Citoyen-pontife
par
G. LENÔTRE
ON a souvent et copieusement conté les misères des prêtres qui, à l’époque de la constitution civile du clergé, dociles aux ordres de Rome, se refusèrent à prêter le serment et s’exposèrent ainsi à toute la rigueur des lois révolutionnaires ; mais on s’est beaucoup moins attendri sur le sort des autres, des jureurs, des intrus. Pourtant la plupart des expériences dont le nouveau clergé fit les frais, témoignent que si les réfractaires furent rudement molestés, tout n’était pas réjouissant non plus dans la vie des ecclésiastiques conformistes.
L’abbé Fauchet, fameux dès le commencement de la Révolution par son grand talent d’orateur, par son enthousiaste adhésion aux idées nouvelles, sa courageuse conduite lors de l’assaut de la Bastille, où sous les balles il porta aux assiégés la sommation de se rendre, l’abbé Fauchet, comme nul ne l’ignore, fut élu, le 17 avril 1791, évêque du département du Calvados. Sacré à Notre-Dame par Gobel, le métropolitain de Paris, il s’affilia quelques jours plus tard à la Société des Jacobins, et, pourvu ainsi au spirituel et au temporel, il gagna à petites journées son évêché de Bayeux, non sans avoir pris la précaution, afin de ne point rencontrer à l’arrivée son prédécesseur réfractaire, Mgr de Cheylus, de commander qu’on lui tînt prêt son palais épiscopal où il réclamait cinq appartements de maîtres et trois de domestiques.
La réception, à Bayeux, fut bruyante et solennelle : c’était encore le temps des grandes illusions et des bonnes volontés sans réticences. La municipalité tout entière fit accueil au nouveau prélat et la population – sauf de rares exceptions – se montra déférente. On fit semblant de ne point s’apercevoir d’un court arrêt du cortège à la porte de la cathédrale, où se tenait un notaire apostolique, qui, discrètement, signifia à l’intrus l’ordonnance de Mgr de Cheylus, lui interdisant d’exercer, sous peine d’excommunication, les fonctions épiscopales. Fauchet, manifestement ému, reçut l’acte des mains du notaire, et sans mot répondre pénétra hardiment dans l’église. Prière à l’autel, discours éloquent, nouveau serment, suivi d’un banquet offert par la municipalité, feu de joie qu’alimentèrent cinq cents exemplaires de l’excommunication, visite de l’évêque au club et défilé de la garde nationale ; Fauchet se trouvait si bien reçu qu’il comparait son allégresse « à celle qui règne dans les cieux quand s’y présente un frère désiré ».
Cette lune de miel brilla durant quelques jours. L’évêque organisait son personnel, et les autorités du district s’ingéniaient à lui passer toutes ses fantaisies, encore qu’on les estimât un peu lourdes pour la bourse des contribuables. À ceux-ci, la pompe du culte plaisait jadis, lorsqu’elle ne leur coûtait rien ; maintenant qu’ils devaient la payer, ils souhaitaient plus de simplicité. Mais le nouvel évêque voyait grand ; outre seize vicaires épiscopaux, formant son conseil, il réclamait huit prêtres chantres, deux hommes pour jouer du « serpent », huit enfants de chœur, deux sacristains, un organiste, deux bâtonniers, un suisse, trois clercs, un sonneur, un horloger, deux bedeaux, un souffleur et un porte-bannière. Il lui fallait encore 900 livres pour le luminaire, 100 livres pour l’huile et l’encens, une provision de vin montant à 500 livres et 600 livres destinées à l’entretien des ornements et du linge. Le district essaya de marchander ; mais comment refuser quelque chose à un prélat « qui avait pris la Bastille » et qui se plaisait à le rappeler ? On céda donc sur presque tous les points.
Jusque-là, tout allait bien. Rempli de confiance et de zèle, Fauchet se résolut à visiter les neuf cents cures de son territoire, et il se mit courageusement en route. Sa première étape le conduisit à Honfleur. Il devait y entrer le 25 mai, à six heures du soir ; mais le mauvais état des chemins le retarda, et il n’arriva qu’à minuit. Le lendemain, dès l’aube, il était sur pied, discourant, visitant les églises, bénissant des drapeaux, courant à la société philanthropique, à l’asile des pauvres, au club, recevant le serment des dames qui jurèrent de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution. Les autorités, déconcertées par son activité, n’arrivaient pas à le suivre, et leur procès-verbal en fait l’aveu. À dix heures du soir, il bénissait et haranguait encore ; toute la population était fourbue.
