La théologie est-elle de la poésie ?
par
Clive Staple LEWIS
Le sujet que je vais aborder ce soir : « La théologie est-elle de la poésie ? », ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Je suis pratiquement dans la position du candidat à un examen ; je vais donc suivre le conseil de mes professeurs et m’assurer tout d’abord que j’ai bien compris la question.
Par théologie on entend, je suppose, l’ensemble systématique des déclarations qu’ont faites les adeptes d’une certaine religion à propos de Dieu et à propos des relations de l’homme avec Dieu. Or, comme il s’agit d’un sujet choisi par votre club, je me permettrai de supposer que le mot théologie se rapporte essentiellement à la théologie chrétienne. Je me le permettrai avec d’autant plus de hardiesse que certaines de mes idées au sujet des autres religions transparaîtront dans mon propos. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que seule une minorité des religions du monde possède une théologie. Ainsi, il n’existe pas un ensemble systématique d’articles de foi concernant Zeus, sur lesquels les Grecs se seraient mis d’accord.
Quant au terme poésie, il est beaucoup plus difficile à définir. Mais je crois comprendre le sens de la question de mes examinateurs, sans devoir m’appuyer sur une définition précise. Il y a certaines choses qu’ils ne voulaient sûrement pas me demander, par exemple si la théologie est écrite en vers, ou si la plupart des théologiens savent manier un style « simple, agréable et passionné ». Je pense plutôt qu’ils voulaient dire : « La théologie n’est-elle que de la poésie ? » ou, en paraphrasant : « Au mieux, la théologie ne nous offre-t-elle que le genre de vérité qui, selon certains critiques, nous est offerte par la poésie ? »
Il est difficile de répondre à la question, formulée de cette manière, du fait qu’il n’existe de consensus ni sur le sens de l’expression « vérité poétique », ni même sur l’existence de cette dernière. Aussi, le mieux sera-t-il de s’en tenir à une notion assez vague et modeste de la poésie et de n’y voir qu’une manière d’écrire qui stimule l’imagination et la satisfait partiellement. Et je vais considérer que la question à laquelle je dois répondre est la suivante : « La théologie chrétienne doit-elle son influence au pouvoir qu’elle a de stimuler et de satisfaire notre imagination ? Ses tenants confondent-ils jouissance esthétique et adhésion intellectuelle, ou y adhèrent-ils simplement parce qu’ils en éprouvent de la jouissance ? »
Pour répondre à cette question, je vais tout naturellement me pencher sur le cas du croyant que je connais le mieux, c’est-à-dire sur moi-même. Et la première chose que je constate, c’est que, à mon avis tout au moins, si la théologie est de la poésie, ce n’est pas de la très bonne poésie.
Considérée comme poésie, la doctrine de la Trinité me semble tomber entre deux chaises. Elle n’a ni la grandeur monolithique des conceptions strictement unitariennes ni la richesse du polythéisme. L’omnipotence de Dieu n’est pas, à mon sens, un avantage sur le plan poétique. Odin, en lutte contre des ennemis qui ne sont pas ses propres créatures et qui finissent par le vaincre, a un attrait héroïque que le Dieu des chrétiens ne peut avoir. Il y a aussi une certaine aridité dans la conception chrétienne de l’univers. Un monde à venir et des ordres de créatures surnaturelles sont censés exister, mais seules les indications les plus sommaires nous sont données au sujet de leur nature. Et le pire, c’est que toute l’histoire cosmique, pourtant si riche en éléments tragiques, n’atteint pas le niveau de la tragédie. Le christianisme n’a pour lui ni le charme de l’optimisme, ni celui du pessimisme. Il présente la vie de l’univers comme très semblable à la vie éphémère de l’homme sur cette planète – « d’un fil où s’enchevêtrent le bien et le mal ». Les simplifications majestueuses du panthéisme et les broussailles inextricables de l’animisme païen me semblent, chacune à sa manière, bien plus séduisantes. Il manque au christianisme la netteté de l’un et la délicieuse variété de l’autre. Car, à mon avis, il y a deux choses dont l’imagination se délecte. Elle aime embrasser dans sa totalité l’objet de son attention, le saisir d’un seul coup d’œil et le contempler comme un tout harmonieux, symétrique, qui s’explique de soi-même. C’est l’imagination classique en l’honneur de laquelle fut construit le Parthénon. Mais elle aime aussi se perdre dans un labyrinthe, capituler devant l’inextricable. C’est l’imagination romantique en l’honneur de laquelle le Roland furieux fut écrit. Or, la théologie chrétienne ne remplit les exigences ni de l’une ni de l’autre de ces formes d’imagination.
