La famille ne meurt pas

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Antoine de LÉVIS-MIREPOIX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SI LE SIÈCLE dont nous venons déjà de dépasser le premier tiers se présente, sans grande contestation possible, comme un des plus troublés de l’Histoire, il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il aura aimé les enfants. L’Université des Annales, en recueillant avec tant d’attention ses pensées dominantes, pourvu qu’elles soient élevées, vient d’en donner les plus harmonieuses et éclatantes preuves. Vous vous êtes penchés sur l’enfance. Vous l’avez vue, tantôt mêlée à la gloire, tantôt épanouie dans le rire ou la douceur.

Je suis plein de respect devant la tâche qui m’incombe et qui est d’aboutir à la conclusion de tant de beaux entretiens en répondant de la manière suivante à une question implicite :

– Non..., la famille ne meurt pas...

Tels, j’ai reçu de notre chère directrice, Mme Yvonne Sarcey, ces mots, tels ils m’ont paru contenir tout un drame qui valait d’être développé devant vous.

– Non..., la famille ne meurt pas...

Si nous éprouvons le besoin de le constater, c’est donc qu’elle a été en danger, – danger de disparaître et que c’est déjà beaucoup de savoir qu’elle paraît sauvée. L’examen de ce danger et ensuite du renouveau auquel la famille est appelée par l’enfant feront les deux parties en lesquelles je vous propose de diviser cet entretien.

 

LA FAMILLE ne fut-elle pas l’objet des controverses les plus angoissées du siècle précédent ? Il ne faut pas être bien vieux pour les avoir connues.

Non seulement elle a été attaquée par les faits, mais elle l’a été par les idées, ce qui est sans doute plus dangereux. Une balle peut se perdre ; une idée ne se perd pas.

S’il y a eu de grands esprits pour la défendre, combien de vives intelligences, de sensibilités séduisantes ont travaillé à sa désagrégation, contribué à sa décadence !

Sans vouloir diminuer le mérite des Français d’aujourd’hui qui mettent l’enfance à l’ordre du jour, ni la valeur de leur effort, on peut se demander si la raison pour laquelle le sort de l’enfant s’est trouvé au premier rang des préoccupations du pays n’est pas précisément qu’au sortir de l’enfance il entrait de plus en plus de caractères inachevés ou désemparés dans le cercle des hommes. Et n’a-t-il pas fallu que la société suppléât à ce que la famille affaiblie ne faisait plus ? Notre siècle n’a pas découvert l’enfance, cette enfance que Rabelais, sous les apparences du rire, et Montaigne, sous les apparences du scepticisme, avaient déjà si bien comprise. Mais, si notre temps ne l’a découverte, c’est déjà bien beau qu’il l’ait retrouvée dans l’abandon qui la menaçait et qui, par contrecoup, menaçait l’équilibre des hommes.

Certes, le monde actuel n’est pas dépourvu de caractères bien trempés. Il n’est que de songer à l’aviation pour apercevoir que même, hors le temps de guerre, la paix en a fourni. Il y en a, mais y en a-t-il assez ? N’avons-nous pas entendu des chefs illustres, des sociologues éminents, et cela en accord avec l’opinion générale, se plaindre de ce flottement, de cette indécision, de ces contradictions, de ce doute de soi qui, il faut bien le dire, ont souvent, dans l’ensemble, paralysé les belles qualités toujours vivantes du pays, devant les obstacles de l’après-guerre ?

Des intelligences ? Il n’en manque pas. Ce sont les caractères qui sont plus rares. Rappelez-vous, à ce sujet, les paroles éloquentes qu’Abel Bonnard prononçait ici même, il n’y a pas longtemps.

Or, l’éducation s’adresse beaucoup moins à l’intelligence qu’au caractère. Ne devons-nous pas cette passagère faiblesse à des générations d’enfants hésitants et sans cadres ?

 

NOUS N’AVONS pas besoin de remonter bien loin pour voir ce qui s’est passé dans une autre période, bien tumultueuse aussi, de notre Histoire : la Révolution et l’Empire. Bouleversement des institutions ! Idéal nouveau ! Transformations sociales profondes ! Tragédies intérieures ! Guerres !

Voyez la quantité incroyable de caractères que, dans tous les camps et sous toutes les formes d’activité, – qu’il s’agisse des Vendéens, qu’il s’agisse des Conventionnels ou des collaborateurs impériaux, – cette période puissante a donnés.

Eh bien, ces hommes-là sortaient à peu près tous, et dans toutes les classes, du cadre séculaire de la famille française. Quelle vitalité était la leur ! Quelle confiance débordante dans la vie !

