John Ruskin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Camille LE ROCHER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MALGRÉ plusieurs études intéressantes qui, dans le courant de ces dernières années, nous ont donné quelque idée de la vie et de l’œuvre de Ruskin, il est encore peu de noms, parmi ceux qui ont illustré l’Angleterre au siècle dernier, qui éveillent en nous des souvenirs aussi vagues que celui-là. Et il ne faut pas trop s’en étonner. Il est si difficile, nous ne disons pas de juger, mais seulement de faire connaître une œuvre telle que la sienne, d’apprécier ces quarante volumes qui traitent tour à tour, et parfois en même temps, d’esthétique, de sciences naturelles, de beaux-arts, de morale et d’économie sociale.

Quant à la vie elle-même de Ruskin, elle a été assombrie par des épreuves trop intimes et qui sont encore trop près de nous, pour qu’une grande discrétion ne soit pas imposée à ses biographes.

Il faut cependant connaître, un peu au moins, l’homme à l’esprit original et ardent qui pendant presque un demi-siècle a su trouver de si nombreux et enthousiastes partisans au milieu du peuple qui semblait le moins fait pour comprendre ses idées. Il le faut d’autant plus qu’il a largement contribué – c’est là son premier mérite – à tenir en échec ce genre de réalisme dégradant qui est une des plus tristes tendances modernes.

Et peut-être serait-il bon de le connaître aussi, non pour s’en faire un conseiller habituel, encore moins un prophète dont on doive suivre fidèlement les pas, mais pour lui emprunter quelques-unes de ses idées les plus élevées, de celles qui peuvent nous aider à mettre en pratique le conseil du sage : « Cultive tes champs, mais aussi ton jardin ; récolte du blé, mais aussi des fleurs et des fruits. On ne vit pas seulement de pain : qu’il en soit de même pour tout esprit ; cultive en toi le bon sens, c’est le pain nécessaire à la vie, mais ne néglige aucune de tes facultés. On ne vit pas seulement de bon sens. »

 

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Il semble que ce don précieux et singulier, le pouvoir de découvrir les beautés et par suite les jouissances cachées dans la moindre des œuvres de la nature, que Ruskin a tant cherché à développer chez ses contemporains, lui ait été donné comme compensation à bien d’autres faveurs qui lui ont manqué, de celles qui éclairent et réjouissent les plus humbles vies.

Dès les premières pages de sa biographie, nous trouvons un portrait de lui, à l’âge de trois ans, en 1822 par conséquent. Les yeux vifs du joli bébé nous regardent bien en face, sans crainte ; ses épaules potelées sortent toutes rondes de son élégante robe décolletée, serrée par un ruban que retient sa petite main. Il va courir et s’élance déjà. Devant lui, un beau chien s’agite, tout prêt à jouer avec son petit maître. C’est bien là le portrait d’un enfant riche, heureux et probablement gâté.

II ne l’était pas cependant, peut-être même moins heureux qu’il aurait pu l’être, quoique tout semblât lui sourire.

Son père, M. John James Ruskin, Écossais d’origine, était à la tête d’une importante maison de vins à Londres. Après des débuts assez difficiles dans la vie, il jouissait d’une large aisance qui devint bientôt une véritable richesse, car, à sa mort, il laissa à son fils une fortune de cinq millions.

Il avait épousé sa cousine, Mlle Margaret Cox, une de ces presbytériennes ardentes et positives à la fois, sévères pour elle et pour les autres. Elle se consacra à son fils avec un entier dévouement, mais sa tendresse maternelle n’influait pas le moins du monde sur l’austérité de son caractère. « Elle semblait n’avoir jamais eu l’idée de faire plaisir à un enfant, en quoi que ce soit », dit Mrs Ritchie Thackeray en parlant d’elle. Le joli bébé que nous admirions tout à l’heure recevait régulièrement le fouet chaque fois qu’il était capricieux ou importun, ou même lorsqu’il tombait dans l’escalier. Ceci pour lui apprendre l’adresse.

Il ne lui était pas non plus permis de posséder des jouets. Un jour, cependant, une bonne tante lui avait fait cadeau d’un polichinelle accompagné de sa femme, car en Angleterre ce célèbre personnage ne se présente guère sans son épouse, Juddy. Ces deux pantins étaient articulés, tout dorés, superbes. Mrs Ruskin fut bien forcée de les accepter, mais lorsque la généreuse parente ne fut plus là, elle déclara à son fils « qu’il n’avait pas besoin de cela », et l’enfant ne revit plus son beau jouet.