Si le christianisme n’est qu’une mythologie, alors les mythes auxquels je crois ne sont pas ceux que je préfère. Je préfère de loin la mythologie grecque, plus encore la mythologie irlandaise et, par-dessus toutes, la mythologie nordique.
Ayant donc examiné mon propre cas, je me demande à présent dans quelle mesure il est particulier. Toujours est-il que ce ne doit pas être un cas unique. Car il n’est pas du tout évident que l’imagination des hommes ait toujours été le plus charmée par les images du surnaturel auxquelles ils croyaient. Du douzième au dix-septième siècle, l’Europe semble avoir puisé un plaisir certain dans la mythologie classique. Si le nombre et le goût des images et des poèmes étaient le seul critère de la foi, nous devrions en conclure que ces époques étaient païennes ; ce que nous savons être faux.
Il semblerait que la confusion entre le plaisir de l’imaginaire et l’adhésion intellectuelle dont on accuse les chrétiens n’est de loin pas aussi répandue ni aussi évidente que certaines personnes le supposent. Même les enfants, me semble-t-il, n’en souffrent que rarement. Cela flatte leur imagination de se prendre pour un ours ou un cheval ; mais si j’en crois mes souvenirs, jamais aucun d’eux ne s’est fait la moindre illusion. N’est-ce pas plutôt que la foi contient certains éléments hostiles à l’épanouissement du plaisir de l’imaginaire ? Un athée sensible et cultivé semble parfois se délecter des décors esthétiques du christianisme au point d’en faire mourir d’envie le chrétien. Il va sans dire que les poètes modernes prennent à évoquer les dieux grecs un plaisir dont on ne retrouve nulle trace dans la littérature grecque. À quelle scène mythologique de la littérature antique peut-on comparer, ne serait-ce qu’un instant, l’Hypérion de Keats ? À certains égards, une mythologie perd de son caractère imaginatif dès que l’on y croit. En Angleterre, les contes de fées sont populaires parce que l’on n’y croit pas à l’existence des fées. Par contre, dans l’île d’Arran ou en Connemara, ils ne présentent aucun attrait.
Mais je ne veux pas aller trop loin. J’ai émis l’hypothèse selon laquelle la foi peut « à certains égards » rendre un système impropre à des fins imaginatives. Mais pas à tous égards. Si j’en venais à croire aux fées, il est probable que je perdrais le plaisir particulier que j’éprouve à leur sujet, lorsque je lis le Songe d’une nuit d’été. Mais plus tard, lorsque les fées seraient devenues partie intégrante de mon univers et auraient pleinement pris leur place parmi d’autres aspects de ma pensée, un plaisir nouveau pourrait éventuellement surgir.
Chez les esprits suffisamment sensibles, la contemplation de ce que nous prenons pour réel est, me semble-t-il, toujours suivie d’une certaine satisfaction esthétique – qui dépend elle-même de sa réalité supposée. Le simple fait qu’une chose existe lui confère dignité et saveur. Ainsi, comme le souligne Balfour dans Théisme et humanisme (un livre d’ailleurs trop peu lu), il y a de nombreux faits historiques que nous n’apprécierions guère pour leur humour ou leur pathétique, si nous les prenions pour de la pure fiction ; mais dès que nous sommes convaincus de leur réalité, ils nous font éprouver, en plus d’une satisfaction intellectuelle, un certain plaisir esthétique.
Le récit de la Guerre de Troie et celui des guerres napoléoniennes nous procurent l’un et l’autre un effet esthétique. Pourtant, cet effet n’est pas le même pour les deux récits, et la différence ne tient pas qu’au fait qu’il s’agit d’histoires différentes, même si nous ne croyions à la réalité d’aucune d’entre elles. Le genre de plaisir que procure le récit des guerres napoléoniennes ne diffère de l’autre que du fait que nous croyons en leur réalité. Une idée tenue pour vraie est ressentie d’une autre façon qu’une idée dépourvue de réalité. Et si j’en crois ma propre expérience, cette saveur particulière ne va jamais sans une sorte très spéciale de plaisir imaginatif. Il est donc absolument exact que le chrétien prend plaisir, esthétiquement parlant, à sa conception du monde, une fois qu’il l’a acceptée comme vraie. D’ailleurs, à mon avis, tout homme prend plaisir à la conception du monde qu’il a adoptée ; car la pesanteur et la finalité du réel constituent en elles-mêmes des stimulants d’ordre esthétique. Dans ce sens, le christianisme, ainsi que le culte de l’élan vital, le marxisme, le freudisme deviennent pour ainsi dire de la « poésie » pour leurs adeptes. Mais cela ne signifie nullement que ceux-ci les ont choisis pour cette raison. Bien au contraire, cette forme de « poésie » est le résultat et non la cause de leur croyance. De même, la théologie est pour moi de la poésie parce que j’y crois ; mais ce n’est pas parce qu’elle est de la poésie que j’y crois.
