Souvenirs et pensées

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Dom Célestin LOU TSENG-TSIANG

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

 

CES pages ne forment pas des Mémoires. Elles se bornent à réunir quelques souvenirs et quelques pensées. Elles furent écrites à la demande de mes confrères, les Moines de l’Abbaye de Saint-André, qui, à plusieurs reprises, m’avaient exprimé le désir de connaître de plus près les principaux évènements de ma carrière publique et la ligne même de ma vie.

Pour répondre à cette marque de fraternelle sympathie, je fis un choix parmi mes souvenirs les plus marquants et je les rédigeai sous forme de conférences, qui furent données par moi à la Communauté de Saint-André, au cours de l’année 1943. Ces entretiens eurent lieu dans le Monastère des Bénédictines Missionnaires de Béthanie, à Lophem, où la partie la plus importante de notre famille religieuse avait trouvé un chaleureux refuge, lors de son expulsion des cloîtres de l’Abbaye, réquisitionnés par un service de l’Armée Allemande.

Si la Providence m’amenait, un jour, à écrire des Mémoires, je ne pourrais le faire qu’en ma langue maternelle chinoise, qui, seule, peut exprimer dans toutes leurs nuances, les pensées de mon esprit et les sentiments de mon cœur.

 

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La publication de ces pages a pour objet de communiquer ces conférences aux personnalités avec lesquelles j’ai l’honneur d’entretenir des relations et d’en étendre la diffusion au cercle de nos meilleurs amis d’Europe et d’Amérique.

Ces Souvenirs sont destinés également, – faut-il le dire ? – à tous mes chers amis de Chine et à tous mes compatriotes. En les lisant, ils découvriront combien, au cours de ces années passées à l’étranger, spécialement des années de guerre, la pensée et l’amour de la Patrie absente se sont encore, si possible, avivés en moi.

 

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Cette guerre m’a donné l’occasion de connaître par moi-même le régime d’occupation imposé à un pays libre par un pouvoir ennemi totalitaire, dont la police secrète d’État s’ingère dans tous les rouages de la vie publique et de la vie privée.

Il me fallait en tenir compte. Bien m’en a pris. Le 25 juillet 1942, comme je donnais une causerie religieuse, à Bruges, dans les salons du Baron Ryelandt, la réunion fut interrompue par l’irruption de trois agents de la Gestapo. Ils m’interdirent la parole et, se saisissant de mon manuscrit, l’emportèrent ; après une certaine attente, ils contraignirent l’assistance à se séparer, retenant d’ailleurs toutes les personnes présentes, afin de prendre note de leur identité.

Je crois répondre à l’attente de mes lecteurs en ajoutant à une de ces conférences une brève page pour exprimer ma pensée sur cette seconde guerre mondiale et, plus spécialement, sur la responsabilité des hommes d’État qui se sont trouvés incapables de la prévenir et de l’empêcher.

 

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Dans un sentiment de profond respect et de reconnaissance, je me fais un grand honneur de reproduire, en tête de ces pages, le fac-similé de la lettre autographe que Sa Majesté Albert, Roi des Belges, daigna m’adresser au lendemain de mon entrée dans l’Ordre bénédictin et qui fut rendue publique à la mort prématurée de ce noble Chef d’État.

J’avais cru de mon devoir de faire part au Roi de l’acte que je posais en embrassant la vie religieuse dans un monastère de son pays et j’avais tenu à lui rendre hommage pour le bien spirituel dont je suis redevable à ma compagne de vie, qui était une sujette du Roi des Belges et qui, par son attitude chrétienne, discrète et délicate, avait, à son insu, beaucoup contribué à préparer en moi une vocation religieuse.

La réponse dont le Roi Albert voulut m’honorer offre à ces Souvenirs et à ces Pensées une préface dont la très haute portée ne pourrait être dépassée.

 

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Je voudrais que cet opuscule soit un modeste témoignage de reconnaissance à la bonté de Dieu pour ma pauvre personne et à la justice de sa Providence pour ma chère Patrie.

Je le dédie à la mémoire bénie de ceux à qui je dois, après Dieu, le plus de bien sur cette terre : mes vénérés parents, M. Lou Yong-Fong et Madame Lou, née Ou Kin-Ling, à la mémoire glorieuse de mon maître, le Ministre Shu King-Shen, et à celle, très aimée, de ma femme, Berthe Lou Tseng-Tsiang, née Bovy. En leurs personnes et en toutes choses, Dieu soit glorifié.

 

Janvier 1945.

 

 

 

 

LETTRE

DE

S. M. LE ROI ALBERT

 

 

Bruxelles, le 16 octobre 1927.

 

Excellence et Révérend Père,

 

C’est avec émotion que j’ai lu le touchant témoignage que vous rendez à la mémoire de la regrettée Madame Lou, ma compatriote, dans la lettre que vous m’écriviez au moment de votre entrée dans l’Ordre illustre de Saint-Benoît.

J’apprécie beaucoup la preuve de confiance que vous me donnez en me faisant part des sentiments si élevés qui ont contribué à votre sainte vocation.

Le souvenir de la mission diplomatique que vous avez remplie, en 1914, auprès de mon Gouvernement, m’est resté présent ainsi que votre sympathie à l’égard de la Belgique.

Se consacrer entièrement au service de Notre Seigneur confère seul, à ceux qui sont touchés de la Grâce, la paix de l’âme qui est le bonheur suprême ici-bas.

En me recommandant à vos prières, mon Révérend Père, je tiens à vous assurer de ma plus profonde estime.

 

Albert.

 

Au Révérend Père Lou

de l’Ordre des Bénédictins

Abbaye de Saint André

Bruges

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

 

MA VOCATION DIPLOMATIQUE

 

1871-1906

 

 

 

Dimanche, 28 février 1943.

 

APRÈS quinze ans de vie monastique et sept ans de sacerdoce passés dans une retraite presque complète, comment se fait-il que la Providence, aujourd’hui, alors que j’ai soixante et onze ans, semble me porter à la parole et à l’action ?

Souvent, dans votre sympathie, vous vous êtes étonnés de ce que je garde le silence ; à plus d’une reprise, vous avez voulu m’interroger, me demandant quelle est la route que j’ai suivie, de la vie privée à la vie publique, et jusqu’à la direction de la politique étrangère de mon pays, – quelle a été ma carrière de diplomate et de ministre des Affaires Étrangères, – comment, de la vie publique, Dieu m’a conduit à la vie monastique et à l’état sacerdotal, – comment peut-être, à présent, il me conduit à l’apostolat.

Je vais essayer de vous retracer les grandes lignes de ma vie. Elle se résume en très peu de mots.

Au cours de mon existence, je me suis efforcé, du mieux que j’ai pu, d’agir bien pour voir clair et pour aller de l’avant, de ne me laisser aveugler par aucun préjugé volontaire et par aucune crainte, et de réviser sans cesse, à la lumière de l’expérience, de la réflexion et de notre dépendance commune du Ciel, mes actes et mes devoirs.

Que vaut ma vie ? Le Ciel en jugera ; mais vous voudrez bien, en conclusion de ces récits, vous joindre à moi pour prier Dieu, afin que mes insuffisances puissent rendre témoignage à sa bonté et à sa grandeur.

 

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Je suis né à Shanghai. Mon père, M. Lou Yong-Fong, appartenait à une famille aisée. Il avait épousé, en 1854, Mademoiselle Ou Kin-Ling. Elle mit au monde une petite fille qui vécut peu de semaines. Dieu permit que mes parents connussent l’épreuve et la pauvreté, et cette grande mortification de rester sans enfants pendant dix-sept ans. Je naquis, le 12 juin 1871, très chétif. Ma mère, en me donnant le jour, contracta une hydropisie, qui, huit ans plus tard, devait l’emporter. Jusqu’aujourd’hui, sa mort prématurée me cause un serrement de cœur. J’ai accepté et j’accepte cette peine ; pour l’adoucir, je m’unis à la joie de ceux qui ont encore leur mère ou qui l’ont gardée plus longtemps que moi.

Comment pourrais-je exprimer ma reconnaissance à mon père et à ma mère ? Mon père était un homme religieux, honnête et clairvoyant. Il m’a aimé avec un désintéressement complet, passant au-dessus des amères représentations que lui valut de toutes parts mon inscription, à l’âge de treize ans, à l’École des Langues Étrangères de Shanghai. On considérait les élèves de cette école comme une graine de traîtres, qui, à l’aide de ces langues, livreraient leur pays aux étrangers. Dès mon enfance, mes parents m’apprirent à affronter les critiques des hommes et les vicissitudes de la vie ; mon père m’apprit aussi à ne jamais m’attacher à l’argent. « L’argent, disait-il, doit passer entre les mains comme de l’eau sur le dos d’un canard : l’homme ne peut retenir pour lui ce qui est un objet d’échange en vue du bien de tous. »

Mon père était catéchiste protestant. Tous les matins, il partait, diffusant des tracts, en particulier des Bibles. J’ai hérité de lui l’habitude de répandre les lectures utiles et il ne m’a jamais paru que l’argent dépensé dans ce sens fut de l’argent jeté.

Nous appartenions à la London Missionary Society. C’est dans cette société protestante que j’ai reçu le baptême et que j’ai expérimenté, pour la première fois, la charité chrétienne : je pourrais en narrer mille traits touchants. Le Protestantisme a été pour moi une étape sans laquelle je crois que je n’aurais pu arriver au Catholicisme. Je garde une profonde reconnaissance pour toute la charité et la bonté dont j’ai été l’objet de la part de ces missionnaires. Entre missionnaires catholiques et protestants, il y a nécessairement une émulation. Lorsqu’elle demeure dans une atmosphère de dignité, elle élève et rapproche les âmes ; lorsqu’elle devient une concurrence, elle excite les passions, écarte de la vérité et amoindrit moralement ceux qui se féliciteraient de diminuer leur prochain. Aussi est-ce avec une véritable joie qu’à mon entrée au monastère, j’ai lu dans la Règle de Saint Benoît, au chapitre sur « Les Instruments des bonnes Œuvres », cette belle maxime : « honorare omnes homines ».

Donc, après un certain enseignement privé des classiques chinois, à treize ans et demi, j’étais entré à l’École des Langues Étrangères de Shanghai. J’y appris surtout le français. Ce cours était donné par un maître zélé, M. Alphonse Bottu. À dix-huit ans, mes études furent interrompues une année entière par une grave maladie, celle-là même qui avait emporté ma pauvre mère. Nul ne crut que j’en réchapperais. Dieu me conserva la vie. Je parvins à rattraper le temps perdu dans mes études et, à vingt et un ans, je partais pour Pékin, étant admis au Collège Tong Wen, école d’interprètes attachée au Département des Affaires Étrangères.

À Pékin, je poursuivis l’étude de la langue et de la littérature françaises, sous la conduite de M. Charles Vapereau, professeur distingué, avec qui, par après, je demeurai en relations jusqu’à son décès. Je n’envisageais pas une carrière diplomatique, dont l’accès n’était ouvert qu’aux élèves ayant terminé leurs études classiques chinoises, mais j’ambitionnais de faire un séjour assez prolongé à l’étranger, pour occuper, à mon retour, une situation dans l’administration des Postes. Je ne cherchais donc aucunement une carrière politique et mon père, qui voyait tous les abus auxquels se livraient les fonctionnaires de la Dynastie Impériale, n’eût voulu pour rien au monde que j’eusse pris rang parmi eux.

Mon assiduité au travail me valut de ne rester qu’un an au Collège Tong Wen.

Par un concours de circonstances providentielles, je fus, en décembre 1892, envoyé, comme interprète de quatrième classe, à la Légation de Chine à Saint-Pétersbourg. J’allais y rencontrer un maître, qui, par ses leçons et son exemple, me fit passer de la vie privée à la vie publique, pour laquelle, sans y avoir jamais pensé, mon père lui-même m’avait donné la meilleure des préparations.

 

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Dans la pensée et la pratique du Confucianisme, la piété filiale et le labeur de la perfection personnelle sont la véritable école des hommes d’État. La mission de l’homme d’État est d’assurer le bonheur public. Pour y parvenir, une chose principale importe : « développer les vertus naturelles dans les cœurs de tous les hommes 1 ». Ce développement social des vertus naturelles est, pour l’homme d’État, une tâche primordiale. Elle ne peut s’apprendre que dans le sein de la famille, la famille étant la cellule même de la société. Mais quel rôle supérieur que celui du père de famille, qui, dans le modeste cadre du foyer, est appelé à former ses fils en vue d’une vocation aussi élevée !

La doctrine confucianiste est essentiellement la sagesse traditionnelle des anciens rois, sages et vertueux, dont les hautes physionomies ouvrent l’histoire nationale de la Chine : au troisième millénaire avant Jésus-Christ, Yao, Choen et Yu ; au second millénaire, T’ang, Wen Wang et Wou Wang. Les documents de cette sagesse furent repris, colligés et publiés par Confucius, au VIe siècle avant Jésus-Christ. Il les commenta oralement ; ses commentaires et ses leçons, recueillis et continués par ses disciples immédiats, constituent un développement immortel des principes originaux. L’ensemble de ces ouvrages constituent nos treize classiques. La Chine a vécu et, aujourd’hui encore, elle vit de cette philosophie et de cette éducation ; elle leur doit la ligne et la persistance de ses saines traditions familiales, grâce auxquelles notre population est demeurée sereine, et même joyeuse, au milieu des épreuves, et n’a cessé de croître et de se développer ; elle leur doit aussi l’équilibre de son esprit politique et de ses traditions gouvernementales, qui se basent directement sur le principe de la vie de famille. En somme, au cours de notre histoire, nous n’avons pas mis notre complaisance à formuler des théories séduisantes, mais, de génération en génération, à l’exemple et selon les directives de nos ancêtres, nous nous sommes appliqués à sonder les lois qui régissent la nature humaine et à nous y conformer avec sincérité, approfondissant sans cesse les données de nos expériences et celles de nos observations.

Pour qu’un jeune homme puisse apprendre à développer les qualités de son intelligence, de son jugement et de son cœur et, par conséquent, se former à la vie sociale, civique et politique, il lui faut donc, en premier lieu, vénérer ses parents. Pour cela, il doit leur obéir et les aimer ; ne pas les discuter, mais chercher à les comprendre et à entrer dans leur pensée. Si c’est vraiment nécessaire, il lui faudra apprendre comment les éclairer et comment leur assurer à eux-mêmes le plus grand bien. Dans la société de ses frères et sœurs, l’enfant s’initie à la conduite qu’il devra tenir dans la société des hommes : il lui faut ne pas être égoïste, aimer ses frères, ne pas s’élever intérieurement au-dessus d’eux, ne pas les jalouser, ne pas souligner leurs défauts ou leurs insuffisances, mais, avec délicatesse, suppléer aux lacunes d’autrui.

C’est sur ce plan réaliste et nourri d’expérience qu’un jeune Chinois doit s’efforcer, dans sa famille, de s’initier au gouvernement de lui-même et de se préparer au gouvernement d’une famille, au gouvernement d’une cité, d’une province, ou même de l’État, ceci pour autant que le Ciel lui ait donné les facultés nécessaires et pour autant qu’il puisse en recevoir la vocation.

Cette formation familiale est essentiellement équilibrée. Elle évite les excès du parti-pris et de la précipitation ; elle préfère aux jeux de l’esprit l’investigation de la réalité, l’observation de la nature et, en particulier, de la nature de l’homme ; elle se base sur l’autorité du chef de famille et remonte jusqu’au principe de toute autorité, Dieu, créateur et providence, qui humilie l’orgueilleux et qui élève l’humble ; elle cherche l’acquisition de la sagesse et, pour en aborder le chemin, elle prescrit, avant tout, l’accomplissement du devoir d’état ; il faut faire, sur place, ce que l’on doit faire et, en le faisant, aviver son regard, afin de s’exercer à voir plus loin et à voir loin ; il faut éviter toute ambition mesquine et se préoccuper d’être utile à autrui. Il faut ne pas se prélasser dans les situations élevées que l’on pourrait atteindre, mais poursuivre la route pour acquérir la sagesse. « L’homme, qui, le matin, découvre la sagesse, peut mourir le soir 2. » Quel souci de distinction morale et de grandeur intellectuelle ! Quelle conscience de la dignité de l’âme humaine et, peut-on dire, de son immortalité !

Ces données sont l’essence même de la civilisation et de la vie familiale chinoises. On les retrouve, à des degrés divers, dans toutes ces familles anciennes, si nombreuses dans le pays, tant en ville qu’à la campagne. Ces familles forment des milieux fermés, où l’étranger a fort peu d’accès. Hélas, si on juge un pays sans connaître ses meilleures familles, on ignore complètement sa physionomie.

On cite aux enfants l’exemple des trois grands empereurs, Yao, Choen et Yu, contemporains d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Les livres classiques rapportent notamment : « Choen fut vraiment souverain. » « Il eût abandonné l’empire sans plus de regrets que de laisser là une vieille paire de chaussures. » « Il fut grand en dignité ! Il posséda l’empire et resta toujours indifférent à sa propre grandeur 3. »

Voilà l’esprit, l’atmosphère et le milieu dans lesquels nos traditions nationales les plus anciennes conçoivent la formation à la vie publique. Voilà les normes suivant lesquelles un jeune Chinois peut et doit apprendre à servir la cité et l’État et la norme suivant laquelle un vieux Chinois, qui aime les jeunes, regarde ceux-ci, avec le secret et ardent désir de trouver chez eux cette tendance constante et cet effort quotidien vers la sagesse, – recherche de la sagesse, qui suggère bien des rapprochements entre l’école de Confucius et celle de Saint Benoît. On dit, d’ailleurs, de l’un comme de l’autre, que, tout jeunes encore, ils dépassèrent leur âge par leur maturité.

... Et c’est pourquoi, soit dit en passant, l’esprit bénédictin pratiqué en Chine, – parce qu’il s’agit de pratique et non de paroles, – ne pourra manquer d’attirer à l’Église d’innombrables enfants et de peupler les monastères de légions de moines.

Quoique j’aie bien mal suivi ces préceptes, le pauvre essai que j’en ai fait m’a guidé constamment dans la vie ; j’ai mis en pratique, du mieux que je le pouvais, le testament de mon père, qui se formulait en un seul mot : « T’ien : s’appuyer sur le Ciel. »

 

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Nous voici donc en janvier 1893. J’avais vingt-deux ans et demi et j’arrivais à notre Légation de Saint-Pétersbourg pour y exercer les fonctions d’interprète. J’allais y passer quatorze ans, de 1893 à 1906, sous la direction successive de trois chefs : M. Shu King-Shen, de 1893 à 1897, – M. Yan You, de 1897 à 1903, – et M. Hoo Wei-Tai, de 1903 à 1906.

Pendant cette même période, le Département des Affaires Étrangères de Russie fut dirigé par quatre ministres : M. Ghiers, qui était souffrant et qui mourut peu après mon arrivée à Saint-Pétersbourg ; puis, successivement, le prince Lobanov, le comte Mourariev et le comte Lamsdorf, avec lesquels mes fonctions d’interprète, et, très souvent, de chargé d’affaires, me donnèrent des rapports personnels, suivis et constants. Auprès d’eux, j’eus la possibilité de m’initier aux fonctions de ministre des Affaires Étrangères, qui, dans l’avenir, allaient m’incomber. Je pus aborder cette initiation et ma formation diplomatique tout entière, sous la conduite du maître éminent que la Providence m’avait réservé en la personne de mon premier chef, M. Shu King-Shen. Cet homme d’État, juste et clairvoyant, m’honora de sa confiance et de son dévouement, consacrant de longues heures, presque quotidiennes, à me préparer à la tâche qu’il envisageait pour moi. Sans lui, je ne serais jamais devenu diplomate, et, ultérieurement, je ne serais devenu ni moine, ni prêtre.

M. Shu King-Shen m’avait fait venir de Pékin. Lorsqu’il apprit mon intention de me borner à faire un stage à l’étranger, il m’adressa une remontrance : « Vous me décevez. Comment, étant entré dans une école fondée pour le Département des Affaires Étrangères, pouvez-vous envisager d’utiliser, en vue d’une carrière privée, l’enseignement que vous y avez reçu ? Pourquoi agissez-vous ainsi ?

– Je veux soutenir les vieux jours de mon père.

– Écrivez donc à votre père. S’il peut se passer de vous et vous confier à la formation que j’ai l’intention de vous donner, je vais essayer de faire de vous un diplomate. »

Du coup, je saisis la sévérité des devoirs qu’impose le service public. Je m’offris à les embrasser. Avec son désintéressement supérieur, mon père sanctionna ma décision. Hélas, j’allais demeurer onze ans ininterrompus à l’étranger et n’allais plus revoir ce père bien-aimé, auquel je suis profondément attaché pour tout ce que je lui dois et pour la grandeur morale avec laquelle il a su, hautement, aimer son fils.

 

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Les périodes de décadence ont pour ceux qui y vivent un singulier attrait.

Pour en aborder la réforme, il faut, d’une certaine manière, en ignorer les mœurs. En Chine, je n’avais connu ni le monde des fonctionnaires, ni la société. M. Shu me donna comme première directive de ne point m’attacher au régime qui déclinait, ni pour le suivre, ni pour le condamner ; mais de me borner à faire mon devoir et, en observant les fonctionnaires les plus distingués des pays européens, de me faire à moi-même un programme de vie et d’action. Pour cela, d’apprendre à me taire, quelles que soient les humiliations et les avanies que m’infligeraient nécessairement, d’une part, les dignitaires chinois méprisant tous ceux qui ne les flattaient pas, de l’autre, les fonctionnaires européens et la société européenne appelant l’État Chinois tout entier « l’homme malade » et considérant tout Chinois comme un être dévalué.

Le problème vaut la peine d’être approché d’un peu plus près.

J’avais assisté à une fête au Palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg. L’Empereur et l’Impératrice y avaient reçu 3 000 invités et ils avaient, eux-mêmes, ouvert le bal. À cette même époque, le protocole de la Cour Impériale Chinoise exigeait que les fonctionnaires de première classe reçus par l’Empereur se tiennent prosternés par terre devant lui et, d’autre part, dans le domaine des relations internationales, lorsque l’Empereur de Chine recevait les lettres de créance d’un ministre étranger, l’audience se passait dans la Salle des Vassaux.

Devant ce contraste, M. Shu me disait : « Observez, taisez-vous et, lorsque l’heure sera venue, réformez. »

C’est dans cette atmosphère de silence, de révolution et d’action que s’est écoulée toute ma vie publique : je ne me suis jamais attardé à des abus que je n’avais pas le pouvoir d’arrêter, ni à leurs conséquences, même catastrophiques, qui allaient amener la chute de la Dynastie et conduire la Chine à deux doigts de sa perte. Qui aurait pu arrêter un courant bourbeux aussi violent ? Dieu lui-même se refuse à sauver l’homme lorsque celui-ci refuse le salut. Et M. Shu poursuivait : « Lorsque ces hommes seront tombés, soyez prêt, vous, non pas à leur jeter la pierre, mais, aussitôt, à les remplacer, pour commencer, en Chine, une construction actuelle, selon un plan ancien et nouveau, à la réalisation duquel vous n’aurez pas perdu un instant à vous préparer. »

Pour exécuter pareil programme, il faut apprendre à aimer tout le monde et à agir tout seul.

Ce n’est pas une vie de solitude ; c’est une vie d’isolement.

Tout le monde vous trouve un peu hors cadre.