Naturellement, les bonbons n’étaient pas admis davantage. Le jardin de ses parents, racontait Ruskin plus tard, était pour lui un paradis terrestre, avec cette différence que pas un animal n’y était soumis à l’homme et que tous les fruits y étaient défendus, ces fruits, disait-il, « d’une magnifique abondance, vert tendre, ambre doux, pourpre velouté, courbant les branches épineuses ; grappes de perles et pendeloques de rubis qu’on découvrait avec joie sous les larges feuilles qui ressemblent à de la vigne ». Lorsqu’on permettait au petit garçon d’en goûter, cette permission se limitait à un seul grain de groseilles.

Comme il arrive souvent en pareil cas, et quelquefois au détriment de la tranquillité des parents, l’enfant, privé de jeux, s’en faisait avec ce qui l’entourait, et peut-être ce système contribua-t-il à développer sa faculté d’observation. Il se faisait des spectacles de tout, du mouvement de l’eau courante, des formes changeantes des nuages, des différences de nuances du feuillage dans le jardin.

Cette disposition était, du reste, un don de famille. Tout bon marchand de vin qu’il fût, M. John James Ruskin était artiste en même temps ; il peignait à l’aquarelle, s’enflammait, s’enthousiasmait, d’une sorte d’enthousiasme recueilli, pour tous les beaux spectacles. Il aimait beaucoup les voyages, et l’austère Mrs Ruskin partageait ce goût. Tout petit, John accompagnait ses parents dans de longues excursions que l’on faisait dans une petite voiture conduite par M. Ruskin ; l’enfant était devant, assis entre son père et sa mère sur un petit portemanteau, sa bonne derrière.

 

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Vers sa dixième année, ce ne furent plus des excursions seulement que l’on fit faire au petit John, ses parents, l’emmenèrent dans de véritables et beaux voyages, et les jouissances qu’y trouvait l’enfant durent amplement compenser ce qui avait peut-être manqué en petites joies à ses premières années. La vue des montagnes surtout le jetait dans de véritables extases. L’on dit que, lorsque, petit enfant, son portrait avait été fait par James Northcote, on lui avait demandé ce qu’il voulait qu’on lui donnât comme fond de tableau et qu’il avait répondu : « Des collines bleues. »

À quatorze ans, il décrit en vers ses sensations à l’approche de ses collines bien-aimées : « Un frisson d’étranges délices le fait trembler lorsqu’il les voit s’élever à l’horizon, comme un nuage d’été. »

Ce fut à Schaffhouse, vers cette époque, qu’il éprouva en voyant les Alpes pour la première fois une impression si forte qu’elle lui parut une véritable révélation du beau et une invitation irrésistible à le faire aimer de ses semblables.

Le soleil allait se coucher lorsque nous atteignîmes une sorte de jardin-promenade fort au-dessus du Rhin, racontait le poète, encore ému, bien des années plus tard. Il était placé de façon à commander toute la campagne, au Sud et à l’Ouest. Nous regardions ce paysage, aux ondulations basses bleuissant dans le lointain, comme nous aurions regardé un de nos horizons du Molvem dans le Worcestershire ou de Dorking dans Kent lorsque soudainement... voyez... là-bas !

Aucun de nous n’eut un seul instant l’idée de les prendre pour des nuages. Leurs contours étaient clairs comme du cristal, elles se dessinaient en s’effilant sur le fond pur du ciel, et le soleil couchant les colorait déjà en rose. Les murs de l’Éden perdu ne nous auraient pas semblé plus beaux, s’ils nous étaient apparus, ni les murailles de la mort sacrée plus imposantes... Alors, dans la parfaite santé de la vie et le feu du cœur, ne désirant rien être autre que l’enfant que j’étais, ne rien avoir de plus que ce que j’avais, connaissant la douleur suffisamment pour considérer la vie comme sérieuse, mais pas assez pour relâcher les liens qui m’attachaient à elle, ayant assez de science unie à mes impressions pour que la vue des Alpes me fût non seulement la révélation de la beauté de la terre, mais aussi l’accès à la première page de son volume, je redescendis de la terrasse de Schaffhouse avec ma destinée fixée en tout ce qu’elle devait avoir de sacré et d’utile.

Ceci nous donne comme un échantillon du génie de Ruskin ; il s’enthousiasmait d’un enthousiasme si intense, qu’il arrivait à communiquer à ses disciples ce qu’il sentait, comme par une force magnétique, même quand sa parole, souvent obscure, il faut le reconnaître, laissait sa pensée vague et à demi voilée.

