Le passé et l’avenir
AUX LECTEURS DE LA REVUE « DEMAIN »
par
Anatole LEROY-BEAULIEU
L’heure où se fonde cette Revue est triste. Sombre est l’aurore du siècle nouveau. Toutes les grandes choses qui ont fait la force de la France et l’honneur de la civilisation chrétienne, toutes les idées ou les croyances qui donnaient aux peuples une raison de vivre, sont contestées, attaquées, vilipendées. Ce n’est plus seulement l’Évangile et la foi au Christ, c’est la foi en Dieu, c’est la loi morale, c’est le mariage et la famille, c’est l’idée de patrie dont, hier encore, les héritiers de Ferry et de Gambetta se flattaient de tirer une religion nouvelle capable de remplacer l’ancienne.
On pourrait dire que nous vivons au milieu des ruines. Traditions nationales, institutions politiques, notions sociales, croyances religieuses, presque tout ce qu’aimaient et admiraient nos pères, tout ce qui les rassurait sur l’avenir, ce qu’ils nous avaient légué comme un rempart pour notre pays ou comme un refuge pour notre faiblesse, s’écroule atour de nous ; ct ce qui reste encore debout, nous craignons de le voir bientôt s’effondrer sur nos têtes.
L’heure est triste. Il faut aux plus jeunes et aux plus robustes un cœur vaillant pour ne pas se laisser aller à la désespérance. Ce courage viril, les fondateurs de cette Revue le possèdent ; ils se sont associés pour mettre en commun leur énergie et leur dévouement. Ils se sont dit qu’il y a des vérités qui ne peuvent périr, et que, si noirs que soient les nuages accumulés à notre horizon, ils ne sont pas assez épais pour faire la nuit dans toutes les intelligences françaises et tous les cœurs chrétiens. Ils ont cru que lorsqu’on avait à défendre l’idée de Dieu et l’Évangile, la fraternité chrétienne, la paix sociale, les droits de la conscience, la dignité du foyer, la perpétuité de la patrie, le découragement était une défaillance. Forts de leurs convictions religieuses et de leurs traditions locales, ils se sont inspirés, pour les luttes nouvelles, de l’esprit de cette grande cité lyonnaise, esprit de liberté et d’initiative, qui, aux heures de combat, a déjà suscité de nobles œuvres, juste orgueil de la France chrétienne. Étant jeunes, de race robuste et généreuse, ils ont senti que le pessimisme était un signe de vieillesse, et que, s’il était pardonnable aux vieillards courbés vers la tombe, il était coupable chez les peuples qui ne doivent ni vieillir ni mourir, coupable surtout en un pays comme la France, auquel son passé défend de se croire sans avenir.
Et quand, pour coordonner leurs efforts, il leur a fallu choisir une devise qui symbolisât leurs tendances et résumât leurs ambitions, ces jeunes hommes, grandis au milieu des décombres et des écroulements, ont donné pour titre à l’organe de leur foi et de leurs espoirs : « Demain » !
D’autres, que l’âge ne fait pas toujours leurs aînés, pliant sous le poids des déceptions, vieillis ou débilités par le désenchantement, s’obstinent à tourner leurs yeux et leurs affections vers le passé, comme si le passé n’était point mort, ou comme si l’intensité de leurs regrets, à force d’évoquer les jours d’autrefois, devait les ressusciter. Eux, au contraire, jeunes de cœur et d’énergie, au lieu de s’attarder en des lamentations vaines, ou de jeter l’anathème à leur temps et à leur pays, ils lèvent un regard résolu sur les jours qui viennent ; et, comme un défi aux professeurs de découragement ou aux artisans de destruction, ils en appellent hardiment d’aujourd’hui à demain, du présent à l’avenir.
Et cet avenir nouveau, qu’ils veulent faire prochain, ils s’apprêtent virilement à l’édifier sur les décombres d’hier et les ruines d’aujourd’hui. Institutions ou croyances, héritage des siècles, pari toutes les choses qui menacent de s’écrouler sur nous, il en est de divines et de nécessaires, il en est d’éternelles, qui ne sauraient périr sans nous entraîner dans leur chute ; il en est d’autres que la foi ou le patriotisme ont le droit de pleurer, mais qui n’en sont pas moins caduques, qui, déjà, sont condamnées à disparaître, ou qui ne sauraient plus vivre ou revivre qu’en se rajeunissant et en se transformant. C’est ici le grand point, l’angoissant problème de notre âge et des générations nouvelles. Dans le glorieux legs de nos ancêtres, il faut savoir distinguer ce qui mérite encore de vivre et ce qui est voué à la mort ; il faut se résigner au sacrifice de ce qui est périssable et déjà vieilli pour sauver ce qui est essentiel, nécessaire à la vie de l’homme et des sociétés humaines. Tâche périlleuse ! tâche douloureuse ! mais qui s’impose, malgré nous, à l’élite de nos jeunes compatriotes. C’est une de celles que l’on devra entreprendre ici. Renouveler, dans leurs formes historiques, et parfois même dans leur esprit, en remontant à leurs sources humaines ou divines, les grandes choses menacées par le vent de destruction qui souffle sur notre pays, – les rajeunir pour les rendre immortelles, voilà l’œuvre à laquelle j’oserai convier les jeunes hommes soucieux du salut de la France et de notre civilisation chrétienne. Je n’en sais pas de plus haute ni de plus urgente.