Si l’on accuse la théologie de n’être que de la poésie, et si cela revient à dire que les chrétiens croient à la théologie parce qu’ils y ont trouvé, avant d’avoir la foi, la conception du monde poétiquement parlant la plus attrayante, une telle accusation me semble on ne peut moins valable. Il se peut qu’il y ait des preuves à l’appui d’une telle accusation, mais je ne les connais pas. J’ai par contre d’autres preuves qui vont tout à fait à son encontre.
Je ne prétends pas, bien sûr, que même avant que l’on y croie, la théologie n’ait pas une certaine valeur esthétique. Mais à cet égard, je ne la trouve pas supérieure à la plupart de ses rivales. Réfléchissez un instant à l’énorme prétention esthétique de sa principale rivale d’aujourd’hui – que l’on pourrait appeler, sans vouloir être trop précis, la conception scientifique du monde 1 présentée par M. Wells et ses disciples.
En supposant que celle-ci soit un mythe, n’est-ce pas l’un des mythes les plus subtils que l’imagination ait jamais conçus ? La pièce proprement dite est précédée d’un prélude des plus austères : le vide infini et la matière inlassablement en mouvement pour engendrer elle ne sait quoi. Et tout à coup, par une chance d’un millionième de millionième – quelle ironie tragique – les conditions en un certain point de l’espace et du temps sont remplies pour que se déclenche et s’élabore cette infime fermentation qu’est l’éclosion de la vie. Tous les éléments semblent se liguer contre le jeune héros de notre drame – un peu comme au début d’un conte de fées, lorsque tout paraît hostile au fils cadet ou à la belle-fille mal aimée de la famille. Et malgré tout, la vie finit par l’emporter. Supportant des souffrances infinies, franchissant des obstacles presque insurmontables, elle grandit, se multiplie, devient complexe : de l’amibe à la plante, au reptile, au mammifère. Observons un instant l’époque des monstres. Des sortes de dragons rôdent sur la terre, se dévorent les uns les autres et meurent. Puis revient de nouveau le thème du fils cadet et du laideron. Tout comme la minuscule et vacillante étincelle de vie apparut au sein de l’immensité hostile de la matière inanimée, voici venir à présent, au milieu d’énormes bêtes bien plus vigoureuses qu’elle, une frêle créature nue, frissonnante, accroupie ou traînant les pieds, ne se tenant pas encore droite, ne montrant aucun signe prometteur – cette fois encore, le produit d’une chance d’un millionième de millionième. Mais tant bien que mal, cet être réussit à se développer. Il devient l’homme des cavernes avec sa massue et ses silex, grondant et marmottant au-dessus des ossements de ses ennemis, tirant par la chevelure sa compagne hurlante (je n’ai jamais pu vraiment comprendre pourquoi), mettant ses enfants en pièces dans un accès de jalousie féroce jusqu’au jour où l’un d’eux est assez grand pour le mettre en pièces à son tour, et s’accroupissant devant les dieux terribles qu’il a façonnés à sa propre image. Mais ce ne sont là que des crises de croissance. Attendez l’acte suivant.
À présent, le voilà vraiment homme. Il apprend à maîtriser la nature. La science vient dissiper les superstitions de son enfance. De plus en plus, on le voit prendre son destin en main. Mais passons rapidement sur le présent (qui ne dure qu’un instant à l’échelle du temps qui est la nôtre), et suivons-le dans le futur. Regardez-le au cours du dernier acte – ce n’est pas encore la dernière scène – de ce grand mystère. Une race de demi-dieux gouverne la planète – et peut-être plus que la planète – car on est certain que grâce à l’eugénique il ne naîtra que des demi-dieux, grâce à la psychanalyse aucun d’eux ne perdra ni ne souillera sa divinité et grâce au communisme ils auront sous la main tout ce que leur divinité requiert. L’homme est monté sur son trône. Il n’a désormais plus rien à faire que de pratiquer la vertu, de croître en sagesse, d’être heureux.
Et maintenant, prêtez bien attention à l’ultime coup de génie. Si le mythe s’arrêtait là, il offrirait un contraste un peu ridicule avec ce qui précède. Il lui manquerait la plus grande élévation dont l’imagination humaine soit capable. Dans la dernière scène, tout est renversé. C’est le crépuscule des dieux. Pendant tout le temps, la nature, l’ennemie de toujours, implacable et silencieuse, n’a cessé d’accomplir son œuvre destructrice. Le soleil va se refroidir, les autres soleils aussi, l’univers tout entier court à sa ruine. La vie, sous toutes ses formes, sera bannie, sans nul espoir de retour, de la moindre parcelle de l’espace infini. Tout s’achève dans le néant ; « des ténèbres insondables recouvrent l’univers ». Le mythe se déroule donc de la façon la plus noble que nous puissions concevoir. Un déroulement semblable se retrouve dans mainte tragédie élisabéthaine où le destin du protagoniste suit une courbe lentement ascendante d’abord, avec un sommet au quatrième acte, puis rapidement descendante. Vous le voyez s’élever et s’élever encore, puis étinceler à l’apogée de sa grandeur pour se précipiter finalement vers sa ruine.
