Walter Scott

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Camille LE ROCHER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Le siècle présent montre un goût, ou plutôt une rage, pour les anecdotes littéraires et les renseignements sur la vie privée, fait pour alarmer à bon droit ceux qui, jusqu’à un certain degré, ont occupé l’attention du public. Mes contemporains seront, je crois, aussi disposés à admettre que j’ai eu ma part de popularité que je le suis moi-même à confesser que cette part a excédé non seulement mes mérites, mais encore mes souhaits. En conséquence, il m’est peut-être permis, sans un degré de vanité extraordinaire, le prendre la précaution de rapporter les circonstances (elles ne méritent pas le nom d’évènements) d’une vie tranquille et uniforme. Ainsi, si ma réputation littéraire survit à mon existence temporelle, le public pourra tenir d’une autorité sûre ce qu’il est en droit de savoir de quelqu’un qui a contribué à son amusement. »

C’est ainsi qu’en avril 1801, Sir Walter Scott a commencé la courte autobiographie qu’il nous a laissée.

Le grand écrivain a vu clair dans l’avenir. Il y a longtemps que sa réputation lui survit, et la « rage d’anecdotes littéraires et des renseignements sur la vie privée » que montrait le dix-neuvième siècle à son aurore n’a pas diminué.

Le fragment de mémoires dont nous venons de citer les premières lignes est du reste fort court. Il ne comprend que les années heureuses de la jeunesse où l’entrain, le don de vie que Walter Scott possédait à un si haut degré, faisaient contrepoids à la délicatesse de sa santé. Ce sera son journal, et plus encore, les documents pieusement recueillis par son gendre M. Lockhart, qui nous initieront au reste de sa vie et qui nous permettront de voir le « poupon au doux naturel », comme disait une vieille bonne fidèle, devenir « le grand inconnu » dont toute l’Europe s’est occupée, à la fois poète, historien et romancier, et certainement un des écrivains les plus féconds du siècle dernier.

Mais nous devrons aussi hélas ! assister au déclin précoce de cette belle intelligence et la voir s’affaiblir avant même le corps débile qu’elle avait si bien su dresser à la servir.

  

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Ce fut le 17 août 1771 que Walter Scott naquit à Édimbourg ; son père, qui portait aussi le nom de Walter, remplissait les fonctions d’écrivain du sceau, autrement dit, il faisait partie des hommes de loi qui seuls avaient le droit de rédiger les actes soumis au sceau royal, et sa mère, Anne Rutherfort, était fille d’un très distingué professeur de l’Université de médecine d’Édimbourg. Sans appartenir aux premiers rangs de la noblesse écossaise, la famille Scott de Warden était très ancienne et fort considérée. Elle semble avoir mérité cette considération à tous égards. Les liens du sang y étaient forts et tendres, et les enfants y étaient entourés d’une sollicitude dont le petit Walter eut bientôt un besoin particulier.

Jusqu’à l’âge de dix-huit mois, il avait été très bien portant, mais à cette époque, après une courte maladie, que l’on crut être une simple fièvre de dentition, on découvrit qu’il avait à peu près perdu l’usage de la jambe droite.

Les premiers remèdes tentés pour lui rendre le mouvement ayant échoué, on conseilla à ses parents de le faire vivre à la campagne, et l’enfant fut envoyé chez son grand-père paternel à Sandy-Know, où celui-ci faisait valoir de grandes propriétés. Il devait y rester jusqu’à l’âge de huit ans, entouré de soins et d’affections, s’imprégnant du sentiment de la nature, des souvenirs historiques si nombreux autour de lui et se préparant déjà, sans que l’on pût s’en douter, aux grands travaux qui devaient remplir sa vie. Sandy-Know, la maison de son grand-père, était située au milieu de collines rocheuses sur le sommet desquelles s’élevait la tour en ruines de Smailstone, et de là on dominait toute une contrée dont on avait pu dire que « chaque champ avait sa bataille, et chaque ruisseau sa chanson ».

Le grand-père de Walter mourut trois ans seulement après que son petit-fils malade eût été amené chez lui, mais Sandy-Know était habité aussi par sa femme et sa fille. Cette dernière, Miss Janet Scott, s’occupait tout particulièrement du petit Walter et tint une grande place dans sa vie d’enfant.

Il y avait aussi, à quelque distance, un oncle Thomas Scott, qui ne semble guère avoir travaillé à l’éducation de son neveu que pour le gâter, et puis, dans la maison, une quantité de domestiques soit pour le service intérieur, soit pour celui des champs.

L’enfant maladif, mais intelligent et précoce, qui était venu chercher des forces dans la vieille maison des aïeux, devint bien vite le « darling » de tout ce monde. Tous les soins imaginables lui étaient prodigués, tous les efforts possibles étaient faits pour l’engager à marcher.

Parmi ces remèdes du temps passé, il en était de bizarres. Un des médecins consultés avait conseillé que chaque fois qu’un mouton ou un agneau serait tué pour les besoins de la maison (et avec cette colonie à nourrir, cela devait arriver souvent), on enveloppât l’enfant dans la peau fraîchement écorchée. Au moment où Walter Scott commençait son autobiographie, il se voyait encore se roulant dans ce costume sur le plancher du parloir, tandis que son grand-père l’excitait à marcher avec l’aide d’un certain Sir Georges Mac Dougal de Makerstoun, un vieil ami et parent qui avait été colonel d’un régiment gris. Sir Georges, dans son vieil uniforme à l’ancienne mode, petit chapeau galonné et retroussé, gilet rouge brodé, habit clair et cheveux blancs attachés en queue d’une façon militaire, se tenait à genoux auprès de l’enfant invalide qui, dans sa peau de mouton, devait avoir l’air d’un saint Jean-Baptiste en miniature, et faisait glisser sa montre sur le tapis devant lui en la tirant par sa chaîne, afin qu’il se décidât à se mouvoir pour l’atteindre.

Malgré tous ces soins, l’état du pauvre membre infirme ne changeait pas. Le bon sens du grand-père lui indiqua un fortifiant qui eut au moins le meilleur effet sur la santé générale de l’enfant. Il lui fit passer de longues heures dehors, lorsque le temps était beau, étendu sur l’herbe auprès du vieux berger qui gardait son troupeau et qui, comme tous les serviteurs de la maison, était affectueusement dévoué au petit Walter. Les jeunes filles chargées d’aller traire les brebis sur les collines mêmes où elles paissaient, aimaient aussi à porter sur leur dos leur petit maître infirme, et bientôt il connut chacune des marques distinctives de chaque bête ; mais ce qu’il préférait, disait plus tard une vieille domestique, c’était la société des gens âgés, et lorsqu’il voyait le vieux « Cow-bailli » (sorte d’intendant chargé de l’inspection des troupeaux) partir pour sa tournée du matin, il n’avait pas de repos jusqu’à ce que le vieillard l’eût pris sur son épaule. Lorsque Walter était fatigué, l’intendant sifflait d’une manière particulière, qui se faisait entendre jusque dans la maison située au-dessous des pâturages, et alors une des servantes venait chercher l’enfant.

Walter avait quatre ans lorsque les eaux de Bath furent jugées bonnes pour lui ; sa dévouée tante Janet l’y accompagna, et tous deux y firent un long séjour. L’état de sa jambe malade ne s’améliora pas sensiblement, mais le grand air avait agi d’une manière heureuse sur la santé générale de l’enfant.

