Charles Dickens

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Camille LE ROCHER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« IL était une fois un pauvre petit garçon, aussi abandonné et encore plus malheureux que les enfants des rues au milieu desquels il était forcé de vivre. »

Si l’on écrivait encore ces séries de volumes qui, sous le titre de l’Enfance des hommes célèbres, ont charmé l’adolescence de nos parents, c’est ainsi que l’on pourrait commencer l’histoire de Charles Dickens. On ne peut guère, en effet, s’imaginer d’enfance plus douloureuse, de vie commencée dans des conditions plus pénibles que celle de ce grand écrivain.

Le grand malheur, la fatalité de cette pauvre vie d’enfant fut l’insouciance incompréhensible de ses parents, insouciance qui équivalait a un véritable abandon moral. Lorsque Charles avait quatorze ans, une personne bienveillante qui désirait l’employer demandait à son père quelques renseignements sur son éducation.

– Ma foi, Monsieur, répondit franchement celui-ci, il s’est élevé à peu près tout seul.

Et cependant, ce père si négligent avait une certaine tendresse pour ses enfants et sut se faire aimer de son fils.

« Mon père, dit Charles Dickens, était l’homme le plus généreux que j’aie connu. Tout ce que je me rappelle de sa conduite envers les siens, dans la maladie et l’affliction, est au-dessus de tout éloge. Il m’a veillé jour et nuit lorsque j’étais enfant et malade... mais, avec sa facilité de caractère et la modicité de ses ressources, il avait complètement abandonné l’idée de m’élever, et ne semblait pas croire que j’eusse le moindre droit à une éducation quelconque. »

Facilité de caractère ? Cela nous paraît un terme d’une douceur extrême en face d’un tel oubli de ses premiers devoirs, et tout en rendant hommage à la délicatesse filiale de Charles Dickens, il nous est difficile de partager cette indulgence. Son père était sans doute un esprit déséquilibré. C’est, nous semble-t-il, le jugement le moins sévère que l’on puisse porter sur lui. Quant à sa mère, il est probable que le poids des soucis de chaque jour qu’il lui fallait porter seule et l’écrasante préoccupation du pain quotidien si difficile à trouver avaient à la longue émoussé sa sensibilité maternelle et lui faisaient perdre de vue jusqu’à l’avenir de son fils !

Ce fut le 2 février 1812 que Charles Dickens fit son entrée dans ce monde qui devait tour à tour le traiter si durement, et lui faire connaître de si beaux et si doux succès. Ses parents habitaient alors Landsor, près de Portsmouth, qu’ils quittèrent bientôt pour s’installer à Chatham, où M. Dickens avait obtenu un modeste emploi de commis de la marine. Le petit Charles avait alors deux ans.

Son intelligence et sa mémoire étaient déjà développées, car il conserva un souvenir bien net de ce départ.

Les années qui suivirent furent les seules heureuses de son enfance. Si modeste que fût l’emploi du chef de famille, on vivait sans trop de peine. Mrs Dickens avait commencé elle-même l’éducation de son fils ; elle lui apprenait l’anglais et les premiers éléments du latin. Charles menait donc à peu près la vie des enfants de la classe aisée. Il connut le foyer chaud et les soins affectueux, les caresses et les bonnes paroles, les récompenses après un travail facile et ces jeux variés à l’infini, qui sont pour les enfants d’une imagination vive une source de jouissances presque sans bornes. Sa santé délicate, et les spasmes nerveux auxquels il fut longtemps sujet, ne lui permettaient pas toujours de prendre part aux récréations trop animées de ses camarades, mais il y assistait toujours avec plaisir, et lorsqu’il pouvait s’y mêler, il organisait des jeux magnifiques, véritables drames dont les lectures qu’il aimait avec passion lui fournissaient les éléments. Prisonnier dans les noirs cachots de Seringapatam, figurés par des trous creusés dans une meule de foin, le petit garçon se voyait délivré par l’armée anglaise victorieuse, composée de deux cousines et d’un petit voisin, ou bien sa fiancée arrivait à point nommé du fond de l’Angleterre (la maison voisine) pour payer sa rançon et l’épouser. Charles s’était même fait un renom dans son cercle enfantin, en écrivant une tragédie nommée Mismar, dont l’inspiration lui venait probablement des Mille et une Nuits, sa lecture favorite.

Tout, du reste, dans l’intéressante ville qu’il habitait alors, était une source de plaisir pour cet enfant impressionnable : les régiments qui défilaient dans les rues ; les beaux uniformes des officiers, les exercices d’attaque et de défense qui se faisaient sur les superbes fortifications du port ; et même, le calme solennel de la vieille cathédrale de Rochester, la ville antique qui touchait Chatham et qui formait avec elle un contraste charmant.

Il fallait sans doute à Charles Dickens un peu de soleil et de joie au début de la vie, afin que l’instinct de l’idéal que Dieu avait mis en lui pût se développer et se conserver ensuite à travers les brumes sombres, les laideurs et les tristesses de tout ordre qui allaient l’entourer, car les beaux jours de Chatham ne durèrent pas longtemps. M. Dickens dut s’installer à Londres avec tous les siens. Cet exode débuta par un voyage en diligence, au milieu des colis, sur de la paille humide, dont le petit Charles se rappela toujours l’odeur nauséabonde. C’était le prélude d’une longue suite de dégoûts et de misères. La famille Dickens s’était installée dans une misérable rue de l’un des plus misérables faubourgs de Londres tout voisins de l’affreux quartier qui repoussait et attirait à la fois le précoce enfant.

« Que d’étranges et prodigieuses visions de mal, de fange et de misère ces lieux et ces souvenirs n’ont-ils pas évoquées dans mon esprit ! » écrivait-il plus tard.

En haut de la rue qu’il habitait, il y avait des maisons de refuge pour les mendiants, et de là, à travers des tas d’immondices, on voyait le dôme de Saint-Paul, noyé dans les fumées et le brouillard de Londres. C’était ce qui remplaçait pour Charles les beaux quais de Chatham, la vieille cathédrale tranquille, et les verts horizons du comté de Kent. Plus de jeux et de petits camarades ! plus de leçons non plus ! Ce fut à ce moment que, soit insouciance, soit défaut de ressources, ses parents laissèrent de côté l’éducation de leur enfant. Pour occuper ses loisirs forcés, Charles faisait les commissions et cirait les bottines de toute la maison.

« Si j’avais possédé quelque chose dans ce temps-là, dit-il, comme je l’aurais volontiers donné pour aller à l’école ! »

Le petit salaire de M. Dickens suffisant à peine à nourrir les siens, sa femme imagina d’ouvrir un externat. On fit la dépense d’une belle plaque en cuivre brillant et de prospectus que le petit Charles fut chargé de distribuer. Ce fut en vain, il ne se présenta ni parents ni élèves. Tout allait de plus en plus mal, lorsqu’à la fin M. Dickens fut arrêté et conduit en prison pour dettes.

On se fait aisément une idée plus ou moins exacte d’une prison ordinaire : fenêtres grillées, portes épaisses et serrures formidables ; mais il nous serait difficile de nous représenter ce lieu bizarre, prison pour dettes, si Charles Dickens ne nous en avait donné des descriptions détaillées. C’était en général une réunion de bâtiments maussades, entourés de cours pavées, le tout fermé par une grille solide, gardée elle-même par un guichetier qui, le plus souvent, n’avait rien de trop féroce. Dickens nous en montre même qui sont ce qu’en français nous appellerions bon enfant. Derrière cette grille, les prisonniers jouissaient d’une liberté relative ; ils s’occupaient à ce qu’ils voulaient, recevaient autant de visites qu’il leur plaisait, et pouvaient garder leurs familles avec eux, et même leurs amis, s’ils avaient des amis assez dévoués pour partager leur captivité. Les bâtiments maussades étaient divisés en chambres et en petits logements, tristes et malpropres pour la plupart, mais où les prisonniers pouvaient se faire un petit chez eux. On voisinait entre détenus, on se rendait quelques services. À la Marshalsea, où était enfermé M. Dickens, on se réunissait dans une sorte de café, organisé et réglementé par les prisonniers eux-mêmes. Dans cette triste maison, beaucoup arrivaient déprimés, abrutis par le vice et la misère ; quelques-uns y trouvaient un repos relatif et s’habituaient à cette vie sans soleil et sans but, mais si tous n’y souffraient pas, le grand nombre devait y laisser leur dernière étincelle d’énergie, y perdre leurs derniers bons sentiments, et ceux qui, corrigés par cette étrange leçon, en sortaient mieux armés pour la lutte de la vie, étaient certainement bien rares.

Le petit Charles fut d’autant plus impressionné par sa première visite à son père prisonnier qu’il recueillit alors une des rares leçons que celui-ci lui ait données.

« Il me dit de ne jamais oublier la Marshalsea et ses enseignements, à savoir qu’un homme qui a vingt livres sterling par an et qui dépense dix-neuf livres dix-neuf schellings et neuf pence peut encore être heureux, mais qu’un seul schelling dépensé en plus le rendra misérable. »

L’emprisonnement du père avait naturellement augmenté le dénuement de la pauvre famille. On envoyait si souvent Charles au mont-de-piété que les commis le connaissaient et s’amusaient à lui faire décliner Rosa, la rose.

