enthousiasme l’emprunt forcé ; par amour de la quiétude il s’était obéré en dons civiques et en offrandes volontaires 10 ; pour parer le nouveau coup qui menaçait sa bourse, il eut recours à sa cuisinière, Marie Pérault, qu’il savait probe et dévouée ; il souscrivit, au profit de cette fille, une reconnaissance fictive de quinze mille livres, pour laquelle il lui constitua, par écrit, une rente viagère, fictive également, de douze cents livres ; il était bien convenu que, les mauvais jours passés, Marie renoncerait à sa prétendue créance et son maître aurait cru faire injure à cette bonne domestique en réclamant d’elle un autre engagement qu’une promesse verbale. Par surcroît de précaution, Bréchard loua un petit logement à Nevers, expédia là ses meubles les plus précieux, son argenterie et ses papiers : il en confia la garde à Marie Pérault, qui s’installa docilement au chef-lieu ; lui restait en son château d’Achun, presque démeublé ; les pillards pouvaient venir 11.
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Ils n’étaient plus loin : un agent de Fouché, Grangier, escorté de trois membres de la société populaire et d’une trentaine de sans-culottes armés, s’était mis aussitôt en campagne : dès l’automne de 1793 il travaillait le district de Château-Chinon, opérant « la visite la plus rigoureuse de toutes les maisons suspectes, de tous les châteaux, ainsi que de toutes les chaumières des malheureux », procurant à ces derniers la subsistance et l’habillement et ne laissant aux autres « que le strict nécessaire » 12. Tel était le programme de Grangier, et Fouché lui délégua tous ses pouvoirs, se contentant de centraliser à Nevers « les millions » ainsi récoltés et y poursuivant sa mission moralisatrice et humanitaire.
Ci-devant confrère à l’Oratoire de Jésus, marié, et superlativement heureux en ménage, le représentant avait entrepris de républicaniser le département par le mariage. En toutes ses harangues, il vantait la douceur du lien conjugal et les joies pures de l’hyménée : se marier était, à ses yeux, un acte de civisme, et pour recruter des prosélytes, il fournissait la dot – quatre mille livres. Les voltigeurs de Valenciennes, marchant sur Lyon, traversent Nevers ; Fouché apprend que six d’entre eux ont trouvé gentilles de jolies Nivernaises ; vite il les marie et donne à chacun des couples quatre mille livres, qu’on prélèvera sur la caisse des contributions « volontaires » 13. Ceux-là, du moins, ont eu la liberté de choisir. Six autres filles sont moins favorisées : elles épousent, par ordre, six grenadiers de la Nièvre, que désignera le suffrage du bataillon 14 : ci, vingt-quatre mille livres pour les six dots, à prendre « sur les riches ». Fouché pousse surtout au mariage les ci-devant prêtres ; beaucoup ont peur ou dépérissent de misère : pour la dot, pour échapper à la déportation, ils épousent : le curé constitutionnel de Marsy manifeste des intentions matrimoniales : – quatre mille livres ; même somme au citoyen Mouton, au citoyen Gallois, au citoyen Varinot, à Gaulon, à Métairie, qui cherchent femme. Le complaisant missionnaire réconcilie les ménages désunis, trouve des maris aux femmes divorcées ; tout lui devient motif à propagande. Dans le petit bois de Plagny, il élève un temple à l’Amour devant lequel les guerriers doivent, en passant, baisser les armes ; aux peupliers qui l’entourent pendent le carquois, l’arc et le brandon de Cupidon ; même on y voit le casque de Mars servant de nid à deux tourterelles. Et quand se célèbre la fête de la Valeur et des mœurs, le conventionnel, mué en paranymphe, n’imagine rien de mieux, pour rendre attrayante la cérémonie, que de doter et d’unir solennellement sept couples qu’on amène de la ville sur des chariots couverts de feuillage. L’Amour attise le feu sacré et présente à Fouché « les jeunes époux ». Malgré qu’on ait ordonné « le plus grand silence », l’éclat de rire est général quand on voit ces jeunes époux sortir des branches : trois ex-curés, dont le moins vieux est cinquantenaire ; trois bénédictins défroqués, d’aspect tout aussi vénérable, et un marchand de la ville ; la plus âgée des femmes avoue cinquante-deux ans ; tous jurent de s’aimer éternellement comme Philémon et Baucis ; l’acte est rédigé, les tambours battent : c’est fait 15.
