Exemple contemporain de pacte diabolique
par
H. LOUATRON
Le 19 janvier 1889, à la fin d’un dîner donné par M. H..., du Mans, on se mit à parler de la séance d’hypnotisine de Donato qui avait fait courir toute la ville, et de fil en aiguille, on en vint à discuter les phénomènes spiritiques. L’abbé Drou... (curé de S.., petite paroisse de l’Orne), un des convives, dit qu’il fallait faire une différence entre l’hypnotisine et le spiritisme, et que les effets obtenus sous cette dernière étiquette ne devaient être attribués ni au fluide magnétique, ni au prétendu périsprit des morts, mais uniquement au démon, et qu’un médium n’était, à son avis, qu’un pactisant.
M. Br., riche propriétaire, autre convive, se récria qu’il croyait en Dieu, mais qu’il ne croyait pas du tout dans le diable, que ce n’était pas par conséquent pour ajouter foi à toutes ces « balançoires de pactes et d’évocations » ; que pour lui Satan n’était que le mal personnifié, allégorisé.
Plusieurs amis, parmi lesquels un avocat (Me J.) et un médecin (le Dr N.), gens pourtant sceptiques par excellence, n’hésitèrent pas à lui répliquer qu’il avait tort, qu’un chrétien ne pouvait pas consciencieusement élaguer, dans l’Écriture sainte, ce qui contrariait sa thèse, que la Bible n’était point qu’une longue suite de tropes ; qu’enfin, à défaut de religion, l’histoire devait bien avoir quelque autorité quand elle enregistrait certains faits préternaturels, que rejeter des cas de pactes dûment constatés équivaudrait à récuser tout témoignage humain, et qu’alors, où serait l’histoire !... En un mot l’avocat et le docteur ne partageaient point l’incrédulité de M. Br. Le prêtre voyant le parti pris de ce dernier et voulant d’ailleurs conserver de bonnes relations avec lui, puis jugeant surtout que ce n’était ni le lieu, ni le moment d’un sermon, détourna la conversation et l’on causa d’autres choses.
Quelques jours après, M. Br. et le docteur rentraient ensemble, légèrement échauffés par de fines libations, d’une de ces dernières parties de chasse de l’année où l’on s’applique « à jouir de son reste » parce qu’elle précède la fermeture. Le long de la route ils s’amusaient à comparer les souches qui émergeaient des haies à des êtres fantastiques.
« Comment, en vint bientôt à dire M. Br. à son compagnon, vous qui avez fait tant d’étude, vous croyez aux pactes et aux évocations ! M. le curé, lui, c’est son « métier » qui le veut ; mais vous ! Ah ! je ne vous reconnais plus là, mon cher.
– Alors, vous n’y croyez pas ?
– Allons donc ! Ah bien ! pour ça non, par exemple.
– Hé bien, puisque vous êtes si malin, reprit le médecin, oseriez-vous donner votre âme au diable par écrit, et lui dire : « Tiens, si tu viens chercher ce papier, elle est à toi. »
– Parbleu oui, je ferais bien cela, mais ce serait illogique, puisque, je vous le répète, je n’y crois pas.
– C’est égal, voyons donc, faites-le tout de même ; je vous en mets au défi. »
Les deux chasseurs franchissaient le seuil de la superbe habitation ; le docteur pensait : « Il n’oserait pas ; peut-être fera-t-il néanmoins semblant, mais je ne manquerai pas de lire le libellé, et comme il ne sera point rédigé de façon à le compromettre, j’aurai la preuve, par le seul fait de son échappatoire, qu’il doute, malgré sa fanfaronnerie. »
M. Br. fit entrer son ami dans son bureau.
« Allons, voyons-le à la besogne, le brave, le malin, dit le médecin.
– Tenez, mon pauvre docteur, répondit le propriétaire en s’asseyant, regardez ! Il faut que ce soit vous pour que je perde mon temps à une bêtise pareille. »
Il déchira une feuille de papier à lettre et trempa sa plume dans l’encrier.
« Pardon, observa le médecin, quand on expérimente on se met dans les conditions voulues ; un contrat de cette nature s’écrit et se signe avec son sang. »
Très vite et avec un haussement d’épaules qui montrait que M. Br. était bien près d’envoyer promener son camarade avec toutes ses comédies, il déboucla une de ses guêtres, releva son pantalon, et se piqua le mollet au-dessus de sa chaussette avec un ardillon, et recueillant de temps en temps sur sa plume une gouttelette de sang qui perlait à l’écorchure, il écrivit ceci :
Satan, je ne crois pas que tu existes ; mais si par hasard je me trompe, si vraiment tu existes, prouve-le-moi de suite en emportant ce papier par lequel je te donne mon âme, et mon âme est à toi sans autre condition et sans plus de formalité.
