Charles Nicolle
par
Maurice LEWANDOWSKI
LES rapports entre la science et la religion ont été, à toutes les époques, un signe de contradiction dressé dans l’esprit des savants, une question toujours controversée sur laquelle de récentes discussions ont encore ramené l’attention. Après Ampère qui, toute sa vie, a cherché à réaliser en lui-même cet accord de la science et la foi, après Pasteur qui fut aussi un croyant et n’a jamais caché ses sentiments sur la vie future, bien d’autres parmi nos grands scientifiques se sont attachés à démontrer qu’entre ces deux puissances de l’esprit, il n’y avait aucune incompatibilité d’existence.
En abordant ce passionnant sujet, il nous suffira de rappeler les résultats de l’enquête sur le sentiment religieux et la science, faite par Robert de Flers en 1928, auprès des membres de l’Académie des Sciences. D’après les soixante-douze réponses publiées, un tiers de ces membres se rattachaient au catholicisme, tandis que trois seulement laissaient voir leur hostilité contre le dogme. Mais tous étaient d’accord pour affirmer que le sentiment religieux ne présentait aucune contradiction sur le plan scientifique, et même certains affirmaient la juxtaposition, dans leur esprit, de cette religion avec la science.
Depuis cette enquête, nous avons le témoignage d’un autre grand savant, en lequel revit le génie de Pasteur, avec ses méthodes rigoureuses, son sens critique, son esprit d’observation. Dans ce mouvement qui porte les plus puissants esprits à chercher au-delà de la science un autre aliment que les nourritures terrestres, est entré, par la voie la plus difficile, mais aussi la plus méritoire, Charles Nicolle.
« Nous sommes bien incompétents pour louer ce qui fait votre gloire véritable, ces admirables expériences par lesquelles vous atteignez jusqu’aux confins de la vie, cette ingénieuse façon d’interroger la nature qui tant de fois vous a valu de sa part les plus claires réponses, ces précieuses découvertes qui se transforment chaque jour en conquête de premier ordre pour l’humanité.
« Nul n’a parcouru d’une marche aussi sûre les cercles de la nature élémentaire ; votre vie scientifique est comme une traînée lumineuse dans la grande nuit de l’infiniment petit, dans ces derniers abîmes de l’être où naît la vie. »
Ce magnifique exorde de Renan, recevant Pasteur à l’Académie française, peut être rappelé lorsqu’on veut évoquer les mérites et la gloire qui s’attachent à Charles Nicolle, son émule dans les recherches biologiques, fécondes en merveilleuses découvertes.
N’ayant aucune qualification pour parler de son œuvre scientifique qui a été célébrée, avant et après sa mort, par les savants ses pairs et ses amis, parmi lesquels il faut placer Georges Duhamel, nous ne pouvons nous hausser au niveau d’un pareil sujet que pour aborder un point spécial et final dans cette vie entièrement consacrée à la recherche de la vérité sous toutes ses formes.
Bornons-nous donc à rappeler, en une brève citation, les étapes de cette brillante carrière :
Charles Nicolle est né à Rouen, en 1866.
Docteur en médecine le 24 juillet 1893, chef du laboratoire de bactériologie de l’École de Médecine de Rouen (1896-1902). Nommé directeur de l’Institut Pasteur de Tunis le 1er janvier 1903, il se signala par des travaux scientifiques du plus haut intérêt, dont les principaux portent sur la découverte de la prophylaxie du typhus exanthématique, la recherche des maladies inapparentes et la fièvre de Malte. Ces travaux lui valurent successivement le prix Montyon de l’Académie des Sciences, le prix Osiris en 1927 et le prix Nobel de médecine en 1928 qui consacra sa réputation universelle de savant et de bienfaiteur de l’humanité.
Mais dans cette vie scientifique si bien remplie, il faut faire une place à d’autres recherches qui ont occupé ses dernières années sur ce haut sommet de la pensée où s’agitent les plus vastes problèmes.