Vers cette époque, un cousin des Dickens, qui habitait avec eux et tâchait d’obtenir une commission dans l’armée, découragé, tourna ses vues d’un autre côté, et s’associa à un de ses beaux-frères qui fabriquait du cirage. Il offrit d’employer Charles chez lui, en lui donnant un salaire de six schellings par semaine (7 fr. 50). Les parents du petit garçon furent aussi enchantés que si on avait proposé à leur fils d’entrer dans une des meilleures écoles nationales, et, par une triste matinée d’hiver, il commença son apprentissage.

La fabrique de cirage était une masure à demi ruinée, qui donnait sur la Tamise et fourmillait de rats, avec des planchers et des escaliers pourris. Le comptoir avait pour perspective les barques à charbon de la rivière. Tout auprès se trouvait un petit réduit dans lequel, grâce à sa qualité de parent d’un des chefs de la maison, il fut permis à Charles de travailler, au lieu d’être réuni aux deux ou trois petits apprentis qui se tenaient en bas. L’un d’eux monta le premier lundi pour mettre le nouveau venu au courant de son travail. Cela consistait à couvrir les pots de cirage d’un papier huilé d’abord, puis d’un autre papier bleu, à ficeler le tout et à rogner ensuite le papier avec des ciseaux, de manière à ce que chaque pot eût un aspect net et engageant comme un pot de confiture. On y collait ensuite une étiquette. Une douzaine de pots terminée, on passait à une autre, et les grosses s’alignaient sur le comptoir jusqu’à ce que la longue et triste journée arrivât à sa fin.

Le cousin de Charles avait d’abord déclaré qu’il donnerait chaque jour une heure de leçons à son jeune parent, mais cet arrangement, incompatible avec le mouvement des affaires, ne fut pas exécuté. Le petit apprenti dut même quitter la pièce étroite du premier étage, où du moins il était seul, et travailler au rez-de-chaussée, en compagnie de jeunes garçons qui, grâce au ciel, n’étaient ni foncièrement mauvais ni cruels, mais dont la société était pourtant difficile à supporter pour l’enfant délicat, à la sensibilité raffinée, qui se rendait trop bien compte de sa déchéance.

« Aucune parole, dit-il, ne peut rendre l’angoisse de mon âme en me voyant tombé au niveau de ces compagnons si différents de ma première enfance, en sentant étouffer sous un poids dégradant mes aspirations à devenir un homme instruit et distingué. Le sentiment de l’oubli où j’étais laissé, la honte de ma position, la souffrance que j’éprouvais à sentir jour par jour se perdre tout ce que j’avais appris, pensé, aimé, tout ce qui excitait mon émulation, tout ce qui élevait mon esprit et mon cœur, me causait une telle amertume que, même aujourd’hui, fêté, choyé par eux, j’oublie souvent dans mes rêves que je possède une chère femme et de chers enfants ; j’oublie même que je suis homme, et retourne en arrière, errant et désolé, vers cette triste phase de ma vie. »

Il était probablement heureux et peut-être même était-il nécessaire que le petit Charles souffrît ainsi de son nouveau milieu. Ces répugnances, qui ne s’émoussèrent jamais, contribuèrent pour une large part à l’espèce de miracle par lequel il conservait cette fleur de délicatesse que l’on retrouve dans ses ouvrages. Avec ses camarades, il sut garder sa dignité de petit gentleman ; c’était du reste le nom que lui donnaient les employés de la fabrique. Il était rapidement devenu très habile dans son travail, qu’il faisait consciencieusement, comprenant bien que c’était seulement ainsi qu’il obtiendrait une certaine considération, mais quoiqu’il sût gagner l’affection de ses camarades, et surtout du plus âgé, Bob Fagin, il ne jouait habituellement pas avec eux. Dans les rares moments de loisir qui lui étaient laissés, il errait dans les rues et passait à côté des enfants qui les peuplaient sans se mêler à leur vie.

« Je sais, a-t-il dit plus tard, que sans la miséricorde de Dieu, j’aurais pu devenir un petit vagabond, un petit voleur, le pire des vauriens. »

Il ne semble pas, hélas ! qu’à cette époque plus qu’à d’autres il ait trouvé dans sa famille beaucoup de secours, soit moral, soit matériel. Mme Dickens vivait avec ses enfants, sauf l’aînée, Fanny, qui était pensionnaire à l’Académie royale de musique, et une petite bonne, dans deux misérables chambres à peine, meublées où l’on campait plutôt qu’on n’y habitait. Elles étaient trop loin de la fabrique de cirage pour que Charles pût y revenir dans la journée ; aussi emportait-il sous son bras son dîner, soigneusement enveloppé, de manière à ce que ce paquet pût être pris pour un livre, ou bien il l’achetait dans quelque boutique. Ce repas se composait ordinairement d’un pain de deux sous, avec une portion de bœuf pris dans une taverne, du cervelas ou du fromage.

Plus tard, Charles eut à gouverner seul sa petite vie pendant toute la semaine. On avait essayé d’une tentative d’arrangement avec les créanciers de M. Dickens et elle avait échoué. Mme Dickens se décida alors à s’établir à la prison pour dettes avec ses enfants et sa petite bonne. Il n’y avait pas de place pour Charles. On le logea donc chez une vieille dame qui prenait des pensionnaires et qui ne se doutait guère, lorsqu’elle vit entrer chez elle ce petit garçon pâle et chétif, qu’elle allait poser devant lui et passer à la postérité sous le nom et les traits peu aimables de Mme Pipchin. Elle installa le nouveau pensionnaire dans une chambre où couchaient déjà deux autres enfants. Quelqu’un payait son loyer, il supposait que c’était son père, mais il n’en savait rien. Quant à ses repas, il devait les combiner lui-même et les payer avec ses six schellings par semaine ; il déjeunait avec deux sous de pain et deux sous de lait et achetait un autre petit pain et un peu de fromage qu’il gardait dans son armoire pour le repas du soir ; celui du milieu du jour était le plus souvent mangé dans la rue. Il avait l’air si jeune, il était si petit, que lorsque, pour faire passer ce dîner un peu sec, il entrait dans une taverne et demandait un verre de bière, les garçons le regardaient avec étonnement, se demandant probablement ce qu’un enfant de cet âge faisait là tout seul.

Un jour même, dans une grande circonstance, sans doute un jour d’anniversaire, il avait poussé le luxe jusqu’à demander au tavernier un verre de son « ale la plus meilleure, et qu’il déborde, s’il vous plaît ! ». Celui-ci appela alors sa femme, comme s’il avait à lui montrer quelque chose de curieux ; tous deux lui posèrent une série de questions bienveillantes qui ne laissèrent pas de l’embarrasser beaucoup. Puis on lui versa son ale, et la bonne femme, se baissant, lui donna un gros baiser sonore. D’après ses souvenirs, Charles fut plus reconnaissant de cette sympathie maternelle que choqué de se voir traité en petit enfant.

Petit enfant, il l’était, en effet, encore assez pour qu’il lui arrivât de succomber aux séductions des étalages de pâtissier et d’acheter des gâteaux rassis avec une partie de l’argent destiné à ses repas. Ces jours-là, il jeûnait, ou bien il dînait d’une tranche de pudding. Il ne se trouvait pas trop mal partagé quand il pouvait en avoir aux raisins de Corinthe, mais c’était là du pudding distingué et il se payait quatre sous la tranche ! Un tel luxe était rarement abordable et il se contentait le plus souvent d’un lourd pudding à deux sous.

Cependant, le samedi, lorsque Charles avait toute sa paye de la semaine dans sa poche, il trouvait délicieux de regarder les montres des magasins en se demandant ce qu’il allait acheter. Ses dépenses se bornaient pourtant à une certaine quantité de blé grillé, qui simulait le café, et quelquefois à un journal bon marché, sorte de recueil de gravures, appelé le Portefeuille. Le dimanche, il allait prendre sa sœur Fanny à l’école de musique, et tous deux passaient la journée dans leur triste intérieur de famille. Le lendemain, on reprenait le collier de misère.

« Je n’avais nulle aide du lundi matin au samedi soir, ni conseil, ni encouragement, ni soutien d’aucune sorte ! Dieu m’assiste ! »

Un dimanche soir cependant que le pauvre petit sentait plus vivement encore qu’à l’ordinaire le chagrin d’être séparé de ses frères et de ses sœurs qu’il aimait beaucoup, et le besoin d’un foyer, si triste et si misérable fût-il, il se décida à en parler à son père, et il le fit avec tant de larmes que celui-ci s’en émut. C’était, du reste, la première fois qu’il se plaignait de son sort.

Une chambre fut louée sous les combles, dans une maison voisine de la prison. Il n’y avait pas de meubles, mais on envoya à Charles des couvertures et un matelas avec lequel il se fit un lit sur le plancher. Il était si content d’avoir un petit chez lui que cette pauvre chambre lui parut un paradis. De plus, il pouvait chaque jour aller déjeuner avec les siens, et revenir souper et passer la soirée avec eux. Quelque temps après, un parent éloigné de M. Dickens mourut en lui laissant une petite somme qui lui permit de se libérer. Il s’installa alors avec sa famille assez près de la fabrique de cirage pour que Charles pût habiter complètement chez lui. Il fut dès lors mieux nourri, et s’il ne recevait pas beaucoup plus d’aide morale qu’auparavant, il était moins isolé.