Georges Br.
Déjà le docteur, qui lisait par-dessus son épaule, voyait son ami s’exclamer triomphant : « Hé bien ! quoi ? Ça y est-il ? Où est votre diable ? » Mais, ô terreur ! M. Br. n’eut pas plutôt achevé son parafe que l’obligation disparut subitement de sous sa plume sans qu’il fût possible de savoir par où ni comment. Coup de vent ? quand tout était fermé ! Rêve collectif ? Quand on était bien éveillé ! Tour d’escamotage ? Il n’y avait pas lieu de s’arrêter une seule minute à de semblables conjectures.
M. Br. ne pouvait en croire ses yeux ; il gesticula, blasphéma, trépigna, bousculant tous les papiers et les tiroirs de son bureau, cherchant à genoux par terre sous les meubles et sous le tapis. Il força son camarade à se déshabiller, fouilla en vain dans toutes ses poches, dans les manches, dans les doublures, et jusque dans les chaussures ; il l’accabla de reproches furieux, lui disant avec des yeux extraordinairement hagards qu’il était l’auteur de sa douleur et de son désespoir.
Le docteur ne trouvait rien à répondre tant il était désolé et épouvanté. Toute la maison fut sur pied. Mme Br., la première, mise au courant de l’incident tragique, envoya quérir M. le curé de S. en toute hâte, estimant qu’en la circonstance lui seul était capable de remédier à ce douloureux état de choses. L’abbé Drou... arriva aussitôt très impressionné. Il recommanda de ne pas ébruiter l’affaire pour bien des raisons toutes plus valables les unes que les autres.
M. Br., pris d’une fièvre violente, tomba en délire et resta pendant trois semaines en cet état, donnant des craintes terribles à sa femme, à sa fille, au prêtre et au docteur, car s’il mourait sans reprendre connaissance, c’est-à-dire sans pouvoir faire du fond du cœur un acte de contrition, qu’adviendrait-il, hélas ! de son âme ?
M. N. se fixa au chevet de son ami pour toute la durée de la fièvre cérébrale. Là il dut essuyer avec résignation, en esprit de pénitence, les plaintes de l’épouse et les remontrances du curé ; il ne négligea aucune des ressources que la science met à la disposition des humains, aucun des soins les plus tendres, et ne recula devant aucune fatigue. Le saisissement semblait avoir occasionné la grande maladie de M. Br.
Pendant que le docteur soignait le corps avec tant de dévouement, l’abbé Drou..., qui rappelait à l’entourage de M. Br. qu’il faut avant tout mettre sa confiance dans la miséricorde de Dieu, conseilla à chacun de faire une sainte communion à l’intention du malade, et de commencer aussitôt une neuvaine avec un fervent « souvenez-vous » à chaque fois à la Vierge et avec une ardente prière à l’archange saint Michel, ces deux précieux intercesseurs ne devant pas être oubliés.
Enfin, au bout de vingt-quatre jours (16 février), après la communion de clôture, M. Br. reprit connaissance et, qui plus est, courage ; il se confessa, reçut le viatique, et depuis son état alla toujours en s’améliorant. Malgré les consolations du curé, il lui restait néanmoins de l’inquiétude au sujet de son écrit que possédait encore le démon. Bien qu’il ne le fît pas voir, le prêtre ne laissait pas que d’attendre avec anxiété la restitution du pacte ; il s’ouvrit de ses scrupules à son ordinaire qui lui indiqua les moyens dont l’Église dispose à cet effet.
On recommença une neuvaine. L’abbé Drou... lisait un matin (2 mars) une sommation du rituel des exorcismes lorsque M. Br. se sentit vivement égratigner le dessus de la main droite. Il jeta un cri de souffrance. Le papier sur lequel était tracé l’abandon de son âme au démon venait de lui être remis roulé et roussi dans la même main. La plaie était profonde, très douloureuse, mais, étrange phénomène, elle ne saignait pas.
Tenant le récit de ces faits de la bouche même de M. le curé de S., un des témoins de la sombre aventure, je les considère comme d’une authenticité absolument incontestable. Les occultistes et les spirites ne verront, je le sais, dans toute cette histoire, qu’un simple cas de médiumnité dans un cercle de gens prédisposés par leur éducation religieuse à attribuer au diable une soustraction et un apport purement psychiques, mais j’avoue que je suis trop profondément catholique pour les suivre dans leur théorie.
H. LOUATRON.
Paru dans L’Écho du merveilleux en juin 1898.