Le siècle qui commence restera le siècle des destructions, s’il ne devient le siècle des renouvellements.
Voulons-nous avoir prise sur lui, nous ne devons rien répudier de ses hautes ambitions, si ce n’est le présomptueux orgueil qui les compromet et le matérialisme qui, trop souvent, les avilit.
Mieux que nos adversaires, mieux que les zélateurs des doctrines de haine ou que les apôtres de la guerre de classes, nous pouvons élever, sur les ruines du passé, une société meilleure, où régnera plus de justice, plus de paix, plus d’amour, parce que, pour y réussir, nous possédons les instruments efficaces, les forces morales et l’esprit de charité mutuelle qui, seuls, peuvent unir les hommes et les peuples en un commun sentiment de fraternité.
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De prétendus sages nous disent gravement, en face des périls de l’heure présente, croyant par là nous rassurer : « Ne vous troublez pas ; ce n’est qu’une épreuve à traverser, comme un long et violent orage, après lequel reviendront les beaux jours ! » Et, par ces beaux jours, ils entendent les jours anciens, les institutions et les lois anciennes. Non, les anciens jours ne reviendront pas ; bonnes ou mauvaises, les vieilles institutions ne renaîtront point. Laissons le passé dormir en son sépulcre, laissons les choses mortes reposer avec les morts. L’histoire est un grand cimetière où rares et courtes sont les résurrections. N’imitons pas les émigrés de la fin du XVIIIe siècle, ne nous obstinons pas, comme eux, à placer nos espérances sur des restaurations politiques ou religieuses qui n’arriveront pas, ou qui, se réaliseraient-elles un jour, ne dureraient point.
Ce qui se passe, aujourd’hui, autour de nous, ce qui inquiète notre raison ou révolte notre conscience, ce n’est ni un temps d’épreuve, ni une brève révolution sans lendemain ; c’est une époque de changements profonds, comme l’histoire humaine n’en a peut-être pas encore connue, d’où la France et les peuples modernes doivent sortir mourants ou rajeunis.
Ne nous désolons point de ce que le passé est mort ; ne nous obstinons point à en porter le deuil éternellement. Cela ne sied ni à des Français, ni à des chrétiens. Respectons le passé, – le passé de la France, le passé de l’Église, – admirons-le, chaque fois qu’il est admirable, et il l’est souvent ; ne renions aucune de ses gloires, ne restons insensibles à aucune de ses douleurs ; recueillons pieusement ses leçons et ses exemples ; surtout, n’insultons jamais à ses déceptions ou à ses misères. Étudions-le, expliquons-le ; mais, tout en nous efforçant de le comprendre et en ne craignant pas de lui rendre justice, ne rêvons point de le faire revivre, – les rêves du passé ne sont point des rêves d’avenir ; – ne l’idolâtrons point, ne l’idéalisons point. L’idéal n’est jamais dans le passé. L’idéal n’est point derrière nous ; il est là-bas, devant nous, dans le lointain.
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Certains Français, ayant perdu la foi en la France, vont nous répétant chaque matin : « Ce qui se passe autour de nous, ce qui effraie les chrétiens et afflige les patriotes, notre pays l’a voulu. C’est la conséquence et le châtiment de ses révolutions. La France est perdue ; elle se déchire et se détruit de ses propres mains. Il n’y a plus de salut pour elle ! »
Ne nous approprions pas ce triste langage. Ne blasphémons point contre la France, si coupable ou si aveugle que, à certaines heures, elle nous puisse sembler, si fous que nous paraissent les guides auxquels elle ose s’abandonner. Oui, la France cst malade, et son mal vient de loin ; il vient de la Révolution – et de plus loin encore. Si grave qu’elle soit, sa maladie n’est pas sans noblesse. Depuis plus d’un siècle, depuis son grand effort pour renouveler l’Europe et le monde, la France n’a pu retrouver ni son assiette politique, ni son équilibre moral. Mais ne soyons injustes ni envers elle, ni envers nous-mêmes : le mal dont nous souffrons ne nous est pas particulier. C’est méconnaître l’histoire et ignorer le monde moderne que de nous croire seuls atteints et seuls menacés. Nos frontières mutilées sont-elles donc si hautes qu’elles cachent à nos yeux tout ce qui se fait et s’agite au-delà ? Ce n’est pas seulement la France, c’est toute notre Europe, c’est toute notre civilisation chrétienne qui souffre et est en travail.