Ce fut vers cette époque qu’il assista à une distribution de prix de l’Académie de musique, où sa sœur fut couronnée. Bien qu’il l’aimât tendrement et se réjouît de son succès, Charles pleura beaucoup en pensant qu’il n’atteindrait jamais à aucun honneur de ce genre. Pour lui, il n’y aurait dans la vie ni science, ni art, ni poésie, rien de grand et rien de beau. Et, ce soir-là, l’enfant pria ardemment Dieu de le tirer de l’humiliation où il croupissait.

Petit ou grand, nous voyons pas bien loin dans l’avenir, et Dieu nous mène quelquefois au but par des chemins qui semblent prendre la direction opposée. Charles Dickens lui-même dira un jour, en parlant de ses épreuves : « Je ne m’en plains pas, ce sont elles qui m’ont fait ce que je suis. » En attendant, ce fut de l’une de ces petites humiliations dont souffrait tant son amour-propre, plus affiné de jour en jour, que la Providence se servit pour lui faire faire « le premier pas hors de son néant », comme il disait.

 

* * *

 

LA fabrique de cirage avait changé de local. Charles et son camarade, Bob Fagin, travaillaient maintenant dans l’embrasure d’une fenêtre du rez-de-chaussée. Ils avaient acquis une telle dextérité dans leur métier que la foule s’amassait souvent devant cette fenêtre pour voir la rapidité amusante avec laquelle ils ficelaient leurs pots de cirage. M. Dickens vint précisément parler à son parent, le directeur de la fabrique, au moment où un petit attroupement s’était formé pour admirer l’habileté professionnelle de son fils, et cette piqûre d’amour-propre produisit sur cet esprit faible l’impression qu’auraient dû y faire des considérations plus sérieuses, auxquelles il ne semble pas qu’il eût jamais songé. Peu de temps après, une mésintelligence qui ne tarda pas à se transformer en querelle éclata entre les deux cousins. Le poste donné à Charles dans l’embrasure de la fenêtre n’y était pas étranger, paraît-il. À la suite de cette querelle, le jeune garçon reçut son congé, et bien que sa mère eût obtenu le lendemain son rappel et un excellent certificat, M. Dickens déclara que son fils n’irait plus à la fabrique, mais à l’école. On ne comprend pas que Mrs Dickens n’ait pas appuyé cette décision, et Charles fut profondément et douloureusement blessé de ses efforts pour lui faire reprendre sa vie d’ouvrier.

L’école dans laquelle Charles Dickens entra n’était point un paradis, même relativement à la fabrique de cirage. Les principaux talents du maître, M. Jones, consistaient en une grande habileté à rayer les cahiers et à donner des coups de férule ; mais c’était la possibilité de s’instruire, l’espoir presque assuré de se relever un jour, et enfin la société d’enfants de son niveau et de son âge. Dans cette maison, il y avait des pensionnaires originaux et mystérieux. L’un d’eux surtout, qui possédait des yeux à fleurs de tête et une intelligence en dessous de la moyenne, excitait vivement la curiosité des élèves. Le maître lui témoignait une sorte de respect ; il ne travaillait que lorsqu’il le voulait, ce qui n’arrivait pas souvent, et déclarait ouvertement que si on ne lui donnait pas chaque jour son petit pain et son café, il écrirait immédiatement à ses parents de le rappeler dans leur pays. Comme on ne savait rien sur ce pays, sinon qu’il était fort loin, et de l’autre côté de la mer, les petits écoliers attachaient à cette contrée inconnue de vagues idées de tempêtes, de requins, de récifs de corail et de trésors orientaux.

L’imagination de Charles, si longtemps privée d’aliments, prit sa revanche. Le mystérieux pensionnaire devint le héros d’une superbe tragédie, dans laquelle son père figurait comme pirate et mourait d’une mort violente, après avoir commis toute une liste de crimes inouïs. En expirant, il dévoilait à sa femme le secret de la caverne où il gardait ses trésors, et c’étaient de là que sortaient les souverains et les pièces de douze sous que son fils, frappé d’imbécillité en apprenant le destin terrible de l’auteur de ses jours, dépensait avec une prodigalité qui éblouissait ses petits camarades. L’œuvre de Charles eut un grand succès parmi les écoliers. Elle fut même jouée à huis clos dans le réfectoire, mais, naturellement, le secret transpira. La tragédie fut considérée comme un pamphlet et valut à son auteur un sévère châtiment.

Il paraît que les théâtres étaient en grand honneur dans ce pensionnat, car Charles nous parle d’une souris blanche, élevée par les écoliers, qui jouait le rôle du chien de Montargis ; par malheur, cette excellente actrice se noya dans un encrier.

 

* * *

 

Le séjour de Charles dans la pension Jones fut court ; il passa ensuite quelque temps dans une seconde école, d’où il sortit pour entrer comme clerc, dans une étude de sollicitor (avoué).

Puis, son père ayant obtenu l’emploi de sténographe dans un journal parlementaire, il eut l’idée d’apprendre, lui aussi, la sténographie.

Sans autre maître qu’un manuel, il se mit à cette étude avec une telle ardeur que les caractères qu’il apprenait hantaient continuellement son sommeil. Il abandonna alors la basoche pour devenir reporter d’un journal judiciaire. Déjà il s’était exercé à sa nouvelle profession en suivant les séances des tribunaux. Tout son temps libre, il le passait à la bibliothèque du Musée britannique, comblant les vides de son instruction par des lectures ardues.

Des journaux judiciaires, il arriva aux journaux politiques, jusqu’à ce qu’enfin, en 1834, il atteignit le but de son ambition et entra, toujours comme reporter, dans le personnel d’un grand journal, le Morning Chronicle.

Ce fut un bon temps. « Ils n’étaient pas faciles à servir, les directeurs du vieux Morning Chronicle – raconte Dickens, – mais ils ne regardaient pas à la dépense. »

Et le jeune homme énumère tout ce qu’il leur faisait payer ; cinquante roues ou ressorts de voitures, en moyenne, brisés à chaque voyage, par suite de l’allure extraordinaire qu’on lui recommandait de prendre ; des chaises de poste mises hors de service, des bagages égarés, des chapeaux perdus, le dommage fait à une redingote par les gouttes d’une bougie allumée au milieu de la nuit la plus noire, dans une voiture lancée à fond de train, afin d’arriver avec un article tout près sur ce qu’il venait de voir, etc.

De fait, si Charles Dickens rédigeait souvent ses notes sténographiques sur la paume de sa main, il les prenait dans des positions encore plus invraisemblables. Une fois, en province, il saisit « au vol » un discours d’élections, entendu sous une pluie battante, tandis que deux voisins complaisants abritaient son carnet de notes au moyen d’un mouchoir de poche tenu au-dessus comme un dais. Après ses exploits, il revenait par n’importe quel véhicule qu’il trouvât sous sa main, s’embourbant, versant dans des routes affreuses, mais arrivant à temps pour publier son article, et recevoir de chaleureux éloges de son éditeur.

Cette vie active et excitante lui laissa les meilleurs souvenirs.

 

* * *

 

Cette année 1834 fut du reste une année heureuse pour Charles. Ce fut celle où son premier essai parut dans une revue mensuelle. On peut s’imaginer ce que fut pour cette nature de sensitive le plaisir toujours si vif de voir sa première œuvre imprimée. Lorsqu’il eut à la main la livraison qui la contenait, il entra dans le vestibule de la salle du Parlement et s’y promena longtemps. Son impression était si vive, qu’il lui semblait impossible de supporter le bruit et la clarté de la rue.

Deux ans après, ses esquisses paraissaient en volume sous le pseudonyme de Boz, qu’il avait pris en souvenir de son frère cadet. Il abandonna alors le reportage pour se consacrer entièrement à la littérature, et épousa miss Catherine Hoggarth, la fille de son éditeur. Ce mariage ne devait pas être heureux, et les deux époux finirent par passer les dernières années de leur vie loin l’un de l’autre, sans avoir à se reprocher autre chose que des différences de caractère qui arrivèrent graduellement à une sorte d’antipathie. Mrs Dickens ne sut jamais, dit-on, prendre un intérêt réel aux travaux de son mari et comprenait mal son caractère. De son côté, Charles Dickens, dont la délicatesse native et le fond de gaieté naturelle avaient survécu aux rudes épreuves de son enfance, en avait cependant gardé une disposition inquiète, une susceptibilité maladive, qui allaient parfois jusqu’à le faire paraître agressif, et lui rendaient évidemment les épreuves de ce genre plus difficiles à supporter qu’à tout autre. Ce n’est pas en vain que Dieu place la sollicitude de nos parents auprès de notre berceau, et là où elle a manqué, son absence laisse toujours des traces.

Quoi qu’il en soit, la bonne entente et même l’affection régnèrent dans le ménage pendant plusieurs années. Ce fut au commencement de cette période que Dickens publia les célèbres mémoires du Picwick-Club qui le firent arriver presque d’un coup à la célébrité.

