Les vainqueurs de la Bastille
par
G. LENÔTRE
ILS étaient six cents, le soir du 14 juillet : c’est le chiffre indiqué par Rossignol qui assistait à l’assaut de la forteresse. Quelques mois plus tard, ce chiffre avait grossi d’un bon tiers, et ce qui pourrait étonner, c’est qu’il s’arrêta là. Aujourd’hui, en quinze jours, ils seraient cent mille. D’autant que l’Assemblée avait accordé à ces braves, aux dépens du Trésor public, un bel habit brodé d’une couronne murale et le droit de porter un sabre ou un fusil gravé de l’écusson national, sans parler d’une décoration représentant les tours de la Bastille, pendue à la boutonnière par un ruban rouge et bleu.
Mais tout de même, on ne savait pas au juste, dans l’été de 1789, comment les choses allaient tourner, et il fallait presque autant de courage pour se dire gratuitement vainqueur de la Bastille qu’il en avait fallu pour donner réellement l’assaut à la vieille prison. C’est ce qui explique que le nombre des assaillants fut modestement fixé à neuf cent cinquante-quatre.
Neuf cent cinquante-quatre héros improvisés pour s’emparer en quarante-cinq minutes de la plus forte place du royaume, c’est peu. Car la prise de la Bastille et celle de la lune semblaient aux contemporains « être à peu près du même ordre ». Carlyle assurait que la plupart des sièges, y compris celui de Troie, placés dans la balance historique, ne pèseraient pas un cheveu auprès de l’assaut de la fameuse geôle. D’autres, au contraire, attestaient que l’exploit était sans risques et ne fut qu’une simple prise de possession ; à les en croire, les conquérants de ce château-fort, à peine défendu par quelques invalides sous le commandement d’un gouverneur timide, n’auraient été que des scélérats, des hâbleurs, des intrigants, des ivrognes heureux, grands hommes de cabaret, paresseux et incapables d’un métier honnête... La vérité, sans doute, est entre ces deux extrêmes.
Ces neuf cent cinquante-quatre ont, depuis lors, fait l’objet de minutieuses recherches de la part des érudits, et l’on peut aujourd’hui grâce au recueil de M. Durieux consulter sur chacun d’eux un dossier biographique. C’est une bien intéressante galerie de silhouettes révolutionnaires ; plusieurs, il est vrai, sont assez effacées, car l’histoire de la plupart de ces braves est courte ; ils firent, en grand nombre, partie de la 35e division de gendarmerie, créée pour eux en 1792, passèrent de là dans différents corps, et beaucoup disparurent au cours des campagnes de la Révolution. En 1833, pourtant, quatre cent un vivaient encore.
Ah ! ils eurent des existences mouvementées ! Le menuisier Joseph Arné, qui le premier a pénétré dans les cours de la forteresse, fait les campagnes du Rhin, de Vendée et d’Italie, devient capitaine d’infanterie et adjudant de place à Alexandrie ; il est pris par les Autrichiens en 1799 ; libéré sur parole, il va mourir à Saint-Domingue. – Hulin, directeur d’une buanderie à Saint-Denis, qui a coupé les chaînes du pont-levis, passe, en vingt ans, par tous les grades, est général de division, commandant la place de Paris, comte de l’Empire, grand-officier de la Légion d’honneur, avec dotation de 50 000 francs ; il meurt presque aveugle en 1819. – L’agent d’affaires Maillard, qui a porté le drapeau des assaillants pendant l’attaque, se fait mouchard, dirige les tueurs de l’Abbaye en septembre 1792, et se met avec sa bande au service du comité de sûreté générale. Son énergie révolutionnaire lui mérite le nom de « Tape-Dur », ce qui n’empêche qu’il crache le sang et s’éteint épuisé, à trente ans, poitrinaire.
Vieilh dit Varennes, un Parisien, blessé pendant le combat, est successivement officier d’artillerie, employé aux charrois, receveur de loterie, agent de la police particulière de Napoléon, secrétaire du comte d’Artois, inspecteur d’un arsenal et héraut d’armes de France sous le règne de Louis XVIII, ce qui est une belle fin pour un sans-culotte. – Richemont, sergent aux gardes françaises, s’est battu bravement parmi les insurgés ; mais il est royaliste ; il émigre en 1791, sert dans l’armée de Condé, reçoit la croix de Saint-Louis, rejoint en 1815 le roi à Gand, et meurt, monarchiste impénitent, en 1820...
Mais de tous le plus original, le plus « amusant » peut-être, fut Jean-Baptiste-Marie-Louis de La Reynie de La Bruyère, petit abbé dont la jeunesse avait été « tout entière pour Dieu ». Après la guerre d’Amérique, où il servait en qualité d’aide de camp du général Schwyler, il était entré dans les ordres. En 1780, à vingt et un ans, ayant beaucoup vu et beaucoup appris, il vivait dans l’entourage de Mgr de Beaumont, archevêque de Paris, et se souvenant de Gil Blas, sur lequel il semble bien qu’il prit modèle, il composa un panégyrique enflammé du prélat son protecteur, ce qui lui valut une abbaye au diocèse de Poitiers. Dès lors, il pensa « en homme libre » et ses écrits lui procurèrent – du moins il s’en vantait – l’honneur d’être enfermé à la Bastille, honneur qui, il faut le dire, ne lui échut jamais.
