Grapin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

G. LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CELUI-LÀ n’ambitionnait certainement pas une place dans l’Histoire. Le seul document authentique où son nom se trouve cité est un certificat délivré par Stanislas Maillard, dit « Tape-Dur », qui s’érigea, de sa propre autorité, président du trop fameux tribunal des massacres de l’Abbaye, en septembre 1792. On y lit : « Grapin, de la section des Postes, a aidé le citoyen Maillard, pendant soixante-treize heures, à faire justice au nom du peuple. » Le diplôme est précis : Grapin fut un « septembriseur », et, dame ! ce n’est point là un de ces titres qui assurent à un homme la renommée.

Ce tribunal improvisé, composé de dix à douze commerçants du quartier, commença de siéger, à la prison de l’Abbaye, le dimanche 2 septembre, vers sept heures du soir. Maillard s’était fait livrer le registre des écrous et appelait l’un après autre les détenus, prêtres, officiers ou soldats suisses, aristocrates de tous rangs. Deux ou trois questions, un geste du président, et l’inculpé était poussé dehors, où les tueurs en prenaient livraison. Cela se prolongea jour et nuit jusqu’au mercredi à midi.

Comme, le lundi, vers cinq heures du matin, Grapin, fatigué, écœuré peut-être de l’épouvantable besogne, s’esquivait, résolu à rentrer chez lui, il aperçut, dans la pièce voisine de celle où siégeait le tribunal, un vieillard qu’entourait de ses bras une jeune fille en larmes. Il s’informe. C’est le marquis de Sombreuil, gouverneur des Invalides, et sa fille. Celle-ci n’est sous le cous d’aucun mandat d’arrêt ; mais elle s’est volontairement emprisonnée avec son père, dont elle décidée à partager le sort. Tous deux attendent leur tour de comparaître devant Maillard et ses compères.

Grapin ne s’en va pas. L’aspect de cette fille sanglotante et de ce vieux soldat résigné l’a bouleversé. Il reprend sa place parmi les juges. Maillard, suivant du doigt la liste du registre ouvert devant lui, appelle : « Sombreuil ! » L’accusé paraît et s’approche de la table. Sa fille se noue à lui. On essaye de les séparer ; mais elle enlace l’un des bras de son père et s’y attache avec une ténacité qu’on sent si opiniâtre qu’aucun des hommes qui sont là n’osent porter la main sur elle. Déjà Maillard énonce les motifs d’inculpation. Sombreuil est un royaliste forcené ; c’est lui qui, lors de l’attaque de la Bastille, a conseillé au gouverneur de la forteresse de tirer sur le peuple. « C’est moi ! » affirme le vieillard. L’un de ses fils a défendu les Tuileries au 10 août ; l’autre sert à l’armée des princes... « C’est vrai ! » répond Sombreuil. Aucun de ceux que la justice populaire vient d’immoler n’était coupable d’autant de crimes contre-révolutionnaires, et à chacun de ces aveux redoutables, les mains de la jeune fille se sont crispées plus étroitement. « D’ailleurs, conclut l’un des juges, tous les invalides réclament sa mort. « C’est impossible ! » s’écrie Mlle de Sombreuil. Et le brave Grapin, qui n’en peut plus, intervient : « Qu’on aille les consulter. C’est à eux à rendre le verdict ! » Discussion, brouhaha. Tant de façons pour ce vieux ci-devant incorrigible ! Mais Grapin élève la voix. Il insiste. Il obtient qu’on dépêche aux Invalides un patriote pour prendre l’avis des pensionnaires de l’hôtel ; et en attendant le retour de ce commissaire, il conduit Sombreuil et sa fille dans le salon du concierge de la prison, Lavacquerie. Là, ils seront, pour un temps, en sécurité relative. Puis Grapin vient se rasseoir aux côtés de Maillard.

