Les bêtes démones et l’anti-nagualisme

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri LOUATRON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

M. George Malet a publié, dans l’Écho du 1er août, de très curieuses anecdotes sur le nagualisme, sorte de pacte étrange conclu entre un homme et un animal.

La dernière de ces anecdotes, bien que récente, rappelle étonnamment un épisode du roman de P. Christian fils, intitulé La reine Zinzarah (1893 ou 1894). Il s’agit d’une croyance bohémienne. Le héros du roman, Parisien fourvoyé dans une bande de Romanichels, voit se dresser la nuit un énorme serpent noir qu’il tue d’un coup de fusil, au grand désespoir de la jeune reine.

 

Entre elle et le serpent que vous venez de tuer, dit le père de Zinzarah, existait une alliance mystérieuse. Il renfermait en lui l’une des âmes de Zinzarah, son âme du Mal... C’est pourquoi ma fille vivait si parfaite avec sa seule âme du Bien... L’une étant morte, il faut que l’autre la suive, c’est inévitable et mon enfant sera bientôt morte (p. 102-3).

 

Comme toute chose, le nagualisme a son contraire, mais pour tâcher d’éclaircir cette nouvelle face du sujet, peut-être sera-t-il bon de risquer une théorie telle quelle du nagualisme lui-même. M. George Malet, si compétent en pareilles matières, voudra bien excuser les fautes de l’auteur.

Dans les vieilles croyances des populations voisines du Mexique, notamment au Guatemala, le mot nagual désigne à la fois la bête qu’on associe à chaque enfant et le prêtre chargé d’accomplir les rites de cette union, qui va bien plus loin que celle des érastes de l’antiquité et des frères d’armes du moyen-âge. Un évêque de Chiapa (Guatemala) écrivait en 1702 : « À l’instant où l’enfant qu’il endoctrinait venait l’embrasser, le Nagual prenait tout à coup un aspect effroyable, et sous la forme d’un lion ou d’un tigre paraissait enchaîné au jeune néophyte » (Eusèbe Salverte, Des sciences occultes, 2e édition, p. 221-2). Des coutumes analogues existent encore chez les indigènes, qui les tiennent aussi secrètes que possible.

Le principe de cette bizarre superstition paraît être l’état de rapport magnétique qui s’établit parfois entre l’homme et l’animal, entre la Romaine ou la Parisienne et sa couleuvre, entre Samuel Bernard et sa poule noire, à laquelle il ne survécut pas, entre la sorcière et son chat.

M. Durville cite le cas d’une dame que les boas du Jardin des Plantes attiraient irrésistiblement jusqu’aux barreaux de leur cage, et celui d’un enfant hypnotisé par un perroquet dont il imitait la danse (Traité expérimental du Magnétisme, II, p. 151-5). M. de Rochas rapporte que Mme Lux, endormie magnétiquement avec un chat sur les genoux, dit peu après « qu’elle avait à la bouche un goût de viande qui lui répugnait » ; le chat mangeait en effet de la viande. Il ajoute au sujet d’une autre dame ayant à l’habitude une petite chienne sur elle : « Lorsqu’elle est extériorisée et qu’elle a chargé la chienne de sa sensibilité, non seulement elle éprouve tout ce que je fais subir à la chienne, elle prétend même ressentir ses sentiments et suivre ses pensées, qui seraient analogues à celles d’une personne, mais beaucoup moins précises. » Le Dr Luys ayant mis une couronne aimantée sur la tête d’un chat, puis d’un sujet, et sur la tête d’un coq, puis d’un sujet, « les sujets ont pris les allures et le cri des animaux dont on leur avait transmis ainsi l’état psychique » (De Rochas, L’Extériorisation de la sensibilité, p. 160 et 222-3).

Par là s’expliquent les contes qui parlent de sorciers ou de géants cachant leur âme dans une bête ou une plante, les mythes des femmes-cygnes, etc.

 

La légende populaire de la sorcière avec son chat, du sorcier avec ses reptiles, dit Jules Bois, n’est pas un racontar de commère ; elle symbolise le compagnonnage de la bête et de l’homme résigné à la bestialité. Une part de l’âme du sorcier descendait en l’humble et fraternel camarade ; tuer l’un revenait parfois à exterminer l’autre, en tous cas à l’atteindre sûrement. Les Indiens de la province de Saint-Domingo concluaient des alliances avec les alligators des rivières et les créatures rampantes des forêts. (Le Satanisme et la Magie, p. 83.)

 

Mêmes alliances à Batavia, où l’on croit que les femmes mettent souvent au monde, en même temps qu’un enfant, un petit crocodile que la sage-femme porte à la rivière (A. Lang, Mythes, Cultes et Religion, p. 50, et H. Spencer, Principes de sociologie, I, p.296). Mêmes alliances encore en Australie où chaque famille a son animal conjoint, son kobong, et où tuer le kobong c’est tuer un membre de la famille (Tylor, II, p. 300).

Ici le nagual ou kobong est en relation avec toute une famille, et on comprend que de la famille cette relation ait pu s’étendre à la tribu, qui est la famille agrandie. On trouve, en effet, la coutume de prendre un animal pour protecteur et parent d’une tribu répandue à peu près partout. C’est le totémisme, qui, bien entendu, ne comporte plus le rapport magnétique, celui-ci ne pouvant guère être qu’individuel ou familial, tout au plus. Aussi les Peaux-Rouges, qui ont (ou avaient) à la fois un protecteur général dans l’animal-totem et un protecteur particulier dans l’animal-médecine, commencent-ils pour choisir le dernier par se mettre dans l’état d’hypnose, favorable à celui de rapport : ils jeûnent à l’écart et se procurent ainsi la vision de la bête qui sera leur fétiche (Tylor, La Civilisation primitive, t. II, p. 528).