*
Parti de la science biologique dont il fut, après Pasteur, le grand maître, armé des plus sûres méthodes, observateur de l’infiniment petit qui se rejoint à l’infiniment grand, Nicolle s’est demandé si, franchissant les limites de cette science, il pouvait pénétrer dans un autre domaine, inaccessible pour ceux qui veulent l’explorer avec le seul appui de la raison humaine.
Deux livres ont été consacrés à ce passionnant sujet, l’un la Nature publié en 1934, l’autre la Destinée humaine paru en 1936, c’est-à-dire l’année de sa mort et que l’on peut, par conséquent, considérer comme son testament spirituel. Nous nous bornerons à suivre l’évolution de sa pensée à travers ces deux ouvrages, sans faire appel à d’autres sources plus intimes qui pourraient nous éclairer sur le travail intérieur de ce puissant cerveau, passant à travers toutes les négations, tous les doutes, pour arriver finalement à la Vérité !
Tourmenté par ces grands problèmes de la matière et de la vie, en un mot de la création, ce maître de la biologie reconnaît qu’il ne peut s’appuyer sur cette science pour affronter ce redoutable inconnu et il le déclare en ces termes : « L’hypothèse d’un Créateur animant la matière ne nous arrêtera pas ; c’est un article de foi, non de logique. Nous ne nions rien, nous attendons la preuve. » Considérant donc Dieu comme une simple hypothèse, il a fait le tour des autres solutions, beaucoup moins accessibles à nos esprits : celle de la matière inanimée portant les caractères de la vie ou bien celle de la vie portant le signe de l’éternité, tout cet effort pour arriver à cette conclusion que le biologiste ignore l’au-delà. Sa science le convainc de l’impuissance humaine à rien démêler là-dessus. Le lendemain de la mort, c’est pour lui l’inconnu.
Si le Christ en tant qu’homme trouve grâce devant lui parce qu’il a connu nos faiblesses, nos tentations, si la cruauté, l’ignominie de sa Passion a surpassé nos pires souffrances, si dans le cri de son désespoir mortel, nous reconnaissons nos angoisses aux soirs des abandons, là s’arrêtent les convictions de Charles Nicolle, qui n’admettent aucunement la révélation consacrant la divinité du Christ.
Dieu lui-même lui apparaît comme une pure création de l’esprit humain. Ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme, c’est l’homme qui a créé Dieu. L’idéal le plus inaccessible reste lié à la matière, puisqu’il éclot dans le cerveau. Ici, Nicolle le fait injuste et violent en concevant Dieu comme responsable de tout le mal dont souffre notre pauvre humanité. Il ne veut pas en reconnaître l’existence comme étant le jeu de la liberté humaine, dans ce court passage terrestre de l’homme, en route vers l’éternité.
« Et, d’ailleurs, dit-il, comment estimer un tel dieu ? Parfait, l’inventeur de la masse grouillante des êtres, inséparable d’une désolante matière où la vie incessamment naît de la pourriture ? Que signifie, dans l’œuvre d’un dieu prévoyant et logique, cette profusion d’essais, ces ratés de tous instants, ce désordre, cette incohérence ? Dans l’œuvre d’un dieu clément, le cannibalisme universel auquel sont liées toutes les existences ? N’a-t-il créé une telle diversité d’êtres que pour qu’ils s’entre-dévorent ? Que signifient les maladies ? Un homme, un monstre humain aurait créé le cancer, les gangrènes, la variole pour ne citer que quelques fléaux hideux, le vocabulaire de toutes les langues ne trouverait pas de termes assez forts pour condamner, flétrir ce pire des criminels. »
Il y a aussi le doute qui, pour Nicolle, s’impose à tous les hommes de bonne foi : « Conçoit-on, écrit-il encore, dans notre monde humain, un père qui ne révèle pas sa présence à son enfant ? Si je voyais Dieu, je croirais en lui tout de suite. N’ayant point de certitude sur sa personne, puisqu’il ne touche pas mes sens et que les figurations qu’on nous présente de lui sont absurdes, j’agis vis-à-vis du Créateur de même manière. Que signifie pour sa gloire et pour mon âme ce jeu de cache-cache ? » Étrange raisonnement chez un savant comme Charles Nicolle, qui revient à dire qu’il ne croit que ce qu’il voit et à considérer que l’évidence par les sens est notre seul instrument de connaissance. Il ne cherche pas la preuve, comme Pascal, dans un effort de sa volonté pour croire. Cette preuve, il l’attend du témoignage de ses sens, comme une évidence.
