Foi et obstination

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Clive Staple LEWIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus d’un discours a été lu au Socratic Club d’Oxford faisant ressortir le contraste entre l’attitude présumée chrétienne et l’attitude présumée scientifique à l’égard de la foi. On nous a dit qu’un scientifique pense qu’il est de son devoir de proportionner sa foi aux preuves existantes ; de croire d’autant moins qu’il y a moins de preuves, et même de cesser entièrement de croire, si on lui présente des preuves fiables allant à l’encontre de la foi. On nous a dit qu’un chrétien, par contre, trouve qu’il est louable de croire même s’il n’y a pas de preuves, ou de dépasser par la foi les preuves existantes, ou de garder une foi intacte en dépit de l’accumulation de preuves contraires. Il préconiserait ainsi « une foi à toute épreuve », autrement dit une foi immunisée contre tous les assauts de la réalité.

Si cet exposé reflète fidèlement la situation, la coexistence au sein d’un même groupe de tels scientifiques et de tels chrétiens serait un phénomène pour le moins inattendu. Le fait que les deux classes semblent empiéter l’une sur l’autre – et c’est effectivement le cas – serait tout à fait inexplicable. Sans nul doute, toute discussion entre des êtres aussi différents serait sans issue. Le but de cet essai sera de montrer que les choses n’en sont tout de même pas là. Il faudra aussi définir de manière plus précise dans quelle mesure les scientifiques proportionnent leur foi aux preuves existantes et dans quelle mesure les chrétiens ne le font pas. Mon souhait est que par la suite, même s’il subsiste quelques divergences de vue entre les deux classes, celles-ci ne restent pas là à se regarder en chiens de faïence, sans le moindre espoir de jamais se comprendre.

D’abord un mot sur la foi en général. Autant que je sache, ce n’est pas monnaie courante dans les milieux scientifiques de « proportionner sa foi aux preuves existantes », comme on l’a prétendu. Les scientifiques ne cherchent pas tant à croire les faits qu’à les découvrir. Et aucun d’eux n’utilise à ma connaissance le mot « croire » à propos de choses qu’il a découvertes. Le médecin « croit » qu’un homme a été empoisonné avant d’avoir fait l’autopsie du cadavre ; après l’autopsie, il dit que l’homme a été empoisonné. Personne ne dit qu’il croit à la table de multiplication. Ayant pris un voleur la main dans le sac, personne ne dit qu’il croit que cet homme volait. Dans son travail, tout scientifique digne de ce nom s’efforce de laisser la foi ou le doute faire place à la connaissance. Il se sert bien sûr d’hypothèses et de suppositions, mais je ne pense pas qu’il s’agisse de foi. Si nous voulons connaître l’attitude du scientifique à l’égard de la foi, il ne faut donc pas l’observer durant son travail, mais pendant ses heures de loisir.

En français moderne, le verbe « croire », à deux exceptions près, exprime en général l’idée d’une opinion pas très assurée. « Où est Jean ? » – « Il est allé à Paris, je crois. » Mon interlocuteur ne serait que modérément surpris si, après tout, Jean n’était pas allé à Paris. « Quand cela s’est-il passé ? » – « En l’an 430 av. J.-C., je crois. » L’élève laisse entendre qu’il n’est pas du tout sûr de ce qu’il avance. Il en va de même pour la forme négative « je ne crois pas » (« Dupont commencera-t-il ses études cette année ? » – « Je ne crois pas. ») Mais formulée un peu autrement, elle constitue l’une des exceptions que je signalais il y a un instant. Il s’agit naturellement de la forme « je ne le crois pas » ou « je n’y crois pas », ou de celle, encore plus forte, « je ne vous crois pas ». La forme négative « je ne le crois pas » est bien plus forte que la forme positive « je crois ». « Où est Madame Durand ? » – « Elle est partie avec le boucher, je crois. » – « Moi, je ne le crois pas. » Ceci, surtout dit en élevant le ton, peut exprimer une conviction qui, sous la forme d’une certitude subjective, ne se différencie guère de la connaissance expérimentale.