Il devait rester fidèle à cette vocation de « poète du beau » telle qu’il l’avait conçue. En attendant, cet enfant de rêve était loin d’être un oisif. Bien que sa santé, déjà délicate, l’ait pendant longtemps empêché de suivre les cours d’une école quelconque, il travaillait beaucoup à la maison, soit avec sa mère, qui lui donnait des leçons avec une régularité parfaite, soit avec divers professeurs.

Ses récréations étaient à peu près aussi bien remplies que ses heures d’étude.

À partir de 1828, il put jouir de la société d’une petite cousine, Marie Richardson, que M. et Mrs Ruskin avaient recueillie après la mort de sa mère et qu’ils traitaient en fille. Nous avons vu du reste que John savait donner lui-même de l’intérêt et de la saveur à sa petite existence. À cinq ans, il était déjà un dévoreur de livres ; à six, il commençait à en fabriquer lui-même.

Il les écrivait en lettres d’imprimerie et avait l’ambition de se faire lui-même toute une bibliothèque.

Sa première œuvre fut une imitation de Harry et Lucy, un des plus célèbres d’entre les ouvrages d’éducation de Miss Edgeworth. Dans celui de John, il se trouve une maman qui fait toujours de la morale, un papa qui aime la littérature, qui sont exactement le portrait des parents de l’auteur.

Il écrivait aussi le récit de ses voyages. Généralement, ses œuvres enfantines étaient destinées à être offertes à son père le jour d’un anniversaire, ou comme cadeau de nouvel an.

 

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John avait seize ans lorsque son père, qui depuis longtemps lui faisait apprendre le dessin, trouva qu’il avait fait assez de progrès pour qu’on pût l’admettre à « la promotion à la botte de couleurs », comme il disait, et peignant lui-même à l’aquarelle, il procura à son fils les leçons d’un excellent maître de ce genre. John n’en profita que peu de temps, il fit pour développer ce nouveau talent ce qu’il avait fait déjà pour la lecture et l’écriture et trouva qu’il arrivait mieux à son but en travaillant lui-même, guidé par son propre instinct, qu’en suivant les méthodes ordinaires d’enseignement.

Il travailla donc seul, avec les grands maîtres pour modèles. De cette époque date son enthousiasme pour le peintre Turner. C’est aussi à ce moment que se place le travail qui fut comme le germe des Modern-Painters (Peintres modernes), un des ouvrages qui ont le plus contribué à sa réputation.

Ruskin se sentait en pleine sympathie avec Turner, parce que le principal mérite de celui-ci était de suivre la nature qu’il aimait tant. À ce moment, une revue, le Blackwood’s Magazine, se permit une critique assez vive sur un tableau du maître bien-aimé. Ruskin avait alors dix-sept ans. C’est l’heure où commence la période des grands enthousiasmes de jeunesse, exclusifs et ardents ; il semble du reste qu’il ait été sous ce rapport jeune toute sa vie. Il écrivit immédiatement à l’éditeur du Blackwood une véhémente réfutation, dans laquelle il analyse le tableau attaqué avec une richesse d’imagination qui ne le cède qu’à celle du style. Mais avant tout, il jugea convenable de soumettre cette lettre au principal intéressé et l’envoya à Turner avec un billet courtois, dans lequel il lui demandait la permission de publier son travail.

Turner remercia et refusa, exprimant son dédain pour l’attaque anonyme dont il avait été l’objet. C’était un homme au caractère réservé qui, « dans les premiers temps de sa vie, était quelquefois de bonne humeur », disait plus tard Ruskin en parlant de son peintre préféré, et il ne chercha même pas à voir son jeune défenseur, dont il ne fit la connaissance que longtemps après.

Mais le travail du jeune homme lui restait : repris bien des années plus tard, sous le titre de Turner et les Anciens, il devait former le premier chapitre des Peintres Modernes, longue suite d’études et de préceptes sur la peinture dont les cinq volumes ne furent terminés qu’en 1860.

En attendant, John était entré à Oxford et y faisait de brillantes études. Sa famille l’aurait volontiers vu se destiner à l’Église anglicane, et sa mère, nous dit un biographe, espérait le voir évêque. De toutes manières, semble-t-il, une déception était inévitable ; les goûts et les aptitudes du jeune homme ne paraissaient guère le porter vers cette carrière. Mais ce fut d’un autre côté que vint l’obstacle, invincible dès son apparition.

