La mystérieuse tête de La Réole
par
Henri LOUATRON
Dans l’arrondissement de Toulouse s’est manifestée, il y a bientôt quatre ans, une apparition étrange dont, chose assez surprenante, les diverses revues psychiques ne se sont point occupées alors qu’elles relatent avec empressement des faits parfois moins captivants moins originaux, et peut-être aussi moins bien prouvés. À part plusieurs journaux de la région qui publièrent là-dessus chacun un petit roman, et la Croix de Paris qui seule narra l’exacte vérité, les autres feuilles semblent avoir ignoré les faits que je rappelle ici pour les lecteurs de l’Écho.
Le 30 avril 1894, deux fillettes de La Réole (canton de Cadoure) s’amusaient à cueillir des pâquerettes et des boutons d’or aux alentours de l’école, près d’un vieux château inhabité, quand soudain elles aperçoivent devant elles, à rase terre, au pied du massif, une tête de vieille femme à cheveux blancs, au visage pâle, étiré, dont le bas est caché par un voile, aux yeux mobiles et effrayants, et coiffée d’un bonnet garni d’un nœud noir. Épouvantées, elles s’enfuient à l’école où elles arrivent si essoufflées et si saisies qu’elles ont du mal à expliquer leur sinistre rencontre.
Les maîtresses, qui savent qu’il faut peu de chose pour faire peur à des enfants, se mettent à rire, et, pour leur montrer leur illusion, les renvoient avec deux autres compagnes à l’endroit désigné. Mais, ô prodige, voilà que celles-ci voient aussi à leur tour la terrifiante tête !... Or, il faut noter, en passant, que Marie-Louise Grasset, Anna Sabathe, Noémie Gayne et Louise Lagrange – ce sont leurs noms –, âgées à cette époque de neuf à quinze ans, n’étaient nullement maladives et étaient au contraire très saines d’esprit et même les plus intelligentes et les plus sages de la classe. Fort émotionnées, elles courent le plus vite qu’elles peuvent à l’école, et les plus grandes certifient la réalité de l’apparition.
On pense si l’affaire se répand tout de suite partout aux environs. Les curieux et les paysans arrivent en masse, et s’ils ne sont point favorisés de visions, les histoires les plus dévergondées ne s’en colportent pas moins. Les quatre petites jeunes filles continuent à bénéficier seules du même spectacle chaque jour, à n’importe quel moment de la journée, en sorte qu’elles en sont de moins en moins épouvantées, sauf Marie-Louise Grasset, et finissent presque par s’y accoutumer. La nuit, la tête n’apparaît point, mais une flamme surgit à sa place du massif, fait le tour du vieux château et sautille sur la maison du carillonneur ; après quoi elle s’éteint.
Il y a répit d’apparition pendant quelques jours et les paysans cessent alors d’aller « au revenant », comme ils disent. Puis un beau matin, pendant la classe, une des voyantes étant appelée au tableau pour un problème d’arithmétique, jette par hasard, en passant devant la fenêtre, un regard dehors à travers les vitres, quand aussitôt, son visage devenant livide, elle pousse un cri : « Ah ! la tête, la voilà encore, tenez, elle monte l’allée ! » En effet, l’affreuse tête a abandonné le contre-bas de l’avenue du château pour se fixer dans l’avenue même de manière à être bien en vue de l’école.
La nouvelle de la réapparition se répand comme une traînée de poudre ; les rassemblements se reforment de plus belle et la foule va toujours grossissant. Les gens les plus éclairés essaient de pénétrer la cause et la nature de cette manifestation fantomatique. Les yeux de la tête perdent peu à peu de leur expression horrible pour prendre une expression relativement douce. « – Si l’on jetait de l’eau bénite où se tient le spectre pour voir si cela produirait quelque effet ? proposent les uns ; l’eau bénite chasse les démons. – Mettez donc un crucifix devant lui, tout près, conseillent les autres ; on dit que l’image du Christ sur la croix fait faire la grimace au diable. » On essaie de discerner la nature de l’apparition à l’aide de ces moyens rudimentaires. Sous les aspersions réitérées d’eau bénite, la tête reste en bonne contenance, « signe que ce liquide ne la brûle pas », remarque l’assistance ; même elle s’incline devant le crucifix avec une attitude de prière. Ces dispositions du « revenant » rassurent un peu la foule, mais sans lui donner le mot de l’énigme. L’objectivité de la vision réservée seulement aux quatre fillettes et le jeu de la physionomie de ces dernières ne cessent d’intriguer fort les spectateurs.