L’autre exception est l’affirmation « je crois » lorsqu’elle est faite par un chrétien. Il n’est pas très difficile de faire comprendre à un matérialiste invétéré, même s’il ne l’approuve nullement, l’attitude fondamentale exprimée par ce « je crois ». Il n’a qu’à se figurer sa propre réplique « je n’y crois pas » au récit d’un miracle et imaginer ensuite le même degré de conviction chez la partie adverse. Il sait fort bien qu’il ne peut pas d’emblée avancer une réfutation ayant la rigueur d’une démonstration mathématique. Mais il n’envisage pas davantage l’éventualité que le miracle se soit effectivement produit, qu’il ne redoute que l’eau ne soit pas composée de H et de O.

De même, le chrétien ne prétend pas nécessairement disposer de preuves formelles. Mais l’éventualité que Dieu puisse ne pas exister n’effleure même pas son esprit. Bien sûr, certains chrétiens soutiennent que de telles preuves existent, tout comme certains matérialistes prétendent disposer des preuves du contraire. Mais alors, que ce soit l’un ou l’autre qui ait raison (en supposant qu’il y en ait un), du moment qu’il s’accroche à une preuve – positive ou négative – il ne peut être question ni de foi ni d’incrédulité, mais seulement de connaissance. Or, nous parlons de foi et d’incrédulité au plus haut degré, et non de connaissance. La foi, dans le sens fort du terme, est à mon avis l’acquiescement donné à une proposition dont la vraisemblance est si frappante que psychologiquement le doute est exclu, bien que logiquement le débat ne le soit pas.

On peut se demander si ce type de foi (ou d’incrédulité) a parfois pour objet des propositions autres que théologiques. Il me semble en effet que bien des croyances s’en rapprochent ; bon nombre de probabilités nous paraissent si fortes que même l’absence de certitude logique n’éveille pas l’ombre d’un doute en nous. Les croyances scientifiques des non-scientifiques sont souvent de cette nature, surtout dans les milieux populaires. La plupart de nos croyances au sujet d’autrui sont aussi à ranger dans cette catégorie.

Même le scientifique – du moins celui qui en est un lorsqu’il est dans son laboratoire – se fait une certaine opinion de sa femme et de ses amis ; il la soutient, non sans preuves à l’appui, mais avec bien plus d’assurance que ne l’y autoriseraient ces preuves, s’il acceptait de les soumettre à une analyse aussi rigoureuse que celles qu’il pratique dans son laboratoire. La plupart des gens de ma génération croyaient à la réalité du monde extérieur et à celle d’autrui – ou, si vous préférez, refusaient de croire au solipsisme – à un degré excédant de loin le poids des arguments les plus forts. Comme on le prétend aujourd’hui, il se peut que toute l’affaire n’était basée que sur des erreurs de raisonnement et qu’il s’agissait en fin de compte d’un faux problème ; mais nous, dans les années vingt, ne le savions pas. Or, nous avons malgré tout trouvé moyen de ne pas croire au solipsisme.

Il n’a pas été question jusqu’à présent de foi dénuée de preuves. Il ne faut pas confondre la façon dont un chrétien acquiesce, au début, à certaines propositions, et la façon dont il y adhère par la suite. Il faut soigneusement distinguer l’une de l’autre. En ce qui concerne la deuxième, il est, en un sens, exact de dire que les chrétiens incitent à une certaine prudence à l’égard de preuves apparemment contraires. J’y reviendrai plus tard. Mais à ma connaissance, ils n’attendent de personne qu’il acquiesce d’emblée à ces propositions, sans la moindre preuve ou en dépit de preuves contraires. En tout cas, si quelqu’un s’y attend, ce n’est certainement pas moi. En réalité, la personne qui accepte le christianisme pense toujours avoir de bonnes raisons de le faire, qu’il s’appuie comme Dante sur des fisici e metafisici argomenti, sur des preuves historiques, sur des preuves tirées de l’expérience religieuse, sur une autorité ou sur l’ensemble de pareils éléments. Une autorité, quelle que soit l’opinion que nous nous faisons d’elle à tel ou tel sujet, constitue en effet une sorte de preuve. Pour toutes nos connaissances sur l’histoire, pour la plupart de celles sur la géographie et pour nombre de questions ayant simplement trait à la vie quotidienne, nous invoquons l’autorité de sources humaines, que nous soyons chrétiens, athées, hommes de science ou de la rue.