Mais le vent d’émancipation passionnée qui soufflait alors à travers le monde passa sur la famille comme sur tout le reste. Et, dans un mouvement très humain, beaucoup de ces mêmes êtres qui lui devaient leur force cherchaient à la faire craquer comme un moule trop étroit.

En même temps, beaucoup de ceux qui continuaient à tenir pour elle, en résistant, la rétractèrent et la durcirent. Il faut voir, dans Balzac, combien les familles de la Restauration, en leur formalisme rigide, s’éloignent de celles du XVIIIe siècle, où, contrairement à ce que l’on a trop dit, – en se fondant sur quelques cas particuliers, – il y avait, surtout dans les provinces, beaucoup de vie de famille.

Il est cependant incontestable qu’au cours du XIXe siècle, repliée sur elle-même en position de défense, elle perdit de son charme, donnant souvent prise, par son intransigeance, aux attaques dont elle était l’objet.

Ses plus brillants ennemis furent les romantiques. Vous vous souvenez des coups qu’ils lui portèrent en des œuvres souvent admirables. Leur ironie la criblait de flèches. Leurs plaintes la firent paraître inflexible. Et leur éloquence la faisait chanceler. Elle n’était plus qu’un obstacle à l’épanouissement de l’individu. Des écoles de philosophes se fondaient pour appuyer ces attaques, et l’on vit les saint-simoniens prêcher l’abolition des familles particulières afin de ne plus former qu’une seule famille humaine.

Il est curieux de voir le second Saint-Simon, arrière-neveu de l’auteur des Mémoires, mener cette campagne contre la famille et la continuité familiale, attitude qui eût précipité son illustre devancier dans une de ces colères fameuses qui nous ont valu tant de pages d’un si haut relief.

Saint-Simon, le sociologue, et ses collaborateurs se trouvaient, d’ailleurs, bien loin d’être des esprits médiocres. Au regard des doctrines, on sait tout ce que leur ont dû Auguste Comte et bien d’autres philosophes. Et dans la pratique, ce sont eux qui furent, par exemple, les promoteurs du crédit agricole.

Mais ils mêlaient à des vues utiles et intéressantes des rêves inapplicables. Croyant rapprocher les hommes en abattant le mur de la famille, ils ne voyaient pas qu’ils faisaient, de chacun d’eux, un étranger perdu au milieu de la foule. Pour le rendre plus libre, ils lui retiraient son meilleur appui, et le plaçaient sans défense en face d’un monde anonyme – et, par conséquent, implacable. Résultat qui, toutefois, ne pouvait apparaître que lentement. Le système était audacieux, il plaisait. Les milieux cultivés – où l’on aime les idées hardies, quitte à ne pas se presser de les mettre en pratique – accueillirent comme un thème curieux le dénigrement de la famille, non sans continuer, d’ailleurs, de recueillir d’elle quelques bienfaits.

Quant aux paysans, chez qui la famille c’est la vie, parce que la famille est essentiellement un fruit de la terre, ils cessaient de penser au foyer dans la mesure où le sol était abandonné.

 

Mais c’est chez les travailleurs des villes que la famille a le plus souffert. À l’artisanat, écarté par la grande industrie, se substituait le prolétariat. La poussée aveugle du machinisme, entraînant, certes, de grands perfectionnements matériels, faisait d’une manière inattendue reculer la condition du travailleur.

Kart Marx, lui-même, en avait été si frappé qu’il n’hésitait pas à déclarer que l’ouvrier du XIXe siècle subissait des conditions plus dures que celui du XIIe.

Cet ouvrier, on doit le reconnaître, sentit alors peser sur ses épaules le poids excessif d’une civilisation mal équilibrée.

À qui la faute ? On démêlerait difficilement chez qui que ce fût des intentions calculées. On répondrait plus tôt que ce fut au manque de responsabilités, à la tournure anonyme que prenaient les affaires du monde, à la rapidité avec laquelle, bousculant toutes prévisions, le développement de l’ère industrielle précipitait ses conséquences, et les principes qui avaient émancipé le citoyen étaient impuissants à protéger l’homme.

Les anciens groupements professionnels supprimés, les nouveaux se cherchèrent à tâtons et rien n’était moins favorable à la vie de famille que ces agglomérations massives, ces fourmilières humaines, désespérément dépourvues de toute « privance ».

Donc, à tous les échelons de la société, la famille pâlissait.

Songeait-on même à la regretter ? Il était trop tôt : On ne voulait regarder qu’en avant, emporté par un élan de nouveauté totale, en rejetant pêle-mêle ce qu’il y avait de suranné dans le vieux monde et les conseils utiles qu’il pouvait avoir laissés.

L’État, délibérément centralisé et orienté vers l’individualisme, n’était guère porté à soutenir la barrière du foyer domestique entre lui et les citoyens, dont il voulait pouvoir directement disposer.