L’assemblée s’accorde pour piquer en terre, à l’endroit de l’apparition, une baguette faite avec une branche d’arbre, et pour y attacher une feuille de papier blanc sur laquelle une des voyantes a tracé ces mots : « Écris-nous, sous ma demande, qui tu es et ce que tu veux. » Une réponse, manuscrite, ne tarde pas à apparaître sur le papier ; toutefois il n’y a que les quatre fillettes, qu’on a pris soin de séparer avant l’expérience, qui peuvent la lire. On les interroge chacune à part. Or, elles prononcent unanimement les trois mêmes monosyllabes tracées sur la feuille, puis pareillement les transcrivent avec leurs deux majuscules et celui du milieu en italique : « Moi Je suis. » Plusieurs personnes croient un moment avoir deviné l’identité du spectre ; elles conjecturent que c’est l’âme d’un tel qui vint du Purgatoire solliciter des prières, et que c’est la souffrance des flammes purificatrices qui rendait son visage hâve et ses yeux terribles. Pour avoir plus de renseignements, on presse les enfants de poser à tour de rôle à la tête une foule de questions auxquelles celle-ci répond par des hochements affirmatifs ou négatifs. Devant le dialogue suivant, les partisans de l’âme du Purgatoire doivent bientôt abandonner leur hypothèse.
« Veux-tu répondre à ce que nous désirons savoir ? – La tête fait signe que oui. » – Les curieux se serrent avec émotion autour des voyantes, retiennent leur souffle et écoutent avec le plus profond silence. Tous les cœurs battent. « Es-tu le diable ? – La tête hoche négativement avec un singulier sourire. – Est-ce Dieu qui t’envoie à nous ? – Signe négatif, accompagné d’un hideux rictus. – Viens-tu de l’enfer ? – Impassibilité de la tête. – Viens-tu du purgatoire ? – Non. – Habites-tu le ciel ? – Oui. – Alors que veux-tu ? des prières ? – Oui. – Des messes ? – Non. – Vingt De profundis ? – Oui. – Cinquante ? – Oui. – Cent ? – Oui. – Cent cinquante ? – Oui (!...) – Serais-tu la victime d’un assassinat ? – La face blême s’empreint soudain d’une douleur indicible et deux énormes larmes lui tombant des yeux descendent le long des joues. – D’un assassinat commis il y a longtemps ? – Profond hochement affirmatif qui semble indiquer que le crime remonte loin. – Il y a cent ans ? – Plusieurs branlements de tête signifiant oui. – Cent cinquante ans ? – Oui. Plus ? – Non. – Qu’est-ce que tu veux ? Chercher vengeance ? – Trois inclinations consécutives pour approuver, et les regards s’allument d’une joie haineuse... »
En somme, plus l’interrogatoire, plus le mystère qu’on espérait élucider redevient impénétrable à cause de grosses contradictions qui alternent avec des refus de réponse. Des assistants s’escriment à frapper sur le spectre à coups de bêche, de pieu en fer, de pioche, de fourche, de canne, les uns en voulant à la tête de ne point se montrer à eux comme aux quatre privilégiées, les autres s’irritant contre elle à la pensée qu’elle est diabolique, d’autres cherchant à soutirer, « par le pouvoir des pointes », un fluide de hantise, d’autres enfin répondant à des défis avec gaîté et forfanterie. Mais toutes ces tentatives sont vaines : la vision esquive lestement les coups.