Ce n’est pas le but de cet essai d’apprécier la validité de telle ou telle preuve sur laquelle les chrétiens fondent leur foi ; pour ce faire, il faudrait une apologie en bonne et due forme. Ce que je me propose, c’est de mettre en lumière que, même en mettant les choses au pis, ces preuves ne sont pas mal fondées au point d’apporter de l’eau au moulin de ceux qui prétendent que le fait de se laisser convaincre par de telles preuves équivaut à nier l’évidence. L’histoire de la pensée semble le montrer clairement. Le fait est notoire que les croyants ne se distinguent pas des non-croyants par quelque funeste pauvreté intellectuelle ou quelque refus pervers de réflexion. Nombre d’entre eux ont été de grands penseurs ou des savants de renom. Nous pouvons être d’avis qu’ils se sont trompés, mais nous devons concéder que leur erreur était pour le moins plausible. C’est en tout cas la conclusion que l’on peut tirer du nombre et de la diversité des arguments qu’on oppose à la foi. En faisant le procès de la religion, on ne cite en effet pas un, mais une foule de chefs d’accusation.

Certains, comme Capanée 1 dans Stace 2, disent qu’elle serait la projection de nos peurs primitives, primus in orbe deos fecit timor 3 ; d’autres, à la suite d’Évhémère 4, qu’elle serait une sorte de piège tendu par d’infâmes rois, prêtres ou capitalistes ; d’autres, à l’exemple de sir Tylor 5, qu’elle aurait comme origine des rêves au sujet des morts ; d’autres, en accord avec sir Frazer 6, qu’elle serait un sous-produit de l’agriculture ; d’autres, comme Freud, qu’elle serait un complexe, et les auteurs modernes, qu’elle proviendrait d’un faux raisonnement. Mais personne ne pourra jamais me faire croire qu’une erreur contre laquelle on a jugé nécessaire de déployer un tel arsenal d’armes défensives manquait de prime abord de toute plausibilité. Tout « ce branle-bas et cette fièvre dans le pays » supposent un ennemi de taille.

Certains de nos contemporains envisagent, bien sûr, toute cette situation à la lumière de la théorie des désirs refoulés. Ainsi vont-ils admettre que tel homme, donnant par ailleurs l’impression d’avoir toute sa tête, a été séduit par les arguments invoqués à l’appui de la religion. Mais ils prétendront que, trompé dans un premier temps par ses propres désirs, il a ultérieurement échafaudé toute une argumentation capable d’apporter un semblant de rationalité ; et que ces arguments, tout en n’ayant jamais eu la moindre plausibilité par eux-mêmes, en donnaient l’impression, du fait qu’à notre insu, nos désirs leur procuraient un certain poids.

Je ne nie pas que ce genre de chose puisse se produire quand nous réfléchissons à la religion ou d’ailleurs à n’importe quel autre sujet. Mais de là à vouloir en faire la cause principale de l’assentiment que l’on donne à la religion, il n’y a pas de commune mesure. Nos désirs peuvent du reste nous faire pencher de l’un ou de l’autre côté – ou même des deux côtés. L’opinion selon laquelle tout homme éprouverait de la joie – et rien d’autre que de la joie – s’il parvenait à la conclusion que le christianisme dit vrai, est à mon avis une absurdité. Si Freud dit vrai à propos du complexe d’Œdipe, l’impulsion universelle due au souhait de la non-existence de Dieu doit être considérable et l’athéisme doit être une admirable gratification de l’un des plus puissants de nos instincts refoulés. On pourrait d’ailleurs utiliser cet argument en faveur du théisme, mais je n’ai pas l’intention de le faire. En réalité, du fait de son ambivalence fatale, il peut être utilisé pour défendre l’une ou l’autre cause.