Par imitation de ce qui se passait au chef-lieu, l’armée révolutionnaire promenait dans les campagnes la parodie de ces extravagances ; dans toutes les bourgades successivement visitées, le citoyen Grangier et ses furets, costumés, selon un arrêté du département, à la Robert chef de brigands 16, opéraient les rafles prescrites, vidaient les caves, mariaient des prêtres, et le soir, jouaient dans quelque grange des comédies patriotiques. Au village d’Achun, le citoyen Bréchard leur avait été signalé comme « coupable de somnolence 17 » ; par malheur il avait trop bien pris ses précautions : on ne découvrit chez lui presque rien à prendre, ce qui parut louche ; il fut arrêté, conduit à Nevers et mis en prison. Craignant d’être expédié au tribunal révolutionnaire de Paris, vers lequel avaient été déjà dépêchés plusieurs suspects qui n’étaient pas revenus, il trouva moyen d’emprunter, paya, et après quelques semaines de détention, regagna son petit château vers la fin de l’hiver 18. Mais les choses étaient bien changées.
Les paysans, jadis dociles et affectionnés, le traitent maintenant en suspect ; Achun possède son conseil général, son comité révolutionnaire, son commissaire, son agent national, tous personnages gonflés de leurs titres et jaloux de leurs prérogatives. Bréchard essaye de ne point s’occuper d’eux ; mais eux s’occupent de lui. Abat-il un cerisier mort ? Il veut affamer le pays ; s’il plante des bornes aux limites de ses champs, c’est donc qu’il aspire à la propriété universelle. Ses foins sont humides : il empoisonne les bestiaux ! Trop secs : accapareur ! Il est rare qu’une journée s’achève sans procès-verbal entraînant une amende 19. Bréchard enrage, mais se soumet : le pauvre homme vexé, molesté, persécuté de cent façons, préfère encore les tracasseries de ses concitoyens aux hasards de l’émigration.
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Le 19 mars 17194, vers le soir, grande surprise : la brave Marie Pérault arrive de Nevers sans être attendue ; elle annonce qu’on a opéré une perquisition dans le logement de son maître : on a enlevé tous les papiers, y compris l’acte sous seing privé qui la déclare sa créancière. Bréchard ne s’en émeut guère : il n’a jamais tracé une ligne ni reçu une lettre compromettante.
Le lendemain, qui est un quintidi, bruyant tumulte dans le village qui, durant toute la soirée, retentit de clameurs, de rires et de chansons patriotiques : – quelque fête républicaine, pense le châtelain résigné.
Le jour suivant, dans la matinée, quatre paysans en bonnet rouge pénètrent chez lui : deux sont membres de la municipalité, les autres font partie du comité révolutionnaire. Ils viennent, en vertu d’une délibération de la veille, signifier au citoyen Bréchard qu’il lui est accordé vingt-quatre heures pour épouser une sans-culotte. Le gentilhomme, persuadé qu’on plaisante, s’efforce de rire ; mais le chef de la délégation, grave comme Solon, lui notifie que faute par lui d’arrêter son choix dans le délai prescrit, il sera porté sur la liste des suspects qu’on expédie au tribunal révolutionnaire... 20
Les commissaires font mine de se retirer : Bréchard les retient, se récrie, expose qu’il est impossible de prendre, sans quelque réflexion, une détermination dont dépend le bonheur de la vie, et odieux d’unir pour l’existence des gens qui ne se connaissent pas. Sur quoi les autres se disent trop respectueux de la liberté d’autrui pour jamais contraindre un de leurs concitoyens : il peut, s’il le préfère, s’arrêter à la seconde possibilité ; mais la décision est sans appel : le mariage ou la mort. Quant aux filles bonnes patriotes, elles ne sont pas rares dans la commune d’Achun. Que Bréchard épouse la première venue, une paysanne, l’une de ses vachères : ne peut-il choisir parmi ses domestiques ?... La citoyenne Marie Pérault, par exemple : « Sans-culotte pour sans-culotte, celle-là vaut autant que d’autres. »
La pauvre servante assistait à l’entretien. Quand les bonnets rouges eurent disparu, elle protesta, en sanglotant, de son indignation, jura que jamais elle ne consentirait à une si impertinente manœuvre. Elle se lamentait tant et si fort que son maître dut la réconforter ; il était manifestement l’objet d’une brutale mystification ; ces gens, ivres sans doute, s’amusaient de sa crédulité et de ses angoisses ; à l’honneur de la raison humaine, il était sans exemple qu’on eût marié de force, ailleurs qu’au théâtre, un homme qui n’en avait pas envie. Il parvint ainsi à se rassurer lui-même, se décida à ne point fuir comme l’idée lui en était venue, et attendit les évènements.