Après cette exécution sommaire qui ne peut se comprendre qu’en reniant Dieu et en abolissant par conséquent la vie future, Nicolle s’en prend tout naturellement à la religion, pour des raisons analogues. Il lui dit son fait en ces termes :
« Plaignons les croyants. Il est cruel de servir, douloureux d’aimer un Maître que la raison condamne. Il est évident, pour tout croyant doué d’esprit critique, que le paradis, les enfers, les cléments et passagers purgatoires, ne sont que des représentations grossières, à peine acceptables de l’âme enfantine des primitifs, ou comme valeur de symboles. »
Telles sont les idées exprimées en 1934, dans son livre la Nature. C’est, en somme, la théorie consistant à ne rien admettre en dehors de ce que nous fournissent nos sens et que peut contrôler notre raison. Celle-ci elle-même a ses limites. Ne lui demandons donc point de s’attacher à certains problèmes. « Pour le savant, s’il n’existe rien, en dehors, au-dessus de la matière, la raison, si haut qu’elle s’élève, ne quitte pas l’atmosphère des faits. Non seulement elle n’atteint pas l’infini, mais elle ne peut le deviner, le concevoir. Que représente, en effet, l’infini, sinon l’opposé, le contraire du limité, du tangible ? Comment imaginer le contraire d’une chose tangible ? » On verra plus loin combien, dans cette conception biologique, Nicolle s’écarte de Pasteur, pour qui la notion de l’infini était la plus positive de toutes les notions et le fondement de sa croyance dans un Dieu créateur.
La conception de Nicolle n’est d’ailleurs pas neuve, car on connaît sur ce sujet la déclaration de Cabanis, affirmant que l’âme n’existait pas parce qu’il ne l’avait jamais trouvée en fouillant le corps humain avec son scalpel. À quoi il lui fut répondu par un de ses élèves : « Rien d’étonnant à cela, vous n’avez jamais fouillé que des cadavres. »
Mais derrière ses négations, qui n’étaient d’ailleurs que des incertitudes, il y avait chez Nicolle quelque chose de très noble, qu’on nomme la nostalgie du divin. Sur ce drame de conscience, ses déclarations sont fort nettes : changer d’avis ne lui causerait aucune honte ; il ne souhaite rien autant que d’être instruit des hauts problèmes qu’il a honnêtement abordés et dont les solutions ne le satisfont guère. « Je recevrai donc avec allégresse, dit-il, l’illumination décisive et avec une attention complaisante les moindres lueurs inédites. » Se sachant de bonne foi, il n’hésite pas à affirmer que si elles allaient à l’encontre de ses conceptions actuelles, il abandonnerait ces dernières sans hésitation pour n’importe quelle position plus forte.