Notre monde tout entier semble à la veille d’une mue douloureuse, dont nous ne savons quel sera le terme. Qu’en sortira-t-il ? Marchons-nous à une dissolution ou à une rénovation de nos sociétés occidentales ?
Décadence ou régénération, mort ou renaissance, à nous de choisir. Notre destin dépend de nous et des générations prochaines. L’avenir de la France sera ce que nous le ferons. Aucune fatalité, aucune prédestination ne la condamnent à la déchéance ou à la mort. N’écoutons pas les prophètes du découragement, quand ils nous annoncent que notre heure est passée et nos races épuisées. Pour la France catholique, pour l’Europe chrétienne, pour notre orgueilleuse race blanche elle-même qui, hier encore, se flattait de ne pas rencontrer sur le globe de rivale, le péril le plus menaçant n’est pas au dehors ; il ne vient pas de l’étranger, ne vient pas des hommes d’autre sang et d’autres races. Le péril vient du dedans. Le mal est en nous, il est en nos veines et dans nos vices, en nos intelligences et dans nos erreurs ; il est, pour notre France surtout, dans l’énervement des âmes, dans le desséchement des cœurs et des esprits, dans le fléchissement des caractères, dans l’affaissement des volontés ; il est dans l’apathie générale. Si grave qu’il soit, le mal n’est pas encore mortel ; pour guérir, il nous suffirait de le vouloir fortement et obstinément. C’est des peuples qu’il est vrai que pour ne pas mourir, il suffit de la volonté de vivre.
La volonté de vivre, voilà ce qu’il nous faut susciter, partout, en nous et autour de nous. Il nous faut réveiller les énergies vitales ; en ce temps de glorification du sport, notre pays souffre surtout d’anémie morale et intellectuelle. Les consciences les plus droites, les âmes les plus pures languissent trop souvent, dans l’assoupissement d’une existence vaine et vide. Il faut secouer les inerties, ranimer les ardeurs engourdies, les arracher aux niaises frivolités du snobisme mondain ou aux plates félicités de la vie bourgeoise. À cela les épreuves présentes et les menaces prochaines nous aideront grandement. Si elles devaient, enfin, provoquer un réveil, les iniquités qui nous font inutilement gémir nous ouvriraient la voie du salut.
À notre mal il faut un traitement. Il nous faut moins des médecins et des remèdes qu’un régime nouveau. Nous devons rejeter tout ce qui est débilitant pour rechercher les fortifiants et les toniques. Or, ce qu’il y a de plus tonique, pour un peuple, comme pour une religion ou une Église, c’est la liberté, et avec la liberté, c’est la science.
Il reste encore des hommes qui ont peur de la liberté et de la lutte, peur de la science et de la lumière. Ce sont là des phobies enfantines ou séniles, indignes d’un homme moderne, indignes d’un peuple chrétien. Des esprits courts, aussi ignorants des besoins du présent qu’oublieux des mécomptes du passé, osent nous vanter des recettes avilissantes. À les entendre, la liberté nous tue, nous les voyons scruter de toutes parts l’horizon pour découvrir d’où surgira le maître qui, seul, peut nous sauver. Attente vaine et superstition surannée ; l’histoire du dernier siècle n’a-t-elle donc pas assez démenti ces spécieuses promesses ? Ce n’est ni d’un maître, ni d’un homme, qu’il nous faut attendre le salut ; c’est de nous-mêmes, de notre virilité retrouvée et de nos libres efforts. Ce qui nous perd, ce n’est pas la liberté, c’est bien plutôt le défaut de liberté, ou l’inintelligence de la liberté. Fût-elle réelle et entière, fût-elle toujours respectée des partis qui nous gouvernent, la liberté politique n’est pas tout. Si elle doit nous être précieuse, si elle mérite notre amour et notre fidélité, c’est parce qu’elle est la garante de nos droits, qu’elle seule peut nous aider à conserver ou à conquérir toutes les libertés civiles ou religieuses, publiques ou privées, nécessaires au plein épanouissement de la société et à l’affranchissement de nos consciences. Autrement, la liberté a beau être inscrite au fronton de nos monuments, elle n’est guère qu’une fastueuse et menteuse enseigne qui couvre mal l’arbitraire de majorités tyranniques.