Il n’attendit pas longtemps. Le 23 mars – c’était un ci-devant dimanche – dès dix heures du matin, un rassemblement de braillards se fait devant son château : c’est sa noce qui vient le chercher. On l’empoigne, on le secoue, on l’emmène, parmi les vociférations, les ricanements et les menaces ; derrière lui on pousse Marie Pérault, récalcitrante et houspillée ; tous deux sont traînés à la municipalité où siège le conseil général de la commune, renforcé du comité révolutionnaire ; la liste de mort et le registre des mariages sont sur la table 21 ; Bréchard écrira-t-il son nom sur l’un ou sur l’autre ?
Tous les sans-culottes d’Achun sont là et beaucoup d’autres avec eux, accourus des villages voisins ; même on a placé au premier rang le père et la mère de Marie Pérault, amenés de Sardy pour donner leur consentement. L’agent national Valentin offre le choix au futur époux : « Te maries-tu ou ne te maries-tu pas ? » L’interpellé se débat, cherche à s’expliquer : on ne l’entend pas. Dans le tumulte gouailleur de cette cohue, le greffier a rédigé l’acte de mariage et bredouillé le texte des pièces d’identité requises ; la plume est mise aux doigts du châtelain qui signe en attestant qu’on lui fait violence. Marie Pérault, à demi morte de terreur, signe après lui ; le père et la mère de la future épouse signent à leur tour, puis l’agent national, le greffier et tous ceux des municipaux qui savent écrire... 22 Poursuivi par les huées et les gaillardises, Bréchard regagna sa maison. Marie Pérault y rentra quelques instants plus tard, défaillante de douleur et de confusion. Après avoir imploré le pardon de son maître pour ses parents, qui, disait-elle, n’avaient cédé qu’à la peur, elle lui jura que jamais elle ne se considérerait comme étant sa femme, qu’elle croirait blasphémer en se parant de ce titre, et que la révoltante parodie dont elle était victime n’atténuerait en rien sa soumission, son respect et son dévouement. Bréchard protesta que pas plus qu’elle, il ne s’estimait marié. Ce fut un triste jour de noces. Après ces déclarations réciproques, Marie noua son tablier et se remit à la cuisine. Le soir venu, elle gagna sa mansarde. Bréchard se confina dans sa chambre, et la vie, au château d’Achun, reprit les jours suivants son cours habituel ; on pouvait espérer que satisfaits du bon tour joué à leur ci-devant seigneur, les démagogues du pays lui concéderaient désormais quelque répit.
Mais le comité révolutionnaire veillait. Il lui revint que les nouveaux époux n’avaient rien changé à leur existence et paraissaient tenir en profond mépris l’acte solennel qui les unissait. Le rétif Bréchard traitait sa compagne en domestique ; elle ne portait pas son nom, s’abaissait même à le servir comme auparavant. Quoiqu’il y eût là insulte flagrante à la majesté du peuple, il semblait difficile d’exiger des époux Bréchard une intimité plus complètement respectueuse du fait accompli. Les malins du village s’ingénièrent. L’un d’eux imagina de signaler le châtelain au Comité de Sûreté générale, lequel répondit, comme il répondait toujours en pareil cas, par un ordre d’arrestation. L’armée révolutionnaire, en tournée dans le district de Château-Chinon, et chargée d’exécuter l’ordre, se saisit donc du ci-devant comte, qui fut sous bonne garde conduit et écroué à Nevers. Seulement, comme les prisons regorgeaient, il obtint d’être logé, à ses frais, dans une auberge de la ville. Cette faveur apparente couvrait une perfide machination, car la fidèle Marie Pérault, qui n’abandonnait pas son maître, le suivit à Nevers et déclara héroïquement qu’elle partagerait sa captivité. Or il n’y avait que deux lits dans la chambre d’auberge où il était gardé à vue ; l’un fut attribué « aux époux Bréchard » ; dans l’autre couchait un gendarme commis à la surveillance du suspect 23. Les patriotes d’Achun triomphaient.