Ainsi, Nicolle ne pèche pas par indifférence ; il cherche avec sincérité, se faisant adversaire comme l’apôtre Paul avant de trouver son chemin de Damas. Déjà même dans cette crise de doute il dépeint lui-même son état d’âme avec des traits qui laissent percer un vague regret des croyances perdues : « Mon âme est un moderne atelier dans une chapelle gothique. » À un ami qui lui avait adressé un ouvrage mystique, il répondait par l’envoi d’une lampe antique frappée au monogramme du Christ, par laquelle il voulait définir son image : « Une enveloppe chrétienne et pas d’huile. »
Cependant, ce serait une erreur de croire que Charles Nicolle s’installe définitivement dans le doute et que, rejetant l’hypothèse du Créateur, écartant toute religion de sa route, il laisse la conscience livrée à elle-même, sans une loi morale pour lui servir de guide. Sur ce point, voici la pensée du savant quand il ne veut pas voir au-delà des données de cette science : c’est à la nature, seule tangible, seule réelle, qu’il demande une morale en la dégageant par un raisonnement qui ne peut d’ailleurs convaincre ni les âmes ni les cœurs. Dans la conception du savant, puisque nous appartenons à la nature animée, à la vie, nous devons nous assigner comme règle de l’imiter, nous efforcer de conserver notre équilibre personnel et de nous perpétuer. Nous sommes un chaînon parmi les êtres. Notre individualité n’est qu’une forme temporaire qu’ont faite des destins, temporaires eux-mêmes. Forme d’un instant, aimons cette forme éphémère, notre seul bien. Aimons-la chez nous, connaissons, cultivons nos qualités personnelles. Puisque le destin nous rive à nous-mêmes, que nous ne pouvons être autres que nous, soyons de meilleurs nous-mêmes. Cette individualité temporaire, il est de notre devoir de la prolonger. Nous la prolongeons en donnant l’être à d’autres êtres, en venant au secours de nos compagnons d’existence. Chacun à notre place, dans la pièce que nous n’avons pas écrite, jouons notre rôle.
Ainsi, la loi morale que nous enseigne Nicolle est de vivre comme si nous devions toujours exister, de suivre la loi jusqu’à la fin de nos jours. En vérité, cette admirable conception biologiste est une création purement cérébrale, à l’usage des philosophes, des savants qui ont le moyen et le temps de raisonner ce grand problème de conscience. Mais cette construction de l’esprit n’est-elle pas inaccessible à la masse des humains, aux simples, aux déshérités, aux vaincus de la vie, à tous ceux auxquels une dure existence ne permet pas de se plonger dans la contemplation morbide de leur moi ?
*
Nous arrivons maintenant au grand tournant dans la vie de Charles Nicolle, à ce moment où sa conscience, sa raison et même son esprit scientifique ne se satisfont plus avec ces raisonnements complexes et cherchent une autre issue pour sortir du doute dans lequel cette âme chrétienne, qui s’ignorait encore, ne peut se complaire.
Cette évolution était d’ailleurs déjà en germe, à l’état subconscient dans l’esprit de Charles Nicolle, car par une sorte d’atavisme, il est une voie qui, chez lui, n’était pas entièrement fermée, celle du cœur. C’est bien le cœur qui parle lorsque, jetant un regard sur son passé, il évoque cet être divin auquel son âme fut amoureusement attachée et qu’elle a pleuré lorsqu’il lui fallut le rejeter parmi les figures de rêve.
Plus pénétrante encore est cette pensée qui rappelle que le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. Mettant en parallèle les systèmes philosophiques dont les affirmations ne s’adressent qu’à l’esprit, il leur oppose la religion qui connaît les besoins du cœur et donne à ceux qui souffrent le remède que leur cœur attend.
C’est de même avec le cœur qu’il s’incline devant le Christ crucifié, si proche de nous dans ses souffrances, ses angoisses, son agonie. Aussi, avec quelle confiance se rapproche-t-il insensiblement du Dieu fraternel. C’est toujours chez Nicolle la même émotion lorsqu’il laisse parler son cœur au sujet d’une religion dont il s’est séparé dans la pensée que la science comblerait le vide, et à laquelle sa raison lui défendait de croire. N’est-ce pas là le fil mystérieux qui lui permettra, dans sa dernière étape, de retrouver les chemins de la croyance dont il ne s’est écarté, semble-t-il, qu’avec le regret d’une illusion perdue.
Si nous prenons le livre qui fut son dernier écrit : la Destinée humaine, publié en 1936, on commence à percevoir alors plus nettement l’évolution de sa pensée vers l’idée religieuse. Le savant qui avait déclaré que la raison était collée à la matérialité, c’est-à-dire au cerveau humain, et affirmait, par voie de conséquence, que nulle fonction ne peut se dégager de l’organe qui la produit ni de l’être où siège cet organe, ce même savant reconnaît alors que si la raison ne peut pas franchir certaines limites, il peut exister cependant au-delà quelque chose auquel on arrive par d’autres modes de connaissance. Or, il n’y a rien de si conforme à la raison, a dit Pascal, que ce désaveu de la raison.