Les désirs de l’homme vont d’un côté comme de l’autre ; et puis il y a les pulsions dues à la crainte comme il y a celles dues aux désirs, et si l’on est prédisposé à l’hypocondrie, on aura toujours tendance à tenir pour vraie la chose dont on souhaite le plus qu’elle soit fausse. Ainsi, à la place du seul cas de figure sur lequel il arrive à nos adversaires de porter leur attention, il y en a en réalité quatre. Un homme peut être chrétien parce qu’il désire que le christianisme soit vrai. Il peut être athée parce qu’il désire que l’athéisme soit vrai. Il peut être athée parce qu’il désire que le christianisme soit vrai. Il peut être chrétien parce qu’il désire que l’athéisme soit vrai. Il est clair que ces éventualités s’excluent mutuellement, n’est-ce pas ? Alors qu’elles peuvent être d’une certaine utilité pour analyser un cas précis de foi ou d’incrédulité dont nous connaissons les antécédents, elles ne nous serviront à rien pour expliquer l’un ou l’autre en règle générale. À mon avis, elles ne nous permettent pas de réfuter l’opinion selon laquelle il existe des preuves pour ou contre la position chrétienne que des esprits rationnels et par surcroît honnêtes peuvent évaluer différemment.

Je vous prie donc de substituer une image un peu moins systématique à celle que je vous présentais au départ. Sur celle-ci, vous vous en souvenez, vous trouviez deux catégories d’hommes l’une en face de l’autre de chaque côté d’un gouffre béant : d’un côté les scientifiques qui proportionnent leur foi aux preuves existantes, et de l’autre les chrétiens qui ne le font pas. L’image que je préfère est la suivante. Sur des questions qui présentent de l’intérêt pour eux, tous les hommes sans exception aspirent à passer le plus rapidement possible du domaine de la foi à celui de la connaissance, et une fois parvenus à la connaissance, ils cessent de dire qu’ils croient. Les questions sur lesquelles se penche le mathématicien requièrent une technique essentiellement claire et précise. Pour celles qui retiennent son attention, le scientifique a ses techniques propres différentes de celles qu’utilise le mathématicien. Et les questions qui préoccupent l’historien ou le juge doivent encore être traitées différemment.

Le mathématicien base sa démonstration (c’est du moins ce qu’il nous semble, à nous profanes) sur le raisonnement, le scientifique sur l’expérimentation, l’historien sur des documents et le juge sur la confrontation des dépositions sous serment des témoins. Pour ce qui est des questions extra-professionnelles, ces hommes partagent, en tant qu’hommes, nombre de croyances auxquelles ils n’appliquent habituellement pas les méthodes que l’on pratique dans leur profession. Sinon, ils risqueraient d’être pris pour des malades, voire des débiles mentaux. Pour ce qui est de leur intensité, ces croyances peuvent aller de l’opinion la plus vague à la certitude subjective la plus absolue. Parmi les croyances fortes, il y a par exemple les « je crois » du chrétien et les « je n’en crois pas un traître mot » de l’athée convaincu. Bien sûr, l’objet de leur désaccord ne requiert pas nécessairement une prise de position aussi catégorique. Certains opinent avec modération pour ou contre l’existence de Dieu. D’autres, par contre, manifestent une foi – ou une incrédulité – inébranlable. Et toutes ces croyances, qu’elles soient fortes ou modérées, sont fondées sur ce que leurs tenants prennent pour des preuves, les croyants ou les non-croyants aux convictions les plus tenaces étant persuadés d’avoir les preuves les plus solides. Nous n’avons aucune raison de supposer que l’une des parties en présence fasse preuve d’un illogisme flagrant ; nous pouvons seulement penser qu’elle fait erreur. Une des parties a dû mal interpréter les preuves existantes. Et même ainsi, l’erreur ne doit pas être grossière, sinon le débat ne se poursuivrait pas.

Voilà ce que je tenais à dire sur la façon dont un chrétien acquiesce au début à certaines propositions. Passons maintenant à quelque chose de tout à fait différent – à la façon dont il adhère à la foi une fois qu’il l’a. C’est à ce stade que l’accusation d’illogisme et de refus de tenir compte des preuves prend une certaine importance. Car il faut reconnaître d’emblée que les chrétiens font l’éloge d’une telle adhésion comme si elle avait quelque chose de méritoire ; en un sens, elle leur paraît d’autant plus méritoire que les arguments que l’on avance contre leur foi deviennent plus forts. Ils vont jusqu’à s’avertir l’un l’autre que de telles preuves apparentes invoquées contre la foi – de telles « épreuves de la foi » ou « tentations de douter » – n’ont rien de surprenant, et ils sont fermement décidés à leur résister. Une pareille attitude est aux antipodes de celle que nous exigeons tous de la part du savant ou de l’historien dans leurs disciplines respectives. Dans leur cas, toute négligence ou tout refus de tenir compte du moindre indice pouvant invalider leur hypothèse favorite serait tenu par tous pour insensé et scandaleux. Car celle-ci doit être soumise à tous les tests et exposée méthodiquement au doute.