Mon maître me prescrivait de m’européaniser par amour pour la Chine. Comment aurais-je pu suivre cet enseignement si mes compatriotes avaient réussi à me tenir dans l’ignorance de l’étranger ou si l’étranger m’avait entraîné à mésestimer mon pays ? Dans toute période de transition, les deux courants opposés sont très violents. Pour s’y soustraire, il faut accepter d’être jugé défavorablement par les uns et par les autres. Là, on doit apprendre à rester seul. La vie chrétienne, pour sa part, n’échappe pas à cette règle : Notre Seigneur Jésus-Christ est si souvent tout seul sur sa croix.

M. Shu désirait pour la Chine un rajeunissement complet et il voulait que, dans tous les domaines, le pays quittât l’état de stagnation dans lequel les meilleures traditions ancestrales, déformées et stérilisées, amenaient un résultat diamétralement opposé à l’esprit qui les avait fait naître et qui leur avait valu, dans le passé, de nous donner nos plus belles époques de fécondité et de splendeur. Il voulait une modernisation qui fasse revivre, sur le mode d’aujourd’hui, l’esprit de Yao, de Choen et de Yu. Il observait l’Europe, cherchant à pénétrer le principe de ses meilleures institutions, le moteur de ses progrès, cherchant à découvrir, pour les capter et les donner à la Chine, les forces morales qui assuraient l’équilibre de la société européenne et à les distinguer nettement des forces, des passions et des engouements qui compromettaient cet équilibre.

Le Christianisme, l’Église et, en particulier, l’Église Catholique s’étaient imposés à la respectueuse attention de M. Shu.

Il avait été frappé par l’existence d’un gouvernement spirituel mondial, dont l’ancienneté remonte jusqu’au Fondateur de la religion chrétienne. Pour observer ce fait de plus près, au cours du voyage qui l’amenait en Europe, il s’était arrêté à Rome et y avait passé les fêtes de Noël. Je me souviens avec précision du premier entretien dans lequel il m’en parla, donnant à l’expression de sa pensée, comme souvent il aimait de le faire, la forme d’un apologue.

Il m’avait fait appeler chez lui et débuta ainsi : « Un jour, le ministre du Commerce d’Angleterre observa l’arrivée et l’entrée d’une denrée nouvelle, jusqu’alors inconnue en Europe : du thé, – dix caisses de thé, venant de Chine. L’année suivante, le nombre de ces caisses s’était décuplé. Deux ans après, il s’élevait à mille. – Surpris par le développement inattendu de cette importation, il fit venir un arboriculteur et lui enjoignit de partir pour la Chine et d’y étudier la culture du thé, loi prescrivant d’en choisir les meilleures graines et de se rendre ensuite à Ceylan, afin d’y importer cette culture, de sorte que l’Angleterre n’ait plus besoin de se procurer du thé en Chine. »

M. Shu poursuivit : « La force de l’Europe ne se trouve pas dans ses armements ; elle ne se trouve pas dans sa science ; elle se trouve dans sa religion. Au cours de votre carrière diplomatique, vous aurez l’occasion d’observer la religion chrétienne. Elle comprend des branches et des sociétés diverses. Prenez la branche la plus ancienne de cette religion, celle qui remonte le plus près des origines ; entrez-y. Étudiez sa doctrine, pratiquez ses commandements, observez son gouvernement, suivez de près toutes ses œuvres. Et, plus tard, lorsque vous aurez terminé votre carrière, peut-être aurez-vous l’occasion d’aller encore plus loin. Dans cette branche la plus ancienne, choisissez la société la plus ancienne. Si vous le pouvez, entrez-y également ; faites-vous disciple et observez la vie intérieure qui doit en être le secret. Lorsque vous aurez compris et capté le secret de cette vie, lorsque vous aurez saisi le cœur et la force de la religion du Christ, emportez-les et donnez-les à la Chine. »

Je l’entends encore. Il continua : « Vous êtes de Shanghai. Avez-vous vu la fondation de Zikawei ? » Je dus avouer que je ne la connaissais pas.

La fondation de Zikawei, vous ne l’ignorez guère, est un don du ministre d’État Paul Zi, converti à la foi catholique par le Père jésuite Matteo Ricci, en ce XVIIe siècle, qui aurait dû enregistrer le début de l’évangélisation et de la modernisation de la Chine. Vous savez aussi, hélas ! comment la longue querelle des rites, par son déchaînement de passions et de discussions incompétentes et stériles, détruisit le travail magnifique, engagé avec tant de clairvoyance par les missionnaires d’alors, œuvre intellectuelle et morale qui avait doté l’apostolat catholique d’une force et d’un élan dont on pouvait attendre la régénération complète de la société et du pays.

M. Shu me dit : « Étudiez donc ce qui a été fait, il y a trois siècles, à Zikawei. Et voyez ce qui en est advenu. » En ces quelques mots, il posait devant moi tout le problème des relations entre la Chine et le Christianisme, toute cette question missionnaire, qui dut attendre les pontificats de Benoît XV, de Pie XI et de Sa Sainteté Pie XII pour que sa solution pût être abordée.

Si M. Shu vivait aujourd’hui, il serait profondément heureux ; il verrait la Chine, victorieuse d’elle-même, traitée par les Puissances sur un pied d’égalité ; dans sa clairvoyance, il se réjouirait de voir l’Église, libérée de ses anciennes entraves, se rencontrer avec notre pays, selon un mode nouveau, sur le fondement solide d’une entente directe avec l’État Chinois, dans une atmosphère de respect et de sympathie mutuels, de compréhension, d’indépendance et de coopération.

 

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Je devrais vous parler de mon activité professionnelle de jeune diplomate à Saint-Pétersbourg. J’accompagnais le ministre dans toutes ses visites et j’avais à traduire successivement, avec rapidité et avec précision, du chinois en français et du français en chinois, toutes ses conversations avec le ministre des Affaires Étrangères de Russie et avec ses collègues du Corps Diplomatique. J’étais le seul dans notre Légation à remplir cette fonction et, à chaque absence du ministre, je me voyais revêtu des fonctions de chargé d’affaires, tenant pratiquement en main les relations entre le Gouvernement Chinois et le Gouvernement Russe. Ce fut une école difficile, très précieuse pour celui qui peut être en mesure d’en comprendre la portée et d’en retirer les enseignements.

Il me faudrait de longues pages pour esquisser l’histoire de ces quatorze ans de vie diplomatique : elle se déroule pendant la période la plus triste et la plus humiliante de l’histoire générale de mon pays. L’un des actes décisifs, qui entraîna notre chute, se joua à Saint-Pétersbourg.

 

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J’étais depuis six mois dans la capitale russe, lorsque mon chef m’amena, pour la première fois, chez le ministre des Affaires Étrangères. Présenté au prince Lobanov en qualité d’interprète, je paraissais tellement jeune qu’il ne put s’empêcher d’observer : « Vous m’amenez donc un petit garçon !... » Je ne fus pas désarçonné, ni à ce moment-là, ni dans la suite. Aussi, trois ans après, lors de la visite du vice-roi de Tientsin, le fameux Li Houng-Tsang, chef de notre Délégation au Couronnement de Nicolas II, le prince, auprès duquel j’avais déjà rempli les fonctions de chargé d’affaires, voulut-il faire mon éloge au vice-roi. Ces paroles de la bouche d’un ministre des Affaires Étrangères, dont j’avais combattu les visées politiques, furent, à ce début de ma carrière, un appoint pour ainsi dire providentiel. Li Houng-Tsang répondit du tac au tac que, si le Gouvernement Chinois m’avait nommé, c’est qu’il me connaissait. Ce fut pendant cette visite à Saint-Pétersbourg que Li Houng-Tsang conclut avec la Russie un traité défensif secret, qui attira l’attention de toutes les chancelleries et dont je ne connus le texte que lorsque je le lus, au Ministère des Affaires Étrangères de Pékin, le jour où je devins le chef du Département. En retour de cette alliance, la Chine avait autorisé la Russie à construire le chemin de fer transmandchourien, dénommé Chemin de Fer Chinois de l’Est, et lui en avait cédé, pour quatre-vingts ans, le droit d’exploitation. En fin de compte, le traité ne nous apporta aucune aide militaire, donnant à la Russie un large bénéfice sans contrepartie pour nous.

 

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Le ministère du comte Mourariev fut douloureux pour la Chine.

Le ministre préconisait une politique de violence.

Notre défaite, dans la guerre avec le Japon, en 1894, avait révélé au monde entier quel était le degré de notre faiblesse et le comte Mourariev prétendait ne pas attendre pour en profiter et pour nous contraindre de céder à bail, pour vingt-cinq ans, à la Russie Port-Arthur et Dalny. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase : l’Allemagne exigea Kiao-Chow, l’Angleterre réclama Wei-Hai-Wei, la France prit Kwang-Chow-Wan. Et alors, éclata, en Chine, le soulèvement des Boxers. Sa répression par les Puissances coalisées inaugura la période la plus dure de nos humiliations. Le Protocole de Pékin, en 1900, demeurera un des actes les plus cruels, iniques et aveugles de toute l’histoire diplomatique mondiale. Dans les prestations qu’il nous imposa, et qui s’échelonnèrent sur une durée de quarante ans, peut-être a-t-il dépassé en injustice n’importe quel traité dont un peuple indépendant ait jamais eu à se libérer.

Au moment où la Russie nous intimait ces exigences, M. Shu avait quitté Saint-Pétersbourg pour Berlin. Le Gouvernement le rappela à Saint-Pétersbourg avec le titre d’ambassadeur spécial, le chargeant de diriger les négociations de concert avec son successeur, M. Yan You. Je fus l’interprète de toutes les conférences entre le comte Mourariev et nos deux ministres. Finalement, il fallut céder. Le comte Mourariev, dans sa politique chinoise, contrecarrait le sentiment de l’Empereur, qui, sous l’influence du prince Oucktomsky, inclinait à plus de pondération. Lorsque l’incendie eut éclaté en Chine, l’Empereur fit au comte Mourariev de vives représentations. Le lendemain, Mourariev, par qui, à ce moment-là, j’étais reçu tous les matins, fut trouvé mort dans sa chambre, au Département des Affaires Étrangères. Toute cette affaire s’avéra, au point de vue public comme au point de vue privé, une catastrophe.

 

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Le comte Lamsdorf succéda au comte Mourariev.

Pendant le soulèvement des Boxers, la Mandchourie avait été occupée par les troupes russes. M. Yan You entreprit des négociations pour la libération et le retour de cette partie de notre sol national. Les négociations échouèrent et Dieu sait, à nouveau, avec quelle suite de drames...

 

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M. Yan You mourut dans l’exercice de ses fonctions. Son successeur, M. Hoo Wei-Tai, était mon ancien camarade d’école et de collège.

Pendant qu’il dirigeait notre Légation, brusquement, le 8 février 1904, le Japon, sans déclaration de guerre, attaque la flotte russe devant Port-Arthur. Je me trouvais précisément à Pékin, passant, en Chine, après onze ans de séjour ininterrompu à l’étranger, un congé de six mois. La Providence voulut que, pour regagner Saint-Pétersbourg, je pris le paquebot qui ramenait en Europe le personnel diplomatique russe. La guerre russo-japonaise allait enlever à la Russie Port-Arthur et Dalny, que celle-ci nous avait arrachés sept ans auparavant, et, en outre, la spolier des bénéfices principaux de son activité en Extrême-Orient.

 

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Que peut penser un jeune homme dont la vie débute au sein d’un enchaînement aussi redoutable de conflits internationaux, uniformément tranchés par la menace et la violence, et dans lesquels se joue une lutte passionnée d’orgueils nationaux et d’orgueils personnels, que le moindre froissement pousse au désespoir et à la vengeance, le tout pour l’humiliation persistante du faible, auquel nul n’épargne ni les insolences, ni les mépris ?

Que pouvais-je faire alors, sinon me retremper intérieurement dans la méditation des fortes pensées que la philosophie chinoise offre à l’instruction de ceux des jeunes gens qui osent aborder la vie telle qu’elle est ?

Ma pensée dominante se concentrait autour d’une parole de Meng Tse, notre grand philosophe du IVe siècle avant Jésus-Christ, sur laquelle mon maître Shu n’avait cessé de rappeler mon attention : « Lorsque le Ciel veut imposer à quelqu’un une grande charge, il entend d’abord abreuver son cœur d’amertume, soumettre à la fatigue ses nerfs et ses os, livrer au tourment de la faim son corps tout entier, le réduire et l’exténuer, contrariant et renversant toutes ses entreprises. De cette manière, il vivifie son cœur, dote sa volonté d’endurance ; il le hausse et le grandit et lui donne d’exécuter ce dont il aurait été incapable 4. »

Mes chers jeunes Confrères, s’il peut vous arriver, par instants, de connaître quelque tentation de découragement, élevez vos cœurs en haut et, en songeant à ce que des philosophes non chrétiens ont écrit, il y a vingt-quatre siècles, voyez donc si vous n’avez pas beaucoup plus qu’eux de quoi regarder la vie avec cette sérénité victorieuse qui, soit dit entre nous, n’a qu’une seule base : la foi et l’humilité.

Dieu cependant n’abandonne jamais ceux qui se confient à Lui. Pendant que se déroulaient les évènements tragiques dans lesquels ma vie professionnelle et mon patriotisme trouvaient tant de raisons de s’alarmer, le Seigneur s’était réservé de me faire sortir de l’isolement en me donnant, au milieu de tant de luttes et de misères, un appui providentiel efficace, dont le soutien chaleureux me fut précieux au delà de tout ce que je pourrais en dire. Il allait me donner en même temps, et je vous en parlerai aussitôt, une leçon d’héroïsme devant laquelle un cœur droit n’a plus le moyen d’hésiter.

 

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C’est pendant mon séjour à Saint-Pétersbourg que je rencontrai Mademoiselle Berthe Bovy, petite-fille et fille d’officiers belges, – son grand-père était général, son père major, – et apparentée à M. Leghait, ministre de Belgique à Saint-Pétersbourg. J’aimai la distinction de sa pensée et de sa vie morale, son jugement sain, son désintéressement, son courage et sa loyauté. Nous nous unîmes en mariage, le 12 février 1899, dans l’église paroissiale catholique Sainte-Catherine, en présence du curé, le Père dominicain Lagrange.

Nos esprits et nos cœurs étaient faits pour s’entendre. Je trouvai en Madame Lou une véritable compagne de vie, extrêmement chère, une collaboratrice, qui saisissait d’emblée les grandes lignes et, sans jamais s’arrêter à des considérations médiocres, accomplissait avec simplicité son devoir. Vous savez comment, étant de confession protestante, je promis d’élever dans la religion catholique les enfants que Dieu nous donnerait. Dans la suite, je ne compris pas pourquoi la Providence nous priva de la joie d’avoir des enfants. Il m’a fallu attendre bien longtemps avant de voir que ce sacrifice était la condition nécessaire de la vocation religieuse et sacerdotale à laquelle, dès alors, Dieu me préparait.

Mes chefs s’étaient opposés à ce que j’épouse une étrangère. Nous ne tînmes aucun compte de leur mécontentement et ma femme eut le courage et l’abnégation d’accepter cette incompréhension, qui la tint, huit ans durant, à l’écart de toutes les réceptions auxquelles j’étais invité. Cette épreuve cessa d’elle-même le jour où je devins ministre à La Haye. Mais alors, entourée d’honneurs, elle garda en toutes circonstances un même désintéressement, ne voulant jamais se prévaloir de la situation de son mari pour en tirer vanité vis-à-vis de qui que ce soit, en particulier vis-à-vis de ses compatriotes de son pays d’origine et de son pays d’adoption. À la mort du Roi Albert, je fus honoré d’une lettre très aimable de Son Altesse Royale la Duchesse de Vendôme me disant combien son frère défunt avait apprécié chez ma femme cette discrétion peu commune, qui, pendant les vingt-sept années de notre mariage, a fait le charme de notre vie à deux et a suscité dans mon cœur un surcroît d’amour et de reconnaissance. Son égalité d’âme et la délicatesse de sa conscience faisaient observer avec véracité : « Dans le salon de Madame Lou, on ne dit pas de mal du prochain. » C’était là une vraie sagesse chrétienne et, en bon Chinois, j’ajoute : « une vraie sagesse confucianiste ».

 

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Je vous ai tracé les principes de la formation confucianiste que M. Shu avait entendu me donner. Ces principes animaient les actes de mon chef vis-à-vis de notre Gouvernement, dont il ne cessait d’attirer l’attention sur la décadence de nos institutions et sur les calculs que cette décadence inspirait aux Puissances étrangères. Le Gouvernement Impérial Chinois fut offusqué par ses propositions et ses insistances, auxquelles il refusait tout examen. Pour se défaire de cet importun, on imputa à M. Shu une responsabilité dans les défaites diplomatiques que la Cour et le Gouvernement Impérial attiraient irrémédiablement à notre pays. Lorsque débuta la révolte des Boxers, on voulut trouver en lui un bouc émissaire des désordres intérieurs et des représailles de l’étranger, que ses conseils, s’ils avaient été suivis, auraient permis d’éviter. Par ordre impérial, M. Shu fut condamné à avoir la tête tranchée, sur la Place du Marché, à Pékin, et cet ordre fut exécuté dans les vingt-quatre heures, le matin du 29 juillet 1900.

Cet acte d’iniquité eut lieu alors que j’étais précisément à mi-chemin de mes quatorze ans de séjour à Saint-Pétersbourg et pendant que M. Yan You dirigeait notre Légation. Je dois ajouter que le décret de décapitation fut suivi, à six mois de distance, d’un second décret, combien inutile, de réhabilitation.

Alors, se posa devant moi, dans sa pleine lumière, la question de ma vocation à la vie publique ou de mon retour à la vie privée. Mon maître, à qui je devais toute ma formation, était la victime innocente de l’incompétence des grands, de leur orgueil et de leur jalousie. À quoi bon, me disais-je, servir des gouvernants aussi injustes, aussi aveugles et aussi astucieux ? Pendant une année entière, j’eus à lutter contre moi-même pour rester dans le service public auquel ce maître, décapité, avait tenu à me préparer. M. Yan You ne pouvait pas ne pas remarquer la lutte qui se passait en moi. Il me rendit alors le grand service de m’indiquer mon devoir : « Vous vengerez votre maître, en restant digne de lui et en réalisant le programme pour lequel il a sacrifié sa vie. » Dieu aidant, je compris que toute hésitation devant le devoir était un recul. La vie publique au service de la justice et au service de l’État fut définitivement le seul et unique terrain auquel j’allais vouer et limiter l’exercice de mes faibles forces pour l’accomplissement intégral de mon devoir d’homme.

 

 

 

 

 

 

II

 

 

 

MA CARRIÈRE POLITIQUE

 

1906-1920

 

 

 

Jeudi, 25 mars 1943.

 

MON séjour à Saint-Pétersbourg se poursuivit jusqu’en 1906. L’année précédente, j’avais été nommé conseiller de la Légation. Je demeurai peu de temps dans cette charge ; un an après, le Gouvernement me nommait ministre plénipotentiaire et me chargeait d’ouvrir une Légation à La Haye, poste dont la direction avait jusqu’alors été assumée par notre ministre à Berlin. L’Empereur Nicolas II, informé de mon départ, daigna formuler le désir de me recevoir. Le fait n’avait point de précédent. Au cours de l’audience, à Tsarskoïe Selo, audience qui fut extrêmement cordiale, l’Empereur m’exprima le souhait de me revoir, à Saint-Pétersbourg, comme ministre de Chine et il me remit le grand cordon de Saint-Stanislas. À cette audience, j’eus la surprise et le grand honneur de voir entrer l’Impératrice, qui me permit de lui présenter mes hommages et daigna m’adresser un même et très bienveillant au revoir.

 

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À cette époque de ma vie publique, il se produisit un incident, apparemment minime, très caractéristique de ce moment de l’histoire de la modernisation chinoise.

La Dynastie Impériale régnante, d’origine Mandchoue, avait, lors de son accession au trône, en 1644, contraint tous les Chinois au port d’une tresse, et cela sous peine de mort. Au début du XXe siècle, spontanément, les leaders de la révolution refusèrent de porter davantage le signe humiliant d’une époque terminée. J’étais conseiller à Saint-Pétersbourg. Je n’attendis plus. Sans avoir consulté le ministre, de concert d’ailleurs avec quelques autres membres de la Légation, nous nous coupâmes la tresse. M. Hoo Wei-Tai, un peu étonné, partageant de cœur notre mouvement, laissa faire ; mais, lorsque je fus promu chef de notre Légation à La Haye, il attira mon attention sur la gravité d’un geste que l’on qualifiait de geste d’étudiant et qui ne manquerait pas d’être jugé avec sévérité par le Gouvernement Impérial. Il me suggéra de mettre une fausse tresse, car, dès mon arrivée à La Haye, je devais recevoir dans cette ville une Haute Commission d’Études, présidée par le vice-roi de Nankin et par le ministre de l’Instruction Publique et venue en Occident pour étudier sur place le fonctionnement des lois constitutionnelles des États européens. Cette Commission, observait-il, ne manquerait pas de faire rapport contre moi à Pékin.

Je ne pus me résoudre à poser, en vue de ma sécurité personnelle, un acte qui me paraissait un retour en arrière, alors que le pays avait tant besoin d’être poussé en avant et il me parut qu’il était temps enfin qu’un haut fonctionnaire prît sur lui de rejoindre le mouvement d’émancipation qui se propageait parmi les lettrés à l’intérieur du pays et parmi les étudiants à l’étranger. J’eus l’occasion d’être présenté aux hauts commissaires avant leur arrivée à La Haye, lors d’un banquet que les étudiants chinois de Paris offraient en leur honneur. Le milieu dans lequel je les rencontrai pour la première fois ne leur permit pas de marquer d’une manière excessive leur étonnement ; le vice-roi de Nankin se borna à sourire, le ministre de l’Instruction Publique à froncer les sourcils. L’affaire elle-même en demeura là.

Deux ans plus tard, rentrant en Chine, au lieu de me rendre directement à Pékin, je m’arrêtai à Tien-Tsin et, de là, j’informai le ministre des Affaires Étrangères que j’aurais à demeurer six mois... dans cette ville avant de pouvoir me présenter dans la capitale, étant donné que j’avais coupé ma tresse et que ce temps était nécessaire pour qu’elle repoussât. Le ministre me répondit qu’il m’autorisait à me présenter librement au Département sans porter la tresse, mais qu’il me demandait, pour les seules visites que j’aurais à faire au prince régent et au premier ministre, le prince K’ing, d’en porter une fausse. La question de principe étant admise, je n’insistai pas davantage et, pour ces deux visites, je me soumis volontiers à ce qui n’était plus qu’une pure formalité.

 

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Au moment où j’assumai la direction personnelle d’une Légation de Chine, le souvenir de mon maître Shu, auquel je devais ma formation et qui était mort victime de son devoir, me revint à l’esprit et au cœur avec plus d’insistance que jamais. J’éprouvais très profondément la reconnaissance que je lui devais et celle que lui doit notre pays. Je voulais traduire en acte ce sentiment et alléger ma conscience d’un devoir. Je décidai d’affecter les émoluments du premier mois de mon traitement à faire frapper une médaille reproduisant ses traits tant regrettés. Je pus offrir des exemplaires en argent de cette médaille à Sa Majesté la Reine des Pays-Bas, à l’Empereur d’Autriche-Hongrie, à l’Empereur de Russie et à un grand nombre de hauts fonctionnaires en Chine. Dans la suite et jusqu’à l’émission de mes vœux solennels de moine bénédictin, en 1932, chaque fois que l’occasion s’en présenta, ce me fut une joie intime et un réconfort d’offrir un exemplaire de cette médaille aux personnes amies, susceptibles d’en comprendre la portée et la signification.

 

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Je restai quatre ans à La Haye.

