Brizeux

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules LEVALLOIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’unité de caractère n’exclut nullement, comme on est trop porté à le croire, cette variété d’éléments qui constitue et atteste la richesse d’une nature ; il ne faut donc pas, si l’un de ces éléments paraît dominer dans la vie d’un homme ou dans l’œuvre d’un écrivain, que cette prépondérance nous fasse oublier ou nous cache les divers aspects de son esprit et de son talent, les sources variées de son inspiration. La célèbre théorie de « la faculté maîtresse » s’est trouvée si souvent en défaut que l’on a dû renoncer à l’appliquer indistinctement. On l’a gardée pour les classiques, dont nous n’avons qu’une connaissance imparfaite et qui se présentent à nous avec les raccourcis que le temps – ce grand artiste – n’a pas craint d’y pratiquer. Mais avec les modernes, qui nous frappent surtout par la multiplicité de leurs aptitudes, par la complexité de leur génie et que nous pouvons serrer de plus près, on a été contraint de se départir d’une méthode trop sommaire pour être exacte. Dans le simplisme, selon l’expression heureuse d’un philosophe bizarre et profond, dans ce penchant à ne considérer qu’un côté des choses ou des hommes, il entre surtout de la paresse d’intelligence. Inventer une formule est si tôt fait, et s’y tenir est si commode !

Parmi les poètes contemporains il n’en est peut-être pas un qui ait eu plus à souffrir, qui se soit senti plus en droit de se plaindre de cette manie simplifiante que l’aimable et digne Auguste Brizeux. Les uns n’ont voulu voir en lui que le chantre plus ou moins autorisé de la Bretagne, les autres se sont obstinés à le parquer en quelque sorte dans son premier ouvrage et n’ont eu de louanges que pour l’auteur de Marie. Le maître familier des Histoires poétiques a rencontré de chauds partisans et le mystique platonicien des Ternaires de fervents enthousiastes ; mais les préférences individuelles ont fait perdre de vue l’ensemble. On a même pu douter que cet ensemble existât. C’est justement ce qu’il est intéressant de déterminer ; car une personnalité poétique ne s’enfonce point dans telle composition particulière, mais dans chaque manifestation détachée elle porte son cachet et son accent.

Les biographes n’ont point manqué à Brizeux, et il s’est trouvé qu’en même temps ces biographes ont montré comme interprètes de sa pensée des qualités remarquables. Il n’y a pas, soit pour le détail des faits, soit pour le vivant commentaire de la poésie, à revenir sur les traces de Saint-René Taillandier et de M. Auguste Lacaussade. Tout l’essentiel d’une existence qui n’a connu d’autres évènements que des impressions juvéniles, des contemplations agrestes, quelques voyages et l’expression naturelle du courant intérieur, tient, dans ces excellentes Notices, écrites par les meilleurs amis du poète à l’aide de documents intimes, de leurs souvenirs, avec cette vivacité de tons et de coloris qui vient du cœur. Ce qui se dégage très nettement pour nous de ces communications si approfondies, c’est le vif désir qui animait Brizeux de construire, de laisser un monument dont les différentes parties fussent bien en accord et pussent mutuellement se soutenir. Nous avons d’ailleurs à ce sujet son propre témoignage, dans la préface des Histoires poétiques [première édition, 1885]. Il y dit expressément :

« De mon pays j’ai tracé d’abord une image légère dans l’idylle de Marie, puis un tableau étendu dans l’épopée rustique des Bretons, laquelle trouve son complément dans ces Histoires poétiques et le recueil de Primel et Nola. Tout a son lien dans le livre lyrique de la Fleur d’Or. »

À coup sûr la parole du poète, indiquant un classement quasi méthodique de ses œuvres, doit être prise en grande considération ; toutefois, dans cette manière de les envisager et de les présenter, il ne nous semble pas absolument juste envers lui-même. Ce qu’on pourrait appeler la préoccupation bretonne l’emporte trop. Il ne maintient pas suffisamment à Marie et à la Fleur d’Or leur caractère largement humain.