En un pays comme le nôtre, qui ne possède encore que des libertés incomplètes, des libertés tronquées et truquées, il n’est pas permis de dire que la liberté a fait faillite. Et pourquoi ferait-elle faillite en France, quand, en Europe et en Amérique, elle a donné la grandeur et la paix à des peuples qui ne nous sont supérieurs que par leur amour et par leur intelligence des institutions libres ? Ce qui a fait faillite en France, ce qui bientôt aura fait banqueroute partout, ce n’est pas la liberté, c’est l’absolutisme – césarien ou jacobin, le despotisme bureaucratique ou administratif, l’omnipotence d’un homme, d’une majorité, d’un parti.
Monarchie ou république, les jours de l’absolutisme sont comptés ; il n’est déjà plus, en terre chrétienne, qu’un anachronisme. À ses derniers sectateurs, il ne restera bientôt d’autre refuge que les pays de l’Islam. Il y a quelques mois, je parcourais le vaste empire que l’univers entier regardait comme la patrie et comme la citadelle de l’absolutisme. D’Odessa à Moscou, de Kief à Pétersbourg, j’entendais, à travers la forêt et la steppe, les craquements de l’autocratie tsarienne. J’assistais aux premières secousses d’une révolution qui ne sera peut-être ni moins longue ni moins profonde que la nôtre ; je voyais se lever de sa somnolence séculaire un peuple que notre ignorance occidentale imaginait placidement assoupi à l’ombre étouffante d’un despotisme éternel.
Césarien ou monarchique, l’absolutisme ancien, l’absolutisme soi-disant conservateur est, presque partout, mort ou mourant ; dût-il momentanément triompher, en Russie ou en Allemagne, sa victoire serait courte et incomplète.
Mais l’absolutisme ne périt pas toujours avec le despotisme du sceptre ou avec l’omnipotence de l’épée. Les révolutions, les républiques, les démocraties peuvent, elles aussi, avoir leurs tyrans ; et la tyrannie démocratique risque d’être d’autant plus pesante et moins scrupuleuse que, s’exerçant au nom du peuple, sous le couvert des lois, elle lui paraît naturelle et légitime. Cet absolutisme anonyme et impersonnel, menace des temps nouveaux, la France de demain ne doit pas plier sous lui. Contre tous les despotismes, qu’ils viennent d’en haut ou d’en bas, qu’ils prétendent s’’autoriser de l’avenir ou du passé, elle doit se redresser fièrement, au nom de la liberté et en vertu même des principes de la démocratie, plaçant au-dessus de tout pouvoir électif ou traditionnel, au-dessus de la souveraineté du peuple comme au-dessus de la souveraineté du prince, les droits de la conscience et l’autonomie de la personne humaine.
Si nous voulons préparer l’avenir, rassembler sur notre terre de France les matériaux d’une cité de justice, de paix et de liberté, il nous faut repousser tous les despotismes et briser toutes les tyrannies, légales ou illégales. En nous affranchissant de toutes les routines et de toutes les servitudes, il faut nous garder de l’esprit de négation et de chimère. N’oublions point que si un grand peuple ne doit pas se figer dans l’immobilité, il ne doit pas prendre le mouvement pour le progrès et l’anarchie pour la liberté.
Tout en nous montrant de loyaux serviteurs de la Démocratie, de la Science, du Progrès, ne craignons pas de refuser notre foi et notre culte aux creuses idoles que les prophètes de l’utopie prétendent nous faire adorer sous ces grands noms. Ne nous inclinons point devant les faux dieux du jour, fussent-ils les dispensateurs de la fortune et du pouvoir. Ne soyons pas du troupeau toujours crédule qui suit aveuglément les prédicateurs de dogmes nouveaux, s’imaginant s’émanciper quand il change de maîtres, ou quand aux superstitions d’hier il substitue celles d’aujourd’hui.
Pour préparer une France nouvelle, digne de l’ancienne, sachons nous élever au-dessus de toutes les étroitesses de l’esprit de secte et de l’esprit de parti. Étouffons en nous toutes les intolérances et tous les fanatismes, et ouvrons tout grands nos yeux sur le vaste monde. Voulons-nous être vraiment les ouvriers de l’avenir, il nous faut, en tous sens, élargir notre horizon.
Anatole LEROY-BEAULIEU.
Paru dans Demain le 10 novembre 1905.