Très peu de temps après mon arrivée, je présentai au ministre des Affaires Étrangères, M. van Têts van Goudriaan, une proposition de convention pour l’érection de consulats chinois aux Indes Néerlandaises, colonie où la Chine compte de très nombreux citoyens. Cette proposition de convention consulaire, plusieurs fois présentée par le Gouvernement Chinois, avait toujours rencontré de la part du Département des Colonies des Pays-Bas une opposition systématique. Dès mes premières ouvertures, M. van Têts se refusa d’une manière absolue à entrer dans une nouvelle manière de voir.

Sur ces entrefaites, La Haye devint le théâtre des assises de la Seconde Conférence Internationale de la Paix, qui se réunit dans cette ville au cours de l’été 1907. Le Gouvernement Chinois me nomma ambassadeur à cette Conférence. Cette fonction me mit pour la première fois en face de l’attitude simultanée de toutes les Puissances, unanimes à traiter la Chine comme un pays de dernier rang. Ce fut pour moi une expérience très riche d’enseignements et de renseignements.

À l’issue de la Conférence, je partis pour l’Égypte, afin d’y prendre un congé de quelques semaines et je demandai à mon Gouvernement, plutôt que d’être promu à un poste plus important, comme je pouvais m’y attendre, de me renommer ministre à La Haye, afin de reprendre moi-même et de poursuivre les négociations en vue de la convention consulaire à laquelle mes compatriotes des Indes Néerlandaises attachaient, à juste titre, le plus grand prix. Entre-temps mon ami, M. van Swirideren, que j’avais connu de près à Saint-Pétersbourg, avait succédé à M. van Tets comme ministre des Affaires Étrangères des Pays-Bas et j’étais sûr de trouver chez lui une largeur de vues utile à l’intérêt des deux pays.

Cependant les négociations traînèrent. Le Ministère des Colonies des Pays-Bas persistait irréductiblement dans son opposition. J’estimai que, dans ces conditions, il était inutile pour nous de maintenir en permanence un ministre à La Haye et je suggérai secrètement à mon Gouvernement de me rappeler à Pékin. Mon rappel contrista M. van Swinderen. Comprenant qu’on ne pouvait plus s’obstiner à refuser une décision qui s’imposait, il agit avec énergie sur son collègue des Colonies et il tint à ce que les négociations me suivissent à Pékin, où je les continuai avec M. Beelaerts van Blokland, ministre des Pays-Bas auprès de mon Gouvernement. Elles aboutirent, non sans difficultés, à une conclusion satisfaisante.  L’érection   des   consulats   était   obtenue.

En 1911, je retournai à La Haye pour l’échange des instruments de ratification et, de là, je me rendis à Saint-Pétersbourg, où j’étais envoyé par mon Gouvernement en qualité de commissaire spécial pour la révision du Traité de Commerce par Voie de Terre, conclu, en 1881, entre la Chine et la Russie et où, par suite du rappel à Pékin de M. Sa Yin-Tou, je fus, à ce moment, nommé ministre de Chine. Le souhait si aimable de l’Empereur Nicolas II se réalisait et je revenais à Saint-Pétersbourg y retrouvant tant d’amitiés chères, que mes quatorze ans de séjour m’avait permis de contracter et recevant de la part de l’Empereur, du Gouvernement Russe, en particulier de M. Sazonov, ministre des Affaires Étrangères, l’accueil le plus cordial.

Nous projetions, ma femme et moi, toute une série de réceptions dans l’hôtel de notre Légation, remeublé avec goût, lorsque le brusque développement des évènements politiques en Chine nous força de contremander les fêtes déjà préparées.

Accomplissant sa dernière étape, qui allait être victorieuse, la Révolution Nationale Chinoise gagnait chaque jour du terrain et mettait en péril la Dynastie Impériale ; elle donnait, de ce chef, à notre Légation de Saint-Pétersbourg un rôle politique de premier plan. Le changement de régime était proche ; il allait, et je ne m’en doutais guère, mettre une fin très rapide à mon séjour dans la capitale russe.

Mais, avant de tracer l’esquisse de ces grands évènements politiques, je dois vous parler de l’évolution intérieure de caractère religieux qui se poursuivait en moi et qui, au cours du déroulement de ma carrière publique, m’avait conduit à la décision de quitter le Protestantisme et de demander l’entrée dans l’Église Catholique.

 

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J’étais marié depuis dix ans et le Seigneur ne nous avait point donné d’enfants.

La disposition dans laquelle j’avais promis d’élever nos enfants dans la religion catholique correspondait à un sentiment de respect pour le culte le plus ancien du Christianisme et pour la dignité avec laquelle ma femme accomplissait ses devoirs de chrétienne. Sans entrer dans un examen profond de l’objet des controverses religieuses dont l’Europe a été le théâtre, encore moins de ces controverses elles-mêmes, – et cette disposition est commune à beaucoup de mes compatriotes, – reconnaissant les origines apostoliques de l’Église Romaine et me bornant à constater que les hérésies et les dissidences ont pour effet d’amener sur les points qu’elles contestent un accroissement de précision et de lumière, il me parut que l’heure était venue pour moi de faire un pas en avant, pour me rapprocher de Jésus-Christ, source vivante de notre religion, et de demander l’admission dans la communion de la Sainte Église Catholique Romaine, professant de croire ce qu’elle enseigne et m’engageant à pratiquer ce qu’elle prescrit. Je trouvais dans l’Église Catholique l’unité de gouvernement, l’unité de doctrine et l’unité de précepte ; je voyais en elle un guide sûr pour la conscience et un soutien stable pour la société et pour l’État.

Ma femme n’avait jamais soulevé auprès de moi la question religieuse ; elle s’était bornée à accomplir avec beaucoup de simplicité ses devoirs de conscience. Cette discrétion elle-même me portait encore davantage à désirer la rejoindre dans l’Église Catholique, dont je me serais défendu d’aborder l’entrée, si elle avait dû m’y pousser. C’est à Pékin, pendant le séjour qui suivit mon rappel de La Haye, que je m’ouvris à elle de mon intention de devenir catholique. Elle en fut ravie. Je venais d’être nommé commissaire spécial à Saint-Pétersbourg. Nous convînmes que j’attendrais notre arrivée dans cette ville, pour demander au Père Lagrange, le curé de la paroisse Sainte-Catherine, qui nous avait mariés dix ans auparavant, de recevoir ma profession de foi.

Dans l’encombrement des visites qui incombent à un ministre nouvellement nommé, le curé de Sainte-Catherine fut tout surpris de me voir arriver chez lui au début même de mon entrée en fonction. C’était le 25 octobre 1911. Je lui fis part de l’objet de ma démarche. Il l’accueillit avec grande joie. Sans attendre davantage, il me posa une suite d’interrogations sur les points de foi principaux de la doctrine chrétienne ; puis il ajouta : « Vous ne savez pas vous confesser. Répondez en toute simplicité aux questions que je vais vous poser. Après quoi, je vous introduirai dans ma chapelle et, pour autant qu’il pourrait y avoir un doute sur la validité de votre baptême antérieur, conditionnellement, je vous baptiserai. »

Lorsque je rentrai à la Légation, avec quelle joie je retrouvai et embrassai ma femme, qui ne s’attendait nullement à ce que, sans autres longues formalités, je l’aurais rejointe, ce jour-là même, dans la religion catholique. La dernière distance, qui avait pu exister entre elle et moi, avait disparu. Peu après, je fis ma première communion et, le 5 avril 1912, je fus confirmé par Mgr l’archevêque catholique de Saint-Pétersbourg.

 

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Entre-temps, comme je viens de vous le dire, la Révolution Chinoise brûlait les dernières étapes et elle était sur le point de triompher.

Nos livres classiques ont sur le fondement du principe d’autorité en matière publique une doctrine équilibrée, qui constitue une juste expression du Droit Naturel. Le pouvoir suprême est un mandat du Ciel. Ce mandat est fragile. Si le mandataire ne remplit point son devoir, le Ciel lui retire son mandat ; il le fait par la voix du peuple. C’est le rôle historique de l’opinion publique en tous pays où les hommes ont la faculté de penser.

Depuis plusieurs décades, la Cour Impériale Chinoise était visiblement dépassée par les évènements et son entourage de fonctionnaires paresseux et flatteurs la mettait dans l’impossibilité de se rendre compte de la marche des évènements, des vices de l’administration et de la situation profondément malheureuse du peuple entier, que tant d’abus de pouvoir et de lacunes du pouvoir maintenaient dans une situation déplorablement inférieure. Les défaites militaires et diplomatiques s’étaient accumulées et la Dynastie, plutôt que d’écouter les citoyens clairvoyants, qui lui proposaient des réformes, poursuivait implacablement tous ceux qu’elle savait ou soupçonnait imbus d’esprit nouveau.

Cette fois, le mouvement de révolution et de rénovation nationales s’imposait au pays entier et les capitales étrangères le suivaient avec la plus vigilante attention.

Vous connaissez le chef de ce mouvement.

Depuis vingt-cinq ans, le Dr Sun Yat-Sen, médecin cantonnais, de religion protestante, parcourait la Chine et le monde pour grouper, dans le pays et à l’étranger, tous ceux de nos compatriotes qui partageaient ses convictions et sa volonté d’action ; il voulait entraîner toute notre nation à se rénover elle-même, à mettre fin à la série des empiétements iniques, auxquels, depuis 1840, les Puissances s’étaient livrées chez nous et que le bon sens chinois, avec une pondération non dépouillée d’ironie, avait dénommée : « les traités inégaux ».

Le Gouvernement Impérial Chinois avait mis à prix la tête du Dr Sun et, dès 1896, un incident fameux, dont notre Légation de Londres avait été le théâtre, m’avait amené, en exécution des directives de M. Shu, à suivre de près toutes les initiatives du Dr Sun Yat-Sen dans la campagne de redressement national qu’il avait entreprise.

Le leader de notre renaissance avait étudié d’une manière approfondie la vie sociale et politique de l’Occident, son fondement, ses mérites, ses lacunes et ses erreurs. Il s’était rallié aux principes de la Constitution des États-Unis, reprenant pour nous la conclusion fameuse du discours de Lincoln à Gettysburg : « that the Nation shall, under God, have a new birth of freedom and that the Government of the people, by thé people and for the people shall not perish from the earth : que la Nation accède, sous la conduite de Dieu, à une nouvelle naissance de liberté et que le Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ne périsse point de la terre ».

Sun Yat-Sen était un grand homme social, intelligent et désintéressé ; il était clairvoyant et il avait fait cent fois le sacrifice de sa vie. Ce qui est plus remarquable encore, ce novateur, ce révolutionnaire, qui, pendant plusieurs décades, avait dû se borner au rôle de théoricien, était d’une mentalité hautement équilibrée, à tel point que, dans toute son œuvre, qui embrasse les domaines racial et social, politique et économique, il n’est pas un principe et pas une ligne qui ne soient en plein accord avec les exigences de la doctrine catholique.

Depuis 1896, je suivais ce mouvement avec la plus vive attention. À partir de la mort de mon maître Shu, en 1900, je lui donnai tout mon cœur. Puisque la Dynastie refusait de se sauver elle-même, il fallait empêcher que le pays ne fût entraîné par elle dans sa propre chute ; celle-ci, de jour en jour, devenait inévitable et, aujourd’hui, elle était imminente.

Le 31 décembre 1911, contre le sentiment de tout le personnel de la Légation de Saint-Pétersbourg et à l’encontre du conseil de tous nos chefs de mission en Europe, – que mon dévoué et fidèle ami, M. Wang Koang-Ki, alors secrétaire de notre Légation, m’avait suggéré, respectivement, d’informer et de consulter, – je pris sur moi de télégraphier à l’Empereur que l’aide étrangère ferait défaut à la Dynastie et que, pour éviter une effusion de sang, – le sang de nos Princes eux-mêmes, – l’heure était venue pour le Souverain de renoncer au trône. L’Empereur hésitait sans cesse. Finalement, le 12 février 1912, il abdiqua en faveur de la République et il chargea un haut fonctionnaire impérial, M. Yuan Che-Kai, de constituer la nouvelle forme de l’État. Déjà à Nankin, le Dr Sun Yat-Sen avait été proclamé Président de la République. Avec une abnégation qui rentrait bien dans la ligne de sa grandeur morale, il se retira devant M. Yuan Che-Kai. Au même moment, le Parlement provisoire, par un vote à peu près unanime, m’invitait à rentrer au pays pour y assumer la direction de notre politique étrangère.

 

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Quelle vision que cette rentrée à Pékin, après vingt ans de séjour à l’étranger, avec la charge de rénover le Département des Affaires Étrangères et de donner un ton et un esprit nouveaux à nos relations avec tous les pays étrangers !

La capitale était en ébullition, les sphères politiques en effervescence et tout le pays en trouble et agitation.

L’œuvre de rénovation nationale, enfin possible, exigeait un labeur immense, en profondeur et en étendue, pour lequel il aurait fallu une pléiade d’hommes publics, d’une compétence éprouvée, que la Nation, laissée à elle-même, n’avait eu aucun moyen de préparer et de former.

Le corps des fonctionnaires de l’État était atteint de toutes les misères qu’un favoritisme persistant avait provoquées et développées dans un régime de véritable Bas-Empire. D’autre part, la plupart des rénovateurs étaient des nouveaux venus de la politique. Le génie politique du Fondateur de la République, son désintéressement et celui d’un grand nombre de ses partisans ne pouvaient assurer à tous ceux-ci cette expérience et cette formation professionnelle qu’exige la carrière d’homme d’État. Il y avait aussi, nécessairement, dans la masse de ceux qui applaudissaient à la rénovation, une phalange d’arrivistes, qui voulaient profiter de ce moment de l’Histoire pour prendre des leviers de commande et continuer à leur propre bénéfice les abus du régime précédent.

Par bonheur, le haut personnel gouvernemental trouvait en la personne du Président de la République, M. Yuan Che-Kai, un homme d’État de grande envergure, qui dominait la situation complexe de notre pays et voyait clairement le but à atteindre et les chemins qui y conduisaient. Il était un guide et un puissant soutien pour ses collaborateurs. Il allait, en deux ans de temps, parvenir à mettre de l’ordre dans les domaines principaux de l’administration intérieure. La Nation, reconnaissant sa valeur, attendait de lui la marche vers le progrès, et le Corps Diplomatique tout entier voyait en lui le restaurateur désigné de l’État Chinois.

Par malheur, tout cet avenir fut compromis, et notre pays risqua d’être irrémédiablement perdu, à cause de l’ambition personnelle de M. Yuan Che-Kai, qui, trois ans plus tard, allait restaurer à son profit un pouvoir impérial dont la Nation ne voulait plus.

 

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À l’étranger, notre révolution avait recueilli un premier mouvement de sympathie, suivi aussitôt d’une nouvelle incompréhension et d’une longue période de dérision. Tout ce que nous faisions, tout ce que nous pensions, était, a priori, déconsidéré et ridiculisé. Les Puissances se demandaient avec un vif intérêt si l’heure n’était pas venue pour elles de profiter de nos difficultés pour accroître chez nous leurs ingérences politiques et économiques et engager définitivement une domination collective de tout le pays chinois. Nos deux voisins, la Russie et le Japon, étaient, entre tous, les plus empressés.

Le Département des Affaires Étrangères avait la tâche ingrate de défendre un pays qui traversait une redoutable crise nationale et qui ne disposait d’aucune force militaire, ni d’aucune administration civile dignes de ce nom, pour soutenir le réajustement des traités unilatéraux, qui s’étaient succédé en une redoutable progression – et même, et avant tout, pour empêcher que cette ère d’empiétements et de mainmise ne se poursuive indéfiniment.

La Chine, le Dr Sun Yat-Sen l’avait cent fois déclaré, était devenue le domaine colonial de toutes les Puissances avec lesquelles elle entretenait des relations, et l’entente étrangère pour nous exploiter faisait de notre pays ce que le Dr Sun appelait « non pas une colonie, mais une hypercolonie ». Serait-ce forcer la situation que d’ajouter : le Corps Diplomatique en Chine, au sein duquel j’ai toujours compté de très bons amis personnels, constituait un organisme de coalition, dont les membres faisaient cause commune chaque fois que l’intérêt de l’un d’entre eux était en jeu ? Le ministre des Affaires Étrangères, harcelé, devenait alors un assiégé, qui avait à tenir tête à l’entente de quatorze partenaires réunis contre lui.

Je résolus, dans toute la mesure du possible, de me tenir complètement en dehors de la politique intérieure, laissant à mes collègues une tâche pour laquelle mon long séjour à l’étranger m’enlevait toute compétence.

Il se fit ainsi que, malgré les changements gouvernementaux, qui se multiplièrent au cours des premières années de la République, ma présence prolongée au Département des Affaires Étrangères, – en particulier mon retour, chaque fois que la situation internationale présentait un caractère tendu, – me permit de réaliser mon vœu le plus cher, testament politique de M. Shu King-Shen, à savoir : la réforme du Département des Affaires Étrangères et la constitution de la carrière diplomatique, en préparation au réajustement des traités inégaux.

Pour cette réforme, je m’inspirai des modèles belge et français, et, avant de rentrer en Chine, en 1912, j’avais tenu à passer par Bruxelles et Paris, afin d’examiner et d’observer sur place le fonctionnement des Départements des Affaires Étrangères de Belgique et de France.

En ce qui concerne la carrière diplomatique, je fixai trois principes nouveaux qui présidèrent au recrutement : primo, l’institution d’examens diplomatiques et l’exclusion rigoureuse du procédé de recommandation et de favoritisme en usage jusqu’alors ; secundo, le recrutement interprovincial, permettant aux candidats du pays tout entier de se rencontrer dans une commune collaboration au service de l’État ; tertio, le choix de candidats ayant étudié à l’étranger les langues différentes nécessaires à la marche du Département.

Progressivement, ce nouveau personnel peupla les diverses sections du Département et fut envoyé dans nos légations et dans nos consulats à l’étranger. Au bout d’une dizaine d’années, ces jeunes diplomates occupaient la plupart des postes de commande. Ils ont ouvert la voie et leur maintien, jusqu’aujourd’hui, dans un bon nombre de capitales, est un témoignage de leur compétence et des services réels qu’ils ont rendus et ne cessent de rendre à notre pays.

Ceci, cependant, ne changeait pas aussi vite que nous le souhaitions l’attitude de l’étranger à notre endroit et ne calmait pas l’atmosphère, souvent agitée, dans laquelle devait s’accomplir notre difficile mission.

 

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Le premier cabinet de la République, présidé par M. Tang Chao I, eut une existence éphémère. Le Chef de l’État insista pour que je forme le second cabinet, la Chambre ayant rejeté tous les noms qui lui avaient été proposés. Malgré ma répugnance à aborder la politique intérieure, j’acceptai provisoirement la charge de premier ministre, résolu de continuer à consacrer le meilleur de mon activité à nos relations avec l’étranger et à l’établissement de la carrière diplomatique. La tâche était suffisante pour absorber les forces d’un homme plus vaillant que moi.

A ce moment, M. Sazonov, ministre des Affaires Étrangères de Russie, voulant mettre à profit nos bons rapports personnels, demanda à la Chine le règlement de la question de la Mongolie extérieure, dont, sous le couvert d’indépendance, il voulait faire une sphère d’influence russe, alors que cette province est partie intégrante de notre pays. L’opinion parlementaire chinoise commençait à prendre conscience d’elle-même, sans se rendre compte que l’état général du pays ne nous permettait guère, du jour au lendemain, de braver l’étranger, ni même de mettre fin à ses convoitises. Nous fûmes contraints de faire une transaction.

Le Parlement refusa les stipulations du traité auquel j’avais pu amener M. Sazonov. Ce refus entraîna ma démission et irrita la Russie, qui aussitôt exigea davantage. Le Parlement comprit, alors, qu’il fallait se plier et il vota un traité bien moins favorable que le premier. L’intégrité territoriale de l’État Chinois était heureusement sauve, mais personne ne se trompait sur le sens des mots et nous allions bien longtemps encore devoir endurer de nouvelles violations de nos droits et de nouvelles cinglantes humiliations.

 

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La période qui avait débuté fut donc tout autre chose qu’un enchaînement de succès.

Au cours de ces années difficiles, pendant lesquelles j’exerçai, sans discontinuité importante, les fonctions de ministre des Affaires Étrangères, la Chine rencontra deux redoutables épreuves et une profonde désillusion. La première de ces épreuves, d’ordre extérieur, nous vint du Japon ; la seconde fut causée par le Chef même de l’État Chinois : elle ouvrit une période de quinze années de troubles intérieurs et de guerres civiles ; la désillusion devait nous être imposée par les grandes Puissances réunies à Versailles.

Grâce à Dieu, aucun de ces coups n’eut, finalement, raison de nous.

 

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En janvier 1915, le Japon nous adressa un ultimatum de Vingt et Une Demandes, dont il exigeait l’acceptation immédiate. À lui seul, le chiffre de « vingt et un » dénote le caractère vraiment massif des concessions que le Japon entendait s’arroger. La guerre européenne remontait à six mois et notre voisin, guettant toutes les occasions, profitait de cette conflagration pour nous faire violence en tête à tête, sans qu’aucune Puissance ait la possibilité d’intervenir ou de s’interposer.

L’Allemagne, je vous en ai parlé dans la première de ces conférences, nous avait, en 1897, arraché la baie de Kiao-Chow. Le Japon, au nom des Alliés, venait de la lui reprendre, en vue, déclarait-il, de la rendre à la Chine. Et voici que, par un ultimatum de XXI Demandes, il exigeait de la Chine d’être reconnu comme le successeur de l’Allemagne sur le sol chinois. Il partait de là pour dresser tout un programme de prétentions à des droits et privilèges exclusifs dans la province du Shandong, en Mandchourie et en Mongolie, dans la vallée du Fleuve Bleu, puis, tout le long de la côte chinoise et dans la province du Fou-Kien. En outre, nous étions sommés de livrer à notre voisin le droit de « conseiller » notre Gouvernement, – autant dire de le diriger, – et le droit de faire la police en Chine, partout où il le jugerait bon. Enfin, sous le prétexte de « prédication », nous aurions dû l’autoriser à développer une propagande japonaise, spirituelle, morale et certainement politique, dans tout le pays. Ce qui signifie que nous eussions à lui céder tout ce que nous étions et possédions : âmes, corps et biens.

L’opinion publique chinoise réagit avec une extrême véhémence. Le pays voulait qu’un refus pur et simple fût notre unique réponse à des exigences aussi outrecuidantes. Mais il lui répugnait de se rendre compte que pareil refus eût précisément donné au Japon l’occasion qu’il recherchait de nous abattre complètement d’un seul coup et de nous imposer une domination dont notre manque d’organisation civile et militaire ne nous eût permis de nous relever qu’après combien de décades, sinon de siècles.

Je n’étais pas à la direction des Affaires Étrangères au moment où cet ultimatum nous fut lancé. Le Chef de l’État fit appel à moi et, quoique je susse très bien quelle charge ingrate j’assumais, je crus de mon devoir de me sacrifier et d’accepter la direction de négociations infailliblement vouées à un échec, lequel pouvait m’attirer à moi-même l’incompréhension et le mécontentement d’un grand nombre de mes compatriotes.

 

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Au moment où les négociations s’engagèrent, le ministre du Japon à Pékin, M. Hioki, me fit part de son désir formel que nos conférences commencent le matin et se poursuivent jusqu’au soir. Cet horaire prétentieux fut le premier point de nos discussions ; à lui seul, il donne le ton que nos adversaires avaient adopté. Il leur fallut tout de même en rabattre. Les conférences, qui se limitèrent aux heures de l’après-midi, se prolongèrent un peu plus longtemps que M. Hioki ne l’avait escompté.