Les mauvais jours étaient loin ; peu après, il travaillait à quatre romans à la fois et pouvait acheter non loin de Chattam une jolie maison de campagne où, enfant, il rêvait déjà d’habiter. Près de là, il acquit encore un « bijou de cottage », où il installa avec sollicitude ses vieux parents.

Il vivait aussi dans une affectueuse intimité avec la famille de sa femme. Un de ses grands chagrins fut la mort subite d’une jeune sœur de celle-ci – trop pure et trop douce pour ce monde, disait-il, – et qu’il aimait d’une paternelle affection. Il fit graver sur sa tombe cette épitaphe :

« Jeune, belle et bonne, Dieu l’a rappelée parmi ses anges à l’âge de dix-sept ans. »

Et il la prit pour modèle d’une des plus charmantes figures de son œuvre : la petite Nelly dans le magasin d’antiquités.

Peu après qu’il eut terminé ce dernier roman, sa santé s’altéra, on lui conseilla un déplacement, et il choisit Édimbourg. Ce voyage fut l’objet d’une véritable ovation, qui devait se renouveler souvent pendant les nombreuses pérégrinations du romancier, placé désormais au rang des grands hommes de son pays. Malheureusement, l’amélioration physique qui résulta de cette excursion ne fut pas définitive, et il ne put qu’après de nouvelles souffrances répondre à l’invitation du littérateur Washington Irving qui le pressait de venir visiter l’Amérique et recueillir l’admiration de ses compatriotes.

Il se mit en route en 1842 avec Mrs Dickens. Son impression à ce premier voyage ne fut pas très bonne, malgré l’accueil enthousiaste qu’il reçut à Boston, la ville philanthropique par excellence, où ses idées humanitaires non moins que son talent lui valurent une chaleureuse et générale sympathie, et malgré le succès que ses conférences obtinrent partout.

À New York, la curiosité publique devint gênante, bien que flatteuse.

« Je ne peux pas boire un verre d’eau à une station, dit le romancier, sans qu’une centaine de curieux inspectent mon gosier pour voir comment j’avale. »

Les journaux faisaient de lui le héros du jour, mais des bouffées de vanité nationale se mêlaient plaisamment à leurs éloges.

D’après une de ces feuilles, le héros était un charmant garçon dont les manières originales avaient d’abord amusé les gens de goût, puis avaient fini par leur plaire. Une autre racontait une fête qui avait été offerte au célèbre romancier, en ajoutant que, certainement, rien de pareil n’avait jamais frappé ses yeux dans son pays. Une dame complimentait Mrs Dickens sur sa manière de parler, qui n’était pas du tout d’une Anglaise, et qui pourrait la faire prendre pour Américaine. Ces prétentions à la supériorité choquaient vivement Dickens, très chatouilleux sur tout ce qui touchait à la réputation de son pays. La sympathie que lui montraient Washington Irving, Channing, Hoffman et bien d’autres esprits d’élite, contrebalançait cette mauvaise impression.

Mais ce qui fut trop grave, ce fut l’opposition qu’il rencontra lorsqu’il essaya de défendre le droit de propriété littéraire qui, à ce moment-là du moins, était une chose à peu près inconnue en Amérique. L’idée d’un règlement international qui le réglementât parut monstrueuse au plus grand nombre, et même les esprits éclairés qui en sentaient la justice n’osèrent pas élever la voix pour la défendre.

Bien que Dickens n’ait pas fait allusion à cette question brûlante dans les notes sur l’Amérique qu’il publia peu après son retour, elles montrent une amertume qui excita une violente colère aux États-Unis. Il avouait du reste qu’il aimait peu ce pays, tout en reconnaissant les qualités réelles de ses habitants.

« Ils sont affectueux, hospitaliers, dit-il ; leurs préventions sont moindres qu’on ne le suppose, ils sont avec les femmes d’une courtoisie chevaleresque ; l’État agit en père avec le peuple et les faibles. Le désir d’obliger est général. Je n’ai jamais voyagé dans une voiture publique sans y faire quelque aimable connaissance dont je ne me séparais qu’à regret. Néanmoins, je ne voudrais pas y vivre. Je crois impossible qu’un Anglais y soit heureux. »

L’impression de Dickens devait être meilleure à son second voyage, vingt-cinq ans plus tard. Les ridicules qui l’avaient frappé avaient en partie disparu. Les idées s’étaient élargies, et, sauf en politique, les mœurs publiques étaient plus douces.

Peu de temps après son retour, Dickens repartit pour l’Italie, où il passa, avec sa femme et sa belle-sœur, une année tout entière. Outre les carillons de Noël, composée pendant ce voyage, il en revint avec un livre intitulé Pictures from Italy. Tableaux rapportés d’Italie. Véritables tableaux, en effet, où ce fils du Nord nous peint le soleil du Sud avec une vérité frappante, nous le faisant voir et sentir. Plus tard, il visita aussi la Suisse, mais ce fut toujours en France qu’il revint le plus volontiers. Il y fit plusieurs fois de longs séjours et se trouvait, en 1846, à Paris, où il voyait déjà des symptômes de révolution. Il trouvait le peuple de notre capitale trop enclin à jouer au soldat, à parader, et ne comprenait pas son caractère, mais toute sa sympathie était acquise aux Français en général ; il aimait cette population affairée, « qui travaille dur, qui est sobre, tempérée, de belle humeur et en général remarquable par ses manières engageantes. Peu de gens, s’ils ne sont atrabilaires, pourraient assister aux récréations des Français sans concevoir un grand respect pour leur caractère si simple, si inoffensif en ses joies, si expansif et si facile à plaire ».

Sa ville de prédilection était Boulogne, où il s’installa en 1857 pour un séjour de quelque durée. Il y habitait, au milieu d’un jardin rempli de fleurs, la villa des Moulineaux, qui appartenait à un certain M. Loyal, conseiller municipal, dont son illustre locataire fait le portrait suivant :

« Le meilleur des hommes, qui a créé sa propriété et la cultive, échangeant l’habit noir pour la blouse, mais sous la blouse ou l’habit noir bat l’un des meilleurs cœurs d’une nation où les bons cœurs abondent. »

Sur le continent, comme en Angleterre, Dickens continuait sa vie de travail, remplie par la composition de ses ouvrages, la direction du journal le Daily News, et, en 1850, par la fondation du Household Words que ses fils continuèrent ensuite et dans lequel il publia une histoire d’Angleterre écrite pour les enfants. Le but que poursuivait cette feuille n’était pas exclusivement littéraire, son directeur s’en servait aussi en faveur des pauvres et des désespérés, réclamant pour eux des réformes sociales, sanitaires et protectrices dont le besoin se faisait vivement sentir. Ce fut là une des grandes préoccupations de sa vie, et à l’ardeur charitable avec laquelle il s’en occupait, par la parole et par les actes, se mêlait souvent une vive irritation contre le pharisaïsme de certains philanthropes anglais, la routine et la mauvaise organisation de leurs œuvres. L’on retrouve dans ses romans non le portrait (nous l’espérons du moins), mais la caricature de ces faux bons samaritains dessinée avec une verve dont rien n’approche. Il savait aussi, du reste, élever la voix avec une éloquence attendrie pour leur rappeler sérieusement la meilleure manière d’arriver à l’âme du pauvre.

« Allégez la lourde atmosphère où languit l’esprit et le corps, disait-il. Alors, mais pas avant, ces misérables seront disposés à entendre parler de Celui dont les pensées étaient toutes aux malheureux, et qui avait pitié de toute douleur humaine. » (Discours sur la réforme sanitaire.)

Après ces épuisants travaux, la meilleure récréation de Dickens était de s’occuper des jeux de ses enfants. Son biographe nous dit que l’affection qu’il leur portait était exempte de faiblesse, et, en effet, il devait comprendre la nécessité de fortifier leurs caractères, mais c’était peut-être le souvenir même de la triste période de son enfance dont toute joie avait été absente qui lui faisait désirer d’en mettre autant dans la leur. Mrs Ritchie Thackeray raconte dans ses mémoires que lorsqu’elle était petite fille, pendant ses séjours à Londres, elle assistait assez souvent avec sa sœur à des réunions enfantines, mais qu’aucune d’elles n’approchait de celles qui avaient lieu chez Dickens. Le maître de la maison s’en occupait lui-même ; et il avait vraiment un don particulier pour donner de l’entrain à ses petits invités ; elle se rappelle particulièrement une soirée qui lui avait paru quelque chose de féerique ; des touffes de gui décorant le hall et l’escalier, des fleurs et des lumières partout, de longues chaînes d’enfants élégants qui dansaient dans les grands salons, une grande table tout illuminée, sur laquelle le friand souper des petits convives était servi, et Dickens se penchant avec ses manières caressantes vers une petite fille intimidée afin de la décider à chanter, et lorsque celle-ci, ayant retrouvé son courage, commença à se faire entendre, mettant son bras autour d’elle pour l’encourager. Puis, quand les jeunes garçons applaudirent la petite chanteuse, il mit une main sur la table, et fit gravement un discours pour remercier la jeunesse dorée de ses applaudissements !

Quel contraste avec la fabrique de cirage et même l’école de M. Jones où s’était passée la plus grande partie de l’enfance de Dickens ! Une autre grande distraction de famille était le théâtre dont les enfants étaient les acteurs, et qui avait quelquefois pour spectateurs Thackeray et Wilkie Collins. Dickens composait les pièces et rédigeait des affiches dans le genre de celle-ci : Tom Pouce, pour les débuts de M. Pleurniche, à la veille d’accomplir sa troisième année.