 

CEPENDANT, un secours inattendu vint à la famille de la part des législateurs, qui ne voulaient pas qu’elle descendît au-delà d’un certain degré d’oubli. Et c’est, mesdames, que les législateurs, appartenant exclusivement au sexe masculin, n’auraient pas vu sans inquiétude, comme conséquence d’un trop grand fléchissement de la famille, – quoi donc ? vous l’avez deviné – la femme leur échapper ! La famille gardait cela de bon aux yeux de l’homme libre qu’elle étendait sur la femme une relative tutelle, – mettons une petite protection permanente !

Sauf en des cas assez rares, où il faut bien que quelqu’un décide, l’infériorité juridique de la femme ne paraît pas indispensable à une bonne constitution de la famille. Et ces deux questions ne sont pas fatalement liées l’une à l’autre dans l’avenir. Pourtant, faisons généreusement cet aveu, messieurs ; recevez-le, mesdames : c’est, peut-être, pour ne pas vous perdre que le législateur d’un siècle d’émancipation a maintenu à la famille, pourchassée dans la vie courante, un abri légal.

On se demande même, en l’occurrence, s’il n’a pas pensé davantage à la femme qu’à l’enfant ! Quel va être le sort des enfants dans la famille amoindrie, discutée, doutant d’elle-même et, en bien des cas, étouffée par les difficultés matérielles ? Tantôt moralement, tantôt matériellement, c’est à des milliers d’exemplaires que nous aurons vu se rééditer le conte du Petit Poucet.

Ou bien c’est l’enfant qui, se sentant ignoré, incompris, même au milieu de l’aisance, laisse prendre à son rêve le chemin de la forêt lointaine.

Ou bien c’est la misère qui, entrebâillant la porte d’un logis sinistre, pousse les enfants dans la rue sans joie.

Sans doute, il y a toujours eu de par le monde des gens assez malheureux pour ne pouvoir nourrir leurs enfants. Mais, ce qui surprend plus tristement encore, c’est d’avoir vu, au moment où les grandes découvertes du XXe siècle faisaient faire à la civilisation des pas de géant, cette situation s’étendre, se multiplier dans les banlieues des villes grandissantes, et s’accompagner souvent d’une espèce de renoncement désespéré et farouche au foyer devant une vie sans lumière. Et la petite plante humaine s’étiolait, loin du soleil et de la tendresse.

Certes, il faut le dire, un grand mouvement d’humanité n’a pas tardé à répondre à ces douleurs. Des idées neuves, créatrices, des vocations magnifiques ont surgi. Elles ne pouvaient tout de suite atteindre le point de perfection d’où l’on s’approche aujourd’hui.

Louons sans réserve, à travers le chemin parcouru, ces hommes, ces femmes, ces pensées. Ils sont l’honneur de leur temps. Mais la société ne devait-elle pas beaucoup à l’enfant, si l’on met en balance ce qu’en abaissant la famille elle lui avait ôté !

 

CE TABLEAU de l’époque qui a précédé la guerre ne serait pas exact si, à côté de l’effort généreux que nous venons de saluer, on n’en plaçait un autre. L’idée de famille était loin d’avoir disparu de France. Elle avait, en toutes les classes de la société, porté de trop beaux fruits pour ne pas garder de profondes racines. Et si elle fut follement attaquée, elle fut énergiquement défendue. Elle le fut par le christianisme, qui n’a cessé de la déclarer d’institution divine et de reporter sur le plan terrestre les hautes inspirations qui lui rendaient la famille sacrée. Elle le fut aussi par des penseurs qui, sans porter leurs vues au-delà de l’homme et du monde visible, la tenaient pour un indispensable élément de civilisation. Elle le fut par des romanciers : elle a hanté Balzac, Barbey d’Aurevilly, Bourget ; elle constitue la base vivante de toute l’œuvre d’Henry Bordeaux.

Sans doute restait-elle en butte, de la part du plus grand nombre, à cette négligente ironie dont nous criblons volontiers maintes choses que nous n’aimerions pas voir détruire.

La diminution si sensible de son influence pouvait la faire croire plus atteinte qu’elle ne l’était. Sous la cendre des désenchantements, elle veillait au cœur de la race. On le vit bien quand la guerre éclata. Si quelque chose avait été transmis par le murmure familier des foyers français en dépit des négligences, des effacements et des doutes, c’est le sentiment indomptable de l’indépendance nationale et la prédisposition à une réplique immédiate au danger soudain. Ce n’est pas même un enseignement, c’est comme un fait de nature qui se produit avant qu’on ait eu le temps d’y songer !

Ensuite, une découverte poignante se répandait dans les consciences. La vitalité de la famille se révélait à ses déchirements !