À force de persistance et de patience, nous parvînmes, au bout de trois mois, à écarter les six exigences les plus redoutables, que le Japon s’était flatté de nous extorquer, sous la menace, sans cesse réitérée, de cette intervention militaire qui répondait à ses désirs les plus évidents et qui, à cette époque, eût été certainement une promenade victorieuse très aisée à travers tout notre pays. Parmi les exigences que nous pûmes écarter, je retiens particulièrement la prétention d’imposer des conseillers politiques et militaires japonais à notre Gouvernement central, celle de mettre la mainmise japonaise sur la police chinoise et celle d’obtenir le droit de prédication en Chine, ce qui eût donné lieu à une propagande japonaise effrénée, librement développée dans tout le pays et auprès de toutes les classes de la société. Les autres exigences, concernant la baie de Kiao-Chow et les privilèges exclusifs que j’ai cités ci-dessus, force nous fut de nous résigner, provisoirement, à leur acceptation.

Toute la Chine s’indigna, protesta, accusa... L’heure n’était pas encore venue où une résistance militaire nous serait possible et cette infériorité douloureuse nous faisait endurer une profonde humiliation.

 

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Hélas, à ce moment même, une nouvelle crise nous guettait, – crise intérieure, qui devait accroître considérablement le trouble du pays, retarder sa restauration et susciter de toutes parts une multiplicité d’oppositions et de divisions, dont nul ne pouvait prévoir les conséquences ni la fin. À l’encontre de son serment constitutionnel, M. Yuan Che-Kai préparait le rétablissement de l’Empire à son bénéfice personnel et au bénéfice de son fils aîné et de ses enfants.

Je connus alors une des périodes les plus douloureuses de ma vie publique. J’avais voulu me limiter à la politique extérieure ; j’avais vu en M. Yuan Che-Kai le seul homme qui, à ce moment, fût capable de diriger l’État ; et cet homme-là s’avançait vers sa perte, tandis que je demeurais impuissant à le détourner, si peu que ce fût, de son fatal dessein.

Très habilement, il faisait avancer dans son entourage ses projets de restauration impériale. Je tentai un compromis et je lui proposai de maintenir la République et d’en prendre la présidence à vie. Ma suggestion plut au pays et elle parut plaire au Président. Mais bientôt d’autres influences eurent le dessus. Il lança la proclamation d’un nouveau cycle impérial.

Qu’allait devenir la Chine ? Comment se maintiendraient les premiers progrès, que j’avais vu s’accomplir sous la conduite de M. Yuan Che-Kai et comment se poursuivraient-ils ? Après de longues et douloureuses réflexions, je résolus de suivre le Président aussi loin que je le pourrais et j’acceptai, outre les fonctions de ministre des Affaires Étrangères, celles de secrétaire d’État du régime nouveau instauré par lui. Dans mon for intérieur, j’avais fixé nettement ma ligne de conduite : disposé à assumer toutes les charges compatibles avec le devoir, j’étais résolu irréductiblement à refuser tous les avantages personnels que l’on aurait essayé d’y attacher.

Un jour, le chef de l’État me communiqua une série de décrets en vertu desquels, en premier lieu, moi-même, j’étais créé marquis et, ensuite, tout le haut personnel du Gouvernement était anobli. Au vif mécontentement de M. Yuan Che-Kai, je refusai pour ma personne les honneurs qui m’étaient présentés.

Ce fut une de mes dernières audiences.

Peu de temps après, le Président était contraint de retirer le cycle impérial qu’il avait lancé et, quelques semaines plus tard, l’échec de sa tentative entraîna sa mort.

Le coup moral enduré par lui avait dépassé sa résistance ; tous ses protégés, auxquels il avait multiplié ses faveurs, l’avaient abandonné et les maréchaux de l’ancien régime, dont il avait nourri les ambitions personnelles et sur lesquels il avait cru pouvoir s’appuyer, allaient subitement trouver libre cours pour déchirer la Chine en une guerre civile, qui devint chronique, ruinant le pays, opprimant les populations, arrêtant toute possibilité de réforme et de progrès et amenant la Chine, qui voulait se moderniser, à être la dérision de l’étranger.

Il fallut attendre jusqu’en 1928 pour que le pays retrouvât, sous un grand chef désintéressé et sainement républicain, l’unité et l’ordre, dont le bienfait allait aussitôt développer toutes les grandes initiatives que notre nation avait soif de poursuivre et de mener à bonne fin.

 

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Entre-temps la guerre européenne faisait rage et elle étendait à l’univers entier le réseau de ses alliances et de ses coalitions.

Dès le début de la conflagration, j’avais été du petit nombre de ceux estimant qu’il revenait à la Chine d’y participer et engageant notre pays à prendre rang parmi les Alliés.

Nous voulions faire redresser l’acte initial par lequel, en 1897, l’Allemagne nous avait pris la baie de Kiao-Chow et nous voulions empêcher que cette mainmise sur notre sol national ne se poursuive, par le fait même d’un pays allié, à son bénéfice et à nos dépens.

La Chine se rangea parmi les Alliés.

Mais lorsqu’elle fit valoir ses justes droits, elle se buta à une entente secrète, en vertu de laquelle la France, l’Angleterre et l’Italie, en contrepartie de la collaboration du Japon dans cette première guerre mondiale, s’étaient engagées vis-à-vis de celui-ci à ne pas soutenir les revendications chinoises.

C’est en qualité de ministre des Affaires Étrangères que j’assumai la fonction de chef de notre Délégation au Congrès de la Paix. En vain, nous nous multipliâmes pour empêcher que le Traité de Paix ne sanctionne un engagement aussi injuste au détriment d’un pays allié, et pour éviter que les Puissances ne prolongent et n’étendent, au lieu de le guérir, l’état de trouble si profond, qui, alors, depuis près de quatre-vingts ans, compromettait les relations de la Chine avec l’Occident, et, depuis un quart de siècle, ses relations avec le Japon.

J’avais chargé mon éminent collaborateur et cher ami, M. Wellington Koo, d’être notre porte-parole devant le Comité des Dix, lequel s’était attribué le pouvoir de statuer sur tout.

La situation en Extrême-Orient était dominée par l’ultimatum des XXI Demandes. Lorsque M. Koo s’y rapporta, il eut la stupéfaction d’entendre M. Lloyd George lui poser la question : « The Twenty-One Demands, wbat’s that ? » Cette ignorance ouvertement affichée ne s’accompagnait d’aucun désir d’information : la cause de la Chine était jugée avant d’être entendue.

Cependant, malgré ce blocus moral, nous commencions, à ce moment, à voir surgir autour de nous quelques amitiés sincères, en particulier, de la part de certains hommes d’État américains, et la Délégation des États-Unis au Congrès de la Paix multiplia envers nous les marques de compréhension et les actes de serviabilité. Les États-Unis allaient dans la suite poursuivre à notre égard une politique d’amitié qui nous fut très précieuse.

 

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Comment pourrais-je omettre de relater ici l’attitude que prit alors vis-à-vis de nous le Roi Albert de Belgique ? C’était au cours d’une audience, au Palais de Bruxelles, quelques semaines après la clôture du Congrès de Versailles, au mois de septembre 1919. J’étais accompagné de mon cher et dévoué ami, M. Wei Chun-Tsou, ancien ministre de Chine à Bruxelles. Le Roi m’interrogea avec une ouverture et une sympathie qui me frappèrent très vivement. Je vis aussitôt qu’il me permettait de lui exposer sans ambages tout le drame des relations de la Chine avec l’Occident. L’audience se prolongea pendant plus d’une heure. Le Souverain me pria de lui indiquer les sources auxquelles il pourrait se rapporter pour étendre sa documentation. Il s’offrit à aider la Chine aussitôt. Ce n’était plus possible. Mais je lui demandai de pouvoir compter sur son soutien et son dévouement le jour où débuterait entre la Chine et les Puissances la révision des traités inégaux. Il accepta de grand cœur et il tint parole. À la mort du Souverain, M. Vandervelde, ancien ministre des Affaires Étrangères, publia une lettre autographe que celui-ci lui avait adressée, le 25 novembre 1926, pour l’engager à entreprendre les négociations en vue de restituer la concession que la Belgique détenait chez nous : « Une chose est certaine, écrivait le Roi, c’est que les traités unilatéraux ont fait leur temps. » « Les Belges, observait-il, doivent-ils aller jusqu’à partager l’impopularité, que dis-je, s’exposer à toute la haine que l’abus de la force accumule sans cesse là-bas ?... Ma conviction profonde, c’est que nous devons faire entendre des paroles de paix, d’équité, de désintéressement. La Belgique se grandira ainsi et servira ses intérêts. » C’était le thème de mon entrevue avec le Roi, et la lettre royale se formulait sur le ton même que le Roi Albert, – ce grand homme d’État, qui ne trouvait pas que la loyauté, l’humilité et le courage fussent des bagages encombrants pour un Souverain, – avait adopté vis-à-vis de moi.

Au cours de l’audience, la chaleur de mon langage avait, d’une certaine manière, étonné le ministre Wei, qui, à notre sortie du Palais, m’exprima la crainte que j’aie retenu trop longtemps la bienveillante attention du Roi. Une heure plus tard, je rencontrais à la Légation de Chine le comte d’Aerschot, chef de Cabinet du Roi ; comme je lui exprimais mon regret d’avoir peut-être abusé du temps de Sa Majesté, il se récria : « Du tout, du tout, le Roi aime beaucoup à se documenter auprès de vous. »

 

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À l’approche de la conclusion du Congrès de la Paix, plusieurs Délégations firent tous leurs efforts pour s’informer de l’attitude qu’allait prendre la Délégation Chinoise. En face de notre réserve et de la fermeté avec laquelle nous maintenions la revendication élémentaire du retour à la Chine de la partie du sol chinois que l’Allemagne avait occupée chez nous, les Puissances chargèrent leurs ministres à Pékin de faire pression sur le Gouvernement Chinois pour qu’il fît cause commune avec tous les Alliés et qu’il me donnât l’ordre de signer. Impressionné par ces vives représentations, le Gouvernement estima imprudent de s’isoler dans une abstention inefficace et il me donna pour instruction formelle de signer le traité.

Pour la première fois dans ma carrière, je crus de mon devoir de ne pas obéir. Notre pays se devait à lui-même de ne plus consentir à se laisser jouer. Je ne voulais pas, une nouvelle fois, apposer mon nom sous des clauses injustes, et je pris sur moi seul de refuser la signature. Le soir de ce même jour, très tard dans la soirée, alors que la séance de clôture du Congrès était terminée depuis plusieurs heures, un invraisemblable télégramme de mon Gouvernement me donnait le contre-ordre, que j’avais eu le sang-froid d’exécuter de mon propre mouvement.

La Providence, dont en tant de circonstances j’ai reconnu l’aide secourable, m’avait, une fois de plus, manifestement assisté et j’avais évité, pour la dignité de mon pays et pour la mienne, d’être entraîné dans les remous de cette attitude par trop vacillante de nos gouvernants d’alors.

Lors de ma rentrée en Chine, vers la fin de 1919, à Shanghai, à la descente du bateau, et dans toutes les gares où mon train devait s’arrêter, de vastes manifestations populaires, ovationnant celui qui avait refusé de signer, témoignaient au Gouvernement Chinois et aux Gouvernements étrangers que j’avais interprété avec discernement les vues du pays, qui, tout entier, se déclarait avec moi.

 

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L’inimitié persistante de l’étranger, à qui je n’avais eu cesse de tenir tête, le défaut de soutien du Gouvernement et l’absence chez lui d’une vue supérieure et d’une action persistante et coordonnée dans le but de rénover et de reconstituer les forces de la Nation me donnèrent la conviction qu’il était inutile pour moi de rester davantage à la barre du Département des Affaires Étrangères et de continuer à être rendu responsable, en face de mon pays et en face de l’Histoire, de cette accumulation de mécomptes devant laquelle tant d’autres s’esquivaient. Ma décision de quitter la direction des Affaires Étrangères devint exécutoire en décembre 1920 ; elle était la première étape de mon secret désir de renoncer à la vie politique.

 

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À défaut de pouvoir défendre mon pays vis-à-vis de l’étranger, je consacrai les derniers mois que je passai en Chine à faire ce qui était en mon pouvoir pour subvenir aux besoins matériels criants des populations de diverses contrées décimées par la famine. J’acceptai la fonction de vice-directeur du Bureau de Secours aux Affamés. Les documents que j’eus dans les mains me montrèrent, avec une douloureuse éloquence, ce que devient le peuple d’un grand pays lorsque, pendant une longue période, les gouvernants manquent à leur devoir.

En 1922, je quittai la Chine. L’état de santé de ma femme demandait un séjour en Europe. Nous décidâmes de nous installer en Suisse, où nous possédions une petite propriété sur les bords du Lac Majeur. J’étais bien loin de me douter vers quel avenir ce voyage, depuis lequel je n’ai plus revu mon pays natal, allait me conduire.

 

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J’anticipe sur l’enchaînement de mes souvenirs personnels pour tracer ici une brève esquisse de la situation de mon pays à l’époque où je quittai la vie publique.

La Chine connut alors un nouveau danger et peut-être le plus grand de ceux qui, depuis près d’un siècle, l’éprouvaient sans arrêt. La population aspirait plus que jamais à se mettre au travail de la reconstruction nationale et le pays, déchiré par les féodaux, était à deux doigts de tomber sous une domination certainement aussi impérialiste que celle que le Japon s’était promise et projetait sans cesse de faire peser sur nous.

Dès 1913, le Dr Sun Yat-Sen avait estimé devoir se dresser contre M. Yuan Che-Kai, qui déjà laissait voir son ambition à l’Empire. Après l’échec et la mort de M. Yuan, le Dr Sun rentra du Japon, où il avait été contraint de se réfugier. La faiblesse et les déficiences du Gouvernement le portèrent à fonder, à Canton, en juin 1917, un gouvernement nouveau, qui s’efforça de prendre en main la direction de tout le pays.

Le Gouvernement Sudiste rencontra d’énormes difficultés, cherchant en vain la collaboration technique de l’étranger en vue de constituer une armée digne de ce nom, dont la coopération lui était indispensable pour atteindre ses fins ; ses démarches en Amérique, en Angleterre et en Allemagne se butèrent toutes à des refus. En revanche, la Russie, avec une diplomatie supérieure, s’offrit à aider le Gouvernement de Canton, autant et beaucoup plus que celui-ci ne le désirait. Borodine devenait haut conseiller politique de ce Gouvernement ; il commandait à une pléiade d’experts civils et militaires et à une armée d’agents de propagande que les Soviets nous envoyaient pour établir chez nous une mainmise complète, sous le couvert du renouveau national dont ils se déclaraient les meilleurs soutiens.

Par sa politique de collaboration, qui était à l’antipode de la politique d’abstention des Puissances occidentales et qui semblait l’antidote de la politique d’ingérence et d’occupation du Japon, la Russie des Soviets obtenait, en 1923, exactement ce qu’en 1915, au moment où je fus contraint de signer le Traité des XXI Demandes, nous étions, malgré tout, parvenus à refuser au Japon, à savoir : l’ingérence dans le Gouvernement, le contrôle policier de nos populations et le droit de propagande dans tout le pays.

Cependant les meilleurs esprits dans la Chine entière travaillaient à renouer l’unité. En janvier 1925, répondant à une invitation du Gouvernement de Pékin, le Dr Sun Yat-Sen était arrivé dans cette ville, animé de ce désintéressement personnel qui fut toujours le sien et dont il attendait légitimement le succès final de son œuvre rénovatrice. Hélas, au bout de quelques semaines, une mort prématurée l’emportait, le 12 mars 1925, découvrant à la Chine entière la grandeur de la tâche sociale et politique qu’il avait accomplie, la pureté de son caractère et la sagesse de ses vues.

Au moment où il mourut, l’œuvre du Dr Sun Yat-Sen courait le danger que lui suscitaient à la fois la guerre civile et l’ingérence politique et militaire de la Russie. Ce double danger fut vaincu, en trois ans de temps, par un homme d’État, le plus grand peut-être de l’histoire de notre pays.

Par son génie politique, sa clairvoyance et son énergie, le Général Tchang Kaï-chek défit le jeu russe, détruisit la force du Communisme en Chine et, en des victoires successives, réussit, au mois de juin 1928, à unifier le pays, dont il transféra la capitale de Pékin à Nankin, faisant recevoir triomphalement par cette ville la dépouille mortelle du Dr Sun Yat-Sen, pour la déposer dans le majestueux mausolée élevé à la gloire du Fondateur de la République, définitivement reconnu par la Nation entière comme le Père de la Patrie.

La Chine du Généralissime Tchang Kaï-chek allait devenir, elle, providentiellement, la véritable Chine nouvelle, celle que l’univers entier apprécie, aime et acclame aujourd’hui et qui joint à toute la force de son glorieux passé les sûres promesses d’un magnifique avenir.

 

 

Post-Scriptum.       Décembre 1944.

Le 18 septembre 1931, poursuivant une politique que le Congrès de Versailles avait encouragée, le Japon reprenait les armes. Le 7 juillet 1937, l’incendie enflammait la Chine entière.

En vain, les diplomates chinois jetèrent-ils les hauts cris : « L’incendie ne s’arrêtera pas à nos frontières ! » On s’efforça, tant qu’on le put, de les éconduire.

Lorsque, parallèlement, Hitler, en Allemagne, opéra le réarmement moral et matériel de son pays, l’alarme étant générale, les Puissances européennes le laissèrent faire.

Comment expliquer ceci : les incendiaires sont à l’œuvre ; on le sait, on le voit, et on le tolère !

Mais qu’est-ce donc que la charge d’homme d’État ? N’est-ce pas de « gouverner » ? Les hommes d’État ont-ils la latitude d’être puérils ? Lorsqu’un incendie se déclare, peuvent-ils, à la manière d’enfants gâtés, jouer avec le feu ?... Le feu a dévoré le monde entier.

Cette atrophie du sens gouvernemental est d’ordre moral et spirituel. Elle donna libre cours à de véritables génies de cruauté ; ils devinrent des fléaux de Dieu.

Les sacrifices, les héroïsmes et les souffrances furent et sont indicibles.

Les peuples revivront, pourvu que les gouvernants sachent s’oublier eux-mêmes, éduquer les populations, pratiquer la Justice et la faire régner.

Ceci requiert la coopération de toutes les forces spirituelles de l’humanité.

Que les hommes d’État de demain ne commettent donc pas le crime de s’enorgueillir, de « se paître eux-mêmes » 5, d’obscurcir leur sens moral et spirituel et, ce faisant, de perdre le principe même de la clairvoyance gouvernementale.

 

 

 

 

 

 

 

III

 

 

 

MA VOCATION CHRÉTIENNE RELIGIEUSE ET SACERDOTALE

 

 

 

Jeudi, 24 juin 1943.

 

J’AI réservé pour cette troisième conférence l’exposé sommaire de l’évolution spirituelle qui s’est accomplie en moi tout le long de mon existence et qui comporte ma conversion au Catholicisme et, dans la suite, mon entrée dans la vie religieuse et mon accession au sacerdoce.

Mais, avant d’esquisser cette évolution, il me semble que je dois à mes confrères les plus jeunes un mot d’explication, à défaut duquel mon exposé pourrait laisser en suspens un certain nombre de questions qu’ils seraient amenés à se poser.

Lorsqu’un homme est né en dehors de l’Église Catholique, la connaissance du dogme chrétien lui est simplement étrangère ; il ne s’en soucie pas et ne se doute guère que ce sujet puisse présenter un intérêt.

Pour que ce problème se soulève devant lui et prenne son véritable relief, il faut que, dans le cadre habituel de sa vie, surgisse un fait nouveau, qui attire son attention et, peu à peu, la porte vers un domaine auquel sa pensée n’avait aucune tendance à se diriger. Ce fait nouveau doit se poser dans le cadre habituel de ses pensées et de ses soucis, sinon, à moins d’un miracle, il ne produira sur lui qu’une impression passagère, dont le temps et les préoccupations quotidiennes et l’accomplissement même du devoir d’état auront vite fait d’effacer les traits, et dont le souvenir n’aura bientôt plus d’autre importance que celui d’un « faits divers » auquel on n’a aucune obligation, ni aucune possibilité morale de s’attacher.

Vous avez lu bien des récits de conversion à la foi catholique. Autant il y a de différences entre les physionomies spirituelles et morales des hommes, autant il y a de différences entre le tracé des routes par lesquelles Dieu les amène vers Lui. Chacun d’eux a un point de départ différent de celui des autres et chacun d’eux suit une route tout à fait personnelle. Autre la voie d’un philosophe, à la recherche du vrai ; autre celle d’un artiste, à la recherche du beau ; autre celle d’un homme d’action, à la recherche du bien. Autre le chemin d’un pasteur protestant, qui, s’élevant au-dessus des controverses, approfondit, dans la paix de l’intelligence et du cœur, les données de la révélation ; autre celui d’un libre penseur, pour qui toute question religieuse est a priori une superstition. Autre la route d’un homme d’œuvres, en quête de guérir les maux de l’une ou l’autre classe de la société ; autre celle d’un homme de gouvernement, qui considère les besoins généraux d’un pays, les besoins auxquels l’État a charge d’aviser et qui englobent la vie et le bien-être de la société civile tout entière. Sans doute ces classifications ne comportent pas de cloisons étanches et ces points de vue divers s’entrecroisent. Mais, quel que soit le chemin parcouru, si l’on veut saisir la voie par laquelle un homme s’approche de Dieu, il faut entrer dans son point de vue à lui ; a fortiori ceci est-il nécessaire si l’on a charge de l’aider à faire le chemin. Et ceci est l’abc de tout apostolat.

C’est du point de vue de l’homme de gouvernement que j’ai approché l’Église Catholique.

Je vous ai raconté, dans le premier de ces entretiens, comment mon maître, M. Shu King-Shen, avait attiré mon attention sur ce fait extraordinaire et unique au monde de l’Église Romaine et je vous ai dit son admiration pour ce gouvernement spirituel universel, dont l’action avait conféré à la société européenne une force morale qu’il désirait pour notre propre pays. Je vous ai rapporté qu’il me suggéra d’étudier de très près la religion chrétienne, d’étudier plus spécialement cette Église, qui, étant la plus ancienne, remonte aux origines du Christianisme, et qu’il me traça pour programme d’en rechercher et d’en découvrir la force profonde, afin de procurer à la Chine cette force elle-même.

C’est donc du point de vue de l’homme d’action à la recherche du bien que j’ai observé et considéré la Sainte Église, ayant pour règle un principe que Jésus-Christ lui-même nous a donné : c’est par les fruits que vous jugerez de l’arbre 6. J’ai estimé qu’à elle seule cette preuve-là, dûment établie, suffisait amplement pour entraîner une conviction et pour baser une adhésion totale.

Cette observation préliminaire me semblait nécessaire. Elle avivera, j’espère, chez plus d’un de mes jeunes confrères, le désir d’ajouter à l’étude de la théologie celle que demandent la connaissance et la compréhension de l’homme, – et de l’homme du monde, – connaissance qui ressortit au ministère sacerdotal, compréhension que Dieu donne aux âmes profondes, aux petits et aux humbles de cœur. Animée par les vertus de foi et de charité, cette compréhension est la première condition de tout apostolat.

 

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 « Ma conversion n’est pas une conversion, c’est une vocation. » Cette pensée, que je retrouve dans mon journal à la date du 23 mai 1934, résume toute l’histoire religieuse de l’homme politique chinois, qui a été mené par Dieu, beaucoup plus que par lui-même, vers la Sainte Église Catholique, vers l’Ordre bénédictin et vers le sacerdoce.

