Causes profondes du malaise des intellectuels dans le monde
par
Félix LÉON
Au siècle dernier débute l’une des plus grandes révolutions de l’histoire si l’on peut dire, la révolution industrielle. Les principes que Descartes entrevoyait et qui devaient amener la prolifération des « machines » ont joué pleinement et l’univers en a été rapidement inondé. Et ce qui était ou est utile est devenu trop souvent le superflu. Car l’esprit d’invention dans ce domaine – débridé –, ne peut trouver d’autres bornes que la volonté de l’homme, qui est demeurée ici passive et consentante. Mais il convient de faire ressortir que le développement inouï matériel s’accompagne d’une grande régression morale, qui semble issue précisément de ce grand développement mécanique, qui automatise à ce qu’il semble l’esprit et l’âme humaine. Car comme le dit quelque part en substance le philosophe Bergson, le monde présent « mécaniciste » a besoin surtout d’un supplément d’âme.
Des excès émanant historiquement des « Églises » – avant cette ère œcuménique qui cherche à remédier aux lacunes passées, – des excès du Scientisme, qui s’imaginait, avec Renan et d’autres, recréer la « métaphysique » elle-même, à travers les conquêtes d’un monde devenu scientifique – erreur que perpétue sous une autre forme le marxisme issu de Hegel et de Marx –, avec les prodigieuses découvertes qui permettent de domestiquer la matière, de faire traduire des livres par des robots, ou de prévoir et préparer une société future, grâce précisément à ces robots ; grâce dis-je à ces inventions qui permettent de mécaniser la vie au point de la retirer de la vie même et qui, comme le dit Fourastié, obligera l’homme à vivre dans un milieu purement artificiel ; une mentalité nouvelle est en train de naître, où un certain « relativisme » ambiant à l’égard des « vérités » d’où qu’elles viennent est accompagné d’un matérialisme simpliste fait d’indifférentisme et d’un assez cynique « hédonisme », émanant de Mammon et aboutissant à Mammon, comme à son principe et à sa fin : le dieu que des Israélites sortant d’Égypte fabriquaient au prix de leurs bijoux, pour briser la « Loi » venue au pied du mont Sinaï.
C’est bien l’Europe qui est à la base du « machinisme » moderne, l’Amérique s’y soumettant et la dépassant parfois sur un certain plan de « réalisation pratique », l’Afrique, l’Orient n’ayant perçu et commencé leur transformation que par cet exemple. L’Europe ainsi va jeter les fondements d’une « société nouvelle », facticement bâtie sur les commodités, le « confort », considéré comme faisant partie de l’essence même de l’être, et le suprême « idéal » à atteindre par chaque être raisonnable, tant par ses enseignants, que par ses « politiques » de tout cru, qui s’évertuent à bâtir, ou à rebâtir la cité, par un soi-disant radicalisme sophistiqué ou ignorant. Quoique hélas l’homme en est cruellement absent. Car une « publicité » systématique et tapageuse, fondée sur la non-morale et un aveugle « freudisme », conduit les troupeaux des « masses » vers la « consommation », qui seule permet la richesse, au sein d’une société arbitrairement idéale d’abondance. Consommation qui pour être satisfaite et même dépassée, réclame une production toujours accrue, qui brûle les récoltes, détruit les terres, en les bourrant d’engrais chimiques, et prépare la grande Menace de la Faim, devant la « démographie galopante ». Consommation qui oblige l’homme en quelque sorte à courir toujours après l’Argent, en dilapidant au plus vite ses ressources.
D’où de ce fait un déferlement inouï de « matérialisme », que la « Presse », les moyens audio-visuels, de plus en plus perfectionnés en ce temps de conditionnement des « masses » – dans un sens inconsciemment marxiste –, pour la poursuite et l’achèvement dudit idéal, travaillent à préserver et à développer. D’où recul général de l’esprit, en tous ses retranchements, en tous ses domaines, qui se rejoignent au fond, quant à leurs racines : intellectuel, moral, spirituel. Le savant authentique, et même le poète – ce prétendu égaré dans cette planète, parce que parfois voyant. Et même le prêtre, dans sa mission délicate d’apôtre, tous dirions-nous sont dans le pétrin...
La qualité du « journal » baisse souvent de jour en jour, la radio, la T.V. se commercialisent au point de confiner souvent au stade de l’abrutissement des masses, qui y engloutissent leurs misérables loisirs. On fera de tout pour abrutir l’homme, de façon à le conduire vers son destin authentique de « grand consommateur », pour produire la richesse qui seule lui permet de vivre la vie.
Et comme il faut tout de même contenter certains aspects plus profonds de l’homme éternel, on lui jettera les « pseudo » dans les domaines les plus variés, susceptibles non point de le perfectionner selon ses normes réelles d’humanité, mais de le tenir perpétuellement en haleine, de façon à ce qu’il perde de vue la réalité même de l’existence, par l’écoulement du temps : c’est le confort, c’est le loisir télécommandé, c’est les plaisirs en gerbes fleuries, c’est le conformisme et l’oubli systématique de l’intelligence pure – considérée implicitement comme la grande ennemie, – pour essayer de tuer l’ennui pascalien... Ce qui serait plaisir raffiné de « sultan » devient plaisir des masses souvent abruties. Toujours sous une forme plus subtile le « cirque et le pain » de l’ère césarienne, avec en sus des machines qui meublent les maisons et un cadre « hors la végétation et la vie » qui encadre l’existence des jours gris.
Le travail, le saint travail lui-même, détourné de sa Fin authentique, deviendra le Moyen suprême de mettre l’homme en esclavage. Car comment atteindre une société industrielle, sans le travail, le harassant travail qui crée quelquefois de « nobles loisirs », pour le travail lucratif lui-même (la radio, la T.V., l’auto... et une vie bourgeoise coûtent cher à l’ouvrier). Ne faut-il pas embellir sa vie ? Une auto, la radio, la T.V. et d’autres brimborions sont absolument indispensables à une vie supérieure, selon son rang (et chacun justement croit que c’est son rang). Et le travail servira ainsi à étouffer « l’intelligence » et la « culture », tant par les spécialisations outrancières qu’il exige (car on doit tayloriser pour une production de plus en plus accrue) et qui ne laissent aucune disponibilité intérieure à l’homme, que par les routines de service, qui excluent les responsabilités et l’esprit d’initiative et de création, à un certain stade, qui implique une majorité de bêtes de somme Et l’on a ainsi sur le plan même humain la plus géniale des découvertes modernes : le robot, ou plutôt l’homme-robot.
Et pour terminer cette petite esquisse de la réalité présente qui conduit l’homme vers l’abîme du Néant, vers un univers de fourmis instinctives et utiles, je dirais que les Écoles et les Universités, se fourvoyant à l’égard de leur rôle essentiel, se sont mises à fabriquer des têtes farcies de connaissances hétéroclites, et non point des têtes pensantes, à la Montaigne ; des âmes et des caractères non point trempés pour un idéal de grandeur, au niveau de l’homme, mais un vide caractériel, pour toutes les révoltes et les délinquances, ou même prêt aux massacres du savoir et de la culture même, comme la Chine nous en présente le fameux spectacle : fuite suprême de ces responsabilités, de cette liberté supérieure dans l’intériorité de l’être, au sein des valeurs intellectuelles, morales et spirituelles, qui font éternellement l’homme...
Félix LÉON.
Paru dans Rythmes en janvier-février-mars 1969.