Il était devenu un vigoureux petit garçon. Le goût du mouvement s’était réveillé en lui, il s’essayait de lui-même à marcher et ses premiers pas datent de cette époque. Toujours boiteux, le petit invalide devait, avec le temps, devenir un grand excursionniste. Bientôt, il s’exerça à grimper sur les rochers qui entouraient Sandy-Know. Un jour, même, sa bonne tante Janet l’avait perdu au moment où un violent orage se déclarait. Elle le retrouva au milieu du troupeau de moutons qui paissait sur la colline ; il était couché sur le dos dans l’herbe et, ravi, agitait à la fois ses bras et ses jambes à chaque éclair en criant : « Oh ! joli ! joli ! »

Un peu plus tard, pour remplacer les épaules du vieux berger, son oncle Thomas lui donna un joli poney des Shetland, de la taille d’un grand chien et qui circulait dans la maison comme s’il en eût été un. Walter escaladait les Crags avec sa monture et se livrait sur leurs sommets à des prodiges d’équitation qui inquiétaient bien un peu sa tante.

Ses progrès intellectuels dépassaient encore de beaucoup ses progrès physiques. Ses premières études commencèrent à Bath, où il suivit une petite école et reçut en outre quelques leçons particulières. L’enfant fut bientôt passionné pour les lectures et surtout pour celles que Janet lui faisait à haute voix. Miss Scott était une personne d’intelligence et de mérite. De plus, lorsqu’il s’agissait de son neveu, elle possédait une patience inépuisable et lui relisait sans se fatiguer ses passages favoris jusqu’à ce qu’il les sût par cœur. Un de ses auteurs préférés était Allan Ramsay, ce poète écossais qui, comme notre Jasmin, fut garçon coiffeur. Le précoce petit garçon s’intéressait beaucoup aussi à une histoire du peuple juif.

Mrs Ducan, la femme du clergyman de la paroisse de Sandy-Know, se rappelait plus tard avec plaisir le joli tableau que présentait le parloir de la ferme : la bonne grand-mère filant au coin du large foyer, son mari, bien affaibli par l’âge, lui faisant face dans un confortable fauteuil, leur fille leur lisant la Bible, et le petit Walter, couché sur le tapis, à leurs pieds, écoutant, lui aussi, en fixant sur la lectrice ses yeux intelligents.

Aux lectures de tante Janet succédaient les chants de sa mère. Celle-ci berçait son petit-fils avec de vieilles chansons jacobites et des récits sur le temps de la guerre civile, dont le souvenir était encore vivace dans ce coin isolé.

Après un siècle, les fermiers conservaient le souvenir des cruautés exercées par l’armée du duc de Cumberland lorsqu’elle était venue réduire à la soumission les partisans du prince Charles-Édouard, et dans tout le pays, une notoriété populaire s’attachait à la mémoire du vieux Scott Beardie, qui, après la chute des Stuarts, ne s’était plus jamais coupé la barbe, d’où lui était venu son surnom.

Walter n’écoutait pas toujours. Le digne Mr Duncan, qui aimait une bonne conversation bien suivie avec ses paroissiens, aurait pu en dire quelque chose. Il lui arrivait de temps en temps qu’au moment le plus intéressant de l’entretien, l’enthousiaste du petit garçon interrompait ses discours pour réciter, ou plutôt crier d’une voix perçante une certaine ballade sur le roi Hardicanut, qu’il savait par cœur et qui était son morceau favori. Alors le pauvre ministre s’écriait avec désespoir : « On causerait tout aussi bien à la bouche du canon que dans une pièce où se trouve cet enfant ! »

L’enthousiasme littéraire de Walter ne produisait pas toujours un si mauvais effet. Une parente éloignée de sa mère, femme de lettres et esprit très distingué, était venue lui faire une visite à Édimbourg où tante Janet avait amené son pupille pour quelques semaines. Lorsqu’elle entra, Walter lisait à sa mère la description d’un naufrage, et, racontait la visiteuse, son animation s’élevait avec l’orage. Il levait les yeux et les mains au ciel. « Voilà le mât parti... Il craque et tombe... Ils vont tous périr ! » Puis, se tournant vers la visiteuse, il déclara que c’était trop triste et qu’il préférait lui lire quelque chose de gai. Celle-ci répondit qu’elle aimait mieux causer avec lui ; il lui donna son avis sur Milton et d’autres livres qu’il lisait en ce moment.

Lorsqu’il alla se coucher le soir, il déclara à sa tante que cette dame lui plaisait « parce qu’elle est un virtuoso1 comme moi ».

« – Cher Walter, demanda tante Janet, qu’est-ce qu’un virtuoso ?

– C’est quelqu’un qui désire tout connaître, et qui connaîtra tout. »

« – Et quel âge lui donnez-vous d’après cela, demandait Mrs Cockburn en racontant cette histoire, douze à quatorze ans ?

– Pas du tout, il n’en a pas encore six. »

   

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Ce fut dans le courant de sa huitième année que les parents de Walter le reprirent à Édimbourg. On ne pouvait plus rien espérer pour sa jambe malade. Sa santé s’était suffisamment fortifiée, et il était temps qu’il reçût d’autres leçons que celles de sa tante Janet et de son oncle Thomas.

Pendant son séjour à Bath, il avait assisté avec un indicible, ravissement à une représentation théâtrale. Dans la pièce que l’on jouait, il y avait une querelle entre deux frères. L’enfant, qui du reste ne s’était pas privé jusque-là de manifester bruyamment ses impressions, s’écria avec indignation : « Ils ne sont donc pas frères. » – « Mon séjour dans la maison paternelle, ajoute-t-il dans ses mémoires, devait bientôt m’apprendre qu’une dispute entre frères est une chose toute naturelle. »

Ce changement fut d’abord un peu pénible au petit favori de tous et de chacun à Sandy-Know. Par cela seul qu’il était l’unique enfant de la maison, il en était le petit roi. À Édimbourg, sans parler d’une délicate petite sœur qui devait mourir jeune fille, quatre bruyants garçons remplissaient déjà la demeure paternelle, et naturellement le cinquième, en y revenant, dut se soumettre à la discipline qu’un tel nombre rendait nécessaire, et céder lorsque c’était son tour.

Il ne faut pas croire qu’il fût à plaindre cependant. La tendresse très particulière que lui portait sa mère, probablement à cause de son infirmité, lui fut un secours efficace pendant ces premiers temps. Mrs Scott était du reste une femme intelligente et instruite. De plus elle comprenait très bien le caractère de son fils.

Quant aux querelles fraternelles, elles ne furent jamais assez graves pour porter atteinte à l’affection qui unissait étroitement les membres de la famille. C’est heureusement une règle assez générale, lorsqu’il s’agit de disputes entre frères de cet âge-là.

Walter fut trouvé trop peu avancé pour entrer immédiatement à la High School, – ou collège d’Édimbourg. Peut-être aussi sa mère fut-elle heureuse de retarder le moment où il se trouverait mêlé à une troupe de garçons turbulents, toujours est-il qu’il fut d’abord envoyé à une petite école, puis reçut les leçons d’un professeur à la maison, et ce ne fut qu’au mois d’octobre 1799 qu’il entra dans la classe du docteur Luc Fraser, à la High School.

Il ne devait pas y briller beaucoup, le grand écrivain de l’Angleterre, ni là, ni dans aucune des classes qu’il parcourut, sauf celle que dirigeait lui-même le chef de la maison, le docteur Adams. Jusque-là, aucun de ses professeurs n’avait pu découvrir en lui aucune qualité remarquable.

Peut-être n’était-ce pas tout à fait leur faute. Les mémoires de Walter Scott lui-même nous le montrent comme un écolier assez insouciant, travaillant par moment, sous l’impulsion d’un espoir plus vif de succès, se laissant le plus souvent aller à suivre le courant et paraissant peu se soucier des secondes places, du moment où il ne pouvait atteindre la première qu’en se donnant de la peine.