Je suis un Confucianiste. À 13 ans, mon père m’a placé à l’École des Langues Étrangères de Shanghai et je n’ai pas fait l’ensemble des études classiques chinoises traditionnelles. Qu’importe ! La tradition intellectuelle et spirituelle du Confucianisme, le culte du Très-Haut, la pratique de la piété filiale, le zèle à poser des actes de vertu, en vue de parvenir à mieux comprendre l’homme et à progresser d’une manière pratique dans l’acquisition de la sagesse, tout ce qui fait l’âme de la race chinoise, depuis les temps de Yao, de Choen et de Yu, contemporains d’Abraham, en passant par le Maître de dix mille générations, Confucius, et par cet autre grand philosophe, Meng Tse, tout cela, j’ai désiré sans cesse en être pétri et nourri, d’autant plus que je ne suis pas docteur, ni licencié, ni bachelier ès-lettres et que j’ai passé presque toute ma vie à l’étranger, souvent fort isolé au sein des divers milieux où je me trouvais et ayant à soutenir une lutte constante pour mon pays, dont le passé, le présent et l’avenir étaient l’objet de toutes les dérisions et de tous les mépris.

La pratique de ces efforts moraux n’avait d’autre objet que celui d’obéir à mon devoir d’homme et j’en trouvais la récompense dans la joie filiale que donne le devoir lui-même, dont l’accomplissement me permettait de ne pas être trop indigne du Ciel et de ne pas faire le déshonneur de mon pays, de mes parents et de mon maître.

Vous savez à quel point l’on a médit des études littéraires chinoises et combien l’on a raconté qu’elles ankylosaient l’esprit des étudiants, ajoutant que le Confucianisme lui-même était un système défunt, qui tombait en pièces et ne pouvait résister à une modernisation. Ceux qui ont tenu et ceux qui tiennent ce langage ont confondu le Confucianisme avec l’usage déformé et pharisaïque qui en a été fait par un certain nombre et ils n’ont pas remarqué que, quelle que soit la modernisation qui était nécessaire, le vieux système d’écolage chinois avait au moins le mérite de ne pas apprendre l’exercice de la lecture sans apprendre en même temps celui du jugement ; car l’homme qui sait lire et ne sait juger risque d’ouvrir son esprit, sa mémoire et son cœur à tout ce que le premier venu veut y verser. En dépit de quelques apparences, les études classiques chinoises offrent beaucoup d’analogie avec les études européennes d’humanités. Si, aujourd’hui, en Europe, on se limitait à étudier le latin et le grec, on serait forcément un arriéré ; mais si, en n’importe quel pays, on ignore et méprise les bases intellectuelles et littéraires de la civilisation, on est bien près de ne plus être un civilisé et la question se pose alors de savoir dans quelle mesure, non seulement on peut connaître l’homme, mais dans quelle mesure on est un homme.

L’esprit confucianiste m’a disposé à voir la supériorité évidente du Christianisme, comme il y a disposé, il y a trois siècles, le ministre d’État Paul Zi, et cela, indépendamment des défauts personnels des Chrétiens, ou plutôt, sur le terrain même des qualités et des défauts de l’homme. L’esprit confucianiste m’a disposé à reconnaître la supériorité tellement claire de la Sainte Église Romaine, qui détient un trésor, dans lequel, de siècle en siècle, le croyant puise des valeurs anciennes et des valeurs nouvelles, trésor vivant, qui, de siècle en siècle, grandit et fructifie.

Au centre du culte catholique, nous trouvons la célébration d’un sacrifice dont le caractère auguste dépasse infiniment celui de tous les sacrifices, qui, en quelque religion que ce soit, ont essayé d’exprimer les rapports entre l’homme et Dieu et de rendre gloire à Dieu.

Il fut institué par Jésus-Christ la veille de sa mort. Il commémore la crucifixion de Jésus. Il en est le renouvellement mystérieux. Quotidiennement, dans l’univers entier, la célébration du sacrifice de la Messe groupe autour de plus de trois cent mille autels ceux à qui la mort du Seigneur apparaît comme le principe de leur vie spirituelle. Y eut-il jamais « Défunt » qui connut, dans les âmes de centaines de millions d’êtres humains, une survie aussi profonde, aussi persistante, aussi intime, aussi rénovatrice ?

Cette vie spirituelle, qui jaillit du sacrifice de Jésus-Christ sur la croix, l’Église la manifeste et la dispense à ses fidèles par le ministère des sept sacrements, institués par Jésus-Christ pour signifier le don de la grâce et pour l’octroyer. Par ce ministère sacramentel, l’Église vivifie et soutient l’homme, du berceau jusqu’à la tombe, donnant un appui maternel constant à la personne humaine et, par cette personne, à la famille et à toute la société. Ce seul fait de la Messe et des sept sacrements sollicite l’observation et la réflexion et il retient l’admiration et le respect.

L’homme, si peu informé qu’il soit des choses religieuses, s’il parvient, à un moment donné de son existence, à sortir du cadre de cette ignorance et de la limitation qu’elle comporte, aborde des horizons qui n’ont rien d’imaginaire et qui sont immenses. Il entrevoit sous un jour incomparablement plus profond et plus vivant, plus joyeux, plus grand et plus pacifique, la condition du genre humain sur la terre. Pour résoudre les contradictions apparentes de la vie humaine, il ne lui est plus nécessaire de se réfugier dans une conception unilatérale, mais il a le pouvoir d’embrasser toute la vie telle qu’elle est : sa valeur et sa médiocrité, sa fragilité et sa force, sa souffrance et sa joie, sa liberté et sa dépendance, sa misère, son péché et sa sainteté, sa brièveté et son immortalité.

Et cette vie lui apparaît alors unifiée par la sainteté de son origine, qui est Dieu et par la gloire de sa fin dernière, qui est, elle aussi, le seul vrai Dieu.

La considération attentive du caractère maternel et social de l’Église Universelle porte à rechercher un rapprochement avec une institution spirituelle si grandement conçue et constituée d’une manière qui est à la fois divine et humaine.

C’est ce qu’avait aperçu, il y a un demi-siècle, M. Shu King-Shen. Il ne se crut pas en mesure de faire personnellement les pas nombreux qui sont nécessaires pour qu’un Chinois, franchissant les frontières de civilisations et de langues très distantes les unes des autres, se trouve à l’aise dans une institution dont, aujourd’hui encore, la façade, latine et occidentale, n’exprime pas complètement l’interne et profonde universalité.

Je vous ai dit l’influence des indications de M. Shu sur le cours de mes observations, de mes recherches et de mes pensées.

Le Confucianisme, dont les normes de vie morale sont si profondes et si bienfaisantes, trouve dans la révélation chrétienne et dans l’existence et la vie de l’Église Catholique la justification la plus éclatante de tout ce qu’il possède d’humain et d’immortel et il y trouve, en même temps, le complément de lumière et de puissance morale qui résout les problèmes devant lesquels nos sages ont eu l’humilité de s’arrêter, comprenant qu’il ne revient pas à l’homme de trancher le mystère du Ciel et qu’il faut, en vénérant la Providence du Ciel, attendre que, s’il daigne le faire, le Créateur Lui-même se révèle.

Mais quelle est donc l’ambition de l’Église Catholique et quel est son secret ? D’où lui viendrait cette puissance intérieure qui peut, à ce point, convaincre et « convertir » un Extrême-Oriental ? Comment un pont a-t-il pu être jeté entre elle et moi ? Comment lancer ce pont entre elle et le monde jaune tout entier, pour que nous tous puissions sonder l’ordre divin de cette institution, de sa doctrine, de sa morale et de son être lui-même, dont la supériorité éminente, de fait et de droit, est universelle ?

Comment le Christianisme, qui a grandi dans le monde occidental et, tout en se distinguant de lui, l’a pénétré au point de faire corps avec lui, comment le Christianisme peut-il être en mesure de faire corps, de même, avec le monde oriental et de garder, en l’approfondissant encore, sa propre unité ?

L’unité, l’universalité, l’ambition désintéressée et le secret de l’Église Catholique trouvent leur principe, de toute nécessité, dans l’origine de cette institution.

Je voudrais dire à mes compatriotes : lisez donc l’Évangile, les Actes des Apôtres, les Épîtres ; lisez l’histoire des persécutions des premiers siècles de l’Église et les Actes de ses martyrs ; prenez toutes les pages de l’histoire de l’Église, y compris ces quelques pages maculées par la faiblesse ou la malice de certains hommes, qui vécurent autrement qu’ils parlaient ou prêchaient ; prenez aussi ces pages innombrables où la charité chrétienne s’est dépensée et se dépense avec une sollicitude maternelle inlassable et si souvent héroïque. Faites la part des choses, la part des hommes et la part de Dieu et vous conclurez à un fait social absolument supérieur et unique. Peut-être, alors, vous poserez-vous la question : « le Créateur s’est-il révélé ? »

La foi est un don de Dieu, mais l’acte de foi présuppose une information, une investigation. Observez l’œuvre de l’Église dans le domaine des consciences et son rejaillissement dans les domaines de la vie familiale et sociale, civique et politique. Jésus-Christ disait à ses disciples : « Cherchez avant tout le royaume de Dieu et tout vous sera donné par surcroît 7. » Pesez cette parole : elle indique une route sûre vers ce sommet de grandeur humaine et de magnanimité, qui est l’idéal millénaire du Confucianisme : « Pacifier l’Univers ».

Je répète : indépendamment des déficiences personnelles de ceux qui sont membres de l’Église ou de ceux qui y détiennent l’une ou l’autre part d’autorité, indépendamment des erreurs et des fautes qu’ils peuvent commettre dans leurs actes journaliers, est-il imaginable qu’un organisme pareil ne doive pas être observé de l’intérieur, étudié et approfondi par tout homme sensé et ne doive pas être respecté et désiré, – sans blesser en quoi que ce soit la pleine liberté des consciences, – par toute société soucieuse du bien de ses membres et par tout État jaloux de la grandeur humaine de ses citoyens ? Quelle aide incomparable, quelle décharge de labeur et de responsabilité pour l’autorité civile que de voir une œuvre pareille accomplie au sein des familles et des populations, et combien cette autorité ne doit-elle pas faire ce qui est en elle pour qu’une institution de pareille grandeur, de si riche fécondité et dont tous les services sont réputés désintéressés, puisse fleurir au sein des nations, et pour le plus grand bien de toutes.

Voilà comment, peu à peu, librement et lentement, la tradition confucianiste et la grâce de Dieu m’ont disposé à entrer en relation, de plus en plus intimement, avec le Christianisme et avec l’Église Catholique.

Je crois que dans le développement des pensées, qui, de jour en jour, m’ont rapproché de l’Église, je suis demeuré tout à fait indépendant de toute influence extérieure et je vous ai dit précédemment comment ma femme, cette chrétienne exemplaire, avait facilité cette approche, en ne m’en parlant pas ; si elle m’en avait parlé, surtout si elle avait insisté, j’aurais pris du recul ; car la nature même de l’acte religieux demande avant tout qu’il soit posé librement. Dieu trace à l’homme ses devoirs ; mais celui-ci demeure libre d’obéir ou de désobéir. Il convient que l’homme prie le Très-Haut de l’éclairer et de lui donner la force : pour discerner son devoir et pour l’accomplir.

Or, tout cela s’est passé en moi en exécution évidente d’une Providence divine, à laquelle je reçus la grâce de m’efforcer de répondre.

Voilà pourquoi je vous disais plus haut : « Ma conversion n’est pas une conversion » : ce n’est pas moi qui me suis converti sous quelque influence extérieure ou par quelque dessein personnel. « Ma conversion est une vocation » : Dieu m’a conduit et Il m’a appelé. Ma tâche à moi a donc été extrêmement simple : il m’a suffi de reconnaître ce que je voyais, ce que les faits, les circonstances et la grâce de Dieu me montraient ostensiblement, et, devant cette constante et claire vocation, de répondre, en accomplissant le premier devoir de la conscience, qui est d’obéir à Dieu. C’est par obéissance à la vérité et au devoir que je n’ai pas pu ne pas devenir chrétien et catholique. Dieu seul en soit loué !

 

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Vous vous posez une question : Comment me sont apparus les éléments, à première vue complexes et compliqués, du dogme catholique ? Comment ai-je donné à ce dogme mon adhésion et ma foi ?

Au fur et à mesure que j’observais la Sainte Église, j’ai eu confiance en elle, et j’ai cru. En croyant, je me suis avancé et, à chaque pas de la route, j’ai vu croître la lumière et j’ai senti qu’en moi s’approfondissait l’amour.

Je vous l’ai déjà déclaré, les Confucianistes se méfient de certains genres de spéculations intellectuelles, qui, autour du problème de la vie, sont vraiment des jeux de l’esprit plutôt qu’une recherche de la vérité et de la sagesse. Vis-à-vis du mystère de l’au-delà et de tout ce qu’il comporte, le Confucianisme adopte une attitude personnelle de respect et de réserve, car il se rend compte que c’est bien le domaine où l’imagination a libre cours pour créer, de toutes pièces, fantômes et idoles.

Ayant reconnu dans l’Église un caractère humain et surhumain, une coordination et un équilibre spirituels et moraux qui sont uniques, une force de bienfaisance qui est inépuisable et un milieu où la santé spirituelle et l’héroïsme fleurissent spontanément, j’ai cru à son origine divine et j’ai voulu, en m’approchant d’elle, regarder d’un œil avide tout ce que mes yeux pouvaient apercevoir, discerner et sonder ; mais, en même temps, j’étais bien résolu à ne pas juger a priori, à ne pas critiquer d’avance les choses supérieures, qui demandent de la considération et de la réflexion, de la compétence et de l’impartialité et que je commençais à peine à connaître. Ma femme, dans un jugement un peu sommaire, me disait que j’avais la foi du charbonnier. Au moins ai-je essayé d’éviter la présomption, et l’expérience m’a appris que je ne m’étais pas trompé.

C’est en entrant au monastère que j’ai approché véritablement le dogme catholique, en premier lieu, par la prière et plus spécialement par la prière liturgique et par l’enseignement qu’elle donne.

Elle fait vivre et revivre l’ordonnance divine de la vie humaine et elle conduit, pas à pas, jusqu’au centre de l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ ; elle dévoile cette œuvre dans la vie du Christ, dans la vie de l’Église et dans l’âme des saints : liturgie des vivants et admirable liturgie des défunts. Soit dit en passant : au lieu de discuter des rites chinois, que n’a-t-on montré à tous les Chinois l’incomparable liturgie catholique des trépassés, qui, peut-être, ne se déploie dans toute sa merveilleuse et sobre grandeur que dans le cadre des monastères !

La liturgie de la Messe, de l’office divin et des sacrements m’a fait connaître la personne de Jésus-Christ, « Fils du Dieu vivant », qui réconcilie l’homme avec Dieu, qui nous a donné l’Esprit de Dieu et par qui, chose presque inconcevable, nous sommes devenus enfants du Très-Haut, de qui vient toute paternité et que nous-mêmes pouvons appeler « notre Père ».

Je me suis approché de la passion de Jésus-Christ, et j’ai été éclairé à ce sujet par un échange de lettres avec un de mes compatriotes éminents, qui, de cette manière, est devenu, dans le domaine de la vie chrétienne, un maître pour moi, je veux dire le R. P. Ma Liang, lequel, vous le savez, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, a repensé, retraduit et republié en langue chinoise les plus belles paroles de notre Divin Rédempteur. Dans ma langue maternelle, je me suis approché de mon Sauveur et du Sauveur du genre humain.

Cette méditation de la vie, de l’œuvre et de la passion morale et physique de Jésus-Christ a été la force et le soutien grâce auxquels, âgé de cinquante-six ans, j’ai pu m’initier à un genre de vie tout nouveau pour moi : la vie d’un moine catholique.

J’ai médité l’Évangile en fonction de moi-même et en fonction de mon pays. À cette lumière, j’ai revécu toutes les avanies qu’avait subies et que subissait encore le Peuple Chinois, dont, depuis un siècle, la faiblesse était devenue la risée de l’univers ; j’ai revécu aussi, très paisiblement, les humiliations que tant d’étrangers, – et des étrangers de valeur morale ou intellectuelle souvent bien contestable, – m’avaient infligées à plaisir, pour l’unique motif que j’étais Chinois. Ces humiliations de mon pays, de mes compatriotes et de ma propre personne ne m’avaient point laissé d’amertume. À la lumière d’En-Haut, elles sont devenues pour moi, plus encore que par le passé, un levier de force et de vie, d’amour et de résurrection.

Toutes nos souffrances trouvent leur apaisement, leur justification et leur solution dans l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ, à laquelle nous sommes en mesure d’apporter notre modeste quote-part. Nos épreuves, alors, disparaissent : Dieu, qui est notre Père, se fait Lui-même le garant et la récompense de ceux qui choisissent le sentier étroit montant jusqu’à Lui. Et ces épreuves deviennent pour nous et pour ceux que nous aimons une source de vie et de bonheur. J’aime citer ici cette magnifique parole d’une femme de lettres française, dont je vous parlerai dans quelques instants : « Toute âme qui s’élève élève le monde 8. »

Cela demande un effort quotidien, dans une atmosphère intérieure de courage, d’allégresse spirituelle et de joie. Pour accomplir cet effort, je fus soutenu par les dispositions dans lesquelles j’avais décidé mon entrée au cloître, lors du décès de ma femme. Je fus aussi encouragé par l’émouvante profession de foi chrétienne que daigna m’adresser alors S. M. le Roi Albert et par la bienveillance paternelle, tant de fois réitérée, dont m’entoura jusqu’à son décès S. S. le Pape Pie XI. J’entrais dans un catholicisme profondément vécu et je voyais, avec précision, le bénéfice que mon pays, j’en ai la certitude, recueillera du développement auquel y est appelée l’Église Catholique. En outre, j’avais sous les yeux, ici même en Belgique, un exemple des plus remarquables de l’appui que l’Église peut donner à une nation en péril, en la personne du Cardinal Mercier, dont la mort toute récente dévoilait la gloire et qui, dans une carence forcée de l’autorité gouvernementale, avait été, au travers de circonstances tragiques, quatre ans durant, l’âme de son pays.

Or tout cela se développait en moi, tandis que je vivais au milieu de vous, dans le monastère bénédictin, d’abord au Noviciat, au milieu de mes tout jeunes confrères, sous la conduite du R. P. Maître des Novices, Dom Gabriel Eggermont, puis, dans la Communauté, sous la direction du Révérendissime Père Abbé, Dom Théodore Nève, dans un cadre familial, avec tout ce que ce mot de famille comporte de sens profond, d’obligations mutuelles, de soutien, de respect et d’affection, avec tout ce qu’il a de simple, de réel et, j’ose dire, de réaliste et de vécu.

 

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Alors, après cette entrée dans la vie monastique, vous m’avez, Révérendissime Père Abbé, appelé au sacerdoce. Cet appel a été étrangement confirmé par un acte de mes amis Confucianistes qui, n’étant pas Chrétiens, m’offrirent le calice qu’ils voulaient me voir lever vers le Ciel et la chasuble que j’avais à revêtir pour monter à l’autel. Ce don me parvint au printemps de 1933, à un moment où l’accès au sacerdoce me paraissait fort éloigné...

Ce fut un drame pour moi. Je ne parle pas des difficultés que présentaient, de l’âge de cinquante-six à soixante-quatre ans, l’étude de la langue latine, que j’ignorais totalement et celle de la théologie. Cette acquisition exigeait un effort laborieux, dont, à cet âge, la seule appréhension pouvait susciter une lassitude. Le vrai problème était tout différent ; il était d’ordre moral. Je me posais la question : « Comment pourrais-je, moi, devenir prêtre ? Comment pourrais-je, quotidiennement, me présenter en face de Dieu, comme représentant de l’humanité ? » Je me suis, mille fois, senti incapable de répondre à cette vocation et j’ai pensé, mille fois, qu’à mon âge et après la carrière que j’avais fournie, on m’en demandait trop. J’ai obéi, et il m’a fallu, pendant combien de temps et combien de fois par jour, me forcer pour obéir. Mais vraiment, c’est Dieu qui m’a porté sur ses bras. Mon confesseur, Dom Étienne Tillieux, de pieuse et regrettée mémoire, m’avait dit : « Lorsque vous serez prêtre, vous serez complètement changé. » Cinq jours après mon ordination, qui me fut conférée, le 29 juin 1935, par l’Archevêque, dont la personne symbolisait pour moi toute l’Église du Christ, – toute l’Église de Chine et toute l’Église de Rome, – force me fut de le reconnaître et, ce jour-là, je fis à un de mes confrères, qui, comme moi, l’a retenue, cette confidence : « Je suis changé. »

Et cependant, après cela, une fois prêtre, j’ai été repris de peur et, je dois le dire, de tremblement. C’était une lutte terrible contre moi-même, pour oser approcher, tous les jours, moi-même, le Tout-Puissant. Le Seigneur se porta à mon aide. Lorsqu’en novembre 1935 une pneumonie vint interrompre pendant quarante jours la possibilité de célébrer la sainte Messe, – quarante jours pendant lesquels la Communion me fut apportée quotidiennement, – le Seigneur daigna m’éclairer et me faire comprendre que, dans mon souci du devoir, j’avais unilatéralisé les dons de sa bonté et que, le craignant comme un Maître, je n’avais pas compris qu’il est vraiment un Père. Dès alors, voyant clairement que j’offrais le sacrifice à Dieu notre Père, je ne craignis plus de monter à l’autel. Et la messe quotidienne devint, dans le recueillement du monastère et de son cloître, le grand acte de toute la journée, l’acte unique et très simple, face à face avec Dieu, en qualité et en fonction d’« autre Christ », de prêtre.

 

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Aujourd’hui, après huit ans de prêtrise, la Providence semble me conduire à l’apostolat. Ce fait est actuel et vous le voyez se réaliser sous vos yeux. Comment ce désir nouveau a-t-il pu s’emparer de moi, à un âge où il est peu habituel de se préparer à agir ?

Le réveil de mon pays dans les souffrances d’une guerre qui dure depuis près de six ans, – la dignité supérieure avec laquelle le Gouvernement et le Peuple Chinois tiennent tête à un ouragan de fer et de feu s’abattant sur une armée encore si peu outillée, – la muraille de corps humains élevée par l’héroïsme de ces centaines de milliers de mes compatriotes, qui, sous la conduite d’un chef admirable, ont su préférer la mort à la sujétion, – la victoire morale par laquelle la Chine a pris place au premier rang des nations du globe, toutes ces réalisations de l’idéal patriotique, auquel, dès ma jeunesse, j’ai consacré ma vie, ne pouvaient point ne pas réchauffer mon cœur et me donner, Dieu aidant, ce renouveau de santé physique et de vigueur morale, qui est, par lui-même, un signe de la Providence et une invitation à l’action.

Or, tous ces encouragements, tous ces exemples, touchaient en moi le cœur d’un prêtre et réveillaient ces dons nouveaux et supérieurs pour lesquels mon âge n’avait point été un obstacle et qui créaient en moi des forces morales nouvelles et vraiment une nouvelle jeunesse. Ce sentiment de renouveau, je l’avais eu, très nettement, dès mon entrée au cloître. Le jour de mon admission au Noviciat, le 14 janvier 1928, voulant donner publiquement à ma chère compagne de vie un nouveau témoignage de ma fidélité, je rédigeai un second souvenir mortuaire que je concluais en la remerciant de m’avoir « guidé » et « montré la voie dans laquelle Dieu a daigné accorder à sa brebis une vie, une jeunesse et une carrière nouvelles ». Après seize ans de vie claustrale, cette carrière allait connaître un nouveau départ.