N’en déplaise au poète en sa déclaration sincère, et à ceux de ses admirateurs qui seront tentés de se montrer trop rigides, ce n’est pas précisément par son côté symbolique, par une idéalisation cherchée et voulue que Marie a conquis et qu’elle garde encore, je l’espère, de nombreux lecteurs. Lorsque ce poème est venu entre nos mains, dans notre jeunesse, et que nous l’emportions avec tant de ravissement dans nos promenades à la campagne, pour le relire pendant les après-midi d’été, ce n’était pas l’image plus ou moins abstraite de la Bretagne qui nous attirait. Ce n’était pourtant pas non plus, sous la gracieuse discrétion de son voile, le côté anecdotique, à peine ébauché.

En effet, malgré le titre de « roman » qu’il portait à sa première édition, et qui du reste ne lui fut point maintenu, jamais poème ne fut moins dramatique et même moins narratif que Marie. Ce qui s’en exhalait, c’était un ineffable parfum de pureté, de sauvagerie, de jeunesse, et aussi, notons-le bien, de gravité méditative qui, en tempérant l’émotion, éveillait la pensée. Qui ne se souvient de l’Hymne dédié à M. Myres, des Vers à la mémoire de Georges Farcy, de la Chaîne d’or ! Il n’y avait là rien qui se rattachât strictement à la Bretagne ou qui nous entretînt de Marie, et cependant ces belles pièces n’entraient pas pour peu dans la captivante attraction que le poème exerçait sur nous.

Les esprits qui avaient distingué, dans la direction adoptée par Brizeux, une tendance vers la philosophie religieuse, une haute curiosité prompte à consulter les sources traditionnelles, habile à s’éclaircir au contact de la réalité vivante, ne furent ni surpris ni dépaysés lors de la publication des Ternaires [en 1841 – dix ans après Marie]. Il n’en fut pas tout à fait de même d’un public mondain, lequel aurait volontiers demandé à l’auteur de lui apporter une sœur française ou italienne de Marie. Brizeux avait été fidèle à la vieille sagesse armoricaine et à la poétique des bardes, des druides, en se conformant au rythme ternaire, mais cette fidélité ne fut guère appréciée que des archéologues.

Pour ramener la faveur à ce volume mal compris d’abord, pour le remettre à flot, il fallut y insérer un certain nombre de pièces composées par le poète pendant son séjour en Italie, et donner au recueil un nouveau titre, la Fleur d’or. Le mélange, on doit le reconnaître, a été fait avec autant de dextérité que de bonne grâce, et le lien qui rattache à son pays le breton italianisant est très heureusement marqué dans une pièce intitulée le Semeur, à laquelle j’emprunte quelques stances.

 

                Ma vie est ailleurs et mon âme aussi,
                Aux premiers brouillards s’enfuit l’hirondelle ;
                Mais juin la retrouve à son toit fidèle :
                Pourquoi, bourgs d’Ellé, m’appeler ainsi ?
                
                Dieu plaça mon nid sous la fleur des landes,
                Près d’une rivière au fond de granit ;
                Je vole aujourd’hui bien loin de mon nid,
                Mais j’y reviendrai les ailes plus grandes.
                Pour vous, ô Bretons, voyez mon amour !
                Comme en tous pays et de plage en plage
                Je m’en vais semant la plante sauvage
                Qui devant vos pas doit fleurir un jour !
                
                Déjà dans Paris a germé la graine ;
                Si vous y venez, le cœur oppressé,
                Vous dites : « Ici le barde a passé !
                Voici la fleur d’or, sœur de la verveine. »
                
                Qu’elle croisse aussi sous les myrtes verts,
                Où tous les chanteurs, délices du monde,
                Viennent saluer la lumière blonde ;
                Où pour vous, amis, je sème des vers.