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Ils ignoraient que le malheureux Bréchard, à bout de résistance, était trop malade pour parfaire, selon leurs vœux, son obligatoire et démocratique mésalliance. Excédé, las de persécutions et saturé de dégoûts, il fut pris d’une fièvre chaude ; sa tête s’égarait : on dut le porter à l’hospice. Il s’y trouvait encore à l’époque du 9 thermidor : la tourmente était passée. Bréchard, mis en liberté, reprit le chemin d’Achun. Il essaya d’oublier, de reprendre sa calme existence d’autrefois ; mais il était sans forces, hanté de continuelles appréhensions, très appauvri d’ailleurs et astreint à de sévères économies. Ah ! comme il regrettait maintenant de n’avoir ·pas émigré ! Il dut se priver des services de Marie Pérault qu’il envoya comme femme de charge chez sa tante, Mme d’Assigny. Là encore l’honnête fille se montra modeste et discrète, ne parlant du pseudo-mariage « qu’avec honte ou dérision ».
Les années passèrent ; le cauchemar s’estompait, et Bréchard, qui n’avait pas renoncé à fonder une famille, oubliait volontiers la ridicule comédie de son union révolutionnaire, quand un jour de décembre 1800, il reçut un papier timbré par lequel, en termes juridiques, Guillaume Pérault et sa femme, père et mère de son ancienne servante, l’assignaient « pour se voir condamner, en qualité de leur gendre, à recevoir l’abandon qu’ils faisaient de tous leurs biens, meubles, immeubles et créances, à charge pour lui de les loger, nourrir et défrayer de tout jusqu’à leur mort ». La lecture de ce grimoire inquiéta Bréchard. Après avoir été mari forcé, allait-il se voir légataire malgré lui ? Une enquête fit connaître que les époux Pérault ne possédaient ni meubles, ni immeubles, ni créances, ni quoi que ce fût au monde ; mais ce qui, plus que ce dénuement, alarmait le châtelain, c’était le titre de gendre dont ce factum le gratifiait. Il existait donc sur terre des êtres assez impertinents pour prendre au sérieux son dérisoire mariage ? Il fallait, au plus tôt, rompre cette asservissante chaîne. Des jurisconsultes, dont il prit l’avis, lui indiquèrent divers moyens de se libérer : le divorce d’abord ; mais était-ce bien à lui de provoquer la dissolution d’un engagement qu’il s’obstinait à déclarer nul ? D’autres lui conseillaient de contracter résolument une nouvelle et régulière union, et d’attendre que les Pérault le déférassent à la justice 24. C’était un beau procès à plaider et les plus fameux avocats de Nevers se disaient assurés du succès. Pourtant Bréchard, ni veuf, ni célibataire, ni marié, ne souhaitait pas être, par surcroît, déclaré bigame. Préférant moins de scandale, il rédigea simplement une demande de nullité de mariage et l’affaire fut portée au tribunal d’Auxerre, résidence actuelle de Marie Pérault, qui, enfin démasquée et définitivement congédiée par Mme d’Assigny, clame maintenant à tous les échos qu’elle est, de par la loi, l’épouse authentique du ci-devant seigneur d’Achun et qu’elle fera valoir ses droits en dépit des persécutions.
