La légende de la Vierge à l’Athos
PRÉFACE À LA REDÉCOUVERTE DE LA VILLE ENSEVELIE DE DION
Une simple hypothèse
par
Costa de LOVERDO
Il est dit, dans les annales de la foi athonite, que la Vierge a visité la Sainte Montagne. D’après cette légende, elle se rendait de Joppé à Chypre pour rejoindre Lazare 1, d’autres disent à Éphèse, pour rejoindre saint Jean 2. Des vents contraires poussèrent sa nef aux rivages de l’Athos, à l’endroit où s’élevèrent plus tard les murs du couvent de Vatopède 3. À son arrivée, les idoles se prosternèrent, exhortant les Athonites à l’adoration. Ainsi la Vierge bénit l’Athos, et l’Athos fut converti 4. Nous nous sommes proposés de trouver les origines historiques de cette légende, et avons recherché tous les documents possibles de manière à l’affirmer ou à l’infirmer.
La vie de Marie, mère de Jésus, devient obscure à partir du Golgotha. Sa présence au pied de la Croix n’est mentionnée que par saint Jean :
Jésus, voyant sa Mère et le disciple qu’il aimait (Jean) dit à sa Mère :
Femme, voici ton fils ; puis au disciple : Voilà ta Mère. (JEAN, XIX, 25.)
Encore beaucoup d’historiens mettent-ils le fait en doute, car le silence des autres Évangélistes à ce sujet est pour le moins troublant. Ils nomment les autres femmes présentes à l’heure du supplice, sans mentionner Marie, ce qui s’expliquerait mal si la Mère du Supplicié se trouvait réellement aux côtés de Son Fils au moment suprême. Il est vrai que durant les jours écoulés entre l’Ascension et la Pentecôte, les Actes des Apôtres (I, 14), montrent Marie à Jérusalem, unie dans la prière et l’oraison aux disciples persévérants, avec les femmes et avec les frères de Jésus.
Puis, il n’est plus question d’elle, ni dans le reste des Actes, ni dans les Épîtres, ni dans l’Apocalypse. Marie n’est même pas nommée parmi les personnes qui s’occupèrent de la sépulture de Jésus, ni parmi celles à qui il apparut après sa résurrection.
Qu’elle ait ensuite vécu sous la protection de saint Jean est probable : « Et dès cette heure-là, le disciple la prit chez lui » (Jean, XIX, 27). Car il semble bien que Marie était devenue veuve quand Jésus commença à annoncer l’Évangile : on ne voit jamais Joseph paraître pendant ce temps-là, tandis qu’on mentionne les « frères de Jésus », Jacques, Joses, Jude, Simon (SAINT MARC, VI, 3 ; SAINT MATHIEU XIII, 55). D’ailleurs, si l’on admet l’existence de ces « frères de Jésus », il faut aussi croire qu’ils abandonnèrent Marie ; autrement elle fût restée avec eux, et la protection de saint Jean n’eût pas été nécessaire. Voici donc Marie, vivant chez Jean, et demeurant probablement à l’attendre quand il ne se déplaçait pas trop loin, ou pour trop longtemps.
Or, Jean partit un jour pour Éphèse, ville relativement très éloignée de Judée, et y demeura longtemps. Il est peu probable que Marie l’ait accompagné dans son voyage. Les persécutions n’étaient pas épargnées aux Apôtres de la nouvelle foi, et on voit mal saint Jean, protecteur de la Vierge, l’entraînant à l’aventure sur les chemins de l’Anatolie, où il risquait pour le moins, à chaque étape, l’emprisonnement pour menées subversives.
Marie resta donc seule en Judée pendant quelque temps, mais comme l’absence de saint Jean durait, elle songea bientôt à le rejoindre – à moins qu’elle n’ait pensé à se rendre à Chypre, auprès de Lazare. (Ceci dans l’hypothèse où saint Jean et Lazare auraient été deux personnes distinctes.) La vraisemblance fait pencher les probabilités pour Éphèse, qu’une tradition, opposée à celle de Chypre, donne comme ultime demeure à Marie.