Mais à mon avis, une hypothèse ne doit pas être prise pour une croyance. Et si nous considérons le savant, non plus dans son laboratoire au milieu de ses hypothèses, mais dans la vie courante avec ses croyances, je pense que le contraste entre le chrétien et lui n’est plus aussi frappant. Si un doute au sujet de la fidélité de sa femme vient à effleurer son esprit, va-t-il considérer de son devoir immédiat d’analyser ce doute avec une parfaite impartialité, d’entreprendre aussitôt une série d’expériences lui permettant de l’évaluer, et d’attendre le résultat avec une froide objectivité ? Il se peut qu’il en arrive là. Car il y a des femmes infidèles, et il y a des maris fureteurs. Mais est-ce bien là le genre de démarche que ses collègues lui recommanderaient (disons, à l’unanimité moins une voix) comme étant la première à entreprendre et la seule conciliable avec sa réputation de scientifique ? Ou bien lui reprocheraient-ils, comme nous, sa défaillance morale, plutôt que de le louer pour sa rigueur intellectuelle, s’il venait à agir ainsi ?

Je n’ai insisté sur ce point que pour mettre en garde contre la tendance de certains à exagérer la différence entre l’attachement opiniâtre du chrétien à sa foi et le comportement d’êtres normaux vis-à-vis de leurs croyances non théologiques. Je ne prétends nullement que le cas que j’ai décrit plus haut est un reflet fidèle de l’obstination chrétienne. Car les preuves de l’infidélité de la femme peuvent s’accumuler et devenir si éloquentes que ce serait folie de la part de notre savant de ne pas y croire. Quant au chrétien, il semble prôner une adhésion à sa foi initiale qui lui permette de résister à n’importe quel argument. Je me propose à présent de montrer qu’un tel éloge de l’adhésion à la foi initiale n’est en fait qu’une conséquence logique de cette foi initiale.

Pour ce faire, le mieux est d’imaginer un instant certaines situations où les rôles sont intervertis. C’est de nous que le christianisme exige une foi de cette nature, mais dans certaines circonstances, c’est nous qui l’exigeons des autres. Ainsi, nous pouvons nous trouver en mesure de tirer un autre d’affaire, à la seule condition qu’il veuille bien nous faire confiance. Qu’il s’agisse de libérer un chien pris dans un piège, d’ôter l’écharde du doigt d’un enfant, d’apprendre à nager à un jeune garçon ou d’en sauver un qui ne sait pas, d’aider un débutant tremblant de peur à franchir un passage dangereux dans la montagne, le seul obstacle fatal risque bien d’être le manque de confiance. Nous exigeons qu’ils aient confiance en nous en dépit de ce qu’ils éprouvent, imaginent ou pensent. Nous exigeons qu’ils nous croient qu’une douleur momentanée va soulager leur souffrance ou qu’une démarche périlleuse est leur seul salut. Nous exigeons qu’ils acceptent certaines contradictions apparentes : que si l’on enfonce davantage la patte dans le piège, on réussira à la dégager – qu’en faisant d’abord bien plus mal au doigt, on fera cesser la douleur – que l’eau, contre toute apparence, est capable de nous porter – qu’en se cramponnant au seul objet à portée de main, on ne fait qu’augmenter le risque de noyade – que le fait d’escalader un rocher encore plus à pic est le seul moyen de ne pas tomber.