John Ruskin avait beaucoup désiré épouser la fille de l’un des associés de son père, M. Domeck. Celle-ci était Française et catholique. Une telle union fut jugée impossible. Le chagrin qu’en éprouva John eut une influence néfaste sur son tempérament déjà faible. Il ne fallut pas moins de deux ans de soins, un long voyage et la vue de ses chères montagnes pour le rétablir, mais sa santé était décidément compromise, et pour toujours. La consomption, dont il venait de ressentir une si terrible atteinte, devait le menacer encore plus d’une fois. Une pénible affection de l’épine dorsale donna aussi de vives inquiétudes et finit par courber légèrement sa grande taille. Enfin, dans l’âge mûr, de graves fièvres cérébrales vinrent à différentes reprises ébranler son organisme.

 

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Dans de telles circonstances, il ne pouvait être question pour John d’entrer ni dans l’Église, ni dans le commerce, et, malgré tout, on est stupéfait devant l’énumération de tout ce qu’il a pu faire.

De quinze à vingt ans, il avait publié, dans le Magazine of Natural History, des articles scientifiques signés : Kata Phusin (selon la nature). Depuis, entre ses nombreux voyages, installé avec ses parents à la campagne, dans la jolie maison de Herne-Hill, outre les cinq volumes des Peintres modernes et une prodigieuse quantité d’études et d’articles de revues qu’il nous est impossible d’énumérer, il compose The Stones of Venice (Les pierres de Venise) et The seven lamps or laws of the Architecture (Les sept lampes ou lois de l’architecture).

Pour, être compris, ce dernier titre demande quelques mots d’explication.

L’auteur part de cette idée que le résultat du travail de l’homme, dans l’architecture, n’est pas seulement un objet matériel, mais l’expression d’une pensée, surtout lorsqu’il s’agit, d’architecture sacrée. Ainsi, une église s’élève vers le ciel comme un acte perpétuel d’adoration. Et pour le titre de son recueil de préceptes, il s’est inspiré de cette phrase des psaumes : « Ta parole est une lampe qui éclaire mes pas », symbolisant par ces lampes, qui montrent la route à l’artiste, les lois qu’il doit suivre pour que son œuvre soit digne de son but. Par exemple, la première loi est celle du sacrifice. Elle demande que, à l’exemple des ouvriers qui ont élevé les premières cathédrales gothiques, l’on n’emploie à ces constructions que les plus beaux et les plus coûteux matériaux.

Aux livres et aux articles de revues, Ruskin joignait l’enseignement oral. Il avait quarante ans lorsque les cinq volumes des Peintres modernes furent terminés. Depuis, il ne parla plus exclusivement d’art et de science. Il ne les abandonna pas, mais il les éleva en quelque sorte et les fit servir à l’enseignement de sa morale, prêchant le culte du beau et ce que nous pourrions appeler la pratique de l’admiration, de celle de la nature surtout, les prêchant à tous dans des conférences où l’on s’étouffait, pour lesquelles on oubliait l’heure des repas, celle des affaires et même, dit-on, celle du cricket !

Plus d’une fois, sans doute, des esprits élevés y trouvèrent la satisfaction de leur besoin d’idéal et une direction pour des facultés non employées. D’ailleurs, Ruskin était un conférencier merveilleux ; son ton, grave au début, s’animait rapidement ; son geste illustrait en quelque sorte sa parole. Les images hardies et charmantes qu’il employait en abondance, la couleur si riche de son style et surtout son enthousiasme communicatif, tout cela devait éblouir le grand nombre de ses auditeurs et les faire passer sur les défauts de son enseignement.

Ce culte du beau pour lequel il se passionnait et passionnait aussi les autres, il le prêchait encore dans des articles de journaux, des lettres adressées à toutes les classes de la société, aux femmes, aux ouvriers mêmes. Conférences, études et lettres ont été réunies en volumes, sous des titres poétiques, un peu recherchés et imprécis, tels que la Couronne d’oliviers sauvages, Sésames et lis, Courants et marées, Fors clavigera (la Clé du sort). Ce dernier recueil s’adresse aux ouvriers et traite d’économie sociale.

Égalitaire à sa manière, Ruskin aurait désiré une plus juste rétribution des biens de ce monde, mais sans secousses et sans violences.

Malheureusement, ses systèmes ne sont guère que des utopies. Faute de mieux, il voulait au moins faire profiter chacun des jouissances élevées que Dieu place autour de nous et que peu savent apprécier. Ce résultat, il l’attendait surtout de l’éducation ; il aurait voulu, disait-il, « que le petit berger apprît à jouir de la beauté de la nature au milieu de laquelle il vivait, jusqu’au dessin délicat des feuilles et à la finesse merveilleuse de la mousse ».