Il raconte que dans la classe de M. Fraser, il occupait généralement le rang du milieu et que cela suffisait bien à son ambition parce qu’il était ainsi placé près du feu. « En général, ajoute-t-il, j’étais plus brillant à la cour de récréation qu’à la classe. »

Ce ne fut qu’en 1782 que l’indolence de Walter céda à l’influence du docteur Adams. Celui-ci était un excellent humaniste, il sut reconnaître les aptitudes particulières de son élève et les développer. Il réussissait à le stimuler en l’interrogeant souvent, ou en référant à lui pour un nom, une date et l’appelait l’« historien de la classe ». C’était vraiment un éloge flatteur, car le docteur était un homme distingué, auteur d’un très remarquable ouvrage sur les antiquités romaines. Aussi Walter s’élançait-il de temps en temps « comme un météore » du bas de la classe jusqu’au sommet, et il finit par y rester.

Dans ses vieux jours, il racontait lui-même, avec un regret qui touchait presque au remords, le moyen qu’il avait employé pour s’emparer de cette première place, la seule qui eût du prix pour lui.

Elle était occupée par un jeune garçon, doué d’une excellente mémoire, que Walter ne pouvait arriver à surpasser, ni même à égaler. Il finit par remarquer que pendant que son rival récitait ses leçons, ses doigts jouaient constamment avec le dernier bouton de son gilet. Dans un instant de mauvaise inspiration, un coup de canif adroit sépara le bouton du gilet sans que son propriétaire s’en aperçût. Au moment de la récitation, ses doigts qui se dirigeaient machinalement vers leur jouet habituel, ne le trouvèrent plus, cela suffit pour le troubler, il balbutia, perdit le fil de ses idées et ce fut ce jour-là que Walter atteignit la première place, qu’il garda depuis.

Il est très amusant pour nous qui dans notre enfance faisions notre bonheur des Aventures du petit Frank, par Miss Edgeworth, de retrouver dans le bouton du rival de Walter Scott une vieille connaissance. Le petit Frank a, lui aussi, une mauvaise habitude de ce genre. Pour le corriger, sa mère lui raconte le moyen qu’« un industrieux petit garçon » employa pour faire perdre la première place à un de ses camarades. Ce n’est autre chose que l’historiette que nous venons de lire, et comme Miss Edgeworth et le grand écrivain se sont assez intimement connus, il est tout naturel qu’elle ait utilisé un souvenir de jeunesse de son ami.

Outre les classes du collège, Walter Scott et ses frères avaient chez eux un précepteur, M. James Mitchell, qui leur donnait des répétitions. C’était un étudiant ecclésiastique, lequel arriva plus tard, paraît-il, aux scrupules les plus étroits et presque au fanatisme, mais les souvenirs qu’il nous a laissés sur son élève et ceux de l’élève lui-même le montrent d’une bonhomie naïve et sympathique. Il nous fait un grand éloge de toute la famille Scott, si sérieusement chrétienne, et en particulier de Walter, qu’il eut une seule fois à menacer d’une correction sérieuse, et qui le désarma en lui mettant les deux bras autour du cou et en lui donnant un baiser. « Il est à peine nécessaire de dire, – ajoute le bon M. Mitchell, – que je ne pensais plus à la correction dont j’avais parlé. »

Le brave précepteur nous apprend que, à l’église, Master Walter avait « une tendance soporifique » plus marquée qu’aucun autre de ses jeunes élèves, et que cependant, lorsque, suivant l’usage de la famille Scott, les enfants rendaient compte, le dimanche soir, du sermon qu’ils avaient entendu le matin, c’était lui qui s’en tirait le mieux. Dès lors qu’il avait entendu le texte et les divisions, son bon sens, son intelligence et son génie naturel, comme disait le bon maître, lui permettaient de retrouver de lui-même les idées du prédicateur. M. Mitchell permettait à son élève de discuter avec lui sur des sujets historiques et politiques, et Walter ne s’en privait pas. Le précepteur était une Tête-ronde, et l’élève un fervent Cavalier. II avouait qu’il avait adopté cette opinion parce qu’il pensait que c’était plus gentleman d’être Cavalier que Tête-ronde, mais il est probable que les traditions de famille avaient aussi influencé son choix.

Malgré de nouveaux essais pour diminuer son infirmité, et même celui d’un traitement électrique, système absolument nouveau à cette époque, Walter restait boiteux. Mais son énergie très vive, qui le poussait, suivant son expression, à se révolter contre les circonstances extérieures, lui aidait à suppléer à cette infirmité par une adresse acquise extraordinaire. Il était capable de faire non seulement des ascensions très difficiles, mais encore de véritables escalades. Il s’était étroitement lié avec un de ses camarades de collège, John Irving, et cette amitié devait durer toute leur vie. Un des grands plaisirs des deux amis était d’emporter quelques volumes fournis par la bibliothèque circulante qui faisait leur joie, et d’aller lire dans les montagnes entourant Édimbourg. On grimpait sur les rochers pour découvrir des endroits à l’abri du vent. Plus ces niches étaient difficiles à atteindre, plus on était satisfait. Il arriva quelquefois à Walter d’être sur le point d’aller chercher une échelle pour tirer son ami de quelque anfractuosité d’où celui-ci ne pouvait plus descendre. Pendant une période de deux années, on dévora ainsi une quantité d’ouvrages, dont le nombre n’empêchait pas John Irving de retenir les principaux passages par cœur. Après cela, les deux amis se mirent à se raconter des romans de chevalerie qu’ils composaient eux-mêmes, mais comme ni l’un ni l’autre n’avaient le cœur de faire mourir leurs héros, ces splendides ouvrages n’avaient jamais de fin.

Walter Scott faisait aussi de longues et tranquilles lectures, lorsqu’il passait ses vacances chez sa tante Janet. Après la mort de sa mère, celle-ci avait quitté Sandy-Know. Elle habitait le village de Kelso, où elle possédait, paraît-il, la plus délicieuse maison de vieille fille qu’on pût voir. Dans son grand et tranquille jardin, il y avait un labyrinthe de petites allées dont le centre était occupé par un énorme platane, véritable montagne de feuilles. C’était là que Walter Scott s’accordait de longues séances de lectures. Pendant ces vacances, il fréquentait aussi une petite école du village, où il fit la connaissance de son futur éditeur John Ballantyne.

On pourrait presque croire, d’après ce que nous venons de raconter, que la vie d’un écolier d’Édimbourg était toute d’étude et de poétiques récréations. Il n’en était rien cependant, la boxe y était en grand honneur. Walter Scott avait fièrement reçu son premier « bloody nose », expression qui ne peut être traduite que par une phrase entière : coup de poing assez fort pour produire un saignement de nez, dès les premiers temps de son entrée au collège, et en avait administré beaucoup d’autres. Malheureusement, ce n’étaient pas les cours de récréation seules qui étaient le théâtre de pareils combats. On tolérait qu’ils se continuassent dans les rues. Les jeunes gens formaient de véritables corps d’armée, quartier par quartier, qui s’attaquaient et se repoussaient en toute occasion et même sans occasion. La jeunesse turbulente de St. Georges square, où habitait la famille Scott, possédait un bel étendard en soie, qui lui avait été donné par une dame et dont elle était très fière. Elle avait aussi l’honneur d’avoir des ennemis particuliers dans les habitants d’un autre quartier, presque tous des enfants du peuple. Dans les combats fréquents qu’ils se livraient, les petits aristocrates avaient remarqué un de leurs adversaires d’une agilité extraordinaire, qui était toujours en avant et pour lequel ils ressentaient une sorte de sympathie. Ils ignoraient son nom, mais comme leur valeureux ennemi était toujours habillé d’une vieille culotte verte, ils l’avaient surnommé, d’après ce costume, Green-breeches (culottes vertes).