Pour rendre crédibles tous ces incredibilia, nous ne pouvons faire appel qu’à la confiance d’autrui – une confiance qui ne prend appui sur aucune démonstration, et évidemment teintée d’émotions et, si l’autre nous est inconnu, basée sur la seule impression de sécurité que peut donner le ton de notre voix, l’expression de notre visage, ou même, si nous venons au secours du chien, notre odeur. Parfois, à cause du manque de confiance des personnes concernées, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Mais si nous arrivons à nos fins, c’est qu’elles ont gardé confiance en nous, contre toute apparence. Personne ne peut nous reprocher d’exiger une telle confiance ni leur reprocher de nous l’accorder. Personne ne vient dire après coup que le chien, l’enfant ou le jeune garçon ne devait pas être bien malin de nous avoir ainsi fait confiance. Si notre jeune alpiniste est un scientifique, il y a gros à parier qu’au moment où l’on examinera sa demande de bourse universitaire, on ne l’accusera pas d’avoir un jour enfreint les règles de démonstration logique établies par Clifford 7 pour avoir affiché une foi bien plus forte que les preuves existantes ne l’y autorisaient.

Ainsi, l’adhésion à la foi chrétienne équivaut ipso facto à croire que nous sommes par rapport à Dieu ce que le chien, l’enfant, le jeune baigneur ou l’alpiniste étaient par rapport à nous, mais à un degré bien plus élevé et intense. D’où la conclusion parfaitement logique que le comportement le mieux adapté à leur situation le sera aussi à la nôtre, mais à un degré bien plus élevé et intense. Notez-le bien : je ne dis pas que l’intensité de notre foi initiale doive, par nécessité psychologique, aboutir à un tel comportement. Ce que je dis, c’est que le contenu de notre foi initiale implique, et ce par nécessité logique, qu’un tel comportement est le mieux approprié. En effet, si la vie de l’homme est ordonnée par un être bienveillant qui connaît infiniment mieux que nous nos besoins véritables et la manière dont ils peuvent être satisfaits, alors nous devons a priori nous attendre à ce que sa façon d’agir nous paraisse souvent peu empreinte de bienveillance et de sagesse. Mais nous devons aussi admettre qu’il est de notre intérêt de lui faire confiance malgré tout. Nous devons nous attendre à ces choses d’autant plus qu’au moment de notre adhésion à la foi chrétienne, on nous a prévenus qu’on invoquerait des preuves contre elle – des preuves assez convaincantes « pour séduire, s’il était possible, les élus eux-mêmes 8 ».

Il y a cependant deux phénomènes qui rendent notre situation supportable. D’abord, nous ressentons très nettement qu’à côté de ces preuves apparemment contraires, il en existe d’autres qui viennent conforter notre position. Certaines se présentent sous la forme d’évènements extérieurs. Ainsi, je vais faire une visite à un ami, poussé par ce que je prenais pour une pure fantaisie, et j’apprends qu’il avait justement prié pour que je vienne le voir ce jour-là. D’autres ressemblent plutôt aux indices d’après lesquels l’alpiniste ou le chien doit se fier à son sauveteur – la voix, la physionomie, l’odeur. Nous avons en effet l’impression (vous, avec vos a priori, devez penser que nous nous leurrons) d’avoir une sorte de relation de connaissance avec la personne en qui nous croyons, aussi imparfaite et discontinue cette relation soit-elle. Nous avons confiance, non pas parce qu’il existe « un Dieu », mais parce que ce Dieu existe. Ou si nous-mêmes n’osons pas prétendre « le connaître », la chrétienté elle, ose le faire, et nous mettons alors notre confiance au moins en certains de ses représentants, vu le genre de personnes qu’ils sont pour nous.

Et voici le second fait. Si notre foi initiale est véritable, nous savons pourquoi l’on doit pouvoir exiger de nous une confiance qui aille au-delà de l’évidence et contre toute preuve contraire. Car le problème n’est pas de nous tirer d’un piège ou d’un passage difficile lors d’une ascension. Nous croyons qu’il est de l’intention de Dieu d’établir une relation personnelle avec nous, une relation sui generis, mais pouvant être formulée en termes d’amour filial ou érotique. Une confiance totale fait partie intégrante de cette relation – une confiance qui n’aurait pas toute latitude de se développer s’il n’y avait aussi place pour le doute. Aimer implique que l’on ait confiance en la personne aimée, envers et contre toute évidence. Nul n’est notre ami qui ne croit à nos bonnes intentions que s’il en a la preuve ou qui n’hésite pas longuement à accepter la preuve du contraire. Une telle confiance d’homme à homme est d’ailleurs presque universellement prisée comme une vertu, pas du tout méprisée comme un manque de logique. Au contraire, l’homme soupçonneux est méprisé pour sa bassesse de caractère, pas du tout admiré pour la perfection de sa logique.