C’est, hélas ! dans les contes seulement que le héros, après avoir passé par des épreuves dont, comme Dickens, il triomphe par de courageux efforts, arrive à une ère de prospérité sans mélange. Malgré ses succès toujours croissants, de lourds soucis d’argent se firent plus d’une fois sentir au grand homme, dont les enfants étaient nombreux, la famille paternelle très exigeante, et qui ne savait pas refuser.

Des chagrins d’intérieur, des pertes cruelles vinrent ajouter leur poids bien plus douloureux. Outre sa jeune belle-sœur, Dickens perdit successivement un frère de sa femme qu’il aimait aussi beaucoup, sa petite fille Dora, son frère et sa sœur Fanny, qui était une des plus chères affections de sa vie. Ces chagrins contribuèrent à épuiser un tempérament peut-être usé déjà par un travail excessif.

Le dernier voyage du romancier en Amérique le fatigua beaucoup. Cependant, au retour, un mieux assez accentué vint rassurer ses amis. Il vécut trois ans encore, écrivant toujours, continuant à lutter pour la protection des classes pauvres et ne briguant pour lui-même aucun patronage, si élevé qu’il fût. Le plus illustre de tous vint cependant à lui, et de lui-même. La reine demanda à le voir, et le pria de lui donner ses œuvres, qu’elle voulait tenir de sa main. Elle lui offrit en échange le récit de son voyage en Écosse avec cette dédicace : Le plus humble des auteurs à l’un des plus grands.

Toujours croyant, Dickens sentait ses idées religieuses s’accentuer, à mesure que disparaissaient ses amis, dont plusieurs moururent peu de temps avant lui. Envoyant, en 1868, un de ses fils en Australie, il lui écrivait :

Je mets parmi vos livres un Nouveau Testament pour la même raison et avec les mêmes espérances qui me firent essayer de le mettre à votre portée quand vous étiez petit. C’est le plus beau livre qui ait jamais été et qui sera jamais révélé au monde, le guide le plus sûr pour toute créature humaine qui veut être sincère et fidèle au devoir...

N’abandonnez pas la salutaire coutume de dire vos prières, matin et soir ; je n’y ai jamais manqué et je sais quelle consolation j’en ai reçue.

Quelle que soit la somme d’erreurs et de faiblesses qui entre dans nos pauvres vies, pour ceux qui ont voulu être « sincères et fidèles au devoir », et dont les pensées se sont journellement rapprochées de Dieu, on peut espérer en sa miséricorde, même s’il les rappelle brusquement à lui comme il le fit pour le grand littérateur.

Le 8 juin 1870, après une journée passée à travailler, Charles Dickens succomba à un épanchement cérébral, sans qu’une heure auparavant encore son entourage pût prévoir une fin rapide.

Les succès du pauvre petit enfant de Londres étaient passés comme ses jours de misère ; sa gloire restait acquise à son pays. Il emportait, lui, le mérite de l’entière fidélité de la plume aux vrais principes et celui de ses courageux efforts en faveur des petits et des pauvres, les premiers compagnons de sa vie.

 

* * *

 

Nous ne pouvons avoir la prétention de faire ici une dissertation littéraire sur l’œuvre de Dickens. Mais nous voudrions, après avoir raconté à nos lecteurs la vie malheureuse du grand écrivain, leur faire retrouver dans quelques extraits de ses ouvrages la trace de ses souvenirs d’enfance et aussi leur montrer l’intérêt qu’il porta toujours aux déshérités de ce monde.

Nous ne parlerons pas de David Copperfield, bien que ce livre soit un des ouvrages les plus célèbres de notre romancier. Ce serait presque nous répéter, car on sait que, en commençant l’histoire de son héros, Dickens raconta la période douloureuse de la sienne. Les heureux jours de Chattam sont remplacés par quelques années de vie calme et joyeuse entre une jeune mère veuve, au caractère faible, mais au cœur tendre, et une vieille bonne aimante qui répond au nom bizarre de Pegotty. Les malheurs de David commencent lorsque sa mère se remarie. Son beau-père déteste tout de suite le pauvre petit, l’exile sans pitié de la maison, et, quand il se trouve veuf à son tour, le place chez un marchand de vin où David Copperfield traverse les mêmes épreuves que Charles Dickens chez son fabricant de cirage. La fin de leurs maux diffère cependant. David s’échappe et va rejoindre une vieille tante originale, mais capable de sollicitude et de dévouement, qui prend son neveu en grande affection, lui fait donner une éducation complète et devient pour lui une véritable mère. Désormais, les souffrances de David Copperfield sont finies, et il n’aura plus que des aventures d’homme sur lesquelles nous ne nous étendrons pas.

 

* * *

 

Si la réputation de Olivier Twist est moins universelle que celle de David Copperfield, l’apparition de ce livre causa cependant en Angleterre une sensation plus forte. Il s’attaquait à la mauvaise organisation des work-house, mot à mot, maison de travail, et à la dureté avec laquelle les pauvres y étaient traités. Ces établissements qui, en Angleterre, dépendent des paroisses, sont, suivant les besoins et quelquefois en même temps, hospices, dépôts de mendicité et orphelinats. L’histoire d’Olivier Twist fut une véritable campagne contre les abus qui se commettaient dans ces institutions. Jamais l’indignation n’avait trouvé de tels accents. Un extrait de ce livre fera juger de la force de ce cri de guerre. Pour le rendre intelligible, nous le précéderons d’une courte analyse.

Olivier Twist naît dans un work-house où sa mère rend tout aussitôt le dernier soupir.

Comme il est très délicat, on l’envoie à la ferme, petite maison située à la campagne, dépendant du work-house où les enfants jugés trop petits ou trop faibles pour supporter le régime de cet établissement sont confiés à une vieille femme, qui développe leur physique par des économies sur leur nourriture et leur moral par des coups.

De là, Olivier revient au work-house, où lui et ses petits camarades meurent à peu près de faim, car le Conseil qui dirige l’établissement vient d’inaugurer un nouveau « système », et ce système n’est pas celui de nourrir les pauvres trop abondamment. Laissons la parole à l’auteur.

L’endroit où mangeaient les enfants était une grande salle pavée, au bout de laquelle se trouvait une chaudière d’où le chef du dépôt, couvert d’un tablier et aidé d’une ou deux femmes, tirait le gruau aux heures des repas. Chaque enfant en recevait plein une petite écuelle et jamais davantage, sauf les jours de fête, où il y avait en plus deux onces et quart de pain ; les bols n’avaient jamais besoin d’être lavés ; les enfants les polissaient avec leurs cuillers jusqu’à ce redevinssent luisants, et quand ils avaient terminé cette opération, qui n’était jamais longue, car les cuillers étaient presque aussi grandes que les bols, ils restaient en contemplation devant la chaudière avec de grands yeux si avides qu’ils semblaient la dévorer de leurs regards, et ils se léchaient les doigts pour ne pas perdre quelques débris de gruau qui auraient pu s’y attacher. Les enfants ont, en général, un excellent appétit ; Olivier Twist et ses compagnons souffrirent pendant trois mois les tortures d’une lente consomption, et la faim finit par les égarer à ce point qu’un enfant, grand pour son âge, et peu habitué à une telle existence (car son père avait tenu une petite échoppe de traiteur), donna à entendre à ses camarades que s’il n’avait pas une portion de gruau de plus par jour, il craignait de dévorer l’enfant qui partageait son lit et qui était jeune et faible. Il avait, en parlant ainsi, l’œil égaré et affamé, et ses compagnons le crurent. On délibéra. On tira au sort pour savoir qui irait le soir même au souper demander au chef une autre portion. Le sort tomba sur Olivier Twist.

Le soir venu, les enfants prirent leurs places ; le chef de l’établissement, affublé de son costume de cuisinier, était en personne devant la chaudière ; on servit le gruau, on dit un long bénédicité sur ce chétif ordinaire. Le gruau disparu, les enfants se parlaient à l’oreille, faisaient des signes à Olivier, et ses voisins le poussaient du coude. Tout enfant qu’il était, la faim l’avait exaspéré et l’excès de la misère l’avait rendu insouciant ; il quitta sa place, et s’avançant, l’écuelle et la cuiller à la main, il dit, tout effrayé de sa témérité :

– J’en voudrais encore, Monsieur, s’il vous plaît. Le chef, homme gros et rebondi, devint pâle, stupéfait de surprise ; il regarda plusieurs fois le petit rebelle, puis il s’appuya sur la chaudière pour se soutenir. Les vieilles femmes qui l’aidaient étaient saisies d’étonnement et les enfants de terreur.

– Comment ! dit enfin le chef d’une voix altérée.

– J’en voudrais encore, Monsieur, s’il vous plaît, répéta Olivier.

Le chef dirigea vers la tête d’Olivier un coup de sa cuiller à pot, l’étreignit dans ses bras et appela à grands cris le bedeau1.

Le Conseil était en séance solennelle quand M. Bumble, tout hors de lui, se précipita dans la salle et, s’adressant au président, lui dit :

– Monsieur Limbkins, je vous demande pardon. Olivier Twist en a redemandé.