Voici que débuta la seconde guerre mondiale ; depuis 1931, elle se préparait en Extrême-Orient et, de Chine, elle s’était étendue jusqu’en Europe.

Lorsqu’en mai 1940, l’ouragan se déchaîna en Belgique, lorsque les grands blessés affluèrent et, au nombre de six à huit cents à la fois, emplirent les cloîtres de l’Abbaye de Saint-André, – exemple magnifique et témoignage émouvant de l’héroïsme de l’Armée Belge, – la vocation à l’apostolat se présenta à ma conscience sous un aspect presque impératif et ce qui, depuis si longtemps, était un désir m’apparut un devoir et devint un attrait, une volonté.

Il suffisait d’une occasion pour que cette vocation nouvelle se concrétisât et entrât en une première phase de réalisation.

Le 25 mars 1942, notre Communauté recevait l’ordre d’évacuer les bâtiments de l’Abbaye, réquisitionnés par le Pouvoir occupant pour y installer un service de l’Armée Allemande. Cette fois, j’eus le sentiment que je ne pouvais plus différer. Puisque le Seigneur me faisait, provisoirement, quitter le cloître, c’est qu’il entendait, avec une sagesse divine, adaptée à mon âge, me diriger Lui-même vers le bien à réaliser, vers l’action apostolique. Les quatre mois que je passai, à Bruges, dans l’hospitalière demeure du Baron Ryelandt, me permirent de saisir plus clairement encore ce que la Providence attendait de moi. Avec la pleine approbation de mes Supérieurs, dont j’accomplissais certainement un secret désir, j’abordai le ministère de la parole, – d’abord, modestement, devant la Communauté religieuse du Couvent Anglais, à Bruges, – puis, à Anvers, dans la Paroisse du Saint-Esprit, devant un auditoire de trois cents personnes, membres de l’Action Catholique, – ensuite, dans les Grands Séminaires de Bruges et de Malines et devant les auditoires divers vers lesquels la Providence me conduisit, me donnant de prendre conscience du ministère sacerdotal que Dieu m’attribuait et de me préparer au jour où j’aurais à rendre témoignage au Christ devant mes compatriotes, dans mon propre pays.

Voilà la trame de ma vocation : à la vie chrétienne et catholique ; puis, de l’état de simple fidèle à celui de religieux et de moine, à celui de prêtre, d’un prêtre, qui, septuagénaire, est entré dans l’apostolat.

 

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Pourrais-je résumer la ligne de ma pensée philosophique et religieuse ?

Je suis Confucianiste, parce que cette philosophie, morale, dans laquelle je fus élevé, pénètre profondément la nature de l’homme et trace clairement sa ligne de conduite vis-à-vis du Créateur, vis-à-vis des parents et vis-à-vis des semblables : personnes et société.

Je suis Chrétien et Catholique, parce que la Sainte Église, préparée dès l’origine de l’humanité, fondée par Jésus-Christ, Fils de Dieu, éclaire et soutient divinement l’âme de l’homme et donne les réponses définitives à toutes nos pensées les plus hautes, à tous nos désirs les meilleurs, à toutes nos aspirations, à tous nos besoins.

Cette lumière véritable répand ses rayons sur notre origine et notre destinée, sur le sens de notre carrière, sur notre rédemption et sur notre fin.

L’Église Chrétienne et Catholique, la Sainte Église Romaine, est le complément divin, merveilleux et irremplaçable de tout ce que je possédais, de tout ce que je pressentais, cherchais et désirais et des institutions fondamentales de mon peuple.

Elle est le don de Dieu, qui daigna aimer l’homme et lui conférer l’immense bienfait de le destiner à devenir son enfant.

Mais, je vous l’ai dit, ma conversion n’est pas une conversion, c’est une vocation. Elle n’est pas, en premier lieu, le résultat d’une invention et d’un effort personnel de mon intelligence et de ma volonté. Ce n’est pas moi qui ai conçu la route ; ce n’est pas moi qui l’ai tracée. J’ai vu la route ; Dieu m’a donné la lumière ; j’ai connu l’amour que Dieu a pour nous, et j’y ai cru. Je me suis borné à essayer de répondre à la Lumière et à l’Amour. Dans toute la faiblesse de mon intelligence et de mon cœur, avec son aide, j’ai essayé de marcher. Et, par sa grâce, je me suis trouvé avoir fait la route.

 

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Comme je vous l’ai dit précédemment, c’est à la fin de l’année 1920 que s’est achevée, de fait, ma carrière politique.

En cette même année 1920, j’accomplis un devoir de piété filiale longuement préparé. J’acquis, aux portes de Pékin, au sommet d’une ondulation du sol, un terrain d’environ un demi-hectare, en face du Cimetière catholique de Chala et j’en affectai la grande moitié à l’aménagement d’un jardin, au centre duquel je fis construire une chapelle dont la crypte fut disposée pour recueillir les dépouilles mortelles de ma grand-mère paternelle et de mes vénérés père et mère. Dans un coin de ce jardin, j’avais réservé une place pour un caveau qui deviendrait notre lieu de repos à ma femme et à moi. L’entrée principale du jardin fut orientée de manière à faire face aux tombes glorieuses des Révérends Pères Matteo Ricci, Adam Shall et Ferdinand Verbiest, inhumés à Chala.

Le choix de ce lieu de sépulture et sa disposition expriment par eux-mêmes toute ma pensée.

Le 14 novembre 1920, les corps de mon aïeule et de mes parents y furent solennellement transférés.

Je me réservais de construire, ultérieurement, sur la seconde moitié de la propriété, une villa, où ma femme et moi projetions de terminer nos jours. Cette villa, je l’avais, par avance, appelée « Mou Lou : cabane de vénération », cabane, où j’allais vivre dans un sentiment de reconnaissance de tout ce que j’avais reçu de Dieu par mes parents et, en premier lieu, du bienfait de la vie et de l’éducation, que chacun doit à ses père et mère.

Je ne me doutais guère que la Providence allait disposer tout autrement de mon avenir et qu’elle allait transporter mon « Mou Lou », de Chala, où je l’avais fixé, à un monastère bénédictin, en Belgique, pour rendre grâces à Dieu de tout ce que je reçus de lui par mes parents et de tout ce qu’il nous donne incessamment à tous par Jésus-Christ.

 

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En 1922, je vous l’ai rapporté dans la conférence précédente, la santé de ma femme laissant à désirer, nous décidâmes de partir pour l’Europe et de nous installer sur les bords du Lac Majeur, dans notre villa de Locarno. Pendant mon séjour à La Haye, j’avais, en 1908, acheté ce pied à terre si agréable et, tous les ans, pour autant que les circonstances le permettaient, nous allions y passer un mois.

Comme nous séjournions à Locarno, je reçus une ouverture de mon Gouvernement me proposant de prendre la direction de notre Légation de Paris. Je déclinai cette offre. Mais, quelque temps après, voyant notamment baisser le cours des obligations de guerre françaises, que j’avais acquises en nombre fort élevé, force me fut de solliciter une rentrée en activité. Je demandai explicitement un poste de deuxième rang. Ma demande coïncidait avec le désir du Gouvernement de promouvoir M. Wang Young-Po, notre ministre à Berne, qui allait être désigné pour Tokyo. Je devins son successeur et je recrutai dans le personnel de la Légation de Berne M. Raymond Wang, le fils de mon prédécesseur. Pendant les quatre années que je représentai la Chine en Suisse, je contractai des relations empreintes de la plus cordiale sympathie avec bien des membres du Gouvernement Helvétique, – j’aime à me rappeler ici plus spécialement M. Motta, ministre des Affaires Étrangères et M. Musy, ministre des Finances, qui devinrent des amis très chers, – avec plusieurs de mes collègues du Corps Diplomatique et avec nombre de personnalités distinguées de ce beau pays de Suisse, si justement fier de son indépendance nationale et du caractère libéral de ses institutions.

Nous étions depuis peu de temps à Berne, lorsque Dieu me porta un coup très dur. Ma femme fut frappée d’une congestion, et il devint vite évident que sa maladie, qui serait longue, ne permettait plus d’espérer un rétablissement. Dieu défaisait, de sa main bénie, tout ce que nous-mêmes avions, de si longue date, disposé.

Mon premier devoir était de rendre quelque peu à ma chère malade tout l’amour et tout le don d’elle-même dans lesquels elle s’était unie à moi, partageant, avec un courage de « fille et petite-fille d’officiers », – ce sont ses propres termes, – les risques et les dangers, qui, au cours de ma carrière publique, s’étaient si souvent multipliés. Je me vouai tout entier à elle et, dans ce service d’affection, dont l’issue n’était pas douteuse, je vis se représenter à moi, d’une manière actuelle, la suggestion que le ministre Shu King-Shen m’avait faite, trente ans auparavant : si le Seigneur m’enlevait ma femme, j’entrerais dans une institution religieuse en Europe et cet acte unirait deux fidélités : à l’épouse qui m’aurait quittée et au testament de mon maître, me conseillant d’aller jusqu’au bout de mon « européanisation » et de faire mienne cette vie intérieure religieuse, que, comme lui, j’avais senti être la force secrète véritable de tout ce que l’Europe compte de plus solide et de meilleur.

Je recherchais le moyen d’informer ma chère compagne de vie de la gravité de son état et de la forme que j’entendais donner à ma fidélité envers elle, lorsque je découvris les œuvres récemment publiées de Madame Élisabeth Leseur, dont le mari était devenu le R. P. Leseur, avec qui je devais, par la suite, nouer des relations d’intime amitié. Ma femme et moi nous lûmes ensemble le « Journal et Pensées de chaque jour ». Cette lecture permit à nos deux cœurs de se comprendre et de se pénétrer plus profondément que jamais, sans que nous eussions besoin d’aucune longue explication. Nous allions, l’un et l’autre, essayer de reproduire l’exemple, elle, d’Élisabeth Leseur et, moi, de son mari.

Cependant je tentais tout pour soulager la malade et, si possible, pour obtenir sa guérison. En 1925, je fis, en son nom, un pèlerinage à Rome ; le nonce de Berne, Mgr Maglione, depuis secrétaire d’État de Sa Sainteté, eut l’obligeante bonté de demander pour moi une audience au Souverain Pontife Pie XI. J’abordai intérieurement le Saint Père dans un esprit de piété, vénérant en sa personne le Vicaire de Jésus-Christ. L’audience se prolongea pendant plus d’une demi-heure. Le Pape bénit ma chère malade, à qui j’apportai de la ville éternelle un accroissement de joie, de sérénité et de paix. À l’heure du départ de cette terre, le nonce donna personnellement à ma chère mourante la bénédiction apostolique. J’en garde à Son Éminence le Cardinal Maglione une inexprimable reconnaissance 9.

Le jour même du décès de ma femme, le 16 avril 1926, je commençai la mise à exécution du projet que le Seigneur m’avait inspiré et je priai le R. P. de Munnynck, professeur à l’Université de Fribourg, dont ma femme avait désiré recevoir la direction spirituelle, de bien vouloir me donner celle-ci à moi-même. Après quelques mois, je m’ouvris à lui de mon projet de devenir religieux. Le Père de Munnynck y acquiesça et, peu de temps après, me mettait, Révérendissime Père Abbé, en rapport avec vous.

Au mois de juin 1927, ayant transféré le corps de ma chère défunte dans un caveau que j’avais fait construire, à Bruxelles, au Cimetière de Laeken, – choisi par moi parce qu’il avoisine les tombes de la Famille Royale de Belgique, – je venais passer à l’Abbaye de Saint-André la fête de Pentecôte. Le soir du mardi de Pentecôte, je demandai au Révérendissime Père Abbé et j’obtins de lui l’admission comme postulant de ce monastère. Selon le conseil du Père de Munnynck, j’avais sollicité de devenir oblat bénédictin. Lorsque je fus arrivé définitivement à l’abbaye, le 5 juillet, pour y séjourner d’abord trois mois à l’Hôtellerie, vous m’avez proposé, Révérendissime Père, de faire un pas de plus et d’essayer l’entrée du Noviciat canonique. Je me rangeai à votre invitation et c’est grâce à elle et à ce pas initial qu’aujourd’hui, sans m’y être jamais attendu auparavant, je me vois revêtu de la dignité et des fonctions sacerdotales.

J’ai noté bien plus tard, vers 1931, les sentiments dans lesquels, à la mort de ma compagne de vie, je me dirigeai vers la vie religieuse. Je me permets de vous lire un bref extrait de ces annotations :

« Il s’agit ici, purement et simplement, d’une chose très ordinaire et qui peut être très commune et très générale : c’est que les deux époux, qui ne sont nés ni le même jour, ni à la même heure, meurent ensemble, à la même minute, à la même seconde, indiquées par la Providence.

» Notre compréhension mutuelle s’est, alors, développée dans l’au-delà.

» Elle a emporté dans sa tombe ma vie religieuse, et moi j’ai emporté dans ma retraite sa vie éternelle.

» Qu’est-ce qu’il nous reste à nous dire, à nous recommander ou à nous demander l’un à l’autre ? Nous nous sommes donné tout ce que Dieu nous a donné à nous échanger : le corps contre le corps, le cœur contre le cœur, l’âme contre l’âme, la vie religieuse contre la vie éternelle. Oui, la mort nous a séparés, mais la vie religieuse nous a réunis une seconde fois, et pour toujours. Elle veille sur moi ; je prie avec et pour elle. Elle me regarde d’en haut ; je l’admire d’en bas. Entre nous, aucune distance n’a jamais existé. Aujourd’hui, un lien de plus, la communion, nous lie plus étroitement encore que jamais. Oh, ma chère amie de vie, tu n’es pas morte pour moi ; tu vis. Mais moi, je suis mort, et bien mort, pour toi ! »

 

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Il était difficile pour mes compatriotes, – même et surtout pour mes meilleurs amis, – de comprendre par quelle inspiration j’avais décidé ma disparition et mon ensevelissement, jusqu’à devenir moine, dans un monastère catholique, à l’étranger, en Europe, et ils se demandaient où pouvait bien me conduire un acte aussi inattendu par eux.

Il leur fallut quelques années pour apaiser les craintes que la sympathie leur inspirait ; ils redoutaient pour ma santé, qu’ils savaient délicate, des contrecoups pouvant être irrémédiables. Plusieurs d’entre eux eurent l’amitié et le courage de me dire la peine et la sollicitude que je leur causais. J’en fus profondément touché. La fidélité avec laquelle ils m’ont continué et me multiplient jusqu’aujourd’hui les marques de leur affectueuse attention n’ont cessé d’être pour moi un soutien, une joie et un précieux encouragement.

Le sentiment général de mes compatriotes au sujet de mon entrée dans une abbaye en Belgique est bien aisé à comprendre. L’opinion publique et la société de Chine étaient loin, en effet, de partager au sujet de la religion chrétienne le sentiment de M. Shu, ce grand précurseur, et mon sentiment à moi, et ils attribuaient à un excès de douleur une décision qui leur paraissait un égarement. Lorsque mes amis, en Chine, apprirent que ma santé, loin de baisser, s’était raffermie et que mon amour pour mon pays, – dont ils connaissaient le caractère et la profondeur, – s’était encore développé, lorsqu’ils virent que, si j’étais mort en même temps que ma femme, c’était pour revivre avec elle et pour revivre immédiatement, en vue de contribuer à la force spirituelle de mon pays, ils se ravisèrent, et mon fidèle ancien domestique, qui, de temps en temps, allait leur porter ses hommages et leur donner de mes nouvelles, recueillait maintenant de leur part une opinion très différente : « Votre maître a bien fait. »

 

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Un mot encore, à la gloire de Notre Seigneur Jésus-Christ, pour conclure cet exposé et pour caractériser la voie par laquelle, dès mon enfance et pendant toute ma carrière, Dieu m’a conduit ; pour montrer comment, par sa grâce et, peut-on dire, sans que je m’en aperçusse, je me suis laissé conduire par lui. Ces lignes, je les trouve à cette même page de mon journal, le 23 mai 1934, dont, en tête de cette conférence, je vous ai donné la première phrase.

« Ma conversion n’est pas une conversion ; c’est une vocation. C’est une conversion faite d’épreuves et une conversion faite de grâces.

» Les épreuves sont réservées aux amis de Dieu, et ces épreuves sont des grâces : ma naissance et, huit ans plus tard, dans des circonstances également poignantes, la mort de ma mère ; mon mariage « boycotté » ; le décès de mon père sans que je pusse l’assister ; l’exécution capitale de mon maître ; mon foyer demeurant sans enfants ; enfin, la dernière épreuve de ma vie privée : la mort de ma femme. Cette dernière épreuve, elle aussi, si dure qu’elle fût, était encore une grâce, par laquelle Dieu appelait à Lui ma compagne de vie.

» Je ne cherchais pas la vraie Lumière.

» J’ai simplement été appelé par Dieu ; et c’est seulement après la mort de ma femme que j’ai reconnu le caractère véritable des épreuves : un caractère de grâce.

» À côté de ces épreuves de ma vie privée, Dieu a rempli ma carrière des plus hautes charges qu’un homme puisse occuper. Mais ces charges, également, avaient été précédées des plus dures et des plus constantes humiliations. Et l’accomplissement de mes fonctions publiques ne cessa de s’exercer au milieu des plus injustes abaissements de ma chère Patrie.

» Jusqu’à ma nomination de ministre, j’ai toujours été traité avec grande suffisance par les hauts fonctionnaires, comme quelqu’un qui, n’ayant point passé les examens officiels, est presque un intrus. Je m’y étais tellement habitué qu’à la fin je ne le remarquais même plus. Aux yeux de mes égaux, j’apparaissais alors comme un véritable courtisan ; ma déférence leur semblait une attitude de bassesse et de flatterie. Cela dura quatorze années. Or, ces charges, ces humiliations, ces abaissements, ces grâces, ces épreuves, ces honneurs et toutes mes fonctions m’ont toujours été donnés, ou plutôt m’ont toujours été imposés, presque malgré moi. J’ai toujours eu peur d’accepter les situations auxquelles on m’appelait, et je ne cessais de me dire : « Je ne suis pas préparé. »

» Je dois constater ceci : pendant tout le cours de ma vie, Dieu me fit dire par mes supérieurs ce qu’il voulut me faire entendre, afin que, l’apprenant de Lui par des voix autorisées, je ne me révolte pas contre les déceptions. Lorsque les déceptions survinrent, j’étais prévenu.

» Une conversion, qu’est-ce que c’est ? C’est une recherche de la vraie Lumière. Mais moi, je me suis avancé sans le savoir. Vraiment, je n’ai rien recherché, ni lumière, ni bonheur. J’ai simplement tâché de faire mon devoir.

» Après la mort de ma femme, je me suis senti isolé. C’est le seul moment auquel j’ai cherché quelque chose : une retraite. A ce moment-là, j’ai commencé à prier, à chercher, avec l’idée d’entrer dans une maison du bon Dieu. C’était une recherche basée sur le conseil de M. Shu : « Comptez sur vous-même et ne comptez pas sur autrui. » Basée aussi sur ce que m’avait dit mon père, sa vie durant : « Comptez sur Dieu. » Je n’avais plus, alors, ni père, ni maître, ni épouse. Dès lors, j’avais à compter uniquement sur Dieu et sur moi.

» Et le bon Dieu m’a fait marcher de l’avant...

» Je suis entré dans la vie religieuse. Sans doute, tous les commencements sont difficiles. Le Seigneur me posait sans cesse la question : « Avez-vous assez de souplesse pour faire tout ce que je veux ?... » – Que pouvais-je répondre ? « ... Je tâcherai d’avoir la souplesse de Saint Joseph. »

» En la dernière phase de ma vie, depuis qu’il fut question de mon accession au sacerdoce, je me suis, cette fois, pleinement rendu compte combien je n’avais cessé d’être guidé et combien, maintenant, plus visiblement que jamais, je suis guidé.

» Tous les honneurs qui m’ont encouragé, les distinctions, les preuves d’amitié de mes collègues, les marques de bienveillance et de sollicitude de mes supérieurs, quoique ce soient des choses terrestres, furent des témoignages de la protection divine. J’ai vécu de cela, sans m’en glorifier, ni en paroles, ni en exhibitions. Toutes ces marques de protection divine m’ont soutenu et m’ont donné de supporter les épreuves, sans amertume et sans rancune. Les épreuves, alors, ont été enlevées comme par un coup de vent. Et toutes ces marques d’affection et d’honneur sont restées dans ma mémoire comme des souvenirs, pour lesquels, dans ma vie religieuse, je remercie Dieu qui m’en a comblé. Quant aux actes de dépouillement, que j’ai posés avant de m’adresser à qui de droit pour demander l’entrée de la vie religieuse, – spécialement lorsque j’offris au Vicaire de Jésus-Christ mes plus hautes décorations, – ces actes répondaient à un besoin impérieux de rendre manifeste ma reconnaissance envers Dieu pour toutes ses bontés.

» Pour tout dire en un mot : tous mes actes, toutes les étapes de ma vie temporelle et, maintenant aussi, de ma vie spirituelle, je les ai accomplis malgré moi, avec l’aide sensible et visible du Très-Haut. Je n’ai jamais su ce que le bon Dieu préparait pour moi... « Quels sont vos desseins, Seigneur ? Indiquez-les-moi. Je n’ai qu’à les suivre. »

» Je suis un enfant sachant à peine marcher. Je me sens courageux et je suis encouragé de tous côtés. Je ne regarde pas les circonstances ; j’avance, j’avance, j’avance sans le savoir. Je n’ose pas avancer, et cependant, toute ma vie durant, j’avance. – Il existe une image représentant la petite Sainte Thérèse appelée par l’Enfant Jésus et qui, à son appel, accourt à Lui. Cette image, c’est tout à fait ma vie. Je suis un enfant, qui apprend à marcher ; il n’ose pas avancer ; mais sa mère lui fait signe et, regardant vers elle, il avance. Le bon Dieu ne cesse de me faire signe, et j’avance. L’enfant avance vers sa mère, et lorsque, tremblant, il parvient entre ses bras, alors, il saute, il rit, il l’embrasse. – Ceci, lorsque je parviendrai à Dieu, sera ma mort 10. »

 

 

 

 

 

 

IV

 

 

 

LA VOCATION CHRÉTIENNE DE MON PAYS

 

 

 

Dimanche, 12 décembre 1943.

 

IL nous faut maintenant aborder un sujet de caractère différent.

La tâche m’incombe de vous esquisser comment se présente la rencontre de mon pays avec l’Église Catholique ; comment apparaît également la vocation de l’Ordre monastique bénédictin dans le renouveau spirituel de la Chine. Pour finir, je devrai envisager mon humble et rigoureux devoir personnel d’homme, de patriote et de diplomate, de Chrétien, de moine et de prêtre, en face de ce fait qui s’affirme chaque jour avec plus de clarté et de grandeur : la vocation chrétienne de la Chine.

 

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Les desseins de la Providence sont insondables.

L’Empire Romain avait étendu ses possessions jusqu’en cette terre asiatique où naquit le Messie et où l’Église fut fondée. – Si l’Empire Chinois, qui lui est bien antérieur et qui, au cours de son histoire, s’étendit, un jour, jusqu’aux confins de la Perse, avait eu quelque protectorat en Palestine, les premiers disciples de Jésus auraient pu, tout aussi bien, Dieu le voulant ainsi, au lieu de s’établir à Rome, se fixer à Pékin, et les deux millénaires qui s’achèvent auraient pris un cours historique totalement différent. Cependant, ne l’oublions pas, un millénaire entier passe aussi vite qu’un seul jour au regard du Très-Haut.