Un tel drame universel fait vibrer tout notre être. Les premières luttes du héros (le thème est délicieusement répété : joué d’abord par la vie, il l’est ensuite par l’homme) font appel à notre générosité. Son exaltation future donne lieu à un optimisme raisonnable. Car la fin tragique paraît si lointaine qu’on n’a pas besoin d’y penser très souvent – nous travaillons sur des millions d’années. Et la fin tragique comporte en elle-même suffisamment d’ironie, de grandeur pour nous mettre au défi et nous empêcher de penser que tout le reste est fade. Il y a dans ce mythe une telle beauté qu’elle mérite d’être exprimée dans un registre poétique bien meilleur que cela n’a été fait jusqu’à présent. Je souhaite qu’un grand génie parvienne à la cristalliser avant que le courant incessant de l’évolution philosophique ne l’emporte à jamais. Je fais allusion, bien sûr, à la beauté que revêt ce mythe, que l’on croie ou non à sa réalité. Là, il m’est possible de parler par expérience : car, alors que je ne crois pas la moitié de ce qu’il dit du passé et moins que rien de ce qu’il dit de l’avenir, je suis profondément ému à chaque fois que je songe à ce mythe. La seule autre histoire – à moins que ce ne soit qu’une variante de la même histoire – qui m’émeuve à un même degré est L’Anneau de Nibelung (Enden sah ich die Welt !).
Nous ne pouvons donc pas rejeter la théologie uniquement parce qu’elle se pare de traits poétiques. Toutes les conceptions du monde, par le simple fait qu’elles sont crues, apportent une certaine poésie à ceux qui y croient. Et elles ont presque toutes des qualités poétiques, que l’on y croie ou non. Nous devons nous y attendre : l’homme, étant un animal poétique, ne touche à rien sans l’orner.
Il y a cependant deux autres idées qui pourraient nous amener à prendre la théologie pour de la pure poésie, et je me propose à présent de les examiner. En premier lieu, on retrouve sans doute dans la théologie certains éléments contenus dans nombre de religions anciennes, y compris dans celles que l’on dit primitives. Et ces éléments des religions anciennes peuvent nous sembler appartenir au genre poétique. Le problème est plutôt complexe. Nous considérons aujourd’hui la mort de Balder et son retour à la vie comme une idée poétique, comme un mythe à partir duquel l’on nous suggère que la mort et la résurrection de Jésus-Christ sont une idée poétique, un mythe. Mais en réalité, nous ne partons pas du postulat : « Les deux sont poétiques » pour en conclure : « Les deux sont donc faux ». À mon avis, le charme poétique qui émane de Balder provient en partie du fait que nous en sommes déjà arrivés à ne plus croire en lui. Et c’est cette incroyance, et non pas quelque expérience d’ordre poétique, qui est le vrai point de départ du raisonnement. Mais ceci est peut-être un peu subtil, et en tout cas suffisamment pour que je le laisse de côté.
Quelle lumière la présence d’idées de ce genre dans les religions païennes jette-t-elle sur la véracité de la théologie chrétienne ? Il me semble qu’une excellente réponse a été donnée à cette question il y a quinze jours par M. Brown. Si l’on suppose que la foi chrétienne est vraie, on ne peut éviter de lui trouver des points communs avec les autres religions que si ces dernières sont à cent pour cent fausses. Sur ce, vous vous en souvenez, le professeur Price répliqua, donnant raison à M. Brown : « Oui, la conclusion que l’on peut tirer de telles ressemblances n’est pas : “tant pis pour les chrétiens”, mais : “tant mieux pour les païens”. »
En réalité, ces analogies ne militent ni pour ni contre la véracité de la théologie chrétienne. Si l’on part de l’hypothèse que celle-ci est erronée, de telles ressemblances sont tout à fait compatibles avec cette hypothèse. On peut en effet s’attendre à ce que des créatures de la même espèce, aux prises avec le même univers, arrivent plus d’une fois aux mêmes conclusions erronées. Mais si l’on part de l’hypothèse que la théologie chrétienne est vraie, ces analogies s’accordent tout aussi bien avec elle. Tout en affirmant qu’une illumination spéciale a été octroyée aux chrétiens et (avant eux) aux juifs, la théologie reconnaît également qu’une certaine illumination a été accordée à tous les hommes. La lumière divine, nous dit-on, « éclaire tout homme ». On peut donc s’attendre à retrouver dans l’imagination des grands penseurs et créateurs de mythes païens ne serait-ce qu’une vision fugitive du thème que nous prenons pour la trame même de toute l’histoire cosmique – à savoir le thème de l’incarnation, de la mort et de la résurrection.