Comme vous voyez, on ne peut pas établir de parallèle entre l’obstination du chrétien à adhérer à sa foi et l’obstination du mauvais scientifique à retenir une hypothèse en dépit de preuves qui sont venues l’infirmer. Le non-croyant a l’impression – on le lui pardonnera aisément – que notre adhésion à la foi est de ce type-là, vu que sa rencontre avec le christianisme, si tant est qu’elle ait eu lieu, s’est faite, pour l’essentiel, par le biais d’ouvrages d’apologétique. Et là, bien sûr, l’existence ou la bienveillance de Dieu est présentée comme une question spéculative parmi tant d’autres. En fait, c’est une question spéculative aussi longtemps que question il y a. Mais une fois que l’on y a répondu par l’affirmative, la situation change du tout au tout. Croire que Dieu – du moins ce Dieu – existe, c’est croire que vous, en tant que personne, êtes ici et maintenant en présence de Dieu, en tant que personne. Ce qui, il y a un instant, n’avait été qu’un changement d’opinion devient à présent un changement dans votre attitude personnelle à l’égard d’une personne. Vous n’êtes plus aux prises avec une argumentation à laquelle vous devez acquiescer, mais avec une personne à laquelle vous devez faire confiance.

On peut faire la comparaison suivante. C’est une chose de parler à tout hasard de l’éventualité de la visite d’Untel ce soir, c’est autre chose d’en parler quand Untel a juré sur l’honneur de venir et que l’issue d’une affaire importante dépend de sa venue. Dans le premier cas, il ne serait que normal, tandis que l’heure tourne, de compter de moins en moins sur sa venue. Dans le second cas, il ne serait que juste envers notre ami, s’il s’est montré digne de notre confiance par le passé, de l’attendre jusqu’à une heure avancée de la nuit. Lequel d’entre nous ne serait-il confus si, un instant après que nous avons renoncé à l’attendre, il arrivait et nous donnait une explication tout à fait plausible de son retard ? Nous en serions alors tous conscients, nous aurions dû nous appliquer davantage à mieux le connaître.

Bien sûr, nous nous en rendons compte aussi bien que vous : c’est une arme à double tranchant. Une foi de cette nature, si elle se révèle bien fondée, nous est certes indispensable, et ne pas l’avoir serait un désastre. Mais ce genre de foi peut tout aussi bien être très mal fondé. Le chien lèche le visage de l’homme qui vient de le délivrer d’un piège, alors que cet homme se propose de pratiquer la vivisection sur lui dans un laboratoire du quartier. Les canards qui accourent au premier « petits, petits, venez, venez » de la fermière qui les appelle ont pleine confiance en elle ; et pour la peine, elle va leur tordre le cou. Et puis il y a la fameuse histoire de l’incendie dans un théâtre français. Le tumulte commence à gagner la foule des spectateurs pris de panique, lorsqu’un homme, grand et barbu, franchit à grands pas la fosse d’orchestre, arrive sur la scène, lève la main d’un geste plein de dignité et s’écrie : « Que chacun regagne sa place ! » De sa voix et de toute sa personne se dégage une telle autorité que tout le monde obéit. Il s’ensuivit que tous périrent carbonisés, tandis que l’homme sortit tranquillement par les coulisses, prit le taxi de quelqu’un d’autre et rentra se coucher.