Un jour que la bataillé était particulièrement animée, le valeureux Green-breeches arriva à mettre la main sur le précieux fanion. La colère aveugla tellement un des jeunes aristocrates qui se trouvait précisément auprès de l’étendard, qu’au lieu de ses poings, il se servit d’un couteau de chasse dont il frappa l’ennemi à la tête. Cette arme, dont on lui avait imprudemment fait cadeau, était la seule que la petite armée eût en sa possession. Le pauvre garçon tomba. Le coup fut si imprévu qu’une terreur folle s’empara également des deux partis. Ils prirent la fuite, et le pauvre Green-breeches, les cheveux tout souillés de son sang, resta aux mains d’un des gardiens de la ville, qui s’arrangea pour ne pas savoir d’où venait le coup. Le couteau sanglant fut jeté dans un fossé et les combattants jurèrent le secret, mais leurs terreurs et leurs remords étaient à leur comble. Pendant ce temps, Green-breeches était à l’hôpital, où il guérissait rapidement, car sa blessure était légère. Ni questions, ni promesses ne purent l’amener à dire qui l’avait frappé, quoiqu’il le sût fort bien. Quand il fut rétabli, Walter Scott et ses frères organisèrent une collecte entre leurs amis et lui en firent offrir le produit par l’intermédiaire d’un honnête marchand de pain d’épice qui connaissait les uns et les autres. Bien que la somme recueillie ne fût pas considérable, les poches de Green-breeches n’en avaient jamais contenu d’aussi forte, et cependant il refusa fièrement, disant qu’il ne vendait pas son sang. On ne put lui faire accepter autre chose qu’une livre de tabac pour une vieille grand-mère qui vivait avec lui. L’habitude de ces dangereux combats se perdit ensuite assez vite à Édimbourg, et peut-être l’aventure du brave Green-breeches contribua-t-elle à sa disparition.

Au moment où finissaient ses études, Walter eut à subir une grave maladie, résultant, dit-on, d’un accident intérieur, probablement la rupture d’un vaisseau. Pendant cette épreuve, la patience et la douceur du jeune homme furent précieuses, non seulement à ses gardes-malades, mais à lui-même. La soumission avec laquelle il se plia aux exigences d’un sévère régime contribua beaucoup à sa guérison. Une des précautions qui lui coûtaient le plus était l’immobilité complète qu’il devait garder. Son ami fidèle, John Irving, aidait avec dévouement sa mère et sa sœur à le soigner. Ses autres amis, les livres, vinrent aussi à son secours. Romans de chevalerie, poésies, récits d’histoire, s’empilaient sur son lit.

Les échecs lui étaient aussi recommandés comme une distraction salutaire, et John faisait avec lui de longues parties. Walter ne devait pas, du reste, conserver le goût de ce jeu qu’il appelait plus tard une vaste perte d’intelligence. Un séjour chez un vieil ami, en pleine campagne, acheva de le remettre.

   

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À l’époque dont nous parlons, Walter n’était déjà plus un collégien. Son père n’avait jamais beaucoup encouragé ses goûts littéraires et, en 1786, il fit entrer son futur grand homme dans ses bureaux en qualité de clerc, bien et dûment enrôlé par un acte officiel qui l’engageait pour cinq ans. Après ce stage, l’on devait décider s’il suivrait la carrière de son père ou entrerait simplement au barreau. Comme il est convenu qu’un poète ne peut pas être un bon homme d’affaires, plus d’un biographe a prétendu que le rôle de Walter dans l’étude paternelle avait été nul au point de vue du travail, on a même dit qu’il avait toujours dans son pupitre un roman en cours de lecture et un échiquier dont il se servait avec ses jeunes confrères et qu’il cachait précipitamment dès que les pas du grave avoué retentissaient sur l’escalier. Il n’avait que quinze ans lorsqu’il commença son stage, on peut donc admettre ces deux crimes de lèse-gravité sans trop manquer de respect à sa mémoire.

Cependant son gendre, M. Lockart, sans nier la présence à l’étude de ces fruits défendus, assure que son beau-père ne fut jamais un mauvais employé, et s’appuie sur le témoignage du grand écrivain lui-même. « Je ne peux pas, dit celui-ci, me reprocher d’avoir été un clerc tout à fait oisif. Si la basoche me déplaisait, si je détestais la réclusion, j’aimais mon père, et je sentais vivement le plaisir de lui être utile. De plus j’avais de l’ambition, la seule manière de la satisfaire était de travailler dur et bien. » Et puis, il avoue avec candeur une raison qui contribuait encore à lui faire supporter cet ennuyeux travail de gratte-papier. C’est que les copies étaient payées tant par pages et que ces honoraires lui servaient à aller au théâtre et à acheter des livres qu’il pouvait choisir lui-même et lire ensuite à sa manière, c’est-à-dire en commençant par la fin, le milieu ou le commencement, suivant que cela lui plaisait. Son zèle était de la sorte si bien stimulé qu’il lui arrivait de copier cent vingt grandes pages de suite. Une bonne partie de son temps était consacrée à l’étude du droit. Peut-être cette science lui plaisait-elle davantage dans la théorie que dans la pratique.

Peut-être aussi avait-il à cœur de prouver ce qu’il répétait souvent plus tard : qu’il n’y a aucune incompatibilité entre le génie et l’accomplissement des devoirs les plus terre à terre. Il ajoutait même qu’il était bon de donner chaque jour quelques heures à un travail positif et pratique, les facultés élevées de l’esprit recevant ensuite un nouvel essor de la réaction qui le suivait. Toujours est-il que les études de droit de Walter Scott paraissent avoir été moins décousues que les autres. Il travaillait avec un de ses amis, et toutes les semaines, les deux jeunes gens se faisaient mutuellement passer un examen. Il suivait aussi très régulièrement les cours de l’école et, dans son âge mûr, il parlait avec satisfaction de leçons qui, exactement recueillIes et soigneusement recopiées, furent reliées en un volume et offertes ainsi à son père.

Au milieu de ces occupations sérieuses, il trouvait le temps d’apprendre plusieurs langues étrangères, mais il faut reconnaître qu’il ne les sut jamais assez bien pour les parler. « Bon Dieu ! comme il écorche, entre deux vins, le français du bon sire de Joinville ! » disait bien des années plus tard un des courtisans fidèles qui avait accompagné Charles X à Holyrood et qui venait de dîner avec le grand romancier. Au moment du champagne, où toute timidité s’amoindrit, Walter Scott s’était laissé aller à parler avec lui du siècle de Saint Louis, dans la langue même du grand roi, et ne s’en était pas tiré à son honneur.

Il paraît que ce n’était pas le français seul qu’il traitait de façon aussi barbare. De plus il essayait d’apprendre le dessin et la musique, pour lesquels il n’avait du reste aucune disposition.

Ces études étaient interrompues par des vacances employées à faire des excursions ; et quelquefois par des voyages d’affaires qui valaient des vacances. Très bon cavalier, et, comme nous l’avons vu, meilleur ascensionniste que l’on eût pu le croire avec son infirmité, il faisait de longues courses, parcourant les paysages grandioses, les lacs charmants où plus tard il devait placer Marmion et la Dame du Lac ; recevant l’hospitalité chez de nobles Lairds, dans des châteaux de montagnes où il retrouvait intactes les coutumes d’autrefois, comme chez le chef du clan Campbell, où, pour le repas offert au jeune étranger, un gigantesque haggis, sorte de pudding de viande, qui est un des plats nationaux des Highlands, était apporté dans un panier d’osier par deux montagnards, véritables athlètes en costume écossais ; puis chez Lord Invernahyle qui lui racontait longuement les aventures de sa vie troublée, vécue en des temps orageux qu’il nous semble difficile de croire encore si peu éloignés, ses campagnes, au service du prétendant Charles Édouard, véritables guerres de roman, sa longue réclusion dans une caverne où il avait vécu caché, tout près de son château, alors occupé par un parti de Têtes-Rondes, et son duel avec le fameux Rob Roy, qui vivait, dit la ballade « exposé au soleil des étés et à la neige des hivers, l’aigle étant le seul roi au-dessus de sa tête et Rob le seul roi dans la plaine », mais plus brigand encore que roi.