Une inquiétude auguste faisait apparaître dans la séparation l’intimité du foyer. Et, entre le combattant et ceux qu’il avait laissés à la maison, les liens apparaissaient plus solides et plus précieux. Une tendresse, souvent ignorée jusque-là, charmait, au fond des tranchées, la veille des combattants. Et, pour ceux qui étaient frappés, l’idée d’un foyer où ils seraient pleurés mettait quelque chose de doux jusque dans la suprême détresse.

Quant aux enfants de ce temps-là, lorsqu’ils enveloppaient, d’un long regard étonné, le père sous le casque, ils sentaient bien quel espoir angoissé reposait sur eux.

Frêle défi à l’hécatombe, ils ont été la fleur humaine qui allait empêcher la mort de faner les familles de France !

Dès lors, à travers les soucis de l’après-guerre, le choc des intérêts, le heurt des idées, la famille alla se réveillant. De quelque façon que l’on envisageât l’avenir, de quelque côté de l’horizon que l’on se tournât, la pensée qu’elle pouvait être une entrave à l’épanouissement de l’être humain prenait moins de créance. Pourquoi ? Oh ! l’on ne s’embarrassait pas d’une argumentation compliquée. On l’aima, on se reprit à l’aimer. Ce renouveau fut particulièrement sensible chez les mêmes classes ouvrières que la rapidité des transformations économiques du XIXe siècle avait un moment écartées – sans qu’il y allât de leur faute – de cette vie de famille, à l’épanouissement de laquelle ils avaient participé pendant des siècles.

Et il est très frappant de remarquer qu’aux dernières élections législatives, par les tracts, par les affiches, par la presse, tous les partis, même les plus extrêmes, ceux qui, naguère, rangeaient la famille au nombre des institutions surannées, ont explicitement reconnu sa nécessité avec un désir manifeste de répondre à un vœu profond du pays.

La mise en pratique d’un tel programme ne se fait pas en un jour. Il est, pourtant, l’un des rares sur l’opportunité duquel tout le monde se soit mis d’accord.

Ainsi, l’enfant qui, d’abord, fut à l’ordre du jour parce que la famille faisait défaut, se voit, aujourd’hui, rejoint par elle dans les hautes préoccupations du peuple français.

Nous allons, maintenant, essayer d’éclairer l’un par l’autre.

 

QU’IL S’AGISSE de sa raison d’être, qu’il s’agisse de sa raison de durer, ne peut-on pas dire, en somme, que le mariage, c’est l’enfant ?

Gerces, il y a des ménages sans enfants profondément unis ; mais plus ils le sont et plus ils regrettent de ne pouvoir obtenir cette consécration de leur tendresse mutuelle qu’est l’enfant.

Un petit gardon à qui l’on demandait la date de sa naissance et celle du mariage de ses parents répondait, oubliant de donner les années :

– Je suis né le 1er août, ma sœur le 11 et mes parents se sont mariés le 31.

Oh ! il fut réprimandé pour avoir négligé l’ordre chronologique. Eut-il si tort de se placer le premier dans l’ordre d’importance ?

L’enfant change du tout au tout la situation de ses père et mère devant la famille et devant la société. Ils ne sont plus des débiteurs qui, ayant reçu la vie, la quitteront sans la transmettre. Ils n’auront pas rompu la chaîne qui aboutissait jusqu’à eux. La présence de ce seul intermédiaire va les relier peut-être à des siècles d’existence humaine.

Désormais, il leur faudra regarder plus loin devant eux et plus loin autour d’eux.

Oui, l’enfant apporte au mariage un lien absolument nouveau, et d’une valeur telle que, si la conviction religieuse exceptée, deux êtres sans enfant ne font en se séparant de tort à personne, un père et une mère ne sauraient se quitter, quelque soin qu’ils prennent de ménager leur enfant, sans l’atteindre au moins dans sa sensibilité. L’enfant n’est pas seulement une petite unité qui se forme autour d’une étincelle de conscience, il s’aperçoit très vite qu’une autre unité réside en lui, l’unité du foyer. Il sent qu’il en est le dépositaire. Et de là viennent beaucoup de ses petits caprices et de ses petites fiertés. Deux destins se sont confondus en lui. Il a cette obscure impression. Et voilà pourquoi il lui semble que, s’ils se divisent, c’est la propre cohésion de son être qui est menacée !

 

UN CÉLÈBRE ROMAN de Mme Edith Wharton met à vif cette crise. Voici l’intérieur où nous conduit la grande romancière américaine : le père et la mère, qui avaient une première fois divorcé et s’étaient remariés chacun de leur côté, se retrouvent après un nouveau divorce et s’épousent une seconde fois. Sous leur toit, ils ont réuni les enfant nés de leur premier mariage et ceux qu’il ont eus ensuite chacun de leur côté.