Ce fut une stupéfaction générale ; l’horreur était peinte sur tous les visages.

– Il en a redemandé ? dit M. Limbkins. Calmez-vous, Bumble, et répondez-moi clairement ; dois-je comprendre qu’il a redemandé de la nourriture après avoir mangé le souper alloué par le règlement ?

– Oui, Monsieur, répondit M. Bumble.

– Cet enfant se fera pendre, dit un monsieur en gilet blanc ; oui, cet enfant se fera pendre.

Une discussion très vive eut lieu.

Après avoir commis le crime impardonnable d’avoir redemandé du gruau, Olivier resta pendant huit jours étroitement enfermé dans le cachot où l’avait envoyé la sagesse du Conseil d’administration. On pouvait supposer au premier abord que s’il eût accueilli avec respect la prédiction du monsieur en gilet blanc, il aurait pu établir une fois pour toutes la réputation prophétique de ce sage administrateur en accrochant un bout de son mouchoir à un clou dans la muraille et en se suspendant à l’autre. Il y avait un obstacle à l’exécution de cet acte, c’est que, par ordre exprès du Conseil, signé, paraphé et scellé de tous les membres, les mouchoirs, étant considérés comme objet de luxe, avaient été pour toujours interdits aux pauvres du dépôt ; l’âge si tendre d’Olivier était un second obstacle aussi sérieux. Il se contenta de pleurer amèrement pendant des journées entières, et quand venaient les longues et tristes heures de la nuit, il mettait ses petites mains devant ses yeux pour ne pas voir l’obscurité et se blottissait dans un coin pour tâcher de dormir ; parfois il s’éveillait en sursaut et tout tremblant ; il se collait alors contre le mur comme s’il trouvait, à toucher cette surface dure et froide, une protection contre les ténèbres et la solitude qui l’environnaient.

Il ne faut pas que les ennemis du système s’imaginent que, pendant la durée de son emprisonnement, Olivier fût privé du bienfait de l’exercice ni du plaisir de la société et des consolations de la religion. Quant à l’exercice, comme le temps était beau et froid, il avait la permission de se laver tous les matins sous la pompe, dans une cour pavée, en présence de M. Bumble, qui, pour l’empêcher de s’enrhumer, activait chez lui la circulation du sang au moyen de fréquents coups de canne. Quant à la société, on l’amenait tous les deux jours dans le réfectoire des enfants, et on lui administrait une verte correction pour le bon exemple et l’édification des autres. Bien loin de lui refuser les avantages des consolations religieuses, on le faisait entrer tous les soirs dans la salle à l’heure de la prière et il avait la permission d’écouter pour sa plus grande consolation les oraisons de ses camarades, revues et augmentées par le Conseil, dans lesquelles ils demandaient d’être bons et vertueux, contents et obéissants et d’être préservés des fautes et des vices d’Olivier Twist, qu’on présentait ainsi comme exclusivement placé sous le patronage et la protection de Satan, et comme un échantillon direct des produits de la manufacture du diable.

Nous n’avons pas besoin de prévenir nos lecteurs qu’il y a là une exagération voulue, procédé littéraire habituel à Dickens. Il l’emploie afin de frapper plus vivement les esprits, de sorte que les plus indifférents conservent une impression durable de cette image amplifiée.

Mais que dire d’un système qui a pu soulever de telles critiques sans que leur auteur fût accusé et convaincu de calomnie !

 

* * *

 

Cependant, puisque nous parlons d’exagération, je voudrais qu’il ne fût permis de m’écarter un peu de mon sujet et d’ouvrir une parenthèse pour prémunir jusqu’à un certain point mes lecteurs contre le procédé cher à Dickens, et qu’il a peut-être poussé un peu loin. Nous en avons une preuve dans le livre où il parle le plus de notre pays : Paris et Londres en 1793. Cette fois, du reste, il ne s’agit pas de l’exagération que peut provoquer une généreuse indignation, mais simplement d’une licence de romancier, qui se permet de terribles anachronismes. On voit dans ce volume la Révolution française, préparée par une Jacquerie de fantaisie, et nous sommes vraiment en droit de nous étonner de la retrouver là, nous qui, en apprenant l’histoire de notre pays, l’avions laissée plusieurs siècles en arrière ! Dickens place aussi en 1793 les abus de pouvoir plus ou moins légendaires de la féodalité. Bref, si l’auteur ne fait pas l’éloge de la Révolution (et nous devons dire qu’il en est loin), il montre l’état de la France avant 1793 comme un mélange de corruption raffinée et de barbarie odieuse, laissant de côté le noble caractère de Louis XVI, et passant sous silence les réformes commencées. Hélas ! nous avons pu trouver des fautes de ce genre dans des livres dont les auteurs n’avaient pas l’excuse d’être Anglais ni romanciers !

Mais nous voilà bien loin des petits enfants et des pauvres favoris de Dickens.

Les aventures d’Olivier Twist ne peuvent être racontées ici dans leur ensemble.

Nous ne voulons pas laisser nos lecteurs sous une impression de tristesse et nous leur dirons qu’à la fin du volume, Olivier est adopté par un excellent homme que ses bonnes dispositions ont intéressé, qui l’entoure d’une sollicitude affectueuse et lui fait donner une excellente éducation.

L’histoire de la petite Charley présente un contraste assez vif avec celle d’Olivier. C’est la charité individuelle que nous rencontrons cette fois et sous son meilleur jour. L’excellent M. Jarndyce apprend qu’un pauvre homme, Necket, vient de mourir en laissant trois enfants orphelins, et il s’empresse d’aller les visiter avec ses deux pupilles, Eva et Esther ; cette dernière raconte leur visite dans son journal et nous lui en emprunterons le récit :

Nous aperçûmes bientôt la boutique du fabricant de chandelles, et dans cette boutique une vieille femme hydropique ou asthmatique, ou peut-être l’un et l’autre, dont le visage annonçait la bonté.

– Les enfants de Necket ? lui demandai-je.

– C’est ici, au troisième, la porte en face de l’escalier, répondit-elle en nous présentant une clé.

Il était évident que c’était la clé de la porte de la chambre des enfants ; je la pris donc sans demander autre chose, et, sortant de la boutique, je me dirigeai, suivie de tout le monde, vers le vieil escalier.

Arrivée en haut, je frappai à la porte qui était en face de moi, et une voix enfantine me répondit de l’intérieur :

– Nous sommes enfermés, et c’est mistress Binder qui a la clé.

J’ouvris la porte et nous vîmes, dans un grenier presque sans meubles, un petit garçon, maigre et pâle, n’ayant pas plus de cinq ou six ans, qui tenait dans ses bras un enfant de dix-huit mois dont il s’efforçait d’apaiser les cris. Il n’y avait pas de feu et le temps était glacial. Les deux pauvres petits, enveloppés d’un vieux châle et d’une mauvaise palatine, avaient le nez rouge et le visage contracté par le froid.

– Qui est-ce qui vous a enfermés dans cette chambre ? demandai-je au petit garçon.

– Charley, répondit-il en fixant sur nous des yeux tout étonnés.

– Votre frère ?

– Non, c’est ma sœur Charlotte ; papa l’appelait Charley.

– Combien êtes-vous d’enfants ?

– Il y a moi, et puis Emma, dit-il en frappant sur le béguin du poupon qui cachait sa figure sur l’épaule de son frère, et puis Charley.

– Où est-elle, Charley ?

– Dehors à laver, répondit l’enfant, qui se mit à marcher de long en large dans la chambre et, qui, essayant de nous regarder en même temps, approcha le béguin d’Emma un peu trop près du lit.

Nous nous regardions sans rien dire, lorsqu’une petite fille entra, une enfant par la taille, mais dont la jolie figure, intelligente et sérieuse, paraissait plus âgée que le corps et les membres ; elle portait un chapeau beaucoup trop grand pour elle et s’essuyait les bras à un immense tablier. Sans la mousse fumante dont ils étaient couverts et sans les rides que l’eau du savon avait faites à ses doigts, on l’aurait prise pour une enfant qui jouait à la blanchisseuse et qui mettait dans son imitation autant de vérité que de finesse. Elle accourait en toute hâte de quelque maison du voisinage et elle était montée si vite qu’elle en était tout essoufflée.

– Voici Charley, s’écria le petit garçon.

L’enfant qu’il tenait tendit les bras à sa sœur en criant pour aller vers elle. Charley prit la pauvre petite créature qu’elle tint comme l’aurait fait sa mère, et nous regarda par-dessus l’épaule d’Emma qui s’attachait à elle avec amour, tandis que le petit garçon prenait le coin du tablier de sa sœur.

– Est-il possible, murmura M. Jarndyce, que cette petite travaille assez pour nourrir ces deux enfants ? Est-il possible ! Mais voyez donc !

Et c’était vraiment une chose à voir que ces trois orphelins pressés les uns contre les autres, les deux plus petits n’ayant pour tout soutien que l’aînée des trois, si jeune elle-même, en dépit de l’air sérieux qui contrastait si vivement avec ses traits enfantins.

– Quel âge as-tu, Charley ? dit mon tuteur.

– Je vais sur treize ans, Monsieur.

– Ah ! le grand âge, reprit mon tuteur, le grand âge !