Le 12 juillet 1789, il arbore l’un des premiers la cocarde nationale, rassemble les citoyens aux Champs-Élysées, prend le temps, en passant, de sauver de l’incendie la bibliothèque de la rue Richelieu ; il propose le siège de la Bastille, pille, le 14, l’arsenal des Invalides ; costumé en marin, il traverse Paris, entraînant tout sur son passage, se rue sur la prison d’État, pratique des brèches dans l’enceinte de la forteresse, somme le gouverneur de capituler, abaisse le pont-levis, entre – le premier encore – dans les cours, est fusillé à bout portant par les défenseurs, monte avant tous les autres chez le gouverneur, s’empare des clefs, ouvre les portes aux assaillants, saisit le major de Losme, lui casse une épée dans le cou, délivre « les victimes du despotisme », embrasse les prisonniers libérés « qui l’arrosent de leurs larmes », commande les pompiers et – c’est toujours lui qui raconte – se retrouve, le chapeau percé d’une balle et les mains déchirées, porté en triomphe par six cents patriotes qui lui attachent sur la poitrine la croix de Saint-Louis et effarouchent sa modestie par les compliments les plus flatteurs.
Tel fut son rôle dans la journée, – simplement. Mais tous les assaillants n’avaient peut-être pas été les témoins de ces exploits, car quelques jours plus tard, de mauvais bruits circulèrent. Des envieux n’insinuaient-ils pas que le bouillant abbé n’était entré dans la Bastille que pour y soustraire des objets de valeur et s’en composer à peu de frais un mobilier de choix ? On l’avait vu, à diverses reprises, arriver jusqu’aux portes dans un carrosse vide qu’il ramenait plein comme une voiture de déménagement. On fit une perquisition à son domicile et chez sa maîtresse ; on y découvrit cinq calices avec leurs patènes, deux ciboires, une boîte, le tout d’argent et de vermeil, provenant de la chapelle de la prison conquise, du linge, des aubes de toile, des habits, des manuscrits... La Reynie fut écroué au Grand-Châtelet, puis transféré à la geôle de l’Abbaye. Il protesta chaleureusement : s’il avait emporté chez lui quelques objets précieux, c’était pour les soustraire au pillage et se réserver la gloire de les présenter lui-même à la municipalité ; seulement celle-ci étant très occupée, il avait tardé un peu à s’acquitter de cette mission... Comme on ne voulait pas entacher d’un soupçon la victoire populaire, on fit semblant d’ajouter foi à ses explications et il fut mis en liberté.
On le retrouve insurgé en octobre, chargé ensuite de l’approvisionnement de Paris ; en mars 1792, il dénonce une fabrique de faux assignats, où il a été employé, et touche pour ce beau fait une prime de 50 000 livres. Au 20 juin, il révèle les noms des fauteurs de l’insurrection, car il est devenu l’agent de la cour... Six semaines après, le vent a tourné, la Révolution triomphe, et il est traqué à son tour, traité d’intrigant, de fripon, n’ayant cherché qu’à servir le parti qui paye le mieux. Thuriot, l’un de ses compagnons à l’assaut de la Bastille, se pique de faire connaître à la France entière la « turpitude » de La Reynie, et le dénonce à la Convention, tandis que Santerre le dénonce à la commune... Tout autre y aurait laissé sa tête ; lui se tire de l’aventure avec le grade de capitaine. Il est blessé à Jemmapes, rentre dans son pays, à Sarlat, va combattre les Vendéens rebelles, passe à l’armée des Pyrénées avec le grade d’adjudant-général. Suspect de fédéralisme, il est emprisonné jusqu’au 9 thermidor, délivré, repris, mis en liberté de nouveau. Ses compatriotes le présentent au Directoire comme le plus noir des criminels. Sa vie, disent-ils, est un tissu d’actions plus ou moins dignes de l’échafaud. Né d’un pauvre tailleur, il a odieusement abusé des secrets d’une jeune fille, a vécu en chevalier d’industrie, de vols, d’intrigues louches, de brigandages. C’est un scélérat « profondément astucieux », un contre-révolutionnaire, « membre d’une congrégation populicide qui ne comprend que des faussaires, des escrocs et des royalistes ». Il a gagné une fortune à vendre de la chair humaine, lors de la levée de 300 000 hommes, et on l’a entendu souhaiter « que la République fût dans un cornet à poudre afin de pouvoir y mettre le feu » !...
Un tel portrait valait la plaine de Grenelle, ou tout au moins la déportation. La Reynie obtint un poste important, à la sollicitation de protecteurs influents. Il avait trahi tant de gens que dans la salade des partis, il trouvait toujours en situation de lui être utile quelque ennemi de ceux qu’il avait dénoncés. C’est ainsi que de place en place il parvint, en 1807, à être nommé inspecteur aux revues, emploi envié, paisible et lucratif. Mais il était écrit qu’il n’entrerait pas dans cette Terre promise : il mourut à Paris, avant d’avoir rejoint son poste, âgé de quarante-huit ans seulement, usé par la débauche et par la peine qu’il s’était donnée pour vivre.
Quel regret qu’un homme comme celui-là n’ait pas écrit ses mémoires ! Si l’on possédait le récit sincère d’une telle existence, à une telle époque, Gil Blas et Figaro seraient dépassés.
G. LENÔTRE, Sous le bonnet rouge,
croquis révolutionnaires, 1936.