Or, ces enfants de tous les âges et de toutes les provenances s’entendent fort bien et se lient d’une grande affection.

Qu’apprennent-ils, un beau jour ? Simplement ceci : leurs parents veulent encore une fois divorcer. Grande agitation dans la petite ligue ! Nombreux conciliabules !

Les voilà qui pénètrent d’un air tout à fait résolu dans le salon où les parents, le plus cordialement de monde, s’entretiennent de leur prochain divorce.

Surprise ! Le plus âgé des enfants prend la parole au nom de tous et déclare :

– Nous en avons assez ! Nous ne voulons plus déménager, ni changer tout le temps de père ou de mère. Nous nous entendons très bien. Allez-vous-en si vous voulez ! Personne ne vous suivra. Nous voulons rester ensemble.

Ainsi parlèrent ces jeunes champions.

 

EN SOMME, quels que soient les devoirs imprescriptibles et inconditionnés de respect – et, pendant un laps de temps, d’obéissance – que les lois non écrites les plus anciennes et les plus sacrées ont imposés de tout temps aux enfants, les devoirs des parents envers les enfants précèdent et dépassent ces obligations.

On peut même dire que, jusqu’à un certain point, la liberté des parents est limitée par ce qu’ils doivent à leurs enfants, tandis que la liberté des enfants n’est limitée que par la protection qui leur est due à eux-mêmes.

Les parents sont, en somme, les dépositaires de la liberté des enfants en attendant que ceux-ci soient devenus capables de l’exercer eux-mêmes. Mais que les joies sont différentes suivant les âges ! Ces mêmes enfants, qui, plus tard, seront si heureux de s’émanciper, leur plus grande douceur, quand ils sont tout petits, n’est-elle pas de sentir qu’ils appartiennent à leurs parents, qu’ils sont leur plus précieux bien ?

Cette charge plus lourde en devoirs grandit, d’ailleurs, les parents dans la même proportion que, dans l’ordre public, une fonction s’élève à mesure que s’étendent les responsabilités dont elle est investie. Et l’enfant, par sa venue, revêt ses père et mère d’une dignité sacrée devant laquelle la loi naturelle, comme la loi divine, lui prescrit en même temps de s’incliner.

 

CEPENDANT, qui est le premier obligé ? Dès sa naissance, l’enfant apporte une joie si parfaite que la mère n’a besoin que de le regarder pour oublier généreusement qu’elle a souffert. Imaginerait-elle, d’ailleurs, d’en faire le reproche à ce petit voyageur inconscient et stupéfait ? La première joie, c’est bien lui qui la donne. Et aussi le premier souci ! Mais souci et joie composent une émotion dont nul qui l’a connue ne se voudrait déprendre.

Quant à l’enfant, comme l’ont si magnifiquement exprimé les vers de Lucrèce, il commence par pleurer et il faut d’abord le consoler d’être venu au monde.

Cependant, il n’y a pas lieu de pousser aussi loin que le poète latin cette appréciation pessimiste. On pardonne aux grands poètes de prendre violemment parti pour les thèmes qui les inspirent.

En dépit des plus éloquents paradoxes, et à part de grandes exceptions malheureuses, l’existence ne tarde pas, à mesure qu’il en prend conscience, à se montrer aux yeux de l’enfant comme un bien. Il est rare qu’à travers de grandes épreuves, il ne garde pas cette impression. C’est une habitude de se plaindre de l’existence. En réalité, de quoi se plaint-on ? De ce qui l’entrave, de ce qui la complique, de ce qui l’assombrit, de ce qui la menace, non d’elle-même. Le fait d’exister, de se sentir vivre est au fond de toutes les joies. Les reproches que l’on adresse à l’existence ne vont pas à elle, mais à tout ce qui lui est contraire.

Le vrai malheur, l’irréparable est de la voir ravie avant l’heure à ceux que l’on aime.

En définitive, il est juste que ceux qui, selon le terrible mot d’Ibsen, n’ont pas demandé à naître, demeurent cependant, au regard de l’existence, les débiteurs de ceux qui la leur ont donnée et conservée, puisque, dans des conditions normales, il n’est pas d’être sain qui ne préfère l’être au néant. Si donc les parents ont des devoirs plus étendus et ont été les premiers obligés par la première joie, les enfants sont tenus à une gratitude liée à l’existence même.

L’existence, toutefois, est comme le feu. Elle demande à être approchée avec précaution. On s’y réchauffe, mais on s’y brûle.

L’une des premières tâches qui incombent aux parents, c’est de servir d’intermédiaires entre l’existence et l’enfant. Il ne s’agit pas de lui en imposer une interprétation préconçue. Il s’agit de lui en épargner une interprétation déformante.