 

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C’est au début de l’ère chrétienne que pénétra en Chine le Bouddhisme. À côté d’inspirations religieuses élevées et profondes, il comporte un amalgame de croyances superstitieuses stérilisantes, de sorte que, s’il a donné à bien des âmes un réconfort spirituel, il n’a jamais été en mesure de les dégager pleinement d’elles-mêmes, a fortiori de donner un soutien à la société, encore moins à l’État. – Quel eût été le sort de la Chine et celui de la race jaune si, à ce moment-là, le Christianisme avait pu nous arriver et donner à la philosophie morale et spirituelle confucianiste cette lumière supérieure et ce complément indestructible apportés à l’humanité par Celui qui possède vraiment « les paroles de la vie éternelle » ?

Je pourrais continuer, tout au long de l’Histoire, à relever des questions semblables ; elles ont pour fondement l’unité du genre humain ; elles témoigneraient de cette profonde concordance du Christianisme avec la nature humaine et souligneraient, chez moi, une souffrance bien plutôt qu’une mélancolie, à la constatation que le rendez-vous du Peuple Chinois et de Jésus-Christ a sans cesse été différé.

 

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Au XIIIe siècle, en 1266, l’Empereur Kubilaï, recevant, à Pékin, le père et l’oncle de Marco Polo, les députait vers le Pape, avec mission de lui demander l’envoi en Chine de « cent docteurs savants dans les sept arts » ; ils auraient construit, en Chine, les assises imposantes du pont entre l’Orient et l’Occident. – Est-il jamais souverain qui ait conçu, dites-le-moi, un projet aussi grandiose d’ambassade pacifique ? Combien l’Asie et l’Europe se seraient-elles unies et vraiment pacifiées, si cette pléiade de lettrés chrétiens, distingués, compréhensifs, animés de foi, d’espérance et de charité, étaient arrivés en Chine, pour y être les hôtes du Chef de l’État, dont ils étaient les invités, désirés et bienvenus ? La demande demeura sans suite. À toute époque, et même aujourd’hui, les intellectuels sont tellement absorbés par leur sollicitude personnelle pour les travaux immédiats qu’ils ont engagés que, parmi ces milliers d’hommes qui se donnent à l’étude de disciplines identiques, il s’en trouve rarement quelques dizaines où même quelques unités qui aient une clairvoyance et un souffle intellectuel suffisant pour se déplacer, pour entrer dans de nouveaux horizons, pour gravir ou même pour regarder l’autre versant de la montagne,

 

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Au XVIIe siècle, – et c’est l’honneur de la Compagnie de Jésus, – un groupe de Jésuites, hommes de valeur, de science et d’un sens apostolique supérieur, qui étaient arrivés successivement à Macao et étaient parvenus dans le Nord de la Chine, furent appelés à Pékin.

Leurs talents, leur désintéressement, leur serviabilité ne tardèrent pas à leur ouvrir toutes les portes, jusqu’à celles du Palais Impérial. Vous connaissez les noms des plus grands d’entre eux : Matteo Ricci, Adam Shall, Ferdinand Verbiest, ce dernier, votre compatriote. On les appréciait ; on les discutait. On s’interrogeait sur le mobile secret de leur arrivée et de leurs démarches. On reconnaissait l’intégrité de leur vie morale, et beaucoup s’approchèrent de la foi religieuse qui était l’âme et le mobile de toutes leurs actions. Ils s’étaient donnés tout entier au pays de leur mission évangélique et ils étaient devenus sujets chinois, étant considérés comme tels par la Cour et par l’Empereur, et traités comme tels, à ce point qu’il leur fut conféré des fonctions publiques de caractère scientifique et jusqu’à des titres de noblesse.

Le Père Matteo Ricci convertit à la religion catholique le ministre d’État Zi Kuang-Ki et lui donna au baptême le prénom de Paul, indiquant par ce choix la grande vocation qu’il lui souhaitait.

Paul Zi répondit admirablement aux grâces que le Ciel lui départit. Il fut la tête et le cœur d’un groupe de Chrétiens magnanimes et de lettrés remarquables, parmi lesquels il faut citer, en particulier, Michel Yang Ki-Yuan et Léon Li Wo-Tsen, dont l’œuvre exceptionnelle est demeurée jusqu’aujourd’hui et reprend une autorité et une diffusion qui ne cesseront de s’étendre. Matteo Ricci, Adam Shall, Ferdinand Verbiest et leurs confrères et, avec eux, Paul Zi, Michel Yang, Léon Li et leurs coopérateurs ont posé les premiers fondements de l’Église Catholique en Chine, fondements sur lesquels, hélas, trois siècles durant, les messagers de l’Église ont trouvé bien difficile de poursuivre et d’édifier la construction si magnifiquement commencée.

 

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Je voudrais passer très vite sur cette période pénible et douloureuse, qui va de la querelle des rites entre Européens à notre propos jusqu’au renouveau actuel, période à laquelle les grands Papes Benoît XV, Pie XI et Sa Sainteté Pie XII ont assumé l’honneur unique de mettre fin. Un quart de siècle leur a suffi pour aborder un des plus grands tournants de l’histoire spirituelle de l’humanité.

Je résumerai toute cette époque en disant qu’elle fut un temps de malentendus et, par conséquent, de méfiance. Et, lorsqu’au XIXe siècle les missions catholiques, qui s’étaient complètement éteintes, reprirent leur essor, leur travail fut, à un second titre, contrarié chez nous par un état de confusion qu’il suffira de rappeler, lui aussi, le plus sobrement possible.

Je vous ai rapporté précédemment à quel point la faiblesse des dernières décades de l’Empire Chinois avait attiré les convoitises de l’étranger et combien la République naissante avait eu difficile de redresser la situation internationale de mon pays. Le seul fait que les envoyés de l’Évangile étaient des ressortissants de ces Puissances étrangères rendait déjà leur tâche extrêmement délicate et il fallait bien peu pour qu’ils fussent considérés par l’opinion publique comme des agents avant-coureurs d’une domination étrangère. Hélas, des actes regrettables amenèrent à ce sujet les plus tristes confusions. Il se fit ainsi que, par la force des choses, l’Église devint, aux yeux des Chinois, le bouc émissaire de la plupart des injustices politiques dont mon pays fut l’objet et faillit être la victime. Je me limiterai, entre mille autres, à retenir ici un seul de ces actes douloureusement significatifs et que j’ai, personnellement, le droit d’évoquer, parce qu’il se produisit en opposition à une décision gouvernementale, dont je garde l’honneur d’avoir eu l’initiative.

Dès mon arrivée au Gouvernement, convaincu de l’importance supérieure des valeurs spirituelles et du soutien qu’elles apportent aux nations qui les tiennent en honneur, je songeai à obtenir pour l’État Chinois le concours spirituel de la Sainte Église Catholique, dont j’avais, pendant de longues années, observé l’œuvre et la vie et dont j’étais devenu membre. Une occasion s’en étant présentée, avec l’assentiment du Conseil des Ministres, je priai Mgr le vicaire apostolique de Pékin de vouloir bien chanter un Te Deum officiel pour attirer sur l’État Chinois la bénédiction du Très-Haut. Cette cérémonie était une innovation qui n’avait pas de précèdent. Elle eut lieu dans l’église du Pétang. Le Corps Diplomatique y assista. Elle avait pour objet d’introduire publiquement un esprit nouveau dans les relations de l’État Chinois avec la religion de Jésus-Christ et avec l’Église Catholique. Et, dans ma pensée, cet acte n’était qu’un premier début.

En 1917, en effet, j’eus l’occasion d’aller beaucoup plus loin. Je proposai au Gouvernement de nous entendre avec le Saint-Siège pour établir des relations diplomatiques entre la République et la Cour Papale. Cette proposition ayant été acceptée, je me mis en contact avec le Vatican, qui, aussitôt, marqua son accord... L’intervention et l’opposition absolue et systématique du Gouvernement d’une grande Puissance européenne, qui déclarait agir en vue de « protéger » les missions, nous contraignit de renoncer à ce projet si simple et si normal, qui dut attendre plus d’un quart de siècle, jusqu’en février 1943, avant de pouvoir se réaliser. Comment voulez-vous, dans ces conditions, que l’opinion publique d’un pays non chrétien ne soit vraiment induite en erreur au sujet des missions catholiques, au sujet de l’Église et au sujet du Christianisme lui-même ?

 

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Au point de vue historique, cette question douloureuse et toutes celles qui lui sont connexes sont peut-être inépuisables. Mais, pour tirer un bénéfice des leçons de l’Histoire, il faut savoir apprendre et savoir oublier...

J’en ai dit assez. Avançons. Ce n’est point le passé qui doit retenir nos regards ; c’est l’avenir.

 

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Les sacrifices endurés par la petite chrétienté chinoise et ses nombreux martyrs, qui eurent l’héroïsme de supporter, jusqu’au bout, les cinglants contrecoups de tous ces malentendus, – les sacrifices, poussés parfois aussi jusqu’à la mort, de bien des missionnaires, coincés par les circonstances et ne voyant pas l’issue de l’impasse, – la solidarité pastorale avec laquelle, – et, en tout dernier lieu, au cours de la présente guerre, – les missionnaires catholiques sont demeurés, en plein danger, au milieu de nos populations et les ont assistées et encouragées, montrant vraiment à nouveau combien ils les aiment, – les sacrifices et le sang si largement versé, aujourd’hui et depuis tant d’années, par le Peuple Chinois pour la défense de son indépendance nationale, de sa dignité morale et de l’intégrité de son territoire, – tous ces holocaustes parlent pour nous à Dieu beaucoup mieux encore que nous ne pourrions le faire nous-mêmes.

Pour mettre fin à une situation aussi confuse et pour redresser l’opinion publique défavorable qu’elle avait fatalement suscitée, les paroles n’avaient plus guère de portée. Seuls des actes pouvaient corriger progressivement une situation aussi enchevêtrée. Ils le peuvent d’autant mieux, – et ceci est un élément foncier de notre caractère national, – que le Peuple Chinois, lorsqu’il s’oppose à un parti pris, n’est guère porté à adopter aveuglément le parti pris inverse, aimant au contraire à garder l’équilibre du juste milieu, heureux de faire preuve d’une grandeur morale et d’une largeur d’esprit qu’ont toujours cultivées les personnalités les plus distinguées de notre nation.

 

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Vous connaissez les grandes lignes des premières années de la rénovation de l’apostolat catholique en Chine : le précurseur du mouvement, ce cher héros de notre foi, lui aussi votre grand compatriote, fils de père belge et de mère anglaise, le Père Vincent Lebbe, qui a laissé à l’Abbaye de Saint-André des traces profondes de sa clairvoyance apostolique et de son zèle courageux. Il fut, en Chine, le volontaire de la Papauté, toujours aux avant-gardes, obéissant, humble, mortifié, inlassable ; persécuté sans cesse et sans cesse oubliant les épreuves de la veille afin de saisir avec liberté d’esprit le devoir apostolique du moment présent et de l’accomplir sans défaillance jusqu’au bout.

À l’exemple de Ricci, de Shall et de Verbiest, pour se donner tout entier au pays auquel il brûlait de donner l’Évangile, le Père Lebbe, à son tour, entendit devenir citoyen chinois. Il demanda et obtint la naturalisation. Je souligne le fait, car il est actuel et de très haute importance. Et je suis d’autant plus heureux de le souligner que la Providence m’a appelé à devenir moine en cette chère Abbaye de Saint-André, dont le fondateur, chargé par le Saint Père d’une œuvre monastique et apostolique au Brésil, accomplit un acte semblable : avant même d’avoir posé la première pierre de notre maison, Mgr Gérard van Caloen était devenu, dès 1896, – et ce sont ses propres paroles, – « Brésilien de cœur et de naturalisation ».

Pareils exemples ne sont pas seulement des gestes. Ils expriment une mentalité profonde. Ils affirment une façon de voir, de juger et d’agir en fonction de laquelle le missionnaire s’incorpore dans la nation dont il devient à la fois l’apôtre et le fils. À ce titre, ils sont des précédents que l’exemple, les préceptes et les initiatives de l’Apôtre Saint Paul et toute la tradition de l’Église primitive appuient et justifient, avec une imprescriptible autorité.

Le document le plus compréhensif du mouvement apostolique soulevé par le Père Lebbe est, je pense, la lettre qu’en 1917 il écrivit au vicaire apostolique de Ning-Po ; elle fut transmise au Saint-Siège ; elle donne un tableau frappant de la situation religieuse dont les Papes eux-mêmes allaient diriger le redressement.

 

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En 1919, Benoît XV publie l’encyclique Maximum Illud et, en 1922, il crée, en Chine, une Délégation Apostolique, dont le premier titulaire, Mgr Costantini, en exécution des volontés papales, ouvre la voie d’une grande rénovation.

À sept ans de distance, Pie XI reprend et développe dans l’encyclique Rerum Ecclesiae tout le programme de son prédécesseur ; puis, sacre, lui-même, à Saint-Pierre de Rome, les premiers évêques chinois et, véritablement, saisit toutes les occasions pour exprimer, par la parole et par les actes, une sollicitude sans cesse en éveil, une volonté d’aborder, pour le résoudre, le problème entier des relations entre l’Extrême-Orient et le Christianisme. En 1928, il exprime, avec force, sa « pleine confiance que les aspirations légitimes et les droits d’une nation numériquement la plus grande de la terre, une nation de culture ancienne, qui a connu la grandeur et les splendeurs, seront pleinement reconnus », ajoutant que, si la Nation Chinoise « sait se maintenir dans les voies de la justice et de l’ordre, elle ne manquera pas d’atteindre un grand avenir ». Il meurt, laissant à celui qui lui succédera de poursuivre une tâche pour laquelle ce dernier avait été son collaborateur immédiat.

Sa Sainteté Pie XII, dès le début de son pontificat, résout la question des rites, enlevant l’obstacle primordial, qui tenait à l’écart l’une de l’autre l’Église Catholique et la société chinoise. Trois ans plus tard, il recevait les lettres de créance du premier ministre plénipotentiaire de Chine accrédité près de la Cour Papale.

La création d’une Légation de Chine au Vatican témoigne d’une victoire morale considérable de la Chine et du Saint-Siège ; elle souligne la concordance des doctrines sociales de l’État Chinois avec celles de l’Église et elle coïncide avec l’accroissement du nombre des Catholiques Chinois, dont, en cinq années, (de 1931 à 1936 : je ne possède pas de statistique plus récente), la progression annuelle s’est accrue de cent pour cent.

Manifestement, une période nouvelle a commencé. Ce serait en réduire considérablement la grandeur que de ne point regarder en face le programme immense que Dieu lui réserve.

 

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Je ne pourrais mieux exposer la voie que suivra cette rénovation apostolique qu’en reprenant les termes clairs et courageux par lesquels Mgr Costantini en définit le nouveau point de départ. Je les trouve dans la magistrale conférence qu’il consacra à la mémoire de Mgr François Fallu, fondateur de la Société des Missions Étrangères de Paris et qui fut publiée par l’Osservatore Romano du 25 janvier 1940.

Par leur évidence intrinsèque et par l’autorité que leur donnent la carrière apostolique de leur auteur et les fonctions importantes dont il est investi, ces quelques brèves citations prennent un caractère qui apparaît bien être décisif.

Le secrétaire de la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide s’exprime comme suit :

« Les Missions, par elles-mêmes, ne sont pas l’Église : elles sont une préparation à la fondation de l’Église. » – « Nous avons fondé en Extrême-Orient, – non pas l’Église avec ses bases normales, mais les Missions étrangères, – et l’Asie ne s’est pas convertie. » – « Les Apôtres et les Missionnaires de l’âge sub-apostolique fondèrent l’Église avec le clergé autochtone et ils convertirent le monde occidental. »

« Quelle est la méthode utilisée par les Missionnaires de l’âge apostolique et post-apostolique ? Est-ce que nous utilisons les mêmes méthodes ?

» Nous utilisons des méthodes tout à fait différentes, qui nous paraissent plus parfaites, mais que l’expérience de quatre siècles a démontré être quasi stériles.

» Les Missionnaires de ces premiers âges constituèrent l’Église avec la Hiérarchie originaire du pays et ils utilisèrent pour la liturgie la langue qu’ils trouvèrent sur place... Nous avons tenté de faire passer l’Orient à travers une Hiérarchie étrangère et à travers le latin, et l’Orient n’a pas passé.

» En 1615, le Pape Paul V, en concordance avec le vœu de Saint Robert Bellarmin, avait accordé à la Chine l’usage de la langue littéraire chinoise pour la liturgie, qui aurait suivi le rite latin. La concession n’a pas été mise en acte.

» Cet aspect du problème, lui aussi, n’échappa guère à Mgr Pallu. Et il attendait qu’on lui accordât, en 1673, l’induit qui précédemment avait été concédé aux Jésuites. »

« Que de Missionnaires ont consumé leur vie en ces régions d’antique civilisation, y prêchant l’Évangile ! Ils forment une armée immense ; et, parmi eux, la sainteté, le zèle, la science, la faveur des pouvoirs politiques n’ont pas manqué. Mais quels sont les résultats ? Et erat videre miseriam. »

Pour l’ensemble de l’Asie, « nous comptons à peine neuf millions de Chrétiens sur mille millions de Païens. – Si, en Extrême-Orient, l’Église Catholique s’accroît annuellement de 200 000 Chrétiens, le nombre des Païens et des Mahométans s’augmente, par natalité, d’au moins dix millions.

» Quand se résoudra le problème ? »

La conclusion est évidente : « Reprendre, dans l’œuvre missionnaire, les méthodes apostoliques : Riportare le Missioni ai metodi apostolici. »

 

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Pourrais-je ajouter quelques considérations à cet exposé du problème majeur que pose devant le Christianisme le fait des gigantesques civilisations de l’Asie et, en particulier, de la civilisation de l’Extrême-Orient ?

La civilisation de l’Extrême-Orient est celle d’un peuple qui, en tant que nation, remonte à quatre millénaires et qui, aujourd’hui, à lui seul, compte la moitié de la population de l’Asie et le quart de celle de l’humanité : 450 millions d’hommes et de femmes, de même race et de même esprit, parmi lesquels, comme c’est le cas pour l’ensemble de la population asiatique, il n’y en a pas un sur cent qui soit Chrétien : Catholique ou Protestant.

La langue de ce peuple est, à elle seule, la langue du tiers de l’humanité : fait linguistique unique au monde et sans aucune comparaison possible.

Dans ses termes et ses expressions, la langue littéraire chinoise est d’une concision et d’une précision exceptionnelles. Sa beauté profonde, sa vigueur et son élégance sont, depuis des millénaires, la richesse stable et supérieure de l’Extrême-Orient.

Or, entre la langue chinoise et les langues à alphabet, il y a une différence de conception qui est totale. En chinois, on écrit ce que l’œil voit ; dans les langues alphabétiques, on écrit ce que la bouche prononce.

Pour passer de l’une aux autres, ou vice-versa, il faut accepter le labeur d’une nouvelle éducation à la fois linguistique et littéraire. Un nombre limité d’hommes en sont capables.

 

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Tant que, chez nous, – tout au moins dans ses chants et dans les prières et lectures que les ministres sacrés et le peuple disent à haute voix, – tant que la liturgie catholique n’aura pu adopter la langue littéraire chinoise, – qui, j’aime à le souligner, s’harmonise admirablement avec le chant grégorien, – le culte que l’Église rend à Dieu, le sacrifice de la Messe, l’office divin, la liturgie des sacrements, l’admirable liturgie catholique des funérailles demeureront, pour la race jaune, un livre absolument fermé. Le peuple d’Extrême-Orient ne peut en prendre connaissance ; il ne peut donc en éprouver le besoin, ni en concevoir le désir ; et, par conséquent, il n’a aucun moyen normal d’en faire quelque usage que ce soit. À défaut de cette mesure d’adaptation, que je crois préliminaire à toute action apostolique importante, dans cinq cents ans ou dans mille ans, les efforts évangélisateurs n’auront guère modifié, d’une façon notoire, la proportion infime du nombre des Chrétiens et des Catholiques au sein d’une population qui, elle, d’ici là, se sera développée dans des proportions qu’il est vain de vouloir pronostiquer.

La proposition d’adopter dans la liturgie, en Extrême-Orient, une langue nouvelle peut susciter chez de très bons esprits la crainte de provoquer entre l’Église de Chine, et la Catholicité une distance qui priverait la Chrétienté d’Extrême-Orient d’un certain nombre des biens supérieurs dont le cours de l’Histoire a enrichi l’Église universelle. La littérature patristique grecque et latine est un trésor incomparable. La théologie catholique a emprunté à la Grèce les bases philosophiques de son édifice spirituel et le gouvernement mondial de l’Église a trouvé, à Rome même, les conceptions juridiques qui forment l’ossature de sa hiérarchie et de son admirable organisation. D’autre part, le mouvement intellectuel ecclésiastique contemporain se développe, en grande partie, en latin. Tous ces biens ont une valeur qui est inestimable. En voulant ouvrir à la population chinoise l’accès du sanctuaire catholique, il ne faut pas qu’on restreigne la participation de notre clergé à l’héritage de deux mille ans de la vie de l’Église et que l’on distance les relations fraternelles de l’Église de Chine avec l’Épiscopat et le clergé de toutes les Églises de la Catholicité.

Ceci est l’évidence même.

Aussi, au moment où nous attendons et espérons l’introduction de la langue chinoise dans la liturgie, importe-t-il que notre clergé, loin de diminuer son acquis de la culture gréco-latine, le développe encore davantage, de sorte que l’Église de Chine assimile et possède pleinement ces biens antiques et actuels, qui sont traditionnellement catholiques romains, et qui, loin de contrarier, en quoi que ce soit, notre caractère ancestral, seront, pour notre pays lui-même, dans les membres du clergé catholique, un ornement magnifique et un noble enrichissement.

Dans ces conditions, l’introduction de la langue littéraire chinoise dans la liturgie catholique ne saurait comporter aucun inconvénient et elle apparaît comme le point principal de cette rénovation des méthodes apostoliques, qui exige, avec tant d’insistance, notre prière et notre réflexion, notre étude et notre action.

 

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Mais je voudrais, sur cette route, faire encore quelques pas de plus.

Pour être sainement progressive, la rénovation dont je viens d’esquisser un aspect ne peut pas, me semble-t-il, demeurer unilatérale. Les liens culturels qui unissent à l’Église de Rome les peuples de formation intellectuelle gréco-latine sont une base humaine du maintien et du développement de la religion catholique dans les pays occidentaux, qui, tous, dans une large mesure, sont héritiers de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome. Il apparaît donc indispensable de nouer également des liens culturels, aussi forts que possible, entre la capitale de la chrétienté universelle et la race jaune.

Tandis que, d’une part, le clergé chinois gardera et développera, avec ferveur et intelligence, son acquis de la culture gréco-latine, de l’autre, il serait indiciblement précieux, – et combien semblable initiative serait-elle appréciée par mon pays tout entier ! – il serait, dis-je, indiciblement précieux que le Clergé Papal Romain pût compter, parmi ses membres et ses personnalités, quelques phalanges d’hommes distingués, qui, au centre même de la catholicité, aient accompli le mouvement inverse, ayant acquis et possédant l’une ou l’autre des grandes cultures mondiales non européennes, à commencer par celle qui est la plus importante de toutes, puisqu’elle groupe le tiers de l’humanité.

Le travail et l’effort que demanderait ce second point du programme n’apparaissent point démesurés. Nombre de jeunes hommes supérieurs sont en mesure de l’accomplir. Pour y parvenir, il n’est que de s’y mettre.