 

 

II

 

L’animal ne peut pas toujours être considéré comme un ami ou un aïeul, surtout l’animal de proie, qui ne ménage guère ses prétendus parents. Ceux-ci le savent bien. Les Bakwains de l’Afrique du Sud, par exemple, tout en faisant aux oreilles de leurs bestiaux le signe de la gueule du crocodile, craignent singulièrement le crocodile, qui est leur père (Frazer, Le Totémisme, p. 49). Le voir fait mal aux yeux, être mordu par lui, ou touché de l’eau fouettée par sa queue, organe dont le contact attire la victime, nécessite l’expulsion de la tribu (Livingstone, Missionary Travels, p. 254-5).

C’est que le magnétisme de l’animal peut dominer fâcheusement celui de l’homme. Les anciens se sont préoccupés au moins autant que les sauvages de cet antagonisme « fluidique » (qui est pour beaucoup sans doute dans le culte du serpent).

Ainsi, il fallait aborder la hyène à gauche pour ne pas être fasciné ou renversé par cet animal (à patte droite hypnotique), dont l’ombre rendait les chiens muets, et il fallait voir un loup le premier pour ne pas perdre la voix, c’est-à-dire pour n’être pas hypnotisé ou fasciné (Théocrite, Virgile, Pline, etc.), croyance qui se retrouve dans le Zend-Avesta. Cette prise du regard donnant la supériorité, les chasseurs de vipères l’utilisent encore, dit-on, pour immobiliser le dangereux reptile (Initiation, octobre 1897).

Pierre Loti raconte dans un de ses premiers ouvrages, Le roman d’un spahi, que certaines familles d’indigènes admettent, au Soudan, juste l’opposé du nagualisme.

 

Fatou (une petite négresse) ne pouvait apercevoir un ngabou (un hippopotame) sans courir les risques de tomber raide morte ; – c’était un sort jeté jadis sur sa famille par un sorcier du pays de Galam, – on avait essayé de tous les moyens pour le conjurer. Elle avait dans ses ascendants de nombreux exemples de personnes ainsi tombées raides, au seul aspect de ces grosses bêtes, et ce maléfice les poursuivait sans merci depuis plusieurs générations.

C’est, du reste, un genre de sort assez fréquent dans le Soudan : certaines familles ne peuvent voir le lion ; d’autres, le lamentin ; d’autres – les plus malheureuses, celles-là, – le caïman. Et c’est une affliction d’autant plus grande, que les amulettes mêmes n’y peuvent rien.

On s’imagine les précautions auxquelles étaient astreints les ancêtres de Fatou dans le pays de Galam : éviter de se promener dans la campagne aux heures que les hippopotames affectionnent, et surtout n’approcher jamais des grands marais d’herbages où ils aiment à prendre leurs ébats.

Quant à Fatou, ayant appris que dans certaine maison de Saint-Louis vivait un jeune hippopotame apprivoisé, elle faisait toujours un détour énorme pour ne pas passer dans ce quartier, de peur de succomber à une terrible démangeaison de curiosité qu’elle avait d’aller voir le visage de cette bête, dont elle se faisait faire tous les jours par ses amies des descriptions minutieuses – curiosité, comme on le devine sans peine, qui tenait, elle aussi, du maléfice (p. 186-7).

 

On voit, à la curiosité de Fatou, que l’attirance persiste à travers la répulsion.

L’ennemi de famille des Soudaniens correspond à peu près au kobong de l’Australie, inversé dans le sens hostile. Stanislas de Guaita, qui savait tout, a signalé un cas très net d’anti-nagualisme non plus familial, mais individuel. C’est l’histoire d’une sorcière et d’un chien qui avaient une haine mortelle l’un pour l’autre, avec d’étranges yeux absolument pareils. « Chez l’un comme chez l’autre, l’œil droit était de couleur grise ; l’œil gauche, en sa partie supérieure, était d’un bleu très clair, verdâtre ; la partie inférieure était brun foncé. » (La Clef de la Magie noire, p. 684-8. On peut lire toute l’histoire dans la Magie pratique de Papus.) De Guaita prétend que la sorcière s’extériorisait sous la forme de son ennemi, de sorte qu’il y aurait encore eu là une sorte d’attraction et de lien fluidique, comme toujours, aussi bien chez Fatou avec l’hippopotame que chez les Bakwains avec le crocodile.

Pour le sauvage, toutes les bizarreries du nagualisme et du totémisme finissent par prendre une forme darwinienne, puisqu’il en vient à faire d’un animal l’ancêtre de sa race. On ne s’étonnera donc pas si le darwinisme a pu recevoir par une sorte de récurrence, dans la cervelle d’un poète contemporain, l’empreinte atavique et sauvage.

Villiers de l’Isle-Adam, car c’est de lui qu’il s’agit, s’est amusé à soutenir que souvent le type d’un animal, ou de plusieurs animaux, prédomine sur une physionomie humaine ; ce serait la fusion du nagual et du nagualiste :

 

– Vous-même, Bonhomet, pourriez-vous me dire si l’être extérieur, apparent, que vous nous offrez, qui se manifeste à nos sens, est réellement celui que vous savez être en vous ?...

– Oh ! oh ! m’écriai-je avec une crispation nerveuse, car il me sembla qu’un caïman venait de tressauter en moi (Claire Lenoir, XIV).

 

Ainsi s’exclame et se définit lui-même le multiple Tribulat Bonhomet, « docteur, philanthrope et homme du monde », cette merveilleuse canaille dont la création, ou plutôt la constatation géniale, par Villiers, est au Tartufe de Molière ce que le Faust de Goethe est à celui de Marlowe.

 

 

Henri LOUATRON.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux

en août 1898.

 

 

 

 

 

 

 

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