Nous n’aurons garde d’oublier cette profonde vérité, exposée ici même par Mme Montessori :

« Que l’enfant n’est pas une cire molle qui attend d’être modelée de l’extérieur. Il se développe au moyen d’une énergie intérieure. »

Mais la profonde éducatrice a soin d’ajouter que ce développement se produit en de délicates périodes de sensibilité. Eh bien, c’est cette sensibilité qu’il faut savoir abriter, ménager, protéger, tout en ne fermant pas ses communications avec le monde auquel l’être qui grandit cherche à s’intégrer.

Voilà l’une des plus graves en même temps que des plus intimes attributions des parents !

 

N’EN DOUTONS PAS, si la sagesse des siècles a placé la famille entre l’entant et le monde, c’est parce que le premier choc de l’extérieur risque d’être trop brutal.

Vous souvenez-vous d’un livre d’André Beaunier, plein de finesse, tantôt enchanté, tantôt désenchanté qui s’appelle Le Roi Tobol ?

On y voit un enfant, qu’on a voulu laisser grandir seul, entouré d’une zone hermétique de rêve, de telle sorte qu’il n’ait à suivre que ses propres inspirations. Mais la collaboration de la vie extérieure se révèle, malgré tout, nécessaire et s’impose. Elle est à l’esprit ce que la nourriture est au corps. Ni la quantité ni la qualité ne sont indifférentes.

L’adulation excessive, les facilités trop grandes, peuvent développer l’égoïsme. L’excessive sévérité peut aigrir le caractère. Il n’est besoin ni de l’une ni de l’autre. Il est surtout besoin de la tendresse, guide très sûr. Elle est sûre, parce qu’elle appelle la confiance. Ses bonnes intentions sont presque toujours devinées. Ses erreurs ne sont pas portées en compte.

Franchement, ce qui serait tout à fait vain, ce serait de vouloir mesurer le bonheur, de craindre d’y accoutumer, ce serait de lui chercher un contrepoids. La balance n’a pas à être égale. Elle doit pencher du côté du bonheur.

Certes, de grandes déceptions ont été réservées à ceux qui, selon Jean-Jacques Rousseau, se sont imaginés que l’homme ne naissait qu’avec de bons instincts. Mais le bonheur ne développe pas les mauvais instincts. Au contraire, il les atrophie.

Bien mieux ! On a souvent vérifié cette conséquence inattendue, étrange du bonheur. Il livre à l’épreuve des caractères extraordinairement résistants.

Les Flamands, qui vainquirent l’armée de Philippe le Bel à Courtrai et lui rendirent la victoire si difficile à Mons-en-Pévèle, étaient, pour la plupart, accoutumés à une vie prospère, épanouie, truculente. Et, de bien vivre ne les a nullement empêchés de se faire tuer en héros !

 

VOUS rappellerai-je encore, à cette occasion, ces hommes du XVIIIe siècle, aux jabots de dentelle, pour qui la vie ne fut longtemps que sourire ? Ce sourire, ils le gardèrent dans la misère de l’exil. Ils le portèrent devant la mort.

Et, dans la dernière guerre, quel n’a pas été le rayonnement de la bonne humeur héroïque ?

Beaucoup d’entre vous ont lu Le Rouge et le Noir et savent quelle vérité d’observation, et, par conséquent, quelle valeur d’exemple, s’attachent au héros de Stendhal.

Là, dans cette vie, on peut suivre, en détail jusqu’à la fin tragique, l’action déprimante exercée sur une nature bien douée par une enfance aigrie.

 

CES CONSÉQUENCES, qui comportent, bien entendu, autant d’exceptions qu’il y a de caprices dans la nature humaine, ne choquent en rien la raison.

Si l’on a donné l’existence à l’enfant, c’est pour la lui faire aimer. Si l’on veut la lui faire aimer, il faut qu’elle commence par le bonheur. Ainsi, quoi qu’il arrive, il reste la première impression que le bonheur est possible. L’enfance devrait être, en somme, le temps pendant lequel on fait provision de bonheur !

Ce n’est pas très facile ; mais la plus petite joie, goûtée dans l’enfance, comme la peine qui a pu paraître aux autres insignifiante, ressort avec une acuité incroyable dans les réminiscences de l’homme.

Du bonheur naît l’épanouissement. De l’épanouissement naît la force. De la force naissent l’indulgence à l’égard d’autrui, la fierté devant le destin.

Certes, cela ne veut pas dire qu’il ne puisse se former dans le malheur de très hautes âmes. Beaucoup d’enfants, jetés brutalement dans l’univers, sont devenus des êtres remarquables. Mais ne portaient-ils pas en eux la puissance de choc ?