Les différences entre les christs païens (Balder, Osiris, etc.) et le Christ lui-même ne doivent pas surprendre outre mesure. Les récits païens tournent tous autour d’un personnage qui meurt et revient à la vie, soit chaque année, soit sans que l’on puisse dire ni où ni quand. Le récit chrétien, par contre, tourne autour d’un personnage historique dont la mise à mort peut être datée de façon assez précise du temps d’un fonctionnaire romain désigné nommément, et qui est resté jusqu’à ce jour en étroite relation avec la société qu’il a fondée. La différence n’est pas celle qui existe entre le vrai et le faux, mais plutôt entre un évènement réel d’une part, et les rêves flous ou prémonitions au sujet de cet évènement d’autre part.
Cela fait penser à l’observation instrumentale d’un objet lointain. D’abord il flotte, immense et flou, dans les nuages du mythe et du rite, puis il se condense, devient plus concret et, dans un certain sens, plus petit sous la forme d’un fait historique qui s’est déroulé au premier siècle en Palestine. Le même processus de mise au point graduelle se poursuit d’ailleurs au sein de la tradition chrétienne. Les premières strates de l’Ancien Testament contiennent de nombreuses vérités sous une forme que je considère comme légendaire, voire mythique – flottant dans les nuages ; mais peu à peu, la vérité se condense et devient de plus en plus historique. De l’arche de Noé ou du soleil s’arrêtant sur la vallée d’Ajalon, on passe aux annales du roi David. Finalement, on arrive au Nouveau Testament où le fait historique règne en maître, la vérité s’est incarnée. Et le mot « incarné » se veut ici plus qu’une métaphore. Ce n’est pas un hasard si ce qui, du point de vue de l’être, est énoncé sous la forme : « Dieu est devenu homme » englobe, du point de vue de la connaissance humaine, l’affirmation : « le mythe est devenu fait ». Le sens fondamental de toutes choses est descendu du « ciel » du mythe sur la « terre » de l’Histoire. Ce faisant, il s’est partiellement dépouillé de sa gloire, comme le Christ a renoncé à la sienne pour devenir homme.
Telle est la véritable explication de ce que la théologie, loin de l’emporter sur ses rivales sur le plan poétique, est, d’un point de vue superficiel encore que très réel, bien moins poétique qu’elles. Voilà pourquoi, de ce même point de vue, le Nouveau Testament est moins poétique que l’Ancien. Après la lecture d’un beau texte biblique à l’église, n’avez-vous pas fréquemment l’impression que, comparée à la première lecture, le seconde est plutôt quelconque ? Il en est ainsi et il le faut. C’est l’humiliation du mythe dans le fait, de Dieu en l’homme. L’infini et l’éternel, l’inimaginable et l’ineffable, qui ne peuvent être entrevus que dans le rêve, le symbole ou le geste poétique d’un rite, devient petit, palpable – pas plus grand qu’un homme qui peut dormir étendu au fond d’une barque sur le lac de Galilée. Vous direz peut-être qu’après tout, il s’agit là d’une poésie bien plus profonde encore. Je ne vous contredirai pas. L’humiliation mène à une gloire plus grande. Mais l’humiliation de Dieu et le rapetissement ou la condensation d’un mythe qui devient fait sont aussi très réels.
Je viens de prononcer le mot symbole. Et ceci m’amène à la dernière tête de chapitre sous laquelle j’examinerai l’accusation de « pure poésie » portée contre la théologie. La théologie et la poésie utilisent toutes deux le langage figuré ou symbolique. La première personne de la Trinité n’est pas le père de la deuxième au sens propre du terme. La deuxième personne n’est pas « descendue » sur terre comme on le dirait d’un parachutiste, ni « remontée » au ciel comme un ballon, pas plus qu’elle ne s’est littéralement assise à la droite du Père. Pourquoi la chrétienté parle-t-elle de ces choses comme si elles s’étaient effectivement produites ? L’agnostique pense qu’elle le fait parce que les fondateurs du christianisme, dans leur ignorance et leur naïveté, prenaient ces expressions au pied de la lettre et que les chrétiens des générations suivantes ont continué à parler le même langage par timidité et esprit conservateur. On nous invite souvent, dans les termes du professeur Price, à jeter la coquille et à garder la noix.