Je ne puis exprimer la tendre compassion avec laquelle M. Jarndyce prononça ces paroles d’une voix où l’enjouement se mêlait à la tristesse.

– Et tu demeures toute seule avec ton frère et ta sœur ? poursuivit-il.

– Oui, Monsieur, répondit la petite fille en le regardant avec confiance.

– Et qui est-ce qui vous fait vivre, Charley ? reprit mon tuteur en détournant la tête.

– Depuis que mon père est mort, je vais en journée, Monsieur. Aujourd’hui, j’étais à savonner...

– Mais Dieu me pardonne, mon enfant ! Tu n’es pas assez grande pour atteindre le haut du baquet.

– Si, Monsieur, avec des patins ; j’en ai de bien hauts qui appartenaient à maman.

– Et quand ta mère est-elle morte, pauvre femme ?

– Tout juste quand Emma est venue au monde, répondit Charley, en jetant un regard à l’enfant qu’elle portait. Papa m’a dit alors que je devais être la petite maman d’Emma, et j’ai essayé. J’ai fait ce que j’ai pu ; j’ai nettoyé la chambre, soigné l’enfant, lavé le linge de la maison ; voilà comment j’ai appris, voyez-vous bien, Monsieur...

– Et vas-tu souvent en journée ?

– Autant que je le peux, Monsieur, reprit Charley en souriant, parce qu’alors je gagne de l’argent, des pièces de six pence, et puis des schellings !

– Est-ce que tu enfermes toujours ton frère et ta sœur, lorsque tu vas en journée ?

– C’est pour les mettre en sûreté, voyez-vous ; Mrs Binder vient de temps en temps, et puis M. Gridley ; j’accours aussi quand je ne suis pas trop loin, et ils s’amusent tous les deux ; ils n’ont pas peur d’être enfermés, n’est-ce pas, Tom ?

– Non, dit bravement le petit garçon.

– Quand la nuit vient, on allume les réverbères et la chambre est tout éclairée, n’est-ce pas Tom ?

– Oui, Charley, tout éclairée !

– Et Tom est si bon ! ajouta la grande sœur d’un air tout maternel. Quand Emma est fatiguée, il la couche, et quand il est fatigué à son tour, il se couche aussi, et puis quand je rentre, si j’allume la chandelle et si j’apporte de quoi souper, il se relève pour manger avec moi, n’est-ce pas, Tom ?

– Oh ! oui, Charley, répondit l’enfant qui, tout ému, soit de la pensée du souper, soit de reconnaissance et d’amour pour sa sœur, cacha sa figure dans les jupes de Charley, se mit d’abord à rire et finit par pleurer.

C’était la première larme qu’un de ces enfants eût versée depuis que nous étions près d’eux. Charley avait parlé de son père sans montrer d’émotion, comme si la nécessité de garder son courage, sa vie active et le sentiment enfantin qu’elle tirait de son importance lui avaient fait oublier sa douleur, mais dès que Tom se fut mis à pleurer, bien qu’elle restât immobile et que son visage tourné vers nous conservât tout son calme, je vis deux grosses larmes rouler sur ses joues...

Les soucis de la pauvre petite grande sœur seront bientôt allégés. Un jour, en rentrant chez elle, miss Esther Summerson y trouve installée une gentille femme de chambre en miniature dont son tuteur lui fait cadeau. Ce n’est autre que Charley. Tom et le poupon ont été placés chez d’excellentes gens, et des arrangements ont été pris pour que leur sœur puisse les voir tous les mois. Le bon M. Jarndyce savait bien qu’en faisant un pareil présent à sa pupille, il en faisait un bien meilleur encore à la petite femme de chambre qui trouve en elle une maîtresse des plus maternelles. La petite mère de famille reçoit à son tour une bonne éducation dont elle se montre digne, sauf par un manque complet d’aptitudes pour l’orthographe, ce qui l’empêche de bien profiter des leçons qui lui sont données avec une rare patience.

Une page, prise dans les derniers feuillets du journal de miss Esther va nous apprendre ce que deviennent les trois orphelins.

On croira difficilement que Charley, dont les yeux sont toujours ronds et l’orthographe toujours vicieuse, est mariée au meunier du village.

Pourtant, rien n’est plus vrai, et en ce moment même, de la table où j’écris près de ma fenêtre, je vois tourner son moulin. J’espère que son mari ne la gâte pas, quoiqu’il soit très épris, et que Charley se montre un peu vaine d’avoir fait un si beau mariage. Il est vrai que le meunier est bien dans ses affaires ; aussi se voyait-il très recherché des mamans qui avaient de grandes filles. Pour en revenir à ma petite femme de chambre, je pourrais croire que le temps s’est arrêté depuis six années, car Emma, la sœur de Charley, est maintenant exactement ce qu’était Charley avant elle. Quant au pauvre Tom, je n’ose pas parler des bévues qu’il faisait à l’école. Quoi qu’il en soit, il est apprenti chez son beau-frère, c’est un excellent garçon.

Tout finit bien et la vertu est largement récompensée à la fin du conte. Elle est presque un peu trop jolie, cette histoire de Charley. Les bienfaiteurs y sont parfaitement bienveillants et éclairés, et les obligés parfaitement intéressants, ce qui, hélas ! pèche contre la vraisemblance. C’est un défaut commun à beaucoup d’histoires de charité, et sans les détails charmants qu’elle contient, il en résulterait pour celle-ci un certain caractère de banalité. Ce n’est pas du reste un défaut que l’on puisse habituellement reprocher à Dickens, surtout quand il parle des pauvres. Olivier Twist nous l’a déjà montré, et à côté de l’histoire de Charley, l’ouvrage que nous venons de citer va nous en fournir un exemple de plus dans celle du pauvre Jo.

Jo est un balayeur de rues de Londres. Ce n’est que par sa complète ignorance qu’il touche à l’enfance et rentre ainsi dans notre cadre. Il n’a jamais eu d’amis, sauf un pauvre copiste qui, lui aussi, aurait bien besoin de recevoir la charité, mais qui cependant trouve moyen de lui donner quelque chose, lorsque son travail a été payé. D’autres fois, le copiste n’a rien ; alors, il dit amicalement à Jo : « Mon ami, je suis aussi pauvre que toi aujourd’hui », et cela suffit pour toucher le cœur reconnaissant de Jo.

Cela, et l’aumône discrète que de temps en temps lui glisse dans la main un brave papetier qui n’ose pas faire plus, parce qu’il a peur de sa femme, laquelle n’aime pas les vagabonds, voilà tout ce que connaît Jo en fait de marques de sympathie. Et lorsque le copiste meurt, il est à peu près aussi seul au monde que s’il habitait une île déserte. Il ne sait ni lire ni écrire. Il ne sait pas qui sont ses parents, il ne sait pas faire d’autre ouvrage que balayer perpétuellement son carrefour. Il ne sait pas pourquoi il est dans ce monde. Il ne sait rien. « Moi, je ne sais rien, rien de rien », répète-t-il à tout propos. Il ne connaît que la malpropreté et la misère qui forment le fond de sa vie.

Dans le carrefour qu’il balaye, passent souvent des philanthropes dans le genre d’une certaine Mrs Jelleby, avec laquelle nous ferons tout à l’heure une connaissance rapide. Ce sont des amis de l’humanité qui travaillent à grand bruit à l’amélioration physique et morale de ceux de leurs frères qui semblent les toucher de moins près. C’est sans doute pour montrer que leur charité s’étend très loin. Ils s’occupent, par exemple, des sauvages de l’Océanie, ou encore, à la rigueur, de prisonniers dont les crimes ont fait du bruit, mais à côté de Jo, ils passent avec indifférence. Il n’est ni nègre, ni peau-rouge, ni repris de justice, et ne leur offre aucun intérêt. « Sa crasse est un produit de fabrication anglaise », dit énergiquement Dickens.

Cependant, Dieu sait comment le pauvre Jo a appris une chose, une seule. Il sait qu’il ne faut pas mentir parce que c’est mal. Il ne sait pas qui lui a appris cela, mais il se le rappelle : s’il ment il ira dans un endroit, il ne sait pas où, où il lui sera fait quelque chose pour le punir. Il ne sait pas quoi, mais ce sera bien fait.

Et le pauvre Jo ne ment pas. Peut-être est-ce à sa fidélité à cet unique bon principe (lequel entraîne l’observance de plusieurs autres) qu’il doit, aux derniers jours de sa misérable vie, la rencontre d’un bon samaritain dans la personne d’un médecin charitable. Le Dr M. A. Woodcourt le découvre lorsqu’il est déjà très malade, l’installe chez un brave homme, M. Georges, ancien sergent, qui peut lui céder une petite chambre, et là il le fait soigner et le soigne lui-même avec une charité affectueuse et vraiment chrétienne...

 

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Lorsqu’on lit les ouvrages de Dickens après avoir parcouru son histoire, on se rend compte que la tendre compassion avec laquelle le grand écrivain parle de l’enfance malheureuse a dû prendre sa source dans le sentiment d’abandon, le besoin d’affection et de sollicitude que le petit ouvrier de la fabrique de cirage a ressenti avec une amertume si désespérée. Ne peut-on s’imaginer aussi que dans l’histoire du pauvre Jo, il y a encore un souvenir de ce temps douloureux ?