Et ainsi le petit enfant gâté de Sandy-Know était devenu un homme robuste malgré son infirmité, un homme qui s’annonçait bon et loyal, le cœur ouvert à l’enthousiasme et aux sentiments élevés, l’esprit actif et chercheur, encombré plus encore que meublé d’une foule de connaissances variées, mais souvent incomplètes. Il a dit à propos du héros de l’un de ses livres les plus célèbres, Waverley, qu’il avait « navigué sur un océan de livres, sans boussole et sans pilote ». C’était un peu sa propre histoire, et même au moment où ses études étaient dirigées par les maîtres de la High-School, il ne faisait de réels progrès que dans les sciences qui lui plaisaient, parce qu’il ne s’appliquait qu’à celles-là. C’est ainsi qu’il savait si peu de grec qu’il arriva rapidement à en oublier même l’alphabet. Peut-être, avec cette intelligence si vive, cette force extraordinaire de volonté, lui manqua-t-il une qualité qui est presque une vertu, l’instinct de la discipline.

En 1790, Walter se décida à laisser à son plus jeune frère l’héritage de l’étude paternelle et à entrer lui-même au barreau. Il ne fut jamais très bon avocat. Et cependant, il plaidait avec conscience ces causes ingrates qui sont souvent le début de la carrière. Une fois même, un voleur de profession, qu’il n’avait pu empêcher d’être condamné, demanda solennellement à revoir son défenseur. « Vous n’avez pu me tirer d’affaire, lui dit-il, mais ce n’est pas votre faute, aussi, puisque je ne puis pas vous offrir d’honoraires, je veux au moins vous donner deux bons conseils. D’abord, ayez toujours un petit chien de garde. Ceux-là seuls nous gênent, nous savons très bien nous débarrasser des gros, et puis servez-vous de serrures solides, mais très simples, nous nous moquons des serrures compliquées. Bonsoir. »

Walter Scott aimait à parler de ces premiers honoraires en nature, mais les premiers en espèces lui furent d’autant plus agréables qu’en bon fils, il les employa à acheter un souvenir pour sa mère : un bougeoir d’argent que celle-ci conserva toujours précieusement.

Bon vivant et joyeux confrère, si Walter Scott n’obtint pas une grande réputation comme avocat, il conserva dans son nouveau milieu le renom de conteur qu’il possédait parmi ses camarades de collège. À cette époque, il y avait longtemps déjà que, prétendait un confrère malin, « il courait plus de nouvelles que de lois dans les conversations tenues par les avocats d’Édimbourg en attendant que leurs causes fussent appelées ». Le nouveau membre du barreau n’eut garde de rompre avec cette tradition, qui, croyons-nous, n’appartient pas exclusivement au Palais d’Édimbourg.

Un ami du futur romancier, M. Clerk, se plaignait un jour que Walter Scott s’était emparé d’une histoire qu’il lui avait racontée la veille, et dont il se servait pour donner de véritables convulsions de rire aux légistes assemblés autour de lui. Il ajoutait même que non seulement il lui volait son anecdote, mais que de plus il la déguisait. « Le voilà bien ! s’écria Walter dans un accès d’indignation comique. Il se plaint toujours que je déguise ses histoires, tandis que je ne fais que leur mettre un chapeau retroussé sur la tête et une canne à la main pour qu’elles puissent convenablement se présenter dans le monde ! »

Des choses d’un ordre plus élevé que des historiettes allaient bientôt lui attirer un véritable renom. Le poète, dont l’éveil précéda de beaucoup celui du romancier, se révélait en lui à la lecture des poèmes de l’Allemand Bürger. Son premier essai fut la traduction de la ballade de Lénor auquel il joignit bientôt d’autres imitations, entre autres celle du morceau si touchant et si universellement connu, le roi des Aulnes, qui eut un grand succès.

Les vacances de l’avocat, comme celles du petit clerc, étaient remplies par de longues courses. Ce fut dans l’une de ces excursions qu’il rencontra la fille d’un émigré français, lyonnais et protestant, dont le nom de Charpentier venait d’être changé en celui de Carpenter. Orpheline, n’ayant plus d’autres parents qu’un frère établi dans les Indes, Mlle Carpenter voyageait avec une amie. L’intimité forcée qui s’établit entre compagnons de voyage, surtout dans les conditions où l’on voyageait alors, favorisa leur connaissance, et bientôt Walter écrivait longuement à sa mère pour lui persuader que son bonheur dépendait de son union avec la jeune Française. – Sa nationalité effrayait bien un peu Mr et Mrs Scott. Il semble que les préjugés ne manquaient pas à Édimbourg et qu’une Française qui n’était pas frivole y était considérée comme une exception. Cependant le consentement des parents ne se fit pas attendre trop longtemps. Bien qu’elle fût majeure, Mlle Carpenter voulut aussi, par déférence, que Walter demandât l’agrément de son tuteur Lord Devonshire, pour lequel elle avait une affectueuse reconnaissance.

Le mariage se fit en 1798, et le jeune ménage s’installa à Édimbourg dans un appartement meublé, qu’il quitta bientôt pour un petit mais joli cottage, situé aux environs.

Le goût français et les instincts d’élégance qui avaient un peu effrayé les beaux-parents de Mrs Scott lui furent utiles pour l’arrangement du salon qui devint, à peu de frais, une pièce fort agréable, et son mari se rappelait plus tard la peine et le plaisir qu’il eut à construire un portique sur lequel il fit grimper du lierre pour orner l’entrée du cottage sur la route. Il ne devait malheureusement pas s’en tenir assez longtemps aux gentils cottages et au luxe fabriqué à la maison.

Les minces profits de la carrière d’avocat ne pouvaient suffire à élever une famille. Walter Scott y joignit les appointements de la place de shérif du comté de Selkirk. – Le shérif, en Angleterre, est le principal juge du comté, c’est lui qui préside aux assises, et il est obligé d’habiter dans le rayon où il exerce sa juridiction. En conséquence, M. et Mrs W. Scott durent abandonner leur maisonnette. Ils louèrent dans le Selkirkshire l’ancien château d’Ahestiel. Cela ne les empêcha pas du reste de passer les hivers à Édimbourg. Walter Scott conserva vingt ans cette charge dont il remplissait les devoirs avec une exactitude exemplaire.

   

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Sa vie fut donc bien remplie à Ahestiel. Aux traductions de ballades étrangères avaient succédé des œuvres poétiques de son propre fond : Marmion, La dame du lac, Le lai du dernier ménestrel, qui, du coup, placèrent leur auteur immédiatement au-dessous de Byron. L’imagination la plus brillante s’y lie à des connaissances historiques solides et étendues. L’on ne s’explique guère comment, avec ses devoirs de magistrat et ce travail littéraire d’autant plus absorbant qu’il est passionnant, Walter Scott trouva le temps de chasser comme chassent les Écossais, pendant des journées entières, et de s’occuper d’agriculture dans les terres qui entourent Ahestiel.

Il avait même la prétention de se connaître très bien en moutons.