Ceci soulève deux questions.
1. Que croyaient les premiers chrétiens ? Pensaient-ils vraiment que Dieu habite un palais dans le ciel et qu’il y a accueilli et installé son fils dans un fauteuil somptueux placé légèrement à la droite du sien ? Ce genre de question n’a sans doute jamais effleuré leur esprit. Mais plus tard, lorsque la question s’est vraiment posée, nous savons de quel côté a penché la balance. Dès que l’Église a été confrontée au problème de l’anthropomorphisme, au deuxième siècle me semble-t-il, l’Église a condamné l’anthropomorphisme. L’Église connut la réponse (que Dieu n’a pas de corps et ne peut donc pas être assis sur un siège) dès qu’elle connut la question. Mais avant que celle-ci n’ait été soulevée, bien sûr, les gens ne croyaient ni à l’une ni à l’autre réponse.
Dans l’histoire de la pensée, il n’y a pas d’erreur plus exaspérante que celle qui consiste à essayer de trouver la position qu’auraient pu prendre nos ancêtres sur un problème qui ne s’était jamais posé à eux. On soulève ainsi une question à laquelle il n’y a pas de réponse. Il est plus que probable que la plupart des chrétiens du premier siècle (mais sans doute pas tous) ne réfléchissaient jamais à leur foi sans se servir d’images anthropomorphiques, et qu’ils n’étaient pas explicitement conscients (comme nous le serions aujourd’hui) qu’il ne s’agissait que d’images. Ce qui ne veut pas du tout dire que leur foi avait essentiellement pour objet les détails d’une salle du trône céleste. Ce n’est pas à ce genre de choses qu’ils attachaient de la valeur, ni ce pour quoi ils se seraient déclarés prêts à mourir. N’importe lequel d’entre eux qui serait allé faire des études de philosophie à Alexandrie aurait rapidement compris qu’il s’agissait d’une image, sans que sa foi ait pour autant subi d’altérations sensibles. L’image mentale que je me faisais d’un collège d’Oxford avant d’y avoir mis les pieds différait considérablement de la réalité. Ce qui ne veut pas dire qu’en arrivant à Oxford, j’aie constaté que je m’étais trompé dans ma conception générale de la vie d’un collège. Les images concrètes étaient allées de pair avec ma pensée, mais sans jamais revêtir un intérêt capital pour moi ; de sorte qu’en dépit de ces images, l’idée que je m’étais faite était somme toute assez juste. Ce que nous pensons et ce que nous imaginons en pensant sont deux choses nettement distinctes.
Les premiers chrétiens ne ressemblaient pas tant à l’homme qui prend la coque pour la noix qu’à celui qui tient la noix et ne l’a pas encore brisée. Dès qu’il l’aura ouverte, il saura ce qu’il doit jeter. Mais en attendant, il la conserve précieusement – non qu’il soit fou, mais bien parce qu’il ne l’est pas.
2. On nous suggère de reformuler notre foi dans un langage dépourvu de métaphores et de symboles. Si nous ne le faisons pas, c’est que nous ne le pouvons pas. Si vous y tenez, nous pouvons dire : « Dieu est entré dans l’Histoire » plutôt que : « Dieu est descendu sur terre ». Mais « entré » est aussi chargé de métaphore que « descendu ». On a simplement substitué un mouvement horizontal ou indéterminé à un mouvement vertical. Nous pouvons rendre notre langage plus plat, mais non pas en supprimer toutes les métaphores. Nous pouvons utiliser des images plus prosaïques, mais notre langage n’en restera pas moins imagé.
Nous chrétiens ne sommes d’ailleurs pas les seuls à être dans cette incapacité. Voici une citation d’un auteur non chrétien, le Dr. I.A. Richards 2 : « Seule la partie du processus mental déclenchée par des stimuli (sensoriels) perçus ou par les effets de stimuli sensoriels passés peut être considérée comme connue. La restriction entraîne sans doute des complications. » Le Dr. Richards ne veut pas dire qu’une partie du processus mental est littéralement déclenchée – comme par l’effet d’un déclic – ni qu’elle est déclenchée par un stimulus sensoriel, comme on porterait un colis par une porte. Dans la deuxième phrase : « La restriction entraîne des complications », il ne veut pas dire qu’un malade fera une rechute, simplement parce qu’il y a eu moins de naissances ou que la production a diminué. En d’autres termes, il est impossible de parler de choses non matérielles autrement que dans un langage figuré.