Il est difficile d’imaginer quelle fut, de ce jour-là, l’angoisse perpétuelle de cet homme placide qui, par souci de sa tranquillité, s’était refusé à fuir la Révolution. Car les juges d’Auxerre déclarèrent parfaitement valable l’acte du 23 mars 1794. Il faut aller en appel, se rendre à Paris, visiter les maîtres du barreau, faire antichambre chez les avoués ; il faut supporter qu’en attendant la décision de la cour, l’ex-cuisinière se pare du titre de comtesse de Bréchard ; que ses avocats répandent des mémoires où Bréchard est traité de criminel, de monstre, « objet d’horreur à la nature, à la morale et à la société », Marie Pérault devient, dans ces factums, une fille candide, indignement séduite, à laquelle son maître, au su de tout le village, a depuis longtemps promis le mariage et qu’il a rendue mère de deux enfants, morts en bas âge ; ne serait-il pas coupable de ces décès opportuns ? Les sans-culottes d’Achun sont présentés comme des redresseurs de torts, des vengeurs de la morale outragée. Quand Marie Pérault manque d’argent pour échauffer la coûteuse éloquence de ses défenseurs, elle joue le repentir et s’adresse à Bréchard lui-même, auquel elle soutire ainsi, sous promesse de renoncer à ses revendications, une nouvelle rente de 750 francs, qui vient s’ajouter à la créance fictive des 15 000 livres jadis imprudemment souscrite à son profit par l’innocent châtelain. Puis, sans vergogne, elle poursuit ses procédures, recrute des témoins, produit d’anciennes lettres, datées de ces jours de terreur où, obligé de faire avec elle lit commun, sous l’œil vigilant d’un gendarme, Bréchard, pour ne point être guillotiné, l’appelle tendrement sa femme. Durant sept années, elle lutte avec acharnement : la cour de Paris réforme le jugement d’Auxerre et fait défense « à Marie Pérault de prendre le nom et le titre d’épouse de Bréchard ». Elle ne s’avoue pas vaincue ; elle ira en cassation, et devant le tribunal suprême, tout recommence. Enfin, le 2 décembre 1807, l’arrêt définitif est rendu : le mariage est annulé ; Bréchard triomphe 25.
Trop tard : il était fou. Retiré dans sa gentilhommière délabrée, il n’osait plus sortir, redoutant les humains, tressaillant au moindre bruit, se croyant la risée du monde entier, voyant partout « de sourdes menées et des embûches ». Il occupait ses journées à prier dans un petit cabinet transformé par lui en chapelle et à rédiger ses dernières volontés en termes méticuleux où perce, à chaque article, le regret qu’il éprouve « de ne pouvoir, à cause des malheurs inouïs qu’il a endurés pendant la Révolution, se marier de la manière honorable et religieuse dont il l’a toujours souhaité 26 ». Il méditait d’élever son tombeau et d’y graver son épitaphe ; l’inscription débutait ainsi : Ci-gît Louis-François de Bréchard dont le nom ne peut périr... Après sa mort, survenue le 23 mai 1809, les hommes de loi ouvrirent ce testament auquel il avait tant et si longtemps travaillé ; à part quelques legs particuliers, Bréchard laissait toute sa fortune aux pauvres, son nom aux enfants trouvés, et son livre d’heures à Marie Pérault. Il pardonnait à sa persécutrice et ordonnait qu’on lui servît les rentes qu’elle lui avait extorquées, sous condition qu’elle réciterait chaque semaine, pour s’exciter au repentir, les sept psaumes de la Pénitence 27.
G. LENÔTRE, Bleus, blancs et rouges, Perrin, 1960.
1 Il était fils unique de Jean-François, seigneur de Champcourt, de Bussy et de Poully, officier de marine, et de Louise-Marie d’Assigny, fille de Edme-François-Lazure d’Assigny, écuyer, seigneur du Pavillon. Renseignements communiqués par M. H. de Flamare, archiviste départemental de la Nièvre.
2 N.-F. Bellart. Mémoire à consulter pour François Bréchard.
3 Testament de M. Louis-François de Bréchard d’Achun. Archives de la Nièvre.
4 Paul-Augustin de Bréchard, seigneur de Brienne et Pierre-François de Bréchard, son frère, émigrés le, 5 octobre 1791. P. Meunier. La Nièvre pendant la Convention, I, 53.
5 P. Meunier. La Nièvre pendant la Convention, I, 122.
6 Il débarqua à Nevers le 29 juillet 1793. P. Meunier, I, 181.
7 P. Meunier. La Nièvre pendant la Convention, I, 186 et suiv., 236, 325, etc.
8 M. P. Meunier, en consultant les registres de l’état civil des communes rurales de la Nièvre, a constaté que les gens sérieux donnaient à leurs enfants des prénoms gracieux de plantes ou de fleurs ; Rose était très employé, ou des prénoms peu compromettants tels que Désirée, Colombe, etc. On trouve encore Buisson, Orme, Pistache, Bezégut, Corderie, Forge, etc. Aspasie était le nom préféré pour les filles. Des noms, estropiés par les greffiers des campagnes, sont indéchiffrables.