Quelqu’un qui vit à ce moment, dans ce salon du geôlier, Mlle de Sombreuil, a écrit : « Sa figure était effrayante ; ses yeux, naturellement doux, étaient fixes et ardents. Elle tenait son père dans ses bras ; elle le couvrait de son corps. Jamais, non, jamais, on ne verra rien d’aussi touchant. »

Un peu avant sept heures reparaît le commissaire revenant des Invalides : son rapport est imprécis. Que va-t-on faire ? Grapin se cabre. Il faut que les invalides prononcent ; il s’offre à aller lui-même recueillir leur opinion ; dans une heure il sera de retour. Et déjà il est en route, accompagné de quatre sans-culottes désignés par Maillard. Arrivé aux Invalides, il se présente au major, ordonne le rassemblement de tous les pensionnaires de l’hôtel, et les vieux braves se forment en cercle : ils sont huit cents. Grapin prend la parole ; il est ému ; sa voix tremble : « Que ceux qui ont des dénonciations à porter contre Sombreuil passent de ce côté... » Les invalides hésitent, se consultent. Grapin les presse : il n’a qu’une heure et déjà elle est écoulée. Enfin une douzaine d’hommes s’avancent, dont l’exemple en entraîne d’autres – cent cinquante environ, – qui se déclarent prêts à rédiger par écrit et à motiver leurs accusations. Grapin s’emporte ; il interdit toute dénonciation écrite ; des disputes s’élèvent ; une bataille s’engage où se mêlent béquillards et manchots, et Grapin, qui n’a qu’un désir – en finir – commande au major de faire arrêter les mutins qui sont reconduits à leur chambrée. Le calme se rétablit ; en hâte, Grapin obtient des demeurants une manifestation favorable, et sans s’attarder, hâtant ses compagnons, il reprend tout courant le chemin de l’Abbaye, bourrelé d’angoisse à la pensée qu’il arrivera trop tard et que son périlleux stratagème aura été inutile. Ah ! le brave homme !

Durant son absence, Mlle de Sombreuil et son père étaient d’abord restés dans le logement du concierge, entendant de là, dans la rue, les cris des malheureux que le tribunal de Maillard livrait à la mort. Mais bientôt, informés qu’on essayait de leur soustraire « un fameux aristocrate », les tueurs se décidaient à l’aller chercher ; ils pénétraient dans la prison, bousculant les guichetiers, passant devant les juges terrifiés et impuissants, et ils se ruaient dans l’escalier. À la vue de ces brutes souillées de sang, aux trois quarts ivres, le vieux gouverneur s’était levé ; sa fille avait poussé un cri d’épouvante. Une lutte s’engageait. Mlle de Sombreuil, agrippée au corps de son père, était brutalisée, piétinée, meurtrie ; on entraînait le vieillard dans l’escalier ; elle, ne lâchant pas prise, tombait sur les genoux, de marche en marche. On traversait ainsi le guichet où se trouvaient les juges, immobiles et silencieux ; à leur vue, la malheureuse redoublait ses cris et ses supplications. Sombreuil était poussé hors de la prison ; il glissait sur le pavé gluant ; sa fille ne relâchait pas son étreinte ; elle vacillait sous les coups ; elle tombait ; elle se relevait ; sa robe blanche était une loque boueuse ; ses cheveux étaient arrachés par poignées et ses cris de désespoir glaçaient d’effroi et de pitié les plus féroces. Tout à coup, de la cohue, une clameur s’élevait : « Grâce ! » Le mot gagnait de proche en proche ; les bourreaux étaient écartés ; on se pressait ; on s’étouffait ; on acclamait la jeune fille épuisée qui était, avec son père, reportée dans la prison... Grapin venait d’arriver, haletant ; il exposait avec chaleur le résultat de sa mission, et Maillard, solennellement, proclamait la mise en liberté de Sombreuil. Déjà Grapin est sur le seuil promulguant la bonne nouvelle ; il rayonne de joie : « C’est un brave officier ! C’est un bon père de famille ! » crie-t-il avec de grands gestes ; et quand on voit, à ses côtés, émerger de l’étroit guichet le vieux gouverneur et sa fille, c’est un applaudissement unanime. Grapin les embrasse tous les deux ; puis un cortège se forme qui les reconduit triomphalement jusqu’aux Invalides.