Pour toutes ces raisons, je pense (nous savions pourtant bien avant Freud que le cœur est tortueux) que ceux qui ajoutent foi à la théologie ne sont pas nécessairement influencés par un penchant plutôt que par la raison. Le tableau, si souvent brossé, de ces chrétiens se serrant les uns contre les autres sur une bande de plage, qui devient de plus en plus étroite au fur et à mesure que monte la marée de la « science », ne correspond à rien dans ma propre expérience. Le mythe grandiose que je vous ai fait admirer tout à l’heure ne constitue pas pour moi une nouveauté hostile qui viendrait enfoncer mes croyances traditionnelles. Au contraire, c’est de cette cosmologie que je suis parti. Mais j’ai commencé à en douter et l’ai finalement abandonnée bien avant de me convertir au christianisme. Longtemps avant de croire que la théologie disait vrai, je suis arrivé à la conclusion que la conception scientifique en vogue était de toute façon fausse. Un manque de logique flagrant en sape les fondements. On prétend qu’elle est basée sur des inductions partant de faits dûment constatés. Mais si ces inductions ne sont pas bien fondées, toute la théorie s’effondre. À moins d’avoir la preuve irréfutable que la réalité dans la plus lointaine des nébuleuses ou dans la parcelle d’univers la plus reculée obéit aux lois issues de l’esprit du savant ici et maintenant dans son laboratoire – en d’autres termes, à moins que la raison soit absolue – il ne reste plus rien de la théorie.
Mais ceux qui veulent me voir adopter cette conception du monde veulent aussi me faire croire que la raison n’est que le sous-produit inattendu et involontaire de la matière inerte à un stade de son évolution sans fin ni but. Quelle contradiction flagrante ! Ils veulent que j’accepte une certaine conclusion et du même coup que j’invalide le seul témoignage qui puisse l’accréditer. À mes yeux, la contradiction est fatale. Et le fait que nombre de scientifiques non seulement ne savent que répondre, mais ne semblent même pas voir où le bât blesse, me conforte dans ma conviction que je n’ai pas pris des vessies pour des lanternes, mais que j’ai décelé un vice fondamental dans les prémisses de leur raisonnement. Une fois que l’on a compris cela, on est forcé de considérer que la cosmologie scientifique est essentiellement un mythe ; et cela en dépit du fait que l’on y a incorporé de nombreux éléments de vérité 3.
Après ces réflexions, il ne vaut presque plus la peine de se pencher sur les problèmes mineurs. Ils sont pourtant nombreux et méritent d’être pris au sérieux. Il n’est pas facile de réfuter les arguments opposés par Bergson au darwinisme orthodoxe. L’apologie du professeur D.M.S. Watson est encore plus troublante. « L’idée d’évolution, écrit-il (1), est acceptée par les naturalistes, non qu’elle ait pu être observée concrètement ou... que l’on ait pu prouver sa véracité à partir d’un ensemble de faits logiques et cohérents, mais parce que l’unique solution de remplacement – l’acte créateur – est évidemment inconcevable. » Est-ce donc à cela que l’on est arrivé ? Tout l’imposant édifice du naturalisme moderne ne repose-t-il donc pas sur des preuves positives, mais seulement sur des a priori d’ordre métaphysique ? A-t-il été conçu, non pour enregistrer des faits, mais pour exclure Dieu ?
Cependant, même si la théorie de l’évolution, au sens strictement biologique du terme, reposait sur de meilleures bases que ne le laisse entendre le professeur Watson – et je ne puis m’empêcher de le croire – il faudrait la distinguer de l’évolutionnisme universel qui caractérise la pensée moderne. J’entends par là la conception selon laquelle dans l’univers tout se développe de l’imparfait au parfait, des petits commencements aux grands aboutissements, du rudimentaire au complexe. Partant de cette idée, les gens trouvent normal que la morale ait sa source dans les tabous primitifs, le sentiment de l’adulte dans le déséquilibre sexuel de l’enfant, la pensée dans l’instinct, la raison dans la matière, l’organique dans l’inorganique, le cosmos dans le chaos.
C’est là sans doute l’idée la plus solidement ancrée dans l’opinion publique contemporaine. Elle me semble pourtant invraisemblable au plus haut degré, car le cours naturel des choses, tel qu’elle le conçoit, ne concorde pas du tout avec ce que nous observons dans la nature. Vous vous souvenez peut-être de la question piège : qu’est-ce qui vient en premier, l’œuf ou la poule ? L’engouement moderne pour l’évolutionnisme universel est une sorte d’illusion d’optique provoquée par la concentration de l’esprit sur le seul phénomène de la poule sortant de l’œuf. Dès la plus tendre enfance, on nous fait remarquer que le chêne qui deviendra centenaire est issu du gland, tout en nous laissant oublier que le gland était tombé d’un chêne aussi remarquable. On nous rappelle sans cesse que l’être humain était un embryon avant de devenir adulte, jamais que l’embryon doit sa vie à deux tels adultes. Nous aimons nous souvenir que la locomotive électrique d’aujourd’hui est issue de la « Rocket » 4 ; mais nous nous rappelons bien moins souvent que la « Rocket » n’est pas issue d’une locomotive encore plus rudimentaire, mais de quelque chose de bien plus parfait et complexe qu’elle – du cerveau d’un homme de génie. Les qualités de logique et de naturel que la plupart des gens semblent prêter à l’idée d’émergence évolutive paraissent ainsi du ressort de l’hallucination la plus pure.