Mais quel que fût le but du voyage, son intérêt est secondaire, en ce qui nous concerne, par rapport au voyage lui-même. Que ce fût pour Citium de Chypre ou pour Éphèse d’Anatolie, Marie partit en hâte – sans doute à la nouvelle de persécutions dont elle allait être l’objet. Si bien que les soldats envoyés à sa recherche ne la trouvèrent point. Elle était là un instant auparavant, et elle n’y était plus : ils racontèrent pour se justifier qu’elle leur avait échappé, enlevée au ciel. D’où, peut-être, l’origine de la Croyance en l’Assomption.
Quel chemin pouvait emprunter Marie ? Si elle allait à Chypre, le port d’embarquement était Joppé. Si elle allait à Éphèse, Joppé encore, car pouvait-elle songer à emprunter seule, et à pied ou à mulet, la voie du désert de Palestine, des gorges du Taurus et des passes arides de l’Asie Mineure ? C’eût été impraticable. Dans les deux cas, elle ne put donc se diriger que vers la mer. Elle s’embarqua sur une nef qui se rendait soit à Chypre, soit à Éphèse, soit à Chypre d’abord et à Éphèse ensuite. Le voyage se passa bien, mais, dit la légende, au moment où le port était en vue, des vents contraires se levèrent et l’emportèrent à l’Athos.
Voyons ce qu’étaient ces vents qui firent souvent parler d’eux dans l’histoire de ces régions.
En 493 avant Jésus-Christ, un ouragan soufflant de sud-est en ouest brise trois cents trirèmes de la flotte perse qui se dirigeait de l’Hellespont vers le golfe Thermaïque, en longeant les côtes, sur le promontoire de l’Athos (Hérodote). Ensuite, Arcadius, futur Empereur de Byzance, encore enfant, se rend de Naples à Constantinople par la mer, subit une tempête, tombe à l’eau, est poussé par les flots sur la côte, où des ermites le trouvent au pied d’un framboisier, sur la plage. Plus tard il fonde à cet endroit le couvent de Vatopédi (Vatos = framboisier, pédion = enfant). (A. Proust, Voyage au mont Athos, 1848). En 965, Euthyme de Salonique, ermite qui s’était réfugié sur l’îlot de Néon, près de l’Athos, voit arriver des pirates arabes, qui le font prisonnier. Mais le vent de sud-est se lève, empêchant les pirates de reprendre la mer. Ceux-ci, effrayés par cette manifestation de la colère divine, libèrent l’ermite et lui rendent ses biens. En 843, Pierre, un autre ascète, tonsuré à Rome par le Pape, se dirige vers le Levant à bord d’un navire qui, arrivé dans les parages de la Sainte Montagne s’y trouve « miraculeusement détenu » par le vent du sud-est. Pierre en déduit que saint Nicolas lui assigne l’Athos pour retraite, y descend, et y vit cinquante ans dans une caverne isolée (Kirsopp Lake, Early days of Monasticism on Mount Athos, Oxford, 1909).
Si ces preuves historiques n’étaient pas suffisantes, nous pourrions attester de la réalité de ces courants atmosphériques qui faillirent nous coûter la vie lors d’un voyage en mer, entre Daphné et Saint-Paul, quand notre barque fut jetée au pied du couvent de Simon-Pétra.
Le navire de Marie fut donc poussé vers l’Athos, et elle y débarqua.
En quel point précis ? Où pouvaient se trouver les « idoles » dont parle la légende, sinon dans une cité païenne de la côte, ou dans les ruines encore en partie habitées d’une telle cité ? La tradition désigne les lieux où s’élève actuellement Vatopède. Or, ce couvent fut bâti sur l’emplacement de Dion (ou d’Olophisos), villes dont parle Hérodote, dont ne parlent plus les Byzantins, villes disparues entre-temps, mais dont il reste des fragments incorporés aux murs du couvent (Proust).