Les résultats de cet effort dépasseraient infiniment la peine qu’il demanderait : il donnerait à l’Église Mère de toutes les Églises de n’être pas seulement la capitale spirituelle du monde chrétien, mais de devenir une capitale culturelle et morale de tout l’univers.

Ce double mouvement culturel ecclésiastique : en Chine : sino-latin, à Rome : latino-chinois, serait une des manifestations humaines les plus élevées et les plus éclatantes de l’unité d’esprit et de cœur de l’Église du Christ : il donnerait à la diffusion de la foi catholique, en Extrême-Orient et, de là, dans toute l’Asie, une base naturelle, normale et solide, sur laquelle la grâce d’En Haut opérerait très abondamment son œuvre surnaturelle.

C’est un signe des temps, c’est le signe d’une grande victoire spirituelle de l’Église que l’on puisse, exposer ouvertement, à ce moment opportun, un problème de cette envergure, qui, depuis tant de siècles, est resté sans redressement et sans solution. En le soulevant dans les colonnes de l’Osservatore Romano, Mgr Costantini a, une nouvelle fois, hautement mérité de l’Église et de l’humanité.

 

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Me voici au second point de cette dernière conférence. Quelles sont, dans le développement de la fondation de l’Église en Chine, la vocation et la fonction du monachisme bénédictin ?

Différemment de ce que pensaient mes compatriotes lorsqu’ils apprirent mon entrée au cloître, le monastère bénédictin n’est pas un tombeau. Il n’est même pas un ermitage. Il est une famille, et l’une des institutions les plus anciennes et les plus représentatives de cette grande famille de Dieu qui s’appelle l’Église Catholique. À ce titre, il est particulièrement qualifié pour donner à la hiérarchie et au clergé diocésain de Chine et, en même temps, à la société chinoise un soutien actif, familial et religieux, une coopération fraternelle, qui ne sera complète que lorsque le monachisme bénédictin aura fait au sein de mon pays des recrues suffisamment nombreuses et qualifiées pour que la mentalité de Saint Benoît ait pris racine parmi l’élite de nos meilleurs esprits et de nos plus grands cœurs.

Je voudrais inviter mes compatriotes à faire un bref séjour à l’hôtellerie de l’Abbaye de Saint-André et je voudrais leur dire : lisez la Règle de Saint Benoît ; observez la vie de famille que nous menons ; voyez comment nous concevons et organisons la prière et le travail, et examinez comment nous, Chinois, pourrions adopter cette règle, qui est une synthèse du Christianisme, pour l’introduire et l’appliquer chez nous. J’ajouterais : le monachisme chinois actuel est bouddhiste ; que serait aujourd’hui notre pays si ce monachisme avait été bénédictin ?

 

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À défaut de pouvoir adresser utilement semblable invitation, j’ai envoyé à mes amis, tant que je l’ai pu, des exemplaires de la Règle de Saint Benoît : en chinois, en français, en anglais. J’ai été grandement encouragé par l’attention avec laquelle ils en ont pris connaissance et par les impressions qu’ils m’ont communiquées à ce sujet. À l’occasion de mon ordination sacerdotale, ils ont donné au témoignage de leur sympathie et de leur affection un éclat exceptionnel, qui fut, de leur part et de la part du Gouvernement de la République, un hommage inusité au sacerdoce catholique, à, la Sainte Église et, en même temps, à la Règle de Saint Benoît.

Vous me permettrez de vous lire un bref extrait d’un de ces hommages que, déjà, j’ai cité plus longuement en une autre circonstance ; il émane d’un groupe de vingt hautes personnalités de mon pays ; veuillez oublier qu’il nomme ma personne et considérer seulement les principes auxquels il se rapporte :

« M. Lou connaît la morale chinoise et, maintenant, il devient prêtre en Occident. Il puise donc, en Occident, ce que l’Occident a de meilleur... Il travaille à rechercher ce qu’il y a d’identique dans les deux hémisphères et à le compléter éventuellement. Il réalisera en lui la fusion de l’Orient et de l’Occident dans le domaine moral. Il prouvera qu’en Occident, pas plus qu’en Chine, la civilisation matérielle n’a le pas sur la civilisation spirituelle. Et, par là, il travaillera aussi à répandre la justice et la paix dans son pays.

» ... Nous ne pensons pas que la civilisation européenne ne soit que de l’utilitarisme... Monsieur, Lou,... vous ferez la comparaison entre les civilisations chinoise et européenne... Et ce n’est pas seulement à vos anciens amis que vous ferez du bien. Toute la Chine bénéficiera de ce que vous nous apporterez. »

 

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Ces paroles sont une invitation attirante et pressante. Comment pourrais-je résister à cet appel qui répond à mes prévisions d’autrefois, à mes constatations d’aujourd’hui et à mon plus intime désir ? Elles sont un appel au monachisme bénédictin tout entier, et j’aurais manqué à mon devoir si je ne les avais rapportées ici. Mes amis n’ont pas vu ce que je vois et ce que je vérifie depuis plus de seize ans ; mais ils pressentent très clairement les fruits de paix et de vie que ne peut manquer de donner la coopération désirée par eux entre l’Orient et l’Occident. Leur sentiment corrobore le programme si précis qu’à tant de reprises, le premier délégué apostolique de Chine n’a cessé d’indiquer aux Bénédictins auxquels il a proposé, en Extrême-Orient, une œuvre dont l’envergure n’est pas en dessous de celle de la Règle de Saint Benoît elle-même, à savoir : « Conserver et approfondir l’ancienne culture nationale chinoise, en lui donnant le rajeunissement du Christianisme. » Quel programme monastique et apostolique que ce programme-là !

 

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Jusqu’à présent les Bénédictins ont à peine abordé l’Extrême-Orient.

Au moment de mon entrée en cette Abbaye de Saint-André, notre monastère venait d’entreprendre la fondation d’un prieuré dans la province du Szechuan. Les circonstances les plus inattendues ont subitement rapproché ce modeste cloître de la capitale de la Chine, transportée provisoirement à Chongqing, et ont permis au Prieuré de Si-Shan d’apporter, par le ministère de trois de ses membres, une collaboration humble, mais combien fervente, à notre Patrie en danger. J’ai cru, dès lors, que le moment était venu pour moi d’offrir en hommage à celle qui est « the first Lady of China » un exemplaire anglais de la Règle de Saint Benoît. Dans la lettre si aimable par laquelle Madame Tchang Kaï-chek a bien voulu m’en remercier, elle écrit ces quelques mots qui démontrent à nouveau la véritable concordance morale et spirituelle de l’Orient et de l’Occident : « J’ai lu avec une profonde admiration la Règle de Saint Benoît. Quelle noblesse dans sa vie et, en même temps, quelles santé et simplicité. Je suis si impressionnée par ce livre... »

C’est un grand réconfort pour moi de pouvoir vous citer cette déclaration. J’aime à en conclure que la Règle de Saint Benoît ne manquera pas, à l’heure de la Providence, d’être comprise par l’Orient, d’être admirée et aimée chez nous et d’être pratiquée par nous.

 

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Révérendissime Père Abbé, mes bien chers Confrères,

Au VIIe siècle de l’ère chrétienne, un moine bouddhiste chinois, voulant donner à son pays le monachisme véritable, partit pour l’Occident et séjourna pendant dix-sept ans dans des monastères indiens, dont il pénétra les doctrines et les traditions, les observances et la vie entière. Après quoi, il rentra en Chine, collaborant puissamment à donner au monachisme bouddhiste une impulsion qui, devenue irrésistible, assura la diffusion du Bouddhisme dans toutes les provinces de tout le pays. Ce moine s’appelait Hiuen Tsang.

J’ai longuement, vous vous en doutez bien, médité la vocation de Hiuen Tsang et, aujourd’hui, je ne puis point ne pas vous transmettre la question que beaucoup se posent à notre sujet en mon pays : « Le monachisme bénédictin est-il inférieur ou supérieur au monachisme bouddhiste ? »

Ce qui est sûr, c’est que le monachisme bouddhiste a été, en Chine, le grand instrument de la diffusion du Bouddhisme dans le pays entier. Le monachisme bénédictin se trouve-t-il en mesure de collaborer, sur une même échelle, à la diffusion et à l’établissement du Christianisme dans la Chine entière, collaboration dont le résultat apostolique serait incalculable ?

Mes amis m’ont, à bien des reprises, exprimé le regret que le cher Prieuré de Si-Shan, fondé par Saint-André dans la province du Szechuan, soit un petit point encore isolé et ils m’ont demandé quand nos confrères de Chine auront l’immense joie de ne plus être tout seuls chez nous. Vous vous doutez à quel point je partage ce sentiment. Que ne pouvons-nous donc obtenir de Dieu que l’Ordre bénédictin tout entier considère et saisisse ce vaste problème et que, dans un grand mouvement d’expansion monastique et de charité, il s’ébranle, pour doubler le nombre de ses propres maisons par autant de fondations nouvelles, sagement et courageusement entreprises, de Moukden à Canton, des côtes du Pacifique jusqu’aux massifs élevés de l’Asie centrale.

Je ne suis pas digne d’être un Hiuen Tsang bénédictin ; mais, peut-être, de mon vivant ou après ma mort, le Seigneur fera-t-il éclater d’autant plus sa propre gloire que, parmi tant de millions de Chinois, pour aider à porter à la Chine la Règle de Saint Benoît, il a voulu recruter un fragile vieillard.

 

 

 

 

 

CONCLUSION

 

 

CET exposé, à la fois trop long et trop bref, des bontés divines qui m’entourent depuis le berceau jusqu’à la vieillesse et de celles aussi, dont la Providence, je n’en doute pas, dotera mon pays, demande une conclusion pénétrée de confiance filiale dans le Seigneur.

 

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L’âme de l’homme est immortelle. Le corps vieillit, et il requiert des soins et des ménagements. L’esprit, lui, peut ou vieillir ou mûrir ; mais, tant qu’il mûrit, il fructifie, et sa fécondité comporte un bonheur qui, croyez-moi bien, offre plus d’attraits que tous les charmes d’une souriante et ardente jeunesse. À elle seule, la sérénité du vieillard témoigne que l’âme humaine est spirituelle et qu’elle est immortelle.

Le Ciel a voulu que je fusse un homme de l’ancienne Chine, ayant plié le dos sous l’autorité pesante des fonctionnaires impériaux, aux us et coutumes stéréotypés et à l’attitude normalement insolente ; elle l’était d’autant plus qu’eux-mêmes se savaient à peine admis à baiser la terre en face de l’Empereur, à moins que la plus grande faveur qui leur fut concédée ne se limitât à pouvoir regarder, du dehors, les murs du Palais.

Le Ciel a disposé aussi que, dès mon enfance, j’eusse le sentiment des exigences de la dignité humaine et des sacrifices que requiert l’honneur d’être homme. Je fus donc, bien longtemps, un révolutionnaire caché, sans parti pris et sans rancune, m’inspirant des principes anciens et immuables pour vouloir une vie publique qui fût conforme à ces principes. Ces principes peuvent animer des formes diverses de gouvernement. Un bon gouvernement suppose des hommes d’État que leur intelligence, leur expérience et leur désintéressement rendent capables d’être clairvoyants et d’être prévoyants. Un seul homme de grande valeur peut faire le bonheur ou le malheur d’un peuple. Le peuple est toujours porté à imiter ceux qui le gouvernent. Lorsque l’État est en équilibre, le peuple ne peut point ne pas être heureux.

Le Ciel a voulu que je rencontre, à mes premiers pas dans la carrière publique, un maître éminent, qui donna sa vie en témoignage de ses principes. Lorsque, le 29 juillet 1900, M. Shu King-Shen fut, avec trois autres personnalités politiques, conduit vers le supplice infamant qui leur était destiné, un des condamnés, outré de l’ignominie dont il était l’objet, se tourna vers le représentant du Ministère de la Justice et lui cria : « Aujourd’hui, c’est à moi ; et demain, c’est à vous ! » M. Shu King-Shen, prenant doucement par la manche son compagnon d’infortune, lui dit avec simplicité : « Ce n’est pas l’heure de parler ; taisons-nous. » C’est dans ce dernier acte de dignité et de charité qu’il rendit l’âme. Oserais-je envier une telle mort, endurée par un tel maître ?

 

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Mais voici que le Ciel, sur l’indication de ce maître si cher, m’a fait passer moi-même, je dirais, de l’Ancien Testament au Nouveau, d’une mentalité chrétienne imprécise et confuse à la connaissance de la vérité plénière, de l’espérance du salut au salut lui-même. Je suis devenu membre de l’Église Catholique et Apostolique, l’Église Romaine ; je suis devenu moine et je suis devenu prêtre. Quelle révolution, et combien je désire que la vie spirituelle, – qui, en définitive, est l’unique force véritable donnant à l’homme d’être pleinement homme, – combien je désire que la vie spirituelle de mon peuple et celle de l’univers entier s’éclairent à cette lumière vers laquelle le ministre Shu King-Shen m’indiqua la route.

Nous, diplomates, nous ne pouvons pas être égoïstes et nous devons nous rendre compte que le bonheur de nos peuples, à chacun de nous, est partie liée et tributaire du bonheur des peuples voisins et de celui du monde entier. C’est bien ce que le Confucianisme enseigne lorsqu’il donne pour tâche la plus élevée à l’homme d’État de pacifier l’univers.

Nous, prêtres catholiques, nous ne voulons pas et ne pouvons pas placer nos personnes au-dessus de celles des ministres de quelque religion que ce soit, mais nous voulons, – avec Jésus-Christ, avec la Vierge Marie, qui demeura debout au pied de la Croix, pendant que son Fils, insulté et honni, y mourait, – nous voulons uniquement nous sacrifier nous-mêmes, afin que nos peuples et tous les peuples entrent dans une claire compréhension du royaume spirituel de paix et de sainteté, dans lequel Dieu appelle tous les hommes, pour leur donner à tous d’être heureux sur terre, par la connaissance et la pratique de cette vie spirituelle dont la mort consacre et éternise la béatitude.

 

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L’Europe – puis-je le dire ? – a tant ignoré les biens véritables, qui lui furent départis, de siècle en siècle, par tant de saints, et avec quelle abondance ! Tant d’Européens connaissent mal, ou ignorent tout à fait Jésus-Christ, « qui est venu en ce monde et que les siens n’ont pas reçu ». Tant d’hommes d’État européens se sont complètement mépris sur ce pouvoir spirituel unique que détient le Vicaire de Jésus-Christ, le Pape. Beaucoup d’entre eux n’ont pas pris la peine d’observer avec désintéressement et d’étudier avec pénétration le gouvernement et l’œuvre du Saint-Siège et de l’Église. Ils ignorent la valeur efficace et l’importance des actes pontificaux et, lorsqu’ils lisent certains de ces actes, n’est-ce pas, peut-être, superficiellement ? Ils ne voient pas le bénéfice immense que chaque pays est en mesure de retirer de la participation effective du Saint-Siège à la vie spirituelle de l’humanité.

Et, en Chine, combien y a-t-il d’hommes, qui, désireux de mettre en pratique les directives du Fondateur de la République, ne se sont jamais interrogés sur la force spirituelle mondiale du Catholicisme et de la Chrétienté et n’ont pas tiré de constatations si aisées à faire les conséquences qui s’imposent ? Ils ne se sont pas dit que, s’il est nécessaire, selon le testament du Dr Sun Yat-Sen, de « nous associer avec ces peuples qui, dans la lutte commune, nous traitent sur le pied d’égalité », l’Église Catholique, qui compte trois cent cinquante millions de fidèles et son Gouvernement, dont l’influence morale s’étend bien au delà des sept cents millions de Chrétiens, agissent et veulent agir envers nous, « non seulement sur le pied d’une parfaite égalité, mais avec un sentiment de vraie et toute spéciale sympathie » : ce sont les termes du Pape Pie XI, au lendemain de notre unification nationale, le 1er août 1928. Ils n’ont pas vu distinctement que ce gigantesque organisme spirituel peut être pour le Peuple Chinois, le peuple de Confucius et celui du Dr Sun Yat-Sen, un allié des plus précieux, dont la coopération nous donnera, pour le renouveau spirituel de l’héritage de nos ancêtres et pour son rayonnement intellectuel et moral à l’étranger, un apport dont l’efficacité profonde dépassera notoirement ce que les plus optimistes pourraient en attendre.

Ceci ne suppose guère que le Pape ait à s’ingérer dans le gouvernement politique des hommes, lequel ressortit à l’autorité civile ; cela suppose encore moins que, dans le domaine religieux, il soit fait pression sur la conscience ou l’indépendance de qui que ce soit, car l’acte religieux se doit, par essence, d’être posé librement ; mais cela comporte, entre le Saint-Siège et les Gouvernements, un travail d’information mutuelle sur les besoins moraux et les aspirations spirituelles des hommes, un respect sincère pour les situations diverses et les conditions diverses et une disposition à la bonne entente. Cela peut comporter aussi, de-ci de-là, une volonté de se libérer de certaines habitudes d’esprit, qui, à la longue, forment, chez des hommes droits et intelligents, un complexe d’infériorité provenant de ce que, sur l’un ou l’autre point fixe, ils ont pu altérer le contrôle d’eux-mêmes.

Ces paroles sont bien loin d’être un reproche ; elles sont une expression de dévouement et d’attachement et un souhait de bonheur.

 

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Puisque j’ai parlé de l’Europe, je ne puis omettre d’exprimer ici ma reconnaissance affectueuse à ce cher pays de Belgique, – auquel je dois ma compagne de vie et dans lequel je reçois, au cours de longues et précieuses années, une hospitalité chrétienne et religieuse qui m’est une source de grand bonheur, – dans lequel aussi je vois sous mes yeux le bienfait social d’une entente sincère de l’État avec l’Église, amenant entre ces deux sociétés parfaites une coopération particulièrement utile pour le bien de la société, de la famille et de l’individu. Pendant cette seconde guerre mondiale le Peuple Belge s’est avéré, de nouveau, magnanime. L’union de toutes les forces spirituelles de la Nation a triomphé de l’ennemi ; elle a trouvé dans la hiérarchie ecclésiastique un appui aussi fort que celui qu’elle en avait reçu pendant la guerre précédente. Le désarroi mondial a renforcé, en Belgique, la cohésion de tous au service de la Justice et de la Paix, sous l’égide silencieuse du Roi prisonnier, premier citoyen de son Pays, qui, dans l’amour héroïque qu’il porte à son peuple, est devenu, sous l’avalanche des épreuves, le Père de la Nation.

 

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J’ose espérer, pour nos peuples comme pour moi-même, la lumière et le bonheur du Christianisme.

Si j’ai pu, par la grâce de Dieu, embrasser avec tant de joie la vie monastique et monter au sacerdoce, j’ai confiance que ce ne sera pas pour appeler du Ciel des bénédictions vides de sens et de portée, mais, – en vertu des mérites de mon Maître et Seigneur Jésus-Christ, le Maître des maîtres, le Seigneur des seigneurs, – pour donner à tous ceux que j’aime, – ils sont innombrables, – le désir de connaître Dieu davantage, de se porter vers Lui et d’être non pas ses esclaves, mais ses enfants.

Alors, mes chers Compatriotes, – car la dernière des pensées que j’exprime ici, je ne puis point ne pas vous la donner, – alors, croyez-en mon affection et mon expérience, nos familles seront heureuses, nos jeunes gens, tout au moins leur grande élite, recevront la force de se conquérir eux-mêmes et de progresser dans le travail, dans la grandeur morale et dans la joie, nos populations vivront dans la sécurité et, peu à peu, dans l’abondance, et la Chine tout entière sera considérée au milieu des nations comme un peuple doux et fort, sachant, si c’est nécessaire, mettre à la raison ceux qui aiment la guerre, serviable envers tous et reconnaissant les services qui lui sont rendus, aimant les autres, aimé des autres et béni de Dieu. Que Dieu, en tous les peuples de la terre, soit honoré et glorifié !

 

 

 

Dom Célestin LOU TSENG-TSIANG,

Souvenirs et pensées, Desclée De Brouwer, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 TA HIO : Livre de la Grande Étude, I.

2 LIUN YU : Livre des Entretiens de Confucius, Ch. IV, 8.

3 MENG TSE, L. III, Ch. I, 4 et L. VII, Ch. I. 35.

4 MENG TSE, L. VI, Ch. II, 15.

5 Cf. ÉZÉCHIEL, Ch. XXXIV. Tout ce chapitre XXXIV d’Ézéchiel est de la plus haute actualité politique.

6 Cf. Évangile selon S. Matthieu, VII, 20.

7 Évangile selon S. Matthieu, VI, 33.

8 ÉLISABETH LESEUR, Journal & Pensées de chaque Jour, Paris, de Gigord, 1927. – p. 31.

9 Bien prématurément, le 22 août 1944, le Cardinal Maglione a été rappelé à Dieu.

10 Au moment de publier cet ouvrage, on me remet un remarquable essai sur « La Prière ». Il émane de l’illustre physiologiste français, auteur de « L’Homme, cet Inconnu », le Dr Alexis Carrel (Plon, 1944). J’y relève quelques propositions : « L’homme est un tout indivisible. » « Pour réussir, la vie doit être menée suivant des règles invariables, qui dépendent de sa structure même. Nous courons un risque grave, quand nous laissons mourir en nous quelque activité fondamentale, qu’elle soit d’ordre physiologique, intellectuel ou spirituel. » « L’atrophie du sens du sacré et du sens moral se montre aussi nuisible que l’atrophie de l’intelligence. » « Le sens du sacré s’exprime surtout par la prière. » « C’est par la prière que l’homme va à Dieu... » « Il est honteux de prier, écrivait Nietzsche. En fait, il n’est pas plus honteux de prier que de boire ou de respirer. L’homme a besoin de Dieu, comme il a besoin d’eau et d’oxygène. » « La meilleure manière de communier avec Dieu est sans nul doute d’accomplir intégralement sa volonté. »

Ces propositions ont valeur de loi. Les conséquences de leur violation sont d’autant plus nocives que celui qui y déroge a une action sociale ou politique plus profonde et plus étendue.

L’histoire spirituelle de la République Chinoise retient les actes de religion et de prière que posèrent, en 1896, à Londres, le Dr Sun Yat-Sen, en 1936, à Sianfu, le Généralissime Tchang Kaï-chek. L’un et l’autre, à 40 ans de distance, étaient tombés dans un guet-apens, et leur mort était décidée. Ils puisèrent dans leur foi religieuse chrétienne et dans la prière une paix et une force morale victorieuses : leurs geôliers furent acculés à les libérer. L’un et l’autre ont donné le récit de ce qui leur était arrivé ; le Généralissime Tchang Kaï-chek y a ajouté des déclarations qui sont d’une précision émouvante.

À propos de la prière, je demeure surpris combien, en Europe, on semble ignorer le fondement spirituel de la vie publique du Président Roosevelt, ainsi que ses actes et ses déclarations de caractère religieux. Je cite : sa prestation de serment sur le chapitre XIII de la première épître de S. Paul aux Corinthiens (ce chapitre traite de la charité), ses déclarations sur la foi en Dieu, sur la pratique de la charité et sur les « Béatitudes ».

Je conclus cette note par une parole du ministre des Affaires Étrangères de Grande-Bretagne qui déclara la guerre à l’Allemagne nazie, Lord Halifax : « À moins que l’Europe ne soit préparée à retourner aux principes chrétiens, il ne semble pas que nous puissions faire beaucoup de progrès dans nos relations tant personnelles qu’internationales. » (Chambre des Lords, 19 avril 1939). Ceci s’applique au monde entier.

 

 

 

 

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