Ceux qui ont réussi dans de mauvaises conditions, nous les voyons. Ceux qui auraient pu réussir dans des conditions meilleures, nous ne les voyons pas.

On ne niera pas que l’épreuve du malheur ne trempe certains caractères. Mais ce serait un jeu bien téméraire que de s’adresser à lui volontairement. Il se charge assez d’intervenir quand on ne lui demande rien.

Et je pense que tous les éducateurs sont, aujourd’hui, d’accord pour rendre l’enfance claire. Sensibles à la plainte de Sully Prudhomme, ils ne veulent plus voir

 

...dans les sombres écoles

Des petits qui pleurent toujours.

 

Pourquoi pleurent-ils, ces petits ? La plupart du temps, parce qu’ils n’ont pas de famille ou, situation plus pénible encore, parce que leur famille est comme si elle n’était pas.

Alors, on multiplie – et l’on a raison de multiplier – les crèches, les patronages, les orphelinats, les toits protecteurs sous lesquels on cherche à faire régner une atmosphère familiale.

Et c’est parfait pour les petits orphelins, pour les petits abandonnés. C’est encore parfait pour les petits malades. Que de contagions évitées aux familles, que de frêles existences rendues à une vie saine et ramenées en même temps, ce qui est aussi beau, à la sensation du bonheur !

Il y a encore les enfants qui souffrent, soit de mauvais traitements, soit de misère, auxquels des êtres généreux et rayonnants offrent ce dont ils ont le plus besoin : la tendresse.

Ce qu’il ne faut jamais à tous ces enfants, quand ce serait au sein de l’organisation la mieux aménagée, c’est l’indifférence.

Et c’est cela, disons-le, que notre époque a remarquablement compris.

 

JE CONNAIS de très près deux établissements de protection de l’enfance : l’orphelinat d’Élancourt et le préventorium de la rue Jacquier, et il est bien entendu qu’ils ne sont pas des exceptions, mais de très beaux exemples. Eh bien, il est peu d’impression aussi belle que de lire sur les visages de ces petits le contentement et la confiance.

Pour que les enfants soient heureux, il faut qu’ils aiment ceux qui les entourent. Et, pourtant, ce n’est pas tout !

Ces institutions n’ont de valeur qu’en tant qu’elles rappellent la famille. Elles ne doivent jamais la faire oublier. Elles seront toujours nécessaires, parce qu’il y aura toujours des malades, des orphelins, des sans-famille.

Mais, parallèlement à leur action, une autre action à beaucoup plus lointaine échéance, et beaucoup plus difficile, doit se poursuivre. Et c’est de rendre peu à peu la vie de famille possible et agréable à tant d’êtres qui en ont perdu le goût, faute d’un peu d’espace, de lumière et de temps.

À une famille, il faut un « chez soi ». Et c’est le « chez soi » qui a manqué ou qui a été trop précaire. L’atmosphère de famille ne s’établit pas n’importe où et n’importe comment. Il ne faut pas se déplaire là où l’on vient se reposer. On a souvent bien vite fait de reprocher au père de ne pas rentrer, de fuir sa maison morne ou l’unique chambre qu’il cherche à oublier !

À une famille, il faut encore du loisir. Sinon, le « chez soi » n’est plus qu’un gîte où l’on roule dans le sommeil. Il faut être un peu dispos pour se plaire ensemble au jardin ou au coin du feu.

– Mais, dira-t-on, on ne peut forcer personne à employer ses loisirs chez soi, et l’habitude est prise d’aller ailleurs.

Sans doute, et un loisir ne saurait s’accompagner de contrainte sans perdre tout son agrément. On ne change pas ses goûts en un jour.

C’est là qu’intervient un troisième élément. Pour avoir un « chez soi » qui vous plaise, il faut, autant que possible, l’avoir à soi. Habiter un garni, est-ce posséder un foyer ?

Heureusement, l’on peut ici reconnaître que de plus en plus nombreuses, et depuis déjà bien des années, sont les habitations ouvrières qui répondent à cette conception. Et dans les paysages de banlieue vont s’effaçant de plus en plus la masure lépreuse et le logis noir.

Ne doutons pas qu’il n’y ait là une des principales raisons de ce retour en masse à l’idée de famille. Il y a une relation beaucoup plus étroite que l’on ne croit entre le cadre matériel de la famille et sa stabilité morale.

Si le cadre est trop vaste, il est plus difficile à conserver ; mais s’il n’y en a pas du tout, la famille est assurée de moins de cohésion.

Voilà pourquoi il y a encore beaucoup de familles paysannes qui, assises sur un petit bien, peuvent se réclamer d’une continuité séculaire. Aucune raison ne s’oppose à ce que les familles ouvrières ne plantent pas aussi leurs racines dans leur jardin.