Nicolle, comme le remarque avec justesse Georges Duhamel, avait puisé dans l’observation des microbes une sage philosophie de la nature animée. Aussi, pour lui, la vie est-elle l’équilibre même à travers des déséquilibres momentanés, et c’est là qu’apparaît la manifestation d’une force qui tend à rétablir l’équilibre, par-dessus la nature inanimée. Voici comment, en restant toujours sur le plan scientifique, le savant se met en marche vers une autre solution du problème de la vie. Observant la circulation des astres dans le monde, leurs alternatives de lumière et d’obscurité, la désintégration des substances radioactives, celles de l’atome, sa recomposition, Nicolle conclut que toutes ces données nouvellement acquises semblent bien indiquer, dans la matière prétendue inerte, l’existence de forces, sans cesse en mouvement, qui se transforment, se retrouvent et constituent quelque chose qui ressemble aux palpitations de la vie.
En partant de cette constatation qui satisfait son esprit chercheur, Nicolle oriente ensuite sa pensée vers la conception d’un Dieu créateur, celle qui s’affirme dans le livre la Destinée humaine. Mais déjà, dans l’introduction, nous trouvons cette déclaration qui témoigne que nous ne sommes plus en présence du même esprit figé dans ses doutes :
« Mon second livre montre que ma pensée n’a pas cessé d’évoluer depuis la date de ma précédente publication et, toujours, au détriment de la raison humaine comme autorité dans mes conceptions biologiques générales.
« Elle peut poursuivre merveilleusement encore, peut-être indéfiniment son travail en profondeur, mener à des conceptions grandioses, à des applications dont notre foi dans le génie humain ne peut se former nulle idée. En étendue, elle ne pourra dépasser les limites de sa fonction physiologique, liée aux besoins de notre vie, encore moins prétendre d’expliquer l’au-delà. »
Nous arrivons maintenant à une nouvelle ascension dans la pensée de Nicolle, en face de ce grand problème qui fut sa préoccupation dans le dernier tournant de son existence de savant : ce que la raison perd, voici que sa conscience le gagne. Partant de ce désir de survie qui entre dans la composition de son esprit, il la qualifie d’aspiration vers un au-delà dont il ne conçoit pas l’image. Il reconnaît l’existence chez tous les hommes de cette aspiration vers l’immortalité, et si cette aspiration n’est point seulement l’autre face de la crainte de la disparition, il y a là du moins un sentiment intime, indéracinable que n’explique pas la biologie. Crainte ou désir, ce sentiment existe et encore est-il renforcé en y ajoutant la conception de la justice, phénomène de conscience qu’il fait entrer dans sa notion d’équilibre humain que notre vie sur terre ne peut contenter. Là encore, il laisse de côté la raison, instrument qui ne peut conduire à la vérité, et se découvre une conscience chrétienne, sans cependant en dégager une idée religieuse précise, tant que son âme n’aura pas été éclairée par la foi. Enfin, pas à pas, il arrive à cette seconde étape vers l’immortalité de l’âme lorsqu’il conclut par cette déclaration : « Comme tous mes semblables, je sens en moi une vive aspiration vers la survie et vers l’accomplissement de la justice. »
Ainsi, au cours de cette évolution de sa pensée, comprenant que la science ne résout pas tous les problèmes de la vie, Nicolle commence à admettre l’existence de cet au-delà, vide encore pour lui, mais à travers duquel il tâtonne en se guidant avec un autre instrument qui, lui, n’est pas collé forcément au cerveau : l’intuition, c’est-à-dire ce qu’il a appelé lui-même l’habitude de la divination 1.