Non content de parler et d’écrire pour la diffusion de ces idées, Ruskin payait largement de sa personne et de sa fortune. Il occupa pendant de longues années la chaire des beaux-arts fondée à l’Université d’Oxford par M. Slade. Ne trouvant pas cet enseignement suffisant, il fonda à côté, de ses propres deniers, une école de dessin et organisa une superbe collection d’œuvres des maîtres dont les élèves pussent s’inspirer.

Il ne lui suffisait pas, du reste, de l’impression produite par l’apparition des Peintres modernes sur ses contemporains éclairés, dont beaucoup avaient pu dire, avec Miss Brontë : « Ce livre semble m’avoir donné de nouveaux yeux. » Il ne lui suffisait pas non plus d’avoir formé, parmi les architectes et les peintres, de nombreux et fervents disciples, d’avoir donné une forte impulsion au préraphaélitisme et contribué à faire revivre le goût du gothique en Angleterre. Après avoir répété la nécessité de faire pénétrer le sens artistique dans les masses, « pour que chaque ouvrier fasse artistement son métier d’ouvrier », il se mit à l’œuvre lui-même et donna deux fois par semaine, pendant quatre ans, des leçons de dessin dans une école d’adultes, s’occupant avec patience de ses grands élèves. Pour le peuple aussi, il fonda le musée de Sheffield, qui porte son nom, et où les ouvriers purent venir se reposer des laideurs de l’usine en admirant les vitrines pleines de pierres curieuses et brillantes, les planches représentant tous les oiseaux connus, les superbes missels enluminés et les spécimens des plus belles architectures du monde.

 

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Mais le grand rêve de Ruskin, c’était de « proscrire la laideur de la vie ». Il aurait voulu supprimer l’affaiblissement et le mal physique, non seulement parce qu’ils produisent la douleur, mais parce qu’ils effacent des joues des enfants et des jeunes filles les belles couleurs de la santé. Les machines, y compris les chemins de fer, lui inspiraient une horreur un peu puérile, mais sincère et vive, comme tout ce qu’il ressentait. Il aurait voulu revenir à l’ancien temps, où l’on n’utilisait pas d’autres moteurs que l’eau et le vent. Pour réaliser ce rêve industriel et essayer ses plans de réforme sociale, il fonda la St-Georges’ Guild (Société de Saint-Georges).

Nous allons essayer – disait-il – de rendre quelque petit coin de notre territoire anglais beau, paisible et fécond. Nous n’y aurons pas d’engin à vapeur, ni de chemin de fer ; nous n’y aurons pas de créatures sans volonté ou sans pensée. Là, il n’y aura de malheureux que les malades et d’oisifs que les morts. Nous n’y proclamerons pas la liberté, mais une prompte obéissance à la loi et aux autorités désignées ; ni l’égalité, mais la mise en lumière de toute supériorité que nous pourrons trouver et la réprobation de toute infériorité.

... Nous aurons abondance de fleurs et de légumes dans nos jardins, quantité de blé et d’herbe dans nos champs, et peu de briques. Nous aurons un peu de musique et de poésie.

... Peut-être même une sagesse, sans calcul et sans convoitise.

Pour fonder ce demi-paradis terrestre, on acheta une ferme, quelques amis de la « Guild » donnèrent des terres. On dit que c’étaient des landes ou des rochers qu’ils ne pouvaient cultiver, mais ce doit être une calomnie. Seulement, lorsqu’on eut ces territoires, on s’aperçut qu’aucun des membres de la « Guild » ne connaissait rien à l’agriculture, si bien que Ruskin se décida à s’adresser à des communistes et à leur prêter son terrain pour y expérimenter leurs idées sociales, à condition qu’ils y essaieraient aussi ses idées esthétiques.

Un rendez-vous fut pris entre le maître et ses nouveaux associés et fixé à Sheffield. Ruskin y arriva en chaise de poste, avec de superbes postillons, pour ne pas contribuer à enrichir ces affreux chemins de fer. L’on ne parvint pas à une entente parfaite. Cependant, Ruskin confia solennellement ses terrains aux socialistes, remonta dans sa chaise de poste et disparut avec ses éclatants postillons.

Par malheur, les socialistes n’étaient pas non plus d’experts cultivateurs.

Ils prirent un fermier, comme l’aurait fait le bourgeois le plus terre-à-terre, et, la ferme ne réussissant pas, on établit à sa place une inesthétique guinguette.

Ainsi finit un des beaux rêves de Ruskin. En France, où le ridicule tue si bien, son prestige en aurait peut-être reçu un rude coup ; il ne paraît pas avoir été ébranlé en Angleterre.