L’accession familiale à l’indépendance du « chez soi » est l’avenir le plus conforme à la nature humaine et à la paix sociale.

 

ET MAINTENANT, je voudrais conclure cet exposé en essayant brièvement de dégager avec vous l’idée dominante, la suprême signification de la famille.

L’homme, nous venons de le voir, n’est pas fait pour vivre en troupeau. Il est fait pour vivre en famille. Il est, permettez-moi cette expression, un animal familial, le seul ! J’entends déjà les naturalistes se récrier. Et ils nous montreront chez les animaux des couples très unis donnant les plus beaux exemples du dévouement à leurs petits. Sans compter les différences fondamentales qu’implique l’idéal religieux, ou, simplement philosophique, on peut dire, du simple point de vue terrestre, que cette analogie n’est qu’apparente. Le mobile, le but et les conséquences sont absolument différents.

La famille animale est mue par l’instinct nourricier. Elle poursuit la conservation de l’espèce et, par cette raison, les familles d’une même espèce ne se distinguent en rien les unes des autres.

Les parents font naître les petits dans des conditions favorables, les nourrissent, leur apprennent à se nourrir, puis, quand ils les ont quittés, l’oubli est total. Ils ne se reconnaissent même plus à l’autre saison.

Au contraire, dans famille humaine, ce ne sont pas les premiers mois qui expriment sa principale efficacité. J’entends bien, je vous le disais tout à l’heure, que les petits enfants apportent les premières joies, le premier encouragement à la tendresse, mais il n’est pas tout de suite possible de leur communiquer ces sentiments. En somme, le nourrisson, quelque charmante mignardise qu’on lui adresse, s’accommoderait tout aussi bien, dans son inconscience, d’une pouponnière.

Nous l’avons vu, tout à l’heure, il est à la rigueur et en bien des cas, d’autres organisations que la famille, chez les hommes, pour protéger, abriter, nourrir, apporter toute aide matérielle au bas âge, – en un mot, pour assurer la conservation de l’espèce.

Mais la famille humaine commence à prendre sa valeur au moment où la famille animale va se disperser, quand s’éveille l’esprit de l’enfant.

Pourquoi ? Parce qu’elle est faite pour se souvenir et pour prévoir. Elle est une mémoire et un dessein. Elle exprime, chez chaque être humain, l’horreur de l’anonymat, la soif de se définir, de se rattacher, de se continuer et de former ainsi, à travers le temps et les changements du monde, une sorte de conscience immortelle. Sentez-vous ce que cela représente déjà, les grands-parents, les enfants, les petits-enfants ? Quand l’un de ces êtres disparaît, il sait qu’il ne meurt pas tout entier, comme ceux qui restent savent qu’ils retiennent une partie de ce souffle et l’empêchent de s’éteindre, même sur la terre.

Il ne plaît pas à l’homme qui accomplit un effort d’en voir le résultat s’évanouir avec lui, se diluer comme un ruisseau dans la mer. L’homme aime à laisser sa trace. Tout le travail de ceux qui furent aurait-il rayonné, de leur vivant, vers une foule d’étrangers, et ne serait-il vain que pour ceux de leur sang ? Pourquoi dire aux fils : « Recommencez », alors qu’il est à la fois plus simple et plus utile à la société elle-même que soit conservée une force acquise ?

C’est pourquoi l’homme dit à son œuvre, à son effort, à tout ce qui a pu être le résultat de sa vie :

– Ne t’arrête pas quand je ne serai plus. Persiste, augmente, sois une famille, c’est-à-dire une volonté de génération tendue entre deux mondes invisibles : celui des morts et celui des êtres futurs.

Par elle, le vivant se sent porté en même temps qu’il la soutient.

Et cela n’est pas seulement vrai des familles qu’une tradition attentive encourage depuis plus longtemps.

C’est vrai pour toutes les familles à tous les échelons de la fortune. Il ne faut pas avoir séjourné longtemps en un village de France pour recueillir cette impression très vive chez l’artisan, chez le paysan. Chaque famille a son caractère et y tient. Elle est une expérience qui cherche à durer.

Loin de nuire à la société, de lui opposer un égoïsme accapareur, la famille est un multiplicateur de forces humaines, qui, lentement recueillies, ajoutées, composées, sont sauvées de la dispersion et du désordre, et forment ainsi des blocs vivants sur lesquels, mieux que sur l’être passager, peut s’appuyer une nation.

 

 

 

Antoine de LÉVIS-MIREPOIX.

 

Conférence prononcée le 19 mars 1937

à l’Université des Annales.

 

Paru dans Conferencia en décembre 1937.

 

 

 

 

 

 

 

 

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