Cette divination dont il s’était déjà servi pour ses découvertes est aussi le don qui va bientôt ouvrir les portes de l’âme, en attendant son entrée dans le domaine religieux. Charles Nicolle, après avoir creusé le fossé entre la science et la religion, fait les premiers pas pour le franchir, en reconnaissant que, dans ce grave problème de nos destinées, il n’a pas jusque-là tenu suffisamment compte d’un fait positif, cette aspiration vers l’immortalité qui implique que, dans ce problème, le dernier mot ne doit pas rester à la matière.
Aussi, son dernier livre a-t-il comme épilogue cette ferme déclaration, qui est le renversement de ses précédentes conclusions, et par laquelle il décrit son état d’âme :
« Convaincu, de façon définitive, de l’incapacité de notre intelligence à comprendre les phénomènes biologiques qui dépassent les limites des nécessités de notre vie et qui n’ont pas pour base le témoignage des sens, il ne pouvait laisser ignorer son trouble au lecteur. » Pour croire, il attendait une preuve. Or, il faut croire qu’il l’a trouvée par intuition, en découvrant son âme, car à cet épilogue s’ajoute une émouvante précision : « L’auteur n’avait plus qu’un pas à franchir pour suivre les conseils thérapeutiques qu’il donnait aux autres. Le fait s’accomplit le 10 août 1935. »
Ce conseil était de chercher la vérité et le salut dans la religion. C’est ce que fit Charles Nicolle, au faîte de sa carrière de savant, en la clôturant, après une année de travail intérieur, par une admirable fin chrétienne, ainsi qu’en fait foi cette ultime lettre qui impressionna vivement tous ses amis :
« J’ai consulté un religieux et je lui ai dit mon état d’âme, mes doutes, mes espoirs. Il m’a ouvert les portes de la bergerie, et je me suis mêlé au troupeau. »
Sur cette évolution des idées de Nicolle et ce qu’il faut bien appeler son retour à la tradition religieuse, celle des morts qui parlent, nous avons un témoignage impartial, dont on ne saurait récuser la valeur, celui de Georges Duhamel, dans son discours de réception à l’Académie française. Ami et admirateur de Nicolle, il nous le montre au terme de sa course, attestant qu’au-delà de la raison, signe sous lequel il avait placé toute sa science, il y avait un autre instrument de la connaissance, et un autre domaine à explorer.
« ...Des savants comme celui que je viens de vous citer, reconnaissent, au terme d’une vie de recherches, que la raison est impuissante à expliquer tous les phénomènes de la vie, tous ces phénomènes dont ils ont fait leur ardente et patiente étude. De tels esprits n’abandonnent certes pas l’exercice de la raison : ils se résignent à ne pas lui demander ce qu’elle ne saurait nous donner. »
Bien d’autres auraient qualité pour parler de cette fin d’une âme qui, après avoir été traversée par le doute, a regardé la mort en face avec la sérénité du chrétien plein de confiance dans la miséricorde divine. Les sacrements de l’Église lui ont fourni le viatique nécessaire pour le difficile passage. Et surtout qu’on ne croie pas que c’était pour lui une conversion de la dernière heure, inspirée par quelque vague crainte, procédant d’une faiblesse d’esprit, d’un excès de souffrance, ou même du sentiment respectable de donner cette suprême satisfaction à son entourage familial. Pour Nicolle, c’est un retour à la religion de son enfance, un acte volontaire et réfléchi, partant des profondeurs de sa conscience, sans l’opposition de sa raison, et qui, par des étapes successives, a incliné cette belle intelligence vers les vérités éternelles.
À ceux qui pourraient croire que ce retour à la religion est une manœuvre de la dernière heure pour amener Nicolle à désavouer en public ce qui avait été la base de sa science biologique et philosophique, Léon Daudet a donné la réponse en publiant une lettre du 14 novembre 1936, c’est-à-dire plus de trois mois avant sa mort.