Il est vrai que le poète trouva une revanche sur le terrain industriel. Il avait appris que dans les campagnes du Westmoreland on abandonnait les industries locales, on ne tissait plus à la main, on ne filait plus avec la quenouille à la forme élégante, ni avec le joli rouet d’autrefois, qui se prêtaient à de si gracieuses attitudes et faisaient de si bon fil. Un admirateur de Ruskin, qui habitait le pays, finit cependant par découvrir un rouet caché chez une bonne vieille. Il rétablit le filage à la main, sous le patronage du maître. La mode s’en mêla, et le linge Raskin fait à lui seul vivre presque tout le village de Langsdale.

Plus heureuse encore fut la restauration du filage de la laine, entreprise aussi par Ruskin et ses disciples dans l’île de Man, où l’on trouve une race spéciale de moutons noirs. Une usine pour le tissage fut établie au moulin de Laxey. Elle était mue par des chutes d’eau, car la St-Georges’ Guild acceptait les forces naturelles. Les pauvres femmes de l’île ne furent plus obligées de demander au malsain travail des mines le pain quotidien, et l’industrie du homespun de Laxey prospère encore, croyons-nous. Nous avons même pu voir dans nos magasins parisiens une étoffe de ce nom.

En parlant des œuvres philanthropiques de Ruskin, nous ne devons pas oublier qu’en 1870 il fut un des premiers promoteurs des Funds for food, œuvre qui avait pour but de procurer des secours aux victimes du siège de Paris.

Du reste, les cinq millions que lui avait laissés son père furent entièrement dépensés en fondations destinées à soutenir les beaux-arts et en charités. Vers la fin de sa vie, Ruskin vivait du produit de ses œuvres, lequel était considérable, il est vrai.

Disons encore que l’idéal de la vraie fraternité chrétienne, s’abaissant, par une affection réelle et même un dénuement volontaire, au niveau du pauvre qu’elle secourt, était compris par cette âme généreuse. Mrs Thackeray Ritchie nous montre le poète, durant un séjour à Rome, recevant sur sa main étendue le baiser reconnaissant d’un mendiant auquel il faisait chaque jour l’aumône.

« Ruskin retira précipitamment sa main, dit-elle, et, se baissant, embrassa le mendiant sur la joue. » Le lendemain, celui-ci, les larmes aux yeux, lui apporta un cadeau : c’était un morceau de bure de la robe de saint François d’Assise. Mrs Thackeray Ritchie regrette de ne pouvoir garantir l’authenticité de cette anecdote, et c’est, en effet, réellement dommage.

 

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La bienfaisance active de Ruskin devait compenser pour lui la privation de bien des joies de famille. Il avait épousé, en 1848, une jeune fille choisie par ses parents avec les meilleures intentions et qui, malheureusement, n’avait avec lui aucune ressemblance d’esprit ni de caractère. Après six ans de vie commune, elle le quitta et fit dissoudre légalement leur union.

Ruskin garda toujours un silence chevaleresque sur des torts qui – tout son entourage en était convaincu – ne pouvaient être de son côté.

Depuis, il vécut avec son père et sa mère jusqu’à la fin de leur vie. Sa cousine Marie était morte jeune, mais il avait trouvé une seconde fois une sœur d’adoption dans une autre cousine, Miss Johanna Agnew, devenue plus tard Mrs Arthur Severn. Elle et son mari entourèrent le poète d’affection après la mort de ses parents, et lorsque, en 1894, la vieillesse l’empêcha complètement de continuer ses travaux, qu’il n’y eut plus pour lui que la vie et les soins de la famille, ce furent eux qui les lui donnèrent jusqu’à ce que le maître s’éteignît doucement dans la chère maison qu’il s’était organisée au bord du lac de Coniston.

Dans sa retraite, l’affection de ses disciples et de ses amis l’avait suivi. Nul peut-être n’en a eu de plus nombreux que lui. Il se les attirait par son extraordinaire puissance de sympathie et les méritait par la vivacité de sa bienveillance. Et cependant sa terrible franchise et la véhémence avec laquelle il exprimait ses indignations lui firent plus d’un ennemi et blessèrent plus d’un ami.

L’on raconte qu’il écrivait une fois à un peintre, sur les œuvres duquel il venait de publier une critique énergique, qu’il espérait que cela n’amènerait aucun changement dans leur amitié.

Cher Ruskin – répond celui-ci, – la première fois que je vous rencontrerai, je vous renverserai d’un coup de poing, mais j’espère que cela n’amènera aucun changement dans notre amitié.