Peu d’épisodes des journées révolutionnaires ont été aussi souvent contés que celui-ci. La peinture et l’estampe l’ont popularisé ; mais pourquoi narrateurs et imagiers n’ont-ils pas donné à Grapin la place qui lui est due ? Tout l’accent est porté généralement sur l’épisode légendaire du verre de sang. Épisode auquel, pour ma part, je ne crois pas. Outre que l’incident ne serait pas, comme disent les dramaturges, « dans la situation », je n’aperçois pas qu’aucun des contemporains les mieux informés y ait fait une seule allusion. Lorsque, quelques mois plus tard, Mlle de Sombreuil fut incarcérée comme suspecte, elle rencontra, dans la prison, Grapin, qui à la prière des détenus, leur fit un long récit de sa généreuse conduite lors des massacres de septembre. Pas un mot du verre de sang. À la suite de ce récit, des couplets louangeurs furent adressés à Mlle de Sombreuil par l’un de ses compagnons de captivité ; même silence sur le répugnant breuvage. Elle-même remercie et n’en souffle mot. Plus tard encore, la Terreur passée, quand son père et son frère sont morts sur l’échafaud, quand leurs biens sont séquestrés, Mlle de Sombreuil, à bout non de courage, mais de forces, ne parvient pas à gagner son pain. Un député, Piette, sollicite pour elle un secours de la Convention ; le Moniteur publie son rapport ; il est précis ; exalte l’admirable intrépidité de la noble fille, mais on n’y trouve pas un seul trait évoquant le verre de sang. Il semble que la légende naquit longtemps après, et peut-être des cauchemars de l’héroïne elle-même. Car la hantise de l’épouvantable nuit la poursuivit durant des années ; elle se débattait « dans des convulsions effrayantes » ; on la voyait « se mordre les lèvres et la langue avec fureur au point d’avoir la bouche pleine de sang, premiers symptômes des crises d’épilepsie dont elle aura, en août 1794, cinq attaques en deux jours »... L’esprit de parti fit des siennes : le verre de sang qu’adoptèrent avec ardeur les historiens et les poètes royalistes du temps de la Restauration devint, sous la plume de Louis Blanc, « un verre d’eau sucrée avec de la fleur d’oranger », offert par un massacreur attendri. Entre ces deux extrêmes, n’y aurait-il point place pour un verre de vin tendu par une main charitable et brutale à l’infortunée, demi-morte de fatigue et d’émotion, et que, dans ses accès de délire, elle confondait avec d’affreuses visions ?

Il paraît que jamais elle ne supporta qu’on servît sur sa table du vin rouge ; car jamais non plus elle ne connut l’oubli et ne recouvra la santé. Quand elle mourut – comtesse de Villelume – à Avignon, en 1823, son cœur fut porté aux Invalides où on le déposa dans le caveau des gouverneurs. C’est justice ; sa place est dans cette nécropole de héros.

Et Grapin ? On ne sait pas. Selon toute apparence, il survécut à la Révolution et rentra dans son obscurité. Il est probable que, les réactions venues, le pauvre homme fut englobé dans la réprobation qu’encouraient, aux premières années du XIXe siècle, tous ceux qu’on savait ou qu’on soupçonnait avoir été des pourvoyeurs de bourreaux. Car s’il s’était vanté de sa belle action, il n’aurait pu le faire que longtemps après la Terreur, et les gens n’en auraient rien cru ; tandis que personne, dans son quartier, n’ignorait qu’il avait été l’assesseur de Maillard au tribunal de sanglante mémoire. Il avait fait partie des clubs, du comité de sa section... Un rouge ! Un sans-culottes ! Et peut-être que, pour lui aussi, la légende s’amplifiant, quand, vieilli, sentant peser sur lui l’aversion, il passait, songeur, par les rues, les mères le montraient aux enfants comme un épouvantail, disant : « Tu vois cet homme farouche : c’est un des assassins de l’Abbaye ! »

 

 

 

 

G. LENÔTRE, Sous le bonnet rouge,

croquis révolutionnaires, 1936.

 

 

 

 

 

 

 

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