Toutes ces occupations ne l’empêchaient pas de se montrer bon père. La porte de son cabinet n’était jamais fermée aux quatre enfants, deux filles et deux garçons, qui étaient rapidement venus peupler la maison. Ils jouaient autour de lui sans le déranger davantage que l’énorme chien et que le chat qui ne quittaient guère le sanctuaire de leur maître. De temps en temps, l’un d’eux interrompait papa pour lui demander une histoire ou une ballade, et papa posait sa plume, installait sur son genou le cher importun, racontait ou récitait le morceau réclamé, puis l’enfant était remis à terre avec un baiser, et le poète se remettait à l’ouvrage sans que, grâce à son extrême facilité de travail, ces interruptions parussent lui nuire le moins du monde.

Il avait l’horreur des pensionnats. Ses filles n’eurent d’autres leçons que celles données à la maison par une institutrice choisie avec le plus grand soin. Ses fils suivaient comme externes les classes du collège d’Édimbourg, ainsi qu’il l’avait fait lui-même. Il leur servit quelquefois de précepteur pendant les étés passés à Ahestiel, mais quoiqu’il eût souvent déploré le manque de méthode dont son éducation avait souffert, il ne semble pas qu’il s’en soit beaucoup préoccupé en surveillant celle de ses enfants. Il s’appliquait surtout à exciter leur intérêt et à leur faire utiliser leurs aptitudes naturelles.

   

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Bon magistrat, poète renommé dès ses premiers essais, agriculteur habile ou se croyant tel, et indubitablement excellent père de famille, il est regrettable que Walter Scott ait cru pouvoir joindre à tant de titres celui d’homme d’affaires habile.

C’était là qu’il devait trouver le malheur de sa vie. Tenant peu à l’argent pour lui-même, il aimait le luxe et le grandiose, surtout dans les questions d’habitation, et ce goût coûteux le portait naturellement à chercher le moyen d’augmenter rapidement sa fortune. Peut-être aussi un désir extrême de venir en aide à son prochain, une bonté plus instinctive que raisonnée y eurent-ils leur part. Quoi qu’il en soit, son premier éditeur, James Ballantyne, lui ayant demandé une avance de fonds pour imprimer un de ses nouveaux poèmes, non seulement Walter Scott y consentit, mais encore il s’associa avec lui, lui donnant l’idée de gigantesques et magnifiques éditions de poètes classiques anglais, lui ouvrant largement sa bourse, et, ce qui fut pire que tout cela, lui adjoignant, pour la partie commerciale, son frère John Ballantyne. Esprit original et amusant, caractère attachant et affectueux, celui-ci manquait trop souvent de conduite et toujours d’ordre. Walter Scott, qui aimait ses brillantes qualités, avait pour lui une indulgence sans limites et dont il devait être cruellement puni.

Ses vastes projets d’éditeur lui firent faire, en 1789, un séjour à Londres, afin de s’entendre avec les libraires de cette ville. Ce voyage fut pour lui un véritable triomphe. Le poète écossais se trouva tout à coup être le lion du jour dans la capitale britannique.

Il acceptait simplement les honneurs et les désagréments de ce rôle, disant que, puisque cela faisait plaisir à une réunion de braves gens de l’entendre raconter un « tas d’histoires du temps passé », il ne voyait pas pourquoi il les priverait d’une satisfaction si facile à leur donner. Et lorsqu’il était invité à un dîner où il apercevait un certain nombre de ces physionomies déjà attentives et charmées d’avance qui attendent clairement quelque chose, il disait avec bonhomie à son hôte : « Il paraît que vous comptez faire ce soir une exhibition de la grosse bête. Eh bien, soyez tranquille, je rugirai à cœur joie ! » Cependant, il n’aimait pas ce qu’on appelle une réputation de salon. « Il est peut-être agréable de naviguer avec ce vent-là dans ses voiles, disait-il, mais il ne conduit à aucun port où je veuille aborder. »

Son instinct l’avertissait probablement que quelque chose de mieux l’attendait. Il n’était encore connu pourtant que comme poète et venait seulement de trouver sa véritable voie.

« Ce fut, dit-il, les romans irlandais de Miss Edgeworth qui la lui montrèrent » ; ils lui donnèrent l’idée de peindre, lui aussi, les mœurs du pays où il était né, et il commença Waverley ou Il y a soixante ans. – Ce roman ne parut qu’en 1813 ; la première édition fut enlevée en cinq semaines, et le nom du héros se trouvait dans toutes les bouches. Le livre n’était pas signé, mais, à défaut d’un nom, le public trouva un surnom pour l’auteur qui l’avait charmé. La célébrité du grand inconnu laisse bien loin en arrière celle que Walter Scott avait obtenue comme poète. Dès lors, le précieux filon étant trouvé, les romans se succédèrent avec rapidité. – Guy ManneringL’AntiquaireLes PuritainsRob-RoyLa fiancée de LammermorYvanhoe – nous ne citons que les plus célèbres – étaient accueillis avec enthousiasme dès qu’ils étaient revêtus de cette signature magique « l’auteur de Waverley ».

« Contrefaits, traduits dans toutes les langues, reproduits par la peinture, par le théâtre, embellis du prestige de la musique, ils semblèrent avoir le privilège de défrayer la littérature comme les beaux-arts de tous les pays civilisés », nous dit un excellent ouvrage de biographie2.

J’avais autrefois le plaisir de causer de littérature avec un vieillard, qui était jeune homme à l’époque de la grande vogue des ouvrages de Walter Scott ; doué d’un esprit très juste, et indépendant dans ses jugements, il était certainement moins disposé que tout autre à subir l’influence de la mode. Et cependant, il me racontait que lorsqu’il était arrivé au terme du dernier de ces romans, il avait eu, en pensant que ce vif plaisir était à sa fin, une contrariété si forte qu’elle approchait d’un sentiment de peine ! Je ne pense pas que les jeunes gens d’aujourd’hui éprouvent souvent les mêmes regrets. Peut-être même très peu d’entre eux ont-ils lu Walter Scott en entier. À notre époque où l’on vit si vite, les lectures de cette longueur sont peu appréciées. En outre, les réflexions un peu trop lentes de quelques personnages, l’analyse minutieuse de leur caractère, les descriptions très détaillées (si belles cependant !), tout cela ralentissant le récit, nuit un peu à son intérêt. Peut-être est-ce à une seconde lecture que l’on se rend mieux compte du mérite de ces œuvres. Le dénouement étant connu, on ne s’impatiente plus de la lenteur avec laquelle il est amené, on jouit à son aise de l’animation et du naturel des dialogues, et l’on voit pleinement combien le pinceau du Maître est sûr et délicat, qu’il peigne la nature ou les hommes.

La France n’a donc pas marchandé son enthousiasme à Walter Scott, au moins comme auteur. Il est triste d’avoir à dire que, malgré sa fidèle affection pour la race des Bourbons, le grand écrivain ne nous à guère rendu notre admiration en sympathie. – Ses Lettres de Paul – sorte de récit de voyage en France – témoignent d’une hostilité que l’on retrouve dans la Vie de Napoléon, qu’il publia vers 1827. Ce dernier ouvrage, qui lui attira de nombreuses critiques et des protestations véhémentes, eut du reste peu de succès, même en Angleterre.

Dans ses lettres intimes, écrites pendant la visite qu’il fit en 1815 au champ de bataille de Waterloo et le voyage en France qui la suivit, on trouve une singulière appréciation de l’état de notre pays à cette époque. Il s’étonne de ce que « la politesse et la bonne humeur du peuple aient fui avec l’annihilation de son amour-propre »,... et que les maîtres d’hôtel et les postillons « ne se laissent pas adoucir par l’argent anglais ». Peut-être, en effet, de l’autre côté de la Manche, apprécie-t-on mieux que chez nous la puissance de l’argent, ce réparateur par excellence ! Walter Scott parle vraiment en Anglais, au moins cette fois-ci !