Moins favorisé encore fut un pauvre clergyman qui, s’étant endetté pour bâtir une église, imaginait de demander des secours à Ruskin. Il n’obtint qu’une réponse foudroyante.

Pourquoi faites-vous des dettes ? Mourez de faim et allez au ciel, mais n’empruntez pas !...

(Ceci est facile à dire lorsqu’on a trouvé cinq millions dans son berceau.)

De toutes les églises que l’on bâtit idiotement, celles en fer, comme la vôtre, sont les plus absurdes..., etc.

Croyez néanmoins que, tout en disant cela, je suis toujours votre dévoué serviteur.

Cette fois, le clergyman en détresse ne répondit pas à Ruskin qu’à la première occasion il l’assommerait tout en restant son serviteur dévoué. Plus pratique, il vendit cette terrible lettre comme autographe pour dix livres (250 francs).

On parle encore d’une pauvre dame qui avait prié Ruskin de présider un Congrès féministe et qui en reçut cette réponse, pleine de franchise, mais dénuée de courtoisie : « Vous êtes toutes également sottes en de telles matières. » L’histoire ne dit pas ce qu’elle répondit, mais, pour l’honneur du féminisme, nous aimons à croire qu’elle ne resta pas bouche close.

Et, cependant les femmes sur lesquelles Ruskin a tant compté pour la réalisation de ses idées ne peuvent se plaindre qu’il leur ait assigné un rôle trop bas. Elles seraient plutôt en droit de trouver qu’il a un peu exagéré leur puissance et, par suite, leur responsabilité – par exemple lorsqu’il les conjure de ramener, par leur influence, la guerre à ce qu’elle était jadis pour les bons chevaliers du Moyen Âge, ou de la faire disparaître, – mais dans tout ce qu’il a écrit pour elles, au milieu des préceptes vagues, à force d’être poétiquement exprimés, des exagérations et même des erreurs, on trouve de véritables perles fines.

... Que vous le sachiez ou non, vous devez avoir des trônes dans bien des cœurs, et une couronne qu’on ne dépose pas. Mais, hélas trop souvent vous êtes des reines paresseuses et insouciantes, revendiquant votre majesté dans les petites choses, et l’abdiquant dans les plus nobles... pour jouer à la préséance avec une voisine. Princesses de la paix, tel est le titre que vous devez ambitionner et mériter, et au nom duquel vous devez exercer votre pouvoir de reines. (Sesames and Lilies.)

Et ceci, vraiment pratique :

Ne recherchez jamais les divertissements, mais soyez toujours prêtes à être diverties. La plus petite chose contient en elle de quoi jouir, le moindre mot a de l’esprit lorsque les mains sont occupées et le cœur libre. Mais, si vous faites de l’amusement le but de votre vie, il arrivera un jour où toutes les contorsions d’une pantomime ne parviendront pas à vous procurer un rire honnête. (Fors clavigera.)

Et à propos de charité :

Tout d’abord, étudiez à fond l’économie de la cuisine, les avantages et les inconvénients des principaux éléments de l’alimentation, ainsi que la plus simple et la meilleure manière de les préparer. Si vous en avez le temps, allez aider à faire la cuisine chez quelque famille pauvre, montrez-leur à tirer le meilleur parti de chaque chose, et à faire peu, mais bon. Essayez de les amener peu à peu à des manières polies et agréables, tâchez d’obtenir que la nappe, même la plus grossière, soit pliée soigneusement et ornée de quelques fleurs du jardin. Si vous parvenez à avoir du linge de table bien propre, des assiettes brillantes dessus et au milieu un bon plat fait par vous-même, vous pouvez demander la permission de dire une courte action de grâces. Pour le moment, bornez à cela votre ministère religieux. (Fors clavigera.)

De sa sollicitude pour les jeunes filles, il reste en Angleterre un poétique souvenir.

Dans l’école normale de Whitelands, on célèbre tous les ans, le 1er mai, une fête qui a été instituée par Ruskin. C’est une sorte de distribution de prix tout enveloppée de poésie. Les élèves nomment, au scrutin secret, une de leurs Reines de mai. C’est elle qui est chargée de décerner, sans autre règle que ses désirs, et quelquefois sans autre motif que son affection pour telle ou telle compagne, les prix qui sont distribués ce jour-là. On peut dire plutôt qu’un des privilèges de sa royauté d’un jour est de faire une distribution de cadeaux.