Dion était sans doute déjà partiellement en ruines. Il y restait peut-être, cependant, quelques statues, vestiges de la splendeur qu’elle avait connue au temps d’Alexandre, qui y fit offrir des sacrifices à Jupiter et célébrer des jeux scéniques en l’honneur des Muses. (Victor Duruy, Histoire des Grecs.)
Et, dit la légende, les idoles s’arrachèrent de leurs socles et se prosternèrent aux pieds de Marie.
Que se passa-t-il en fait ? Faut-il croire au miracle, ou classer cette légende avec celles qu’on attribue à la fantaisie et l’imagination débordante des populations ? Certainement non. Toute légende possède un fond historique, qu’elle s’avère ou non difficile à vérifier.
En l’occurrence, le fait de base de la légende existe : En ce temps-là (49), saint Paul, qui se trouvait à Troas, eût un songe. Un Macédonien lui apparut et lui dit : « Passe en Macédoine. Viens nous sauver (Actes, XVI, 9). » Saint Paul obéit à ce signe, s’embarqua avec Silas et Timothée, passa par Samothrace, débarqua à Néapolis, et se rendit à Philippes, où il prêcha. Le succès qu’il obtint fut tel, qu’un citoyen qui possédait une esclave dont l’Apôtre avait exorcisé les démons se plaignit aux magistrats. Ceux-ci ameutèrent la foule contre les pèlerins. Ils furent maltraités et emprisonnés. Ils demeurèrent enfermés quelques jours. Et ce fut le coup de théâtre : la terre trembla, la prison de saint Paul se crevassa, et les murs s’ouvrirent comme pour le libérer (saint LUC).
N’est-ce pas le même tremblement de terre qui arracha les idoles de leur socle et les « prosterna » aux pieds de Marie à Dion ou Olophisos, relativement peu distantes de Philippes, achevant de détruire ces villes, et les plongeant dans un oubli aussi total que celui qui résulta de l’éruption du Vésuve pour Pompéi ?
Tout semble le démontrer : l’époque du voyage de Marie et celle de la chute des idoles est contemporaine du séisme historique dont les effets libérèrent saint Paul, Silas et Timothée. Aucun autre cataclysme important ne fut plus enregistré dans ces régions jusqu’à l’éruption de Théra, qui bouleversa l’Égée en 726.
Bien que le tremblement de terre eût ouvert les murs de sa prison, saint Paul se refusa à en profiter pour s’échapper (XVI, 37). Il voulut être délivré officiellement, et les magistrats qui avaient pris le séisme pour une manifestation des dieux en faveur des prisonniers, accédèrent à sa demande, firent leurs excuses et prièrent les trois missionnaires de quitter leur cité. Saint Paul sortit de la ville et se dirigea vers Amphipolis, bourg situé près de l’isthme qui rattache la presqu’île athonite à la péninsule de Chalcidique. Il est probable que son intention était de vérifier sur place la rumeur publique qui attribuait le déclenchement du cataclysme à une femme débarquée à l’Athos, et devant qui les idoles s’étaient prosternées.
Pourquoi saint Paul ne parla-t-il pas de ce « miracle » ? Sans doute parce qu’il ne put rencontrer la femme. Celle-ci n’avait aucune raison de rester à l’Athos, où la terre tremblait, alors qu’elle était pressée de rejoindre saint Jean (ou Lazare), et qu’elle ignorait la présence de saint Paul à Philippes. Il tombe sous le sens qu’elle se rembarqua vite avec ses compagnons, craignant le renouvellement du séisme – une secousse isolée étant extrêmement rare.
Dans ces conditions, saint Paul, ignorant l’identité de la femme (comment eût-il su qu’il s’agissait de Marie ?), ne pouvait mentionner le miracle. En admettant même qu’il eût cru au prodige, il ne pouvait en faire état : les miracles relatés par les Évangiles sont destinés à démontrer le pouvoir surnaturel du Tout-Puissant, ou celui que le Tout-Puissant confère à ses disciples, et rien qu’à eux. Attribuer un miracle à une femme qui n’était peut-être pas Chrétienne (encore une fois saint Paul ignorait qu’il fut question de Marie) eût été impensable de la part d’un Apôtre. Saint Paul, Silas et Timothée continuèrent donc leur chemin vers Salonique.