Le petit enfant que nous avons vu errer si tristement dans les rues de Londres tout en prenant son repas a certainement pu oublier de temps en temps cette maigre chère pour contempler quelque pauvre créature telle que son héros, mendiant ou balayeur de rues, et s’émouvoir devant cette détresse pire que la sienne. Les impressions de ce genre ne devaient pas s’affaiblir dans son esprit précoce auquel la souffrance avait évidemment fait perdre la légèreté de l’enfance, tout en lui conservant la vivacité de sentiment.

 

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Nous allons nous occuper à présent d’enfants abandonnés qui, nous pouvons l’espérer, n’ont jamais existé que dans l’imagination de Dickens. Ceux-là ne sont ni orphelins ni pauvres, mais pour leur malheur leur mère s’est crue appelée à une mission ; elle a voué sa vie au bien-être matériel et moral des nègres de l’Afrique, oubliant que Dieu lui a donné à Londres un mari, des enfants, toute une famille dont sa mission spéciale serait de s’occuper. Là, l’exagération est si forte qu’elle aboutit à une parfaite caricature et que la leçon manque son but. Si l’on voulait raisonner sérieusement cette satire, l’on pourrait dire que le premier et le plus grand malheur des enfants de Mrs Jelleby est d’avoir une mère dont le cerveau est déséquilibré et que peu leur importe que sa marotte soit une marotte du genre philanthropique ou de tout autre.

Peut-être, du reste, nous est-il difficile de bien juger cette question en France, où, grâce probablement à la direction éclairée qu’elles reçoivent pour la plupart, les œuvres de charité se concilient en général admirablement avec le devoir d’état. Contentons-nous donc de nous amuser de ces portraits, qui sont d’un véritable comique.

Mrs Jelleby possède une collection d’enfants d’âge différent, mais elle n’a pas le temps de s’en occuper. Toutes ses heures sont prises par la mission de Borioboula-Gha, qu’elle a fondée avec d’autres philanthropes de ses amis. Installée dans son cabinet de travail, qui est aussi mal tenu que sa personne, elle lit des rapports et en écrit sur les progrès de sa colonie, organise des réunions, des quêtes, envoie les circulaires par milliers, expédie à ses chers nègres des montagnes de ballots, renfermant des gilets de flanelle et des mouchoirs de poche moraux !2 Sa fille aînée, aussi mal vêtue qu’elle, la figure tachée d’encre, lui sert à contrecœur de secrétaire. Pendant ce temps, le plus grand des petits garçons, qui a cinq ou six ans, s’échappe pour se promener seul, et, deux heures après, un policeman le ramène du marché où il l’a recueilli. Puis avec ses frères, de malheureux bébés dont les vêtements sont toujours sales et les genoux toujours écorchés, ils s’occupent à monter l’escalier à quatre pattes et souvent à le redescendre en le dégringolant dans toute sa longueur. Du cabinet de Mrs Jelleby, qui dicte des lettres, on entend le bruit que font leurs têtes en frappant toutes les marches l’une après l’autre, mais leur mère n’interrompt pas son travail pour si peu. La cuisinière s’enivre devant son fourneau, encore froid une heure avant le dîner, qu’elle servira cru dans une salle à manger délabrée. Ces petits désagréments ne troublent en rien la maîtresse de maison, car même pendant le repas elle continue à s’occuper de son œuvre bien-aimée et dépouille activement le courrier qui s’y rapporte. Les enveloppes de lettres déchirées jonchent la table et tombent dans la sauce du rôti.

À la fin du volume, miss Jelleby, qui est une excellente personne, bien que sa mère ait complètement oublié son éducation pour celle des Africains, épouse par bonheur un brave garçon de position modeste et trouve le moyen de s’occuper de ses malheureux petits frères. Dans un jour de grande soif, le roi de Borioboula-Gha a vendu pour un peu de rhum tous ceux de ses sujets qui avaient résisté au climat, et la mission de Mrs Jelleby a forcément pris fin, mais elle s’est rejetée avec ardeur sur la question des droits politiques de la femme et continue à écrire des rapports.

 

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On comprend que Dickens ait quelquefois éprouvé le besoin, pour se reposer et nous reposer de ces abandons et de ces tristesses, de créer quelques types de braves gens au cœur chaud et de placer ses petits délaissés sous leurs ailes. Tels sont M. Jarndyce, Miss Summerson pour Charley. Le bon capitaine pour Bébelle, une petite fille de soldat dont nous aimerions à raconter l’histoire si nous en avions le loisir, Mrs Lirriper et le major pour Jemmy.

Ce petit Jemmy est né dans un des appartements meublés que loue l’excellente Mrs Lirriper, afin d’augmenter un peu ses revenus. Sa mère, une pauvre jeune femme abandonnée par un mari indigne, est morte presque aussitôt.

– N’ayez pas peur, ma chérie, lui dit la bonne propriétaire, répondant à l’angoisse qu’exprime ce pauvre visage de mourante. N’ayez pas peur, ce petit est envoyé par Dieu à une vieille femme sans enfant. Nous l’élèverons, le major et moi.

En effet, le major, un vieil ami fidèle et sûr, consent volontiers à être le parrain du bébé et à lui servir de père. Jemmy devient ainsi un heureux enfant à l’âme aimante et loyale. On lui apprend à vénérer la mémoire de sa mère, et, par une délicatesse touchante, on veut qu’il respecte aussi son père qu’il suppose être mort, et dont il doit toujours ignorer les fautes. Il se croit réellement le petit-fils de sa bienfaitrice, mais, un jour, celle-ci est appelée auprès d’un mourant inconnu de tous dans la maison où il vient de s’installer. La maladie qui l’a terrassé lui a subitement enlevé l’usage de la parole, et le nom de M. Lirriper sur une sorte de testament est le seul renseignement qu’on ait pu se procurer à son sujet. La vieille femme reconnaît le père de son enfant adoptif, et de violents reproches lui viennent aux lèvres ; puis la chrétienne se ressaisit.

– Seigneur, pense-t-elle, qui suis-je pour le juger, lorsque, peut-être, vous lui avez déjà pardonné ?

Et elle envoie chercher Jemmy, devenu maintenant un beau jeune homme.

– Mon enfant, lui dit-elle, ce pauvre homme a vécu autrefois chez moi ; maintenant qu’il va mourir, il a voulu revoir ou connaître tout ce qui tient au vieux logis où il a été heureux. Je ne puis vous raconter sa vie, c’est son secret, mais certaines circonstances font qu’il mourra plus tranquille si vous appuyez votre joue contre la sienne et si vous lui dites : « Dieu vous pardonne ! »

– Oh ! grand-mère, répond Jemmy avec émotion, je ne suis pas digne...

Mais, sur un signe de Mrs Lirriper, il obéit et ses yeux se mouillent de larmes pendant qu’il prononce les solennelles paroles. Une expression de soulagement se lit sur le visage du mourant qui cherche à saisir la main de Mrs Lirriper et rend bientôt le dernier soupir.

Mrs Lirriper et le major ne regrettent pas ce qui a été fait, mais ils se demandent avec inquiétude si Jemmy n’a rien deviné. Une véritable angoisse étreint leurs cœurs lorsque celui-ci leur déclare que la pensée de « ce pauvre homme » ne le quitte plus et qu’il faut absolument qu’il leur dise sa vie, telle qu’il se l’imagine. Et Jemmy raconte la touchante histoire d’un jeune homme qui, suppose-t-il, habitait jadis chez sa grand’mère avec sa femme et son enfant.

Malgré des malheurs immérités, il restait dans le bon chemin, fidèle à la devise qu’il avait choisie. « Un pur et fidèle amour doit triompher de tout. » – Et cela dura tant qu’il eut quelque chose à aimer sur la terre. Ce ne fut que lorsque l’enfant, qui avait hérité à la fois de la santé délicate et des charmes de sa mère, l’eut suivie au tombeau que le malheureux se laissa aller au désespoir d’abord et au désordre ensuite.

– Et alors... continue Jemmy d’une voix oppressée par l’émotion... lorsqu’il sentit la mort venir, le remords de cette vie indigne de ceux qu’il avait aimés l’envahit... avec le désir d’être pardonné pour pouvoir les rejoindre... et alors... comme il s’imaginait trouver une ressemblance entre moi et l’enfant qu’il avait perdu... Alors, grand’mère... c’est pour cela que vous avez voulu que je dise : Dieu vous pardonne !

– Oh ! le petit devin ! répond tendrement la bonne grand’mère.

Et comme le jeune homme s’éloigne, elle se tourne vers son vieil ami.

– Nous n’avions pas besoin de craindre pour notre enfant, major.

Puis, avec la science innée d’un cœur aimant et droit, elle ajoute ces mots, qui seront l’adieu de Dickens à nos lecteurs :

« La radieuse jeunesse ne peut d’elle-même supposer le parjure et la trahison. Ce qu’elle sait concevoir, c’est la tendresse, la constance et la piété ! »

 

 

Camille LE ROCHER, Profils d’écrivains anglais.

 

 

 

1. Le bedeau, en Angleterre, est une sorte d’intendant des œuvres paroissiales.

2. Probablement des mouchoirs imprimés, représentant des actions édifiantes.

  

 

 

 

 

 

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