La Réole devint promptement célèbre et le monde y afflue plus que dans une ville d’eaux à la mode. Tous les jours, le dimanche surtout, les routes qui y conduisent sont encombrées d’une multitude de piétons, de bicyclistes et de voitures. Les populations accourent de plus de dix lieues à la ronde. Dans la campagne, la frayeur est telle que les travaux agricoles sont suspendus. Les paysans ne vont-ils pas jusqu’à prétendre que les cloches de l’église, mises en branle par un être invisible, sonnent le glas des trépassés, que le tocsin gémit et pleure dans le beffroi, que des voix d’outre-tombe qui paraissent sortir de dessous les dalles du chœur chantent les psaumes des morts !...
Tout cela continue quelque temps et semble devoir disparaître peu à peu sous la monotonie lorsqu’un jour, la tête, se trouvant sans doute négligée, quitte l’allée du château et bondit pour s’installer sur le rebord extérieur de la fenêtre de la classe, au premier étage, la figure tournée vers les élèves, l’air railleur, sinistre, et ricanant chaque fois qu’on récite la prière d’entrée et de sortie. Les quatre fillettes la voient toujours ; l’expression de leur visage témoigne de la véridicité de leur assertion. Marie-Louise Grasset, déjà terrorisée dès le début des manifestations, finit par en tomber malade au point que le médecin désespère, durant plusieurs jours, de la sauver. Aussi M. l’abbé Bernis, curé de la paroisse, défend-il aux trois autres fillettes de revenir à l’école et recommande-t-il aux parents de les garder chez eux, ce qui fait que pendant une quinzaine de jours la vision cesse faute de voyantes. Pourtant deux grandes personnes l’aperçoivent une fois très distinctement, dans cet intervalle ; elles en ressentent une aussi grande peur que les élèves, preuve que le spectre a bien un aspect terrible.
Le dimanche 3 juin 1894 (octave de la Fête-Dieu), comme la procession, suivant son itinéraire annuel, traverse l’avenue hantée, les quatre écolières, qui marchent en rang avec les autres enfants, revoient la même tête ; mais au passage de Saint-Sacrement, elle se cache, paraît-il. À dater de ce moment-là, la vision disparaît tout à fait après avoir duré trente-trois jours, sans s’être départie de son macabre incognito, mais en laissant comme trace de son passage la mort et le desséchement subit de douze grands arbres qui entouraient l’endroit de son séjour. À supposer que ce ne soit là qu’une prodigieuse coïncidence, elle n’en est pas moins facile à constater pour quiconque a l’occasion d’aller à La Réole.
Jusqu’à la fin du mois de juin, les quatre fillettes restent consignées chez elles, dérobées aux interviews des innombrables touristes, ne sortant absolument que pour aller à la messe et aux vêpres, le dimanche. On veille surtout à ce qu’elles ne retournent ni du côté du massif, ni du côté de l’avenue. Il importe de remarquer que la tête ne se transporte point dans leurs demeures, qu’elles n’y aperçoivent jamais rien de semblable, puis, en outre, qu’éloignées de plus d’une douzaine de pas du spectre, ou encore, qu’en présence du prêtre, elles ne distinguent plus ledit spectre. Une des voyantes amenée en secret à la fenêtre de l’école déclare ne plus voir l’apparition, qui a donc bien définitivement cessé.
Marie-Louise Grasset finit par se remettre de sa terreur, et ses compagnes et elles reprirent le 2 juillet leur place sur les bancs de la classe sans que leur physique ni leur moral accusât jamais depuis aussi bien qu’avant le moindre indice pathognomonique.
Ces faits sont-ils attribuables à une sorte de suggestion hypnotique à distance ou à une espèce d’hallucination collective ? Ne sembleraient-ils point plutôt marqués à l’estampille diabolique ? Encore aux maîtres de la psychique et de la mystique de trancher la question !
H. LOUATRON.
Paru dans L’Écho du merveilleux
en février 1898.