Le culte de la Vierge ne date que du Ve siècle :
On peut affirmer sans craindre de contradiction sérieuse qu’aucun écrivain orthodoxe des quatre premiers siècles n’assigne à Marie une place privilégiée dans le culte des Chrétiens (E. H. VOLLET, art. Marie, La Gr. Encycl.)
Il est donc permis de croire que si l’Athos – Montagne Sainte des Grecs orthodoxes, lieu où furent bâtis les quatre couvents impériaux et seize autres monastères d’une richesse et d’une puissance extraordinaires – fut consacré à la Vierge, c’est parce que la légende eût la force de franchir quatre siècles d’oubli.
Que cette légende ait survécu, alors que son principal personnage restait couvert d’ombre pendant près d’un demi-millénaire ne peut s’expliquer sans qu’il existe, à la base, un fait réel d’une importance propre à justifier une telle longévité.
Ce fait important fut le séisme de l’an 49, qui détruisit Dion, Olophisos, ébranla Philippes, frappa les imaginations et fixa dans la mémoire des générations successives l’image de cette Femme, devant qui les idoles, arrachées de leur piédestal par la secousse, s’étaient humblement prosternées.
Il nous apparaît que la série de rapprochements énoncés ci-dessus mènent à créditer la légende d’une forte probabilité de vérité. Voyons maintenant la foi qu’il y a lieu d’accorder à l’existence d’« idoles » à l’Athos, en l’an 49. Malgré les témoignages d’Homère, Thucydide, Démosthène, Eschyle et Hérodote, il est des historiens modernes qui ont mis l’existence de la cité de Dion en doute, en s’appuyant sur la disparition totale de la ville qu’ils ne s’expliquaient pas. Nous avons répondu à cela par le tremblement de terre, fait historique indiscutable, et par l’exemple de Pompéi. Mais il reste à prouver qu’il y avait des statues à Dion. Le nom de cette ville est dérivé de « Jupiter ». II témoigne de ce que l’Athos fut la première résidence des dieux, bien avant l’Olympe. Apollon y eut un temple, et c’est là qu’Alexandre le Grand fêta son départ pour la Perse (Victor Duruy, Histoire des Grecs).
La cité était un sanctuaire. Quand les dieux émigrèrent à l’Olympe, un nouveau sanctuaire fut bâti au pied de leur nouvelle résidence. Et il fut nommé Dion, comme le premier, celui qui tomba peu à peu dans l’oubli, faiblit, paya tribut à Athènes, s’unit à la coalition d’Olynthe contre Philippe à qui la ville dut enfin se soumettre. Puis, ce fut le cataclysme.
Disparue, oubliée, Dion a cependant laissé une trace grâce à la légende de Marie. Et peut-être suffirait-il d’un coup de pioche donné en certain lieu voisin des murs de Vatopède, où émergent de terre des vestiges incontestablement antiques, pour que renaisse à la lumière le premier sanctuaire des dieux de la Grèce mythologique 5.
Costa de LOVERDO.
Paru dans le Bulletin de l’Association Guillaume Budé en octobre 1955.
1 D’après l’Église grecque, Lazare est mort à Citium, dans l’île de Chypre, et son corps, avec celui de Marie, furent transportés à Constantinople et déposés dans une église que Léon le Philosophe fit élever en son honneur (circa 890). Une autre version fait décéder Lazare à Marseille.
2 D’après la tradition, saint Jean ne serait autre que Lazare ressuscité.
3 Vatopède, fondé par Arcadius, Empereur, sur l’emplacement de la ville de Dion.
4 L’auteur a eu connaissance de cette légende, alors qu’il faisait un noviciat de dix mois au couvent de Saint-Paul de l’Athos. Elle lui fut contée par le moine Mélétios, de Vatopède. Plus tard, il en retrouve trace dans les récits de plusieurs voyageurs, et notamment dans le livre de Randoll COATE, Mont Athos, la Sainte Montagne, Grenoble, 1949.