À Lisieux, il fut acclamé. Là peut-être commença-t-il à s’apercevoir que sa tournée pastorale prenait, dès le début, une allure des plus laïques. Il était plus souvent au club qu’à l’église ; on lui chantait des couplets qui n’avaient rien d’un cantique ; on lui offrit même une couronne civique et un bouquet. À Falaise, la chose s’accentua. La municipalité avait décidé d’offrir au prélat un banquet par souscription ; mais les souscripteurs furent si peu nombreux qu’il fallut aviser ; le repas fut payé par la caisse municipale, après qu’il eut été bien stipulé qu’il serait des plus économiques. L’évêque ne parut pas s’en formaliser. Mais quand il se présenta au couvent des Ursulines pour le visiter, la supérieure fit fermer les portes ; elle dut cependant céder, et Fauchet entra, s’apprêtant à prêcher. Toute la communauté, affolée, courut se réfugier dans une chambre haute de la maison ; et l’évêque mortifié, accompagné des membres du club, put parcourir les cloîtres sans rencontrer une nonne. En revanche, un grenadier lui chanta des couplets philosophiques sur l’air Je le tiens, ce nid de fauvettes ! À Vire, en manière de Te Deum, on l’accueille par une chanson gaillarde :
Notre évêque est arrivé
Il faut boire à sa santé !
Le pontife citoyen, s’il souffrait de la tournure médiocrement ecclésiastique que prenaient les ovations, n’en laissait du moins rien paraître. C’est à peine si on lui donnait le temps d’entrer à l’église. On banquetait, on portait sa santé ; une demoiselle débita huit couplets de sa composition, un groupe d’enfants le couronna de branches de chêne et de rubans tricolores, – mais personne ne songeait à lui demander sa bénédiction. À Colleville-sur-Mer, il monta pourtant dans la chaire... Son discours fut interrompu par des clameurs unanimes : les gars de Colleville ne voulaient pas de sermon ; alors, il s’emporta, il rappela qu’il avait pris la Bastille et qu’on ne l’intimiderait pas ! Pourtant, il dut s’en aller. À la Délivrande, pèlerinage célèbre, les patriotes se scandalisèrent de le voir pénétrer dans l’église ; sa démarche fut traitée de rétrograde ; les esprits forts déclaraient que ce pasteur-là reculait de trois siècles. À Bennières-sur-Mer, le prélat ne trouva pour lui faire accueil personne qu’un bedeau, qui lui présenta sur une assiette une branche de feuillage artificiel en lui débitant ce compliment : « À faux évêque, faux laurier. » Puis comme Fauchet était entré seul dans l’église, le facétieux bedeau l’y enferma, et l’évêque, dit-on, fut obligé, pour regagner sa voiture, de sauter par une fenêtre.
Et c’est là qu’il interrompit sa tournée pastorale. De neuf cents cures sur lesquelles il régnait, il n’en avait visité qu’une douzaine et l’expérience lui suffisait.
À Bayeux du moins il serait tranquille. Il y rentra un peu découragé sans doute, mais espérant tout du temps et de sa persuasive éloquence. Le pauvre homme ! N’était-il pas évêque « par la grâce de Dieu et la volonté du peuple » ? Ses électeurs ne le lui laissèrent pas oublier. À peine réinstallé à son palais épiscopal, il lui fallut entrer en guerre avec la municipalité. Un de ses mandements fut déféré sans façon au tribunal. De ce coup, il perdit patience. Du haut de son trône épiscopal, il déclara que lui, qui avait pris la Bastille, ne reculerait pas devant une petite municipalité, mal organisée. Petite municipalité mit le feu aux poudres. Les municipaux, exaspérés, lui adressèrent l’huissier. Fauchet le mit à la porte. On refusa l’affichage de ses mandements ; il les fit coller par ses domestiques. Un jour, il monta en chaire, et là, devant quelques fidèles consternés, il répéta solennellement le mot incendiaire : « Si cette petite municipalité, que je méprise, me cherche, elle me trouvera ! » dit-il. Le district discutait déjà sa mise en arrestation, et le scandale croissait, au grand préjudice des cérémonies du culte que les gens timorés désertaient. Les loueuses de chaises s’en mêlèrent ; elles ne gagnaient plus de quoi vivre : à certaines grand-messes il ne venait pas douze personnes ! Elles réclamaient la rupture de leur bail ou une indemnité.
Par bonheur, l’époque approchait des élections à la Législative. Fauchet, dégoûté de l’épiscopat, rêvait un siège de député. Le 15 août, il faisait la paix avec la petite municipalité, dont il ambitionnait maintenant les votes. Il les obtint, et partit pour Paris, après cinq mois de pontificat.
La politique lui réservait, on le sait, des déceptions plus brutales.
G. LENÔTRE, Sous le bonnet rouge,
croquis révolutionnaires, 1936.