Quelqu’un vous demande-t-il de lui faire confiance, la demande est exactement la même, qu’elle vienne de la part d’un ami véritable ou de la part d’un imposteur. Le refus de faire confiance, qui est une décision raisonnable si nous avons affaire à un imposteur, est une attitude ignoble et détestable à l’égard d’un ami et porte gravement atteinte à nos relations avec lui. Il est parfaitement logique d’être prévenu et même prémuni contre tout ce qui semble contraire à notre foi, si celle-ci est vraie. Si au contraire il ne s’agit que d’une illusion, le fait même d’être prévenu et prémuni est le moyen le plus sûr de rendre cette illusion incurable. Et pourtant, la prise de conscience de ces possibilités et leur rejet systématique est de toute évidence la seule et vraie manière dont puisse s’établir notre relation personnelle avec Dieu. Vue sous cet angle, l’ambiguïté en question n’est plus un obstacle à la foi, mais une condition nécessaire à son éclosion. Si quelqu’un recherche votre confiance, vous pouvez la lui accorder ou la lui refuser. Il serait absurde de dire que vous ne lui ferez confiance que lorsque vous aurez acquis la certitude expérimentale de pouvoir le faire, puisqu’il n’y aurait alors plus de place pour la confiance. La certitude expérimentale une fois acquise, il ne reste que le genre de relation qui résulterait du fait d’avoir ou non fait confiance avant que cette certitude soit acquise.

La parole : « Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru » n’a rien à voir avec notre acquiescement initial aux propositions chrétiennes. Elle n’a pas été adressée à un philosophe qui cherchait à savoir si Dieu existe, mais à un homme qui le croyait déjà, qui connaissait une certaine personne depuis fort longtemps, qui avait des preuves que cette personne pouvait faire des choses tout à fait extraordinaires et qui un jour refusa tout simplement de croire une chose extraordinaire de plus, bien que celle-ci ait été à maintes reprises prédite par cette personne et dûment attestée par ses amis les plus intimes. Ce n’est donc pas un blâme formulé à l’encontre du scepticisme dans le sens philosophique du terme, mais à l’encontre de l’attitude psychologique de celui qui « se méfie ». En fait, cela revient à dire : « Tu aurais dû mieux me connaître. » Il y a des relations humaines où nous devrions tous, d’une manière ou d’une autre, bénir ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru. Nos relations avec ceux qui ne nous ont fait confiance qu’après que le tribunal ait établi notre innocence ne peuvent pas être les mêmes que celles que nous entretenons avec ceux qui nous ont fait confiance dès le début.

Nos adversaires ont donc parfaitement le droit de débattre avec nous les raisons de notre acquiescement initial. Mais ils n’ont pas le droit de nous accuser d’avoir perdu la tête si, après que nous ayons donné notre acquiescement, notre adhésion à la foi n’est plus proportionnée aux fluctuations des preuves avancées pour ou contre elle. Bien sûr, on ne peut pas attendre d’eux qu’ils sachent où se nourrit notre assurance, ni comment elle reprend vie et renaît toujours de ses cendres. On ne peut pas attendre d’eux qu’ils comprennent que la qualité de l’objet que nous commençons à connaître de plus près nous porte à croire et même nous incite à dire que, s’il s’agissait d’une illusion, l’univers n’aurait jamais produit un objet réel d’une aussi grande valeur et que toutes les explications que l’on pourrait donner de cette illusion seraient moins importantes que la chose dont on chercherait l’explication. C’est là un genre de connaissance que nous ne pouvons pas leur transmettre. Mais ils peuvent constater que notre acquiescement initial passe forcément de la logique de la pensée spéculative à ce que l’on pourrait appeler la logique de la relation personnelle. Ce qui, au début, n’était qu’un changement d’opinion devient un changement d’attitude d’une personne à l’égard d’une autre personne. Credere Deum esse 9 devient Credere in Deum 10. Et Deum n’est autre que ce Dieu, le Seigneur que l’on apprend à connaître de mieux en mieux.

 

 

 

Clive Staple LEWIS,

Démoncratiquement vôtre, 1961.

 

 

 

 

 



1  Héros de la mythologie grecque.

2  Poète latin (45-96).

3  Au commencement Dieu créa la peur dans l’univers.

4  Mythographe grec des Ve et IVe siècles av. J.-C. qui enseignait que les dieux étaient des hommes supérieurs divinisés par leurs concitoyens qui les craignaient et les admiraient.

5  Edward B. Tylor (1832-1871), anthropologue anglais.

6  James George Frazer (1854-1941), ethnologue écossais.

7  William Kingdon Clifford (1845-1941), mathématicien et philosophe anglais.

8  Matthieu XXIV, 24.

9  Croire que Dieu est.

10  Croire en Dieu.

 

 

 

 

 

 

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