9 P. Meunier, I, 188.
10 Bellart. Mémoire à consulter.
11 Bellart. Mémoire à consulter pour François Bréchard.
12 Sur la mission de Grangier, administrateur du département, voir P. Meunier. La Nièvre pendant la Convention, I, 275 et suiv.
13 P. Meunier, I, 216.
14 P. Meunier, I, 304.
15 Sur cette fête fameuse de Plagny, voir P. Meunier, passim, et Madelin, Fouché, I, 113.
16 P. Meunier, I, 309.
17 Le mot est de Grangier. P. Meunier, I, 276.
18 N.-F. Bellart. Mémoire à consulter.
19 « On me fit, à la police municipale, procès sur procès... et chaque fois autant d’amendes et de condamnations. » Bellart. Mémoire.
20 Bellart. Mémoire à consulter.
21 « La fureur qui brillait dans les yeux des magistrats du peuple, coiffés de leurs bonnets rouges, la présence du Comité révolutionnaire, la redoutable liste sur laquelle on menaçait d’inscrire mon nom si je refusais de complaire à cette multitude féroce... » Bellart, Mémoire.
22 Voici le texte de l’acte qui fut dressé séance tenante : « Ce jourd’hui, trois germinal de l’an deux de la République française une et indivisible, à dix heures du matin, par-devant le conseil général de la commune d’Achun, les citoyens sont comparus dans la maison commune pour y contracter mariage : le citoyen François Bréchard, âgé de vingt-neuf ans, propriétaire dans cette commune... d’autre part Marie Perrot (sic) âgée de vingt-huit ans, fille de Guillaume Perriot (sic) et de Jeanne Girard son épouse, domiciliés dans la commune de Sardy, département de la Nièvre, et les futurs conjoints accompagnés de Guillaume Perrieaut et Jeanne Girard, père et mère de la future et d’un concours de citoyens de cette commune ; le conseil général, après avoir fait lecture de l’acte de naissance du citoyen Bréchard, en date du 29 juillet 1764,... 2o de l’acte de naissance de Marie Perrault en date du 30 septembre 1765,... 3o du consentement de Guillaume Perrieault et de Jeanne Girard, père et mère de la future ; après aussi que le citoyen François Bréchard et Marie Perreault ont déclaré à haute voix se prendre pour époux mutuellement, moi, agent national, j’ai prononcé, au nom de la loi, que François Bréchard et Marie Perreault sont unis en mariage... »
Suivent les signatures : Bréchard, Marie Perreau, Perreau (le père), Jane Girar (la mère), Blattiot, Louis Commer, Boulle, Pottier, greffier, et deux signatures illisibles. (Archives de la mairie d’Achun.)
23 Bellart. Mémoire à consulter.
24 Bellart. Mémoire à consulter.
25 Voir sur ces successifs jugements Sirey, Recueil général des lois et arrêts, année 1809. En marge de l’acte de mariage dressé à Achun le trois germinal an II, se trouve, sur le registre, cette annotation : « Le présent mariage a été annulé en vertu d’un arrêt de la Cour de Paris, en date du 14 frimaire an XIII. »
26 Testament de M. Louis-François de Bréchard d’Achunavec ses annexes, le tout conforme à l’expédition authentique délivrée par M. Connestable, notaire à Aunay, Nièvre. Communication de M. H. de Flamare, archiviste départemental de la Nièvre. Ce testament contient des dispositions singulières : Bréchard, par exemple, ordonne de brûler « tous ceux de ses livres qui ne se trouveront pas dans sa chapelle, et tous ses papiers, sauf ceux de l’affaire affreuse qu’il a eue contre la fille Pérault » ; il règle minutieusement les cérémonies de son enterrement et la confection de son cercueil qui devra être traîné à l’église « par huit bœufs, quatre d’Achun, quatre de Bussy »... etc.
27 « Et si Dieu lui fait la grâce de revenir à de meilleurs sentiments vraiment chrétiens, elle dira, toutes les semaines, les sept psaumes de la pénitence dans mon livre d’heures que je lui donne pour le repos de mon âme. » Ce testament, plein d’extravagances, fut annulé, le 14 mars 1812, par jugement du tribunal de Château-Chinon, jugement que cassa la Cour de Bourges, le 10 août 1813.