Après avoir annoncé à son ami que le livre sur la Nature aurait une suite, la Destinée humaine, il en donne l’idée principale : « Ce livre montrera, d’une manière définitive, l’incapacité de la raison à expliquer les faits biologiques, et en particulier ceux qui ont trait à la genèse des êtres vivants. »
Mais là n’est pas le seul intérêt de cette lettre, car elle se termine par une conclusion qui montre à Léon Daudet stupéfait le fond de l’âme de son vieil ami, alors que depuis sa jeunesse il le savait éloigné de toute croyance religieuse : « Puisque la raison humaine est incapable, inutile d’aller chercher d’autre explication que la traditionnelle ; d’où retour à la religion catholique, apostolique et romaine. En fin de compte, je fais donc comme toi, je me rallie. Ce qui ne veut pas dire que je respecte l’autorité dans ses excès et ses ridicules. J’accepte la décision du Maître. Je n’accepte pas celle de la domesticité... Je te dis adieu. »
Cette ferme déclaration, s’ajoutant à celle que nous avons déjà citée et au post-scriptum de son dernier livre, témoigne du souci qu’avait Charles Nicolle de marquer, après son retour à la religion, jusqu’où l’avait mené l’évolution de sa pensée, réalisant en sa personne l’accord entre la science et la foi. Ainsi se comprennent et s’éclairent ses dernières affirmations, suivant lesquelles il entendait montrer, par un trait décisif, sa vraie figure de savant, mort en chrétien.
« Je meurs dans la religion catholique romaine où je suis né et où je suis rentré en août 1935. M’étant convaincu que la raison humaine était impuissante à expliquer les faits de la vie, me sentant une responsabilité vis-à-vis des lecteurs de mes livres de biologie, j’ai choisi de me rattacher à l’opinion traditionnelle dans ma famille. »
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Sur ce haut sommet de la pensée, tous n’arrivent pas par le même chemin. Nicolle a rejoint Pasteur qui était un croyant mais a cherché cependant, lui aussi, à donner une base solide à sa foi religieuse. Partant de la notion la plus positive, celle que la science ne peut pas écarter, la notion de l’infini, il en voit dans la religion la plus haute expression.
Comme ce fut le cas pour Nicolle, qui est arrivé à la foi par nue voix plus tourmentée, Pasteur ne demande pas à sa raison de lui découvrir les vérités éternelles. En face de la mort, il place une espérance. Il écrivait en 1863 : « Ma philosophie est toute du cœur et point de l’esprit et je m’abandonne, par exemple, à celle qui inspire ces sentiments si naturellement éternels que l’on éprouve au chevet de l’enfant que l’on a chéri et dont on voit s’échapper le dernier souffle. À ce moment suprême, il y a quelque chose au fond de l’âme qui nous dit que le monde pourrait bien ne pas être un pur ensemble de phénomènes propres à un équilibre mécanique sorti du chaos des éléments par le simple effet du jeu graduel des forces de la matière. »
C’est l’idée fondamentale qu’il a reprise lors d’un évènement parmi les plus marquants de cette glorieuse carrière, son entrée à l’Académie française.
Répondant à Renan dans son discours de réception, Pasteur se met en face du positivisme, alors très en faveur dans les milieux scientifiques, tel qu’il avait été exposé par Auguste Comte et ses disciples. Parlant en savant non moins qu’en chrétien, Pasteur nous donne le fondement rationnel de sa croyance religieuse :
« Littré a défini ainsi le positivisme envisagé au point de vue pratique : “Je nomme positivisme tout ce qui se fait dans la société pour l’organiser suivant la conception positive, c’est-à-dire scientifique du monde.”
« Je suis prêt à accepter cette définition, à la condition qu’il en soit fait une application rigoureuse ; mais la grande et visible lacune du système consiste en ce que, dans la conception positive du monde, il ne tient pas compte de la plus importante des notions positives, celle de l’infini.