Cette « Reine de mai », habillée d’une robe dessinée par Kate Greenaway, couronnée de fleurs et portant une croix d’or, dont le modèle a été donné par Burnes Jones, se rend à son trône au milieu d’une double haie de ses compagnes, qui élèvent des palmes en voûte au-dessus de sa tête. Elle est suivie de la reine de l’année précédente, qui, elle, porte une simple couronne de myosotis. Lorsqu’elle est arrivée sur son trône, ses compagnes défilent devant elle pour lui baiser la main et recevoir le cadeau qui consiste en un volume richement relié des œuvres de Ruskin. La fête a commencé le matin par des chants à la chapelle, qui, ainsi que le hall, est ornée de fleurs envoyées de tous les coins de l’Angleterre par d’anciennes élèves.

Ce cérémonial a évidemment pour but de fortifier dans les jeunes esprits, par des impressions vives et douces à la fois, cette tendance à l’idéal qui s’affaiblit si facilement au milieu des préoccupations et des réalités de la vie. Mais une compatriote catholique de Ruskin nous faisait très justement remarquer la ressemblance qui, avec moins de fantaisie, existe entre cette fête et certaines cérémonies de nos pieuses associations de jeunes filles.

La tendance à l’idéal y trouve aussi tout ensemble de quoi se satisfaire et se raffermir, seulement on la fait monter plus haut, et ces hommages du mois de mai s’adressent à une Reine dont le trône dure plus d’un jour.

Ceci nous amène tout naturellement à parler de la religion de Ruskin. Jusqu’à son âge mûr, à peu près, il avait suivi le presbytérianisme rigide de sa mère. L’étroitesse des observances de ce rite, et plus encore l’injustice de ses préjugés l’en éloignèrent peu à peu. Il en arriva ainsi au doute et à l’indifférence, pour revenir ensuite à une croyance bien arrêtée au christianisme. « Cette croyance, déclarait-il lui-même vers la fin de sa vie, se fortifia de plus en plus en lui. »

Ces fluctuations se reflètent dans son œuvre. En aucune manière, du reste, on ne peut reconnaître dans ces graves questions une autorité quelconque au poète qui effleura tant de sujets, parla si souvent sous l’inspiration du moment pour se contredire de très bonne foi plus tard et, de l’avis même de ses admirateurs, n’a jamais approfondi une question religieuse. C’est pour cela qu’il a tort d’y toucher, dans son enseignement, avec une légèreté qui le rend parfois dangereux.

Un de ses biographes, cherchant à interpréter l’ensemble de ses pensées, conclut même, à propos de la grande question de l’autre vie, à une indifférence systématique qui constituerait une véritable irréligion. Nous croyons que c’est aller trop loin. Pendant la plus grande partie de sa vie et particulièrement vers la fin, Ruskin a cru. Robert de la Sizeranne, qui l’a étudié si longuement, reconnaît la difficulté de saisir exactement sa pensée, et M. Augustin Filon, nous raconte-t-il, déclarait un jour « qu’il se chargeait d’extraire de l’œuvre de Ruskin les idées les plus contradictoires ».

Pour clore cette petite étude, nous ferons comme M. Filon, et, après avoir signalé le danger dans cet enseignement si étendu, mais si diffus et difficile à résumer, nous serons heureux d’en retenir un grain de la vraie sagesse, de celle qui acquiert le royaume de l’éternelle Beauté.

Pour cela, il faut que nous empruntions à la Chronique de Cambridge quelques lignes du compte rendu d’une conférence faite, en 1867, à l’Université de cette ville, et dont le manuscrit a été perdu.

M. Ruskin, dit la Chronique, a terminé sa conférence en s’adressant d’abord aux plus jeunes membres de l’Université et ensuite aux plus âgés.

Aux premiers, il démontre avec force l’importance d’une vie remplie par la pratique de la vertu, appuyant sur ce fait que l’au-delà doit se passer dans la présence de Dieu ou dans les ténèbres. « Le temps qu’ils passeront en ce monde n’est qu’un moment, de la durée d’un éclair, pendant lequel ils peuvent, avec un regard de frayeur, considérer ce qui les entoure, voir la marche des planètes, entendre le rugissement de la mer et contempler le ciel environnant la terre, puis tout cela se refermera pour leurs yeux. Leur plus haute ambition durant ce court séjour doit être de savoir pourquoi ils sont ici et d’agir pendant ces jours fugitifs, en vue de ce qui doit leur succéder. » Puis aux maîtres de cette Université qui, depuis tant d’années, occupe un rang si élevé parmi les écoles de la science, il fit voir que leur prospérité doit s’appuyer sur l’observation des commandements de leur divin Maître. « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice. »

 

 

Camille LE ROCHER, Profils d’écrivains anglais.

  

 

 

 

 

 

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