   

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Que dire aussi de ses idées sur le catholicisme !

Nous ne parlons pas seulement de ses plaisanteries contre les moines, c’est une licence que les auteurs protestants ont si souvent prise que l’on n’y attache plus grande importance. Nous laisserons même de côté certaines calomnies qui, à force d’avoir été répétées et réfutées, sont définitivement tombées dans le domaine des vieux clichés.

Elles ne peuvent guère émouvoir que des esprits tout à fait incultes, et ce n’est pas dans cette catégorie que se recrutent ordinairement les lecteurs de Walter Scott. Mais souvent, dans sa correspondance, nous trouvons les traces de violents préjugés. Au moment de l’émancipation les catholiques irlandais, qui fut saluée avec tant de joie par beaucoup de protestants éclairés, il avoue qu’il a de telles idées sur le papisme qu’il ne sait pas s’il aurait été assez libéral pour voter l’abolition des lois existantes.

« C’était un bâillon posé sur la bouche de la vieille lady de Babylone qui, peu à peu, l’aurait étouffée. »

Nous supprimons la fin de la lettre.

Cependant deux fois au moins, dans Rob-Roy et dans Waverley, il regrette les touchantes pratiques, si consolantes pour la pauvre humanité, de cette religion qu’il traite de vieille superstition, et cite surtout la coutume de prier pour les morts.

Il semble étrange que l’auteur qui nous a si bien fait connaître l’inflexible étroitesse d’esprit des vieux puritains d’Écosse, se soit ainsi laissé pénétrer de leurs préjugés. Il y a là un exemple de plus de la force des traditions qui nous ont enveloppés dès l’enfance. Mais peut-être aussi, pour réagir contre elles, manquait-il à Walter Scott dont, nous l’avons dit, les études avaient été plus variées que solides, peut-être lui a-t-il manqué cette solide connaissance de l’histoire générale, grâce à laquelle d’autres auteurs, qui cependant n’appartenaient pas non plus à l’Église catholique, ont pu porter sur elle des jugements d’une noble impartialité, et lui donner des louanges dont Dieu aura certainement mis en compte la bonne foi.

Il nous est tout à fait impossible de donner ici une véritable critique des œuvres de Walter Scott. Nous avons cependant tenu à signaler ses erreurs en matière de religion. Ajoutons aussi que ce n’est point dans les romans que l’on doit apprendre l’histoire, pas plus que l’on ne doit s’y former l’esprit, et notre devoir de critique rempli, retournons aux succès de Walter Scott et aux amis qui l’entourent.

M. Lockhart, le gendre de Walter Scott, nous raconte que chaque fois qu’un nouveau roman du grand inconnu allait paraître, James Ballantyne donnait un dîner auquel était convié ce que l’on appellerait maintenant la fine fleur du monde intellectuel d’Édimbourg. Naturellement on avait garde d’omettre le romancier. Lorsque Mme Ballantyne, suivant l’usage anglais, s’était retirée à la fin du dîner et que les flacons commençaient à circuler, Ballantyne portait d’abord la santé du roi, comme il convient à tout bon sujet britannique ; il proposait ensuite de boire au grand inconnu, ce que Walter Scott acceptait comme les autres, ayant même soin de montrer un enthousiasme suffisant pour ne pas se trahir. Puis Ballantyne annonçait le grand et le prochain évènement littéraire et lisait un extrait du volume qui allait paraître. L’enthousiasme s’élevait quelquefois alors jusqu’au délire.

Ce ne fut qu’en 1827 que Walter Scott se reconnut officiellement comme le père de tous les ouvrages signés « l’auteur de Waverley » ; mais depuis longtemps, son secret s’ébruitait peu à peu. Quelques jours après l’apparition de son fameux roman de Rob-Roy, il assistait, en sa qualité de shérif, à un dîner officiel à la fin duquel on chanta, et l’un de ses amis, M. Thomas de Galashiel, proposa de faire entendre une des plus jolies chansons écossaises traduite par le poète, la ballade de Donald le Bohémien.

« Donald le Bohémien est de retour ! Il vient ! que toutes les cornemuses répètent ensemble : Donald le Bohémien est de retour !

« Donald le Bohémien est de retour ! Fermez, fermez vos oies et vos volailles, mais ne dites pas au shérif que Donald le Bohémien est de retour !

« Donald le Bohémien est de retour ! – Silence ! Ne dites pas aux juges que Donald le Bohémien est de retour ! »

Au lieu de la véritable chanson, le malicieux ami de Walter Scott chanta une parodie qui se terminait par ce vers.

« Pensez-vous que le shérif sache que Rob-Roy est de retour ? »

Le succès savouré ainsi, derrière un rideau pour ainsi dire, devait avoir quelque chose d’assez piquant. En 1819, ce fut un grand et public honneur qui vint s’ajouter à tous les témoignages d’admiration que le poète recevait de ses contemporains. Le roi le créa baronnet. Ce n’était pas du reste de la gloire toute seule que ses ouvrages rapportaient à Walter Scott, – maintenant sir Walter, – il en retira un moment le revenu énorme de 10 000 livres sterling par an (250 000 fr.). Mais sous cette prospérité extraordinaire se trouvait déjà l’écueil contre lequel elle devait se briser.

Depuis quelques années, Walter Scott avait acquis, sur l’emplacement même où s’était livrée la célèbre bataille de Melrose, deux petites fermes connues sous le nom d’Abbotsford. Il s’était décidé à faire cette acquisition en partie pour les souvenirs historiques de ce lieu, en partie pour sa ravissante position au bord de la Tweed, sa rivière bien-aimée. Cette propriété était séparée par une colline d’un de ces beaux lacs de montagnes que Walter aimait tant, et quelques années plus tard, cette colline se trouva à vendre. Entre la Tweed et un lac, quelle situation pour la maison du poète de l’Écosse ! On comprend qu’il n’ait pas résisté à cette tentation, et ce fut là qu’il rêva de bâtir « un roman en chaux et en pierre ».

Pour surveiller l’exécution de cette œuvre à la fois poétique et solide, il vint provisoirement s’installer dans un cottage auprès des fondations du futur château. Le déménagement d’Ahestiel offrit, paraît-il, un spectacle très remarquable.

On y voyait la collection d’antiquités déjà très belle de Walter Scott. La plupart des objets qui la composaient, hallebardes, épées, cuirasses, armes anciennes de tout genre, statuettes, etc., tout cela porté par des gamins pieds nus, quelques-uns montés sur des ânes, à côté ou au milieu des habitants de la basse-cour et même de l’étable, qui suivaient aussi leur maître dans sa nouvelle demeure. Quelque grotesque qu’il fût, ce déménagement fit couler bien des larmes dans le voisinage d’Ahestiel, où Walter Scott et sa femme, très bons pour les pauvres, qu’ils visitaient assidûment, étaient adorés.

Abbotsford ne fut complètement terminée qu’en 1825. Mais bien avant cette époque, on put y recevoir un grand nombre d’amis et même d’étrangers, et les portes étaient toujours largement ouvertes. Le château de Walter Scott était devenu le but d’une sorte de pèlerinage intellectuel. De temps en temps, on y voyait arriver un frère en littérature, déjà ami de fait, ou connu seulement par ses œuvres. On tâchait toujours de garder longtemps le visiteur, et on lui faisait prendre sa part des plaisirs en usage à Abbotsford. Le plus souvent, c’était des cavalcades qui avaient pour but le bord d’un lac, ou quelques ruines curieuses, auprès desquelles on dînait gaiement.