« Au delà de cette voûte étoilée, qu’y a-t-il ? De nouveaux cieux étoilés. Soit ! Et au-delà ? L’esprit humain, poussé par une force invincible, ne cessera jamais de se demander : qu’y a-t-il au-delà ? Veut-il s’arrêter, soit dans le temps, soit dans l’espace ? Comme le point où il s’arrête n’est qu’une grandeur finie, plus grande seulement que toutes celles qui l’ont précédée, à peine commence-t-il à l’envisager que revient l’implacable question et toujours sans qu’il puisse faire taire sa curiosité. Il ne sert de rien de répondre : au-delà sont des espaces, des temps ou des grandeurs sans limites. Nul ne comprend ces paroles. Celui qui proclame l’existence de l’infini, et personne ne peut y échapper, accumule dans cette affirmation plus de surnaturel qu’il n’y en a dans tous les miracles de toutes les religions ; car la notion de l’infini a ce double caractère de s’imposer et d’être incompréhensible. Quand cette notion s’empare de l’entendement, il n’y a qu’à se prosterner. Encore, à ce moment de poignantes angoisses, il faut demander grâce à la raison : tous les ressorts de la vie intellectuelle menacent de se détendre : on se sent prêt d’être saisi par la sublime folie de Pascal. Cette notion positive est primordiale, le positivisme l’écarte gratuitement, elle et toutes ses conséquences dans la vie des sociétés. »
Cette notion de l’infini se confond pour Pasteur avec l’idée de Dieu, qui en est l’inévitable expression. Elle se complète par l’évocation du Christ que nous révèle l’Évangile : « Heureux celui qui porte en soi un Dieu, un idéal de beauté et qui lui obéit : idéal de l’art, idéal de la science, idéal de la patrie, idéal des vertus de l’Évangile. Ce sont là les sources vives des grandes pensées et des grandes vocations. Toutes s’éclairent des reflets de l’infini. »
Ainsi Pasteur s’élevait sans effort dans le domaine des choses de l’âme. Notion dominatrice de l’Infini, croyance en Dieu, conviction que l’activité bienfaisante que tout homme est capable d’exercer en ce monde doit passer au-delà, tels étaient les sentiments dont Pasteur était imprégné. Toute sa vie, il avait été pénétré des vertus de l’Évangile. Respectueux de la religion de ses pères, il voulait, sans mystère ni ostentation, en recevoir le secours dans cette dernière période de sa vie.
Et voici, d’après son biographe, René Valléry-Radot, bien placé pour connaître le fond de cette belle âme chrétienne, la vision suprême du mourant : une de ses mains était dans les mains de Mme Pasteur ou de l’un de siens, et l’autre tenait un crucifix.
Tout ce mouvement d’idées, ces aspirations de l’âme, de Pasteur à Nicolle, en passant par d’autres savants chrétiens convaincus, Pierre Termier ou Louis de Launay, doivent être considérés comme des manifestations individuelles sur des plans différents et sans lien apparent entre elles. Cependant n’est-il pas permis de les concevoir comme puisées à la même source et répondant à ce même besoin, si bien défini par Bergson : « Le corps humain agrandi par la science attend un supplément d’âme. »
Pour Pasteur comme pour Nicolle, faut-il s’étonner d’une pareille conception divine au-delà de leur science ? Le savant vit dans un milieu où il faut parfois savoir se dévouer, au risque des contagions mortelles, où le sacrifice pour le bien de l’humanité est une sorte d’instinct supérieur qui devient un devoir de conscience. C’est cet esprit de sacrifice qui donne à l’être sa pleine valeur, et cette suprême beauté, lorsqu’au service d’une idée, il sait regarder la mort en face. Aussi comprend-on que ceux qui sont animés de cet amour du sacrifice puissent se rapprocher d’une religion, dans laquelle le don de soi est la plus haute expression de l’amour du chrétien pour son Dieu et pour son prochain.
Maurice LEWANDOWSKI.
Paru dans La Revue universelle
en juin 1939.
1 C’est ce don merveilleux que lui reconnaît Georges Duhamel : « Charles Nicolle a fait ses plus belles découvertes en contemplant la vie. Le laboratoire n’intervenait que pour vérifier et démontrer les hypothèses du contemplateur. »