 

L’éducation de Brizeux s’acheva, se perfectionna en Italie. Ce mot éducation, je l’emploie simplement, à dessein, sans épithète, dans son sens le plus large. Ce n’est pas le poète, ou l’artiste, ou le penseur, qui au-delà des monts a plus spécialement « profité », selon la juste expression populaire, c’est tout l’homme, dans l’élévation de son âme et l’étendue de son coup d’œil. Le double génie de l’Italie, tendre et sévère à la fois, lui a parlé, s’est fait entendre à son intelligence, à son cœur. Il a recueilli les enseignements de Virgile, de Raphaël, de Dante. Son intimité avec ce dernier a été assez grande pour qu’il en soit sorti, environ vers le même temps que la publication des Ternaires [1841], une traduction de la Divine Comédie, estimée encore aujourd’hui, après celle de Florentino et de Raynard. Sans doute, au commerce, au contact du vieux maître se confirma chez Brizeux le désir déjà ancien de doter d’un chant épique son pays natal, et par un contrecoup intellectuel qui ne se rencontre pas trop rarement dans l’histoire littéraire, l’idée d’une épopée consacrée à la Bretagne mûrit et se fortifia sur les collines de Fiesole ou sous les arcades du Campo-Santo. La moindre étincelle, après cela, devait mettre le feu aux poudres, et la vue de la chère patrie équivalait à un appel impérieux. Le poète le confesse éloquemment au chant XI des Bretons, quand il s’écrie :

 

                Bretagne, d’où te vient l’amour de tes enfants ?
                Des villes d’Italie, où j’osai, jeune et svelte,
                Parmi ces hommes bruns montrer l’œil blanc d’un Celte.
                J’arrivais, plein des feux de leur volcan sacré,
                Mûri par leur soleil, de leurs arts enivré ;
                Mais dès que je sentis, ô ma terre natale !
                L’odeur qui des genêts et des landes s’exhale,
                Lorsque je vis le flux, le reflux de la mer,
                Et les tristes sapins se balancer dans l’air,
                Adieu les orangers, adieu les marbres de Carrare !
                Mon instinct l’emporta, je redevins barbare,
                Et j’oubliai les noms des antiques héros
                Pour chanter les combats des loups et des taureaux !

 

Bien que les cadres anciens aient subi plus d’une modification, d’autres diraient des altérations et des déformations, il n’est guère possible de faire rentrer l’épopée dans le genre descriptif, puisque son essence même est la narration. Le fil de la composition, dans les Bretons, est trop ténu, trop subtil, il se brise trop souvent et se renoue d’une manière trop arbitraire pour qu’on y puisse découvrir le tissu d’une épopée.

« Si petite que soit une épopée, dit très bien M. Lacaussade, il lui faut une action, des personnages caractérisés, des passions. Or, les Bretons nous paraissent moins une action rustique qu’une suite de peintures de mœurs et de paysages, admirables de franchise et de vérité. [...] Plus nous y réfléchissons, plus nous ne voyons dans cette œuvre qu’une suite de scènes domestiques, de tableaux populaires de la vie bretonne. »

Il est impossible de trouver une caractéristique plus précise et plus juste. Dégagez les Bretons de la visée trop ambitieuse de l’auteur, donnez-leur un autre titre. Scènes de la vie bretonne, qui leur conviendra mieux, et vous prendrez à les lire un plaisir réel, vous y ferez même une abondante moisson de beautés. Les lutteurs, la Mort du fermier Hoel, les Conscrits sont des tableaux qui par leur sauvage grandeur, frappent l’imagination et se gravent dans la mémoire. L’imagination trouve également son compte dans les aimables ou sérieuses descriptions qui se rattachent aux particularités touchantes de la piété populaire. Le platonicien Brizeux comprenait et partageait la foi des humbles et des petits. Son inspiration y trouvait une détente et un rajeunissement.