Des Altesses Royales se trouvèrent quelquefois parmi les visiteurs du grand écrivain de l’Écosse, et toutes les maîtresses de maison compatiront à la détresse de Lady Scott lorsqu’un matin son mari lui annonça comme très probable, pour l’après-midi, la visite du prince Léopold qui allait visiter une curieuse abbaye aux environs. Précisément, ce jour-là, contre l’ordinaire, les visiteurs manquaient à Abbotsford, et le garde-manger, habituellement bien garni, ne contenait que du mouton froid. Grâce aux perdrix et aux coqs de bruyère qui abondaient dans le pays, Lady Scott parvint cependant à offrir à son hôte royal un lunch qui lui fit honneur.

Malheureusement les frais trop réels que nécessitait la construction du fameux « roman en pierre », et ceux de la fastueuse hospitalité qu’on y exerçait, poussaient Walter Scott, et avec lui ses éditeurs, à de nouvelles entreprises commerciales qui n’eurent pas d’heureux résultats. Depuis quelque temps, les deux frères Ballantyne s’étaient adjoint M. Constable. Malgré l’appui que leur apportait ce dernier, ils ne purent soutenir la crise que le commerce anglais eut à subir en 1826, et la ruine de leur maison amena celle de Walter Scott.

« L’auteur de Waverley ruiné, – s’écria à cette nouvelle un de ses admirateurs, le comte de Derby, – que chacun de ceux auxquels il a procuré six mois de plaisir lui donne seulement six pence, et demain il se lèvera plus riche que Rothschild. »

L’estime des contemporains de Walter Scott pour son caractère le servit mieux que leur admiration pour son talent. Les créanciers de la maison Ballantyne et Constable qui, par suite de son association avec eux, étaient aussi les siens, furent convoqués en assemblée générale et acceptèrent presque à l’unanimité la promesse qu’il leur fit de consacrer désormais les labeurs de sa vie à payer ce qu’il leur devait. Il tint courageusement parole, et depuis 1826 jusqu’au moment où les forces vinrent à lui manquer, il ne cessa de produire avec une ardeur toujours surexcitée par la pensée de ses engagements.

Jusqu’au moment où les forces vinrent à lui manquer n’est pas dire assez. Il y avait longtemps déjà qu’elles lui faisaient défaut et il travaillait encore. De douloureuses infirmités et de cruels chagrins, la mort de sa femme d’abord, et ensuite celle d’un petit-fils tendrement aimé, contribuèrent à l’ébranlement de sa santé physique et au déclin de ses forces intellectuelles.

Les ouvrages qu’il écrivit pendant ses dernières années sont en général moins bons que ceux de la période précédente. Les deux derniers surtout accusèrent une véritable déchéance.

C’est de cette époque que date la publication de l’Histoire de Napoléon, et aussi celle de la deuxième partie des Récits d’un grand-père, dans laquelle il raconte à son petit-fils l’histoire d’Écosse. Les petits-enfants rajeunissent leurs aïeux, dit-on. – Walter Scott semble en effet avoir retrouvé sa plume fine et facile des anciens jours pour instruire son petit-fils. – La préface de cet ouvrage est charmante. – « J’ai écrit ce livre, dit-il, en vue de l’âge que vous avez maintenant, c’est-à-dire sept ans, mais j’y ai placé plusieurs choses qui vous intéresseront encore lorsque vous aurez huit, dix, et même onze ans, quoiqu’elles soient maintenant un peu difficiles à saisir pour vous... Et cependant, en vous y appliquant bien, peut-être pourrez-vous les comprendre tout de suite, vous grandirez pour cela votre esprit, comme lorsque vous voulez prendre quelque chose sur une étagère un peu trop élevée, vous vous haussez sur la pointe des pieds. Peut-être aussi votre papa vous aidera-t-il. Ce sera précisément comme s’il vous donnait un tabouret sur lequel vous pourriez monter pour atteindre l’objet trop haut placé. »

La popularité du grand auteur baissait avec son talent. Cependant quelques rayons de gloire vinrent encore adoucir ces mauvais jours lorsqu’en 1827 il visita Londres et Paris afin d’y recueillir des renseignements pour l’Histoire de Napoléon et qu’à son retour il se reconnut officiellement pour l’auteur de Waverley. De temps en temps aussi une réunion de ses créanciers avait lieu. On leur annonçait le dividende que, – il pouvait vraiment s’en glorifier, – Walter Scott avait gagné pour eux à la sueur de son front. Des remerciements étaient votés à l’adresse de ce loyal débiteur.

Une fois même une partie des livres et de l’argenterie de sa maison de Londres, qu’il avait été obligé de vendre avec tout ce qu’elle contenait, lui fut offert en reconnaissance de ses consciencieux efforts.

Dans la solitude d’Abbotsford, que les princes ne visitaient plus, le vieux poète se consolait de son malheur par la vue de ses paysages bien-aimés et par les tendres sollicitudes qui lui restaient. Ses fils étaient loin, il est vrai. L’aîné, Walter, marié à une jeune femme charmante, pour laquelle son beau-père avait une affection particulière, avait dû l’emmener dans ses garnisons successives. Charles faisait son éducation au dehors. Mais l’aînée des filles de Walter Scott, Sophie, était mariée à Lockhart, admirateur passionné du romancier, et venait souvent le retrouver, malgré les soucis que lui donnait la frêle santé de son petit John. La seconde, Anne, ne le quittait pas ; des serviteurs dévoués et souvent des amis la secondaient dans les soins qu’elle lui donnait. Tant d’afïection lui était bien nécessaire. Deux attaques d’apoplexie et de paralysie successives vinrent le frapper en 1830. Il ne s’en releva que lamentablement diminué au point de vue intellectuel et physique. Malgré cette déchéance, dont il n’avait pas conscience, il voulut s’opposer par la plume et par la parole à la grande réforme parlementaire de son pays. Les pamphlets qu’il publia à cette occasion sous un pseudonyme n’eurent aucun succès, et dans une réunion publique, où il essaya de faire entendre sa voix affaiblie, il fut indignement hué.

Sa santé souffrit encore de ce chagrin. Les médecins, effrayés, conseillèrent un complet changement de lieu. Une frégate de l’État fut mise à sa disposition, et il entreprit avec sa fille Anne un long voyage en Italie. – Une nouvelle attaque d’apoplexie leur fit hâter leur retour. Le malade put revoir ses champs d’Abbotsford et se fit même porter deux ou trois fois dans le jardin qui entourait le château. Le 2 septembre 1832, il expirait doucement, entouré de ses enfants qui tous avaient pu arriver à temps. Depuis quelques jours il avait à peine sa connaissance. Elle lui revint un moment et il put faire ses adieux aux siens avec une complète lucidité. Puis le délire le reprit, on l’entendit chanter à demi-voix des hymnes catholiques et les dernières paroles que l’on put distinguer furent celles qui commencent cette strophe du Stabat : Sancta Mater istud agas...

Ainsi mourut Walter Scott. Son étoile avait semblé s’éteindre avant lui ; et, cependant il est resté une des grandes gloires littéraires de son pays. L’oubli, qui vient si vite pour tous, n’a jusqu’à présent étendu son ombre que sur ses œuvres les plus faibles, celles du temps de sa déchéance. La postérité oubliera probablement bien vite l’historien de Napoléon, elle connaîtra à peine le pamphlétaire malheureux, mais elle gardera longtemps encore le souvenir du poète de la Dame du Lac et de l’auteur de Waverley.

 

 

Camille LE ROCHER, Profils d’écrivains anglais, 1903.

 

 

 

 

1. Terme anglais presque impossible à traduire exactement ; il signifie à la fois érudit et dilettante.

2. Nouvelle biographie générale. – Firmin Didot.

 

 

 

 

 

 

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