Pour cette raison et d’autres du même ordre, on ne peut s’empêcher de penser que s’il y a du vrai quelque part, ce n’est certainement pas dans la cosmologie scientifique populaire. Je n’ai pas quitté ce bateau par attirance pour la poésie, mais parce que je pensais qu’il ne tiendrait pas la mer. N’importe quelle forme d’idéalisme philosophique ou de théisme était en tout cas moins erronée qu’elle. Et l’idéalisme, une fois que vous l’aviez pris au sérieux, se trouva être une forme masquée de théisme. Et une fois que vous aviez accepté le théisme, vous ne pouviez plus faire la sourde oreille aux prétentions du Christ. Et après que vous les aviez examinées, il me semble qu’il vous était devenu impossible de rester dans la neutralité. Ou il était fou, ou il était Dieu. Or, il n’était pas fou...
Lorsque j’avais un problème à faire à l’école, on m’a appris à faire la preuve. La preuve ou la vérification de ma réponse chrétienne au problème cosmique est la suivante. Si j’accepte le point de vue de la théologie, j’aurai sans doute, de-ci de-là, quelques difficultés à le concilier avec certaines vérités qui se trouvent enfouies dans la cosmologie mythique d’inspiration scientifique. Mais je peux y intégrer la science dans son ensemble et la prendre en considération. Si j’admets que la raison a précédé la matière et que la lumière de cette raison primitive éclaire les êtres finis que nous sommes, je comprends aisément que les hommes puissent, par l’observation et l’induction, acquérir une foule de connaissances sur l’univers dans lequel ils vivent. Mais si j’avale la cosmologie scientifique dans son ensemble, je ne peux y intégrer ni la foi chrétienne ni la science. Si l’esprit dépend uniquement du cerveau, et le cerveau de phénomènes biochimiques, et ces phénomènes biochimiques (en dernière analyse) du flux insignifiant des atomes, je n’arrive pas à comprendre que la pensée qui émane de cet esprit puisse avoir plus d’importance que le bruit du vent dans les arbres.
Et voici ce que je considère comme le test décisif, voici comment je distingue le rêve de l’éveil. Si je suis éveillé, je peux, dans une certaine mesure, raconter et étudier mon rêve. Le dragon qui me poursuivait la nuit dernière, je peux l’intégrer dans le monde qui est le mien à l’état de veille. Je sais que le rêve existe ; je sais que mon dîner était particulièrement indigeste ; je sais qu’il peut arriver à un homme de ma culture de rêver de dragons. Mais en plein cauchemar, je n’aurais pas pu intégrer le vécu de mon état de veille. Le monde de l’éveil est jugé plus réel parce qu’il peut contenir le monde du rêve. Le monde du rêve est jugé moins réel parce qu’il ne peut pas contenir le monde de l’éveil.
C’est pour cette raison que je suis certain qu’en passant du point de vue scientifique à celui de la théologie, je suis passé du rêve à l’éveil. Dans la théologie chrétienne, on peut parfaitement intégrer la science, l’art, la morale et les religions préchrétiennes. Le point de vue scientifique par contre ne peut intégrer aucune de ces choses, ni même la science. Je crois que le christianisme est vrai comme je crois que le soleil s’est levé, non seulement parce que je le vois, mais parce que, grâce à lui, je vois tout le reste.
Clive Staple LEWIS,
Démoncratiquement vôtre, 1961.
1 Je ne veux pas dire que les praticiens parmi les scientifiques y souscrivent pleinement. Le terme délicieux de « Wellsianisme » (qu’un autre membre a forgé au cours de la discussion) aurait été préférable à celui de « conception scientifique du monde ».
2 Principles of Literary Criticism, chapitre 9.
3 Il n’est pas inutile de faire remarquer, en évoquant le caractère mythique de cette cosmologie, que les deux chefs-d’œuvre qui en sont l’expression imaginative, l’Hypérion de Keats et L’Anneau de Nibelung, sont antérieurs aux ouvrages de Darwin qui cherchent à la démontrer.
4 Nom de la locomotive construite en 1829 par George Stephenson et utilisée sur la ligne Liverpool–Manchester.