Un érudit, homme de goût, Charles Magnin, a exprimé le regret qu’un poème intitulé les Bretons ne fut pas consacré surtout à la Bretagne héroïque, à la Bretagne des Du Guesclin et des Beaumanoir, des Montfort et des Clisson. Était-ce pour déférer à ce vœu, était-ce uniquement pour obéir à une conception symétrique, que Brizeux voulait, dans une suite ou un pendant de son poème, célébrer la Bretagne druidique, chevaleresque et féodale ? Nous n’en savons rien, mais nous ne pouvons regretter qu’il n’ait pas réalisé ce dessein. Il se serait mis en contradiction avec son génie intime qui le portait sans doute à l’élévation, mais à une sorte d’élévation familière, toute propre surtout à ennoblir les sujets modestes.

En effet, Brizeux a effleuré la passion dans Marie, évoqué la méditation dans la Fleur d’or, touché au grandiose et au solennel dans les Bretons, mais sa véritable supériorité n’est pas là : elle se montre pourtant dans chacune de ces œuvres – même elle en fait le charme et la vie –, mais elle ne s’y donne pas pleinement carrière.

Cette supériorité consiste précisément dans l’emploi sobre et digne de la familiarité en matière poétique. Marie, avant Jocelyn, avait donné cette note. L’honneur de Brizeux, sa bonne inspiration a été d’y demeurer fidèle. Dans aucun de ses poèmes il ne s’en est départi : même dans la Fleur d’or, le plus abstrait ou du moins le plus philosophique des recueils qu’il a publiés, vous rencontrez des chefs-d’œuvre de sensibilité, tels que le vieux Collège et Jacque le Maçon ; mais nulle part le maître gracieux, simple et touchant ne s’est donné plus pleinement, plus heureusement carrière que dans les Histoires poétiques. Lisez Job et son Cheval, ma Chaumière, le Tisserand, l’Artisane, la Traversée, et Brizeux vous apparaîtra vraiment lui, suivant sa veine naturelle, en possession de sa véritable originalité.

Il ne nous semble pas que ce dernier recueil, Histoires poétiques, ait obtenu tout le succès auquel il avait droit. Les livres, comme les hommes, ont leurs mystérieuses destinées, et le retentissement n’est pas toujours en raison du mérite. C’est à la postérité d’assigner les rangs et d’établir l’équilibre. Elle a pour cela l’avantage, non seulement d’être moins passionnée que nos contemporains, mais encore de voir les œuvres d’ensemble et non successivement. Eh bien ! j’incline à croire qu’à l’époque – dont nous approchons – de ce classement définitif, les Histoires poétiques seront considérées comme le plus complet exemplaire du talent de Brizeux, non pas qu’elles infirment la valeur incontestable des recueils précédents, non pas qu’elles tranchent sur l’unité harmonique de l’œuvre et la démentent, mais bien plutôt parce qu’elles la confirment, en montrant dans le plein épanouissement ce qui souvent ailleurs n’était qu’en germe ou se particularisait trop volontiers.

Le poète breton, chez Brizeux, ne doit pas nous voiler le poète humain, et l’on peut appliquer à l’ensemble de sa production ce que Saint-René Taillandier écrivait à propos de l’un de ses ouvrages [les Bretons] :

« Une chose admirable dans ce poème, c’est qu’étant si breton, il soit en même temps si profondément humain... Rien de plus local par les mœurs et les coutumes, rien de plus général par les sentiments !... [...] Du printemps à l’hiver, du berceau de l’enfant à la tombe du vieillard, combien de scènes où la nature et l’humanité s’épanouissent en leur simplicité première. [...] Le peintre et le poète, le moraliste et l’érudit ont travaillé ensemble à ces familières idylles. »

La chaste et saine poésie familière embellissant le foyer, mais ne s’y enfermant pas et ouvrant vers le ciel une large perspective, voilà le domaine de Brizeux, un domaine plus étendu que sa Bretagne et dont la légitime possession lui est solidement assurée.

 

 

 

 

 

Jules LEVALLOIS.

Paru dans Le Chercheur, revue éclectique, en 1888.

 

 

 

 

 

 

 

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