L’accord secret de Rome avec les dirigeants juifs
par
Jean MADIRAN
I. – Dans une terrifiante inattention générale
C’est à Strasbourg, au cours de l’hiver 1962-1963, qu’eut lieu une partie des négociations entre le saint-siège et les dirigeants juifs, afin de préparer l’accord secret qui commande la situation présente. Avec le Kremlin, les négociations secrètes avaient eu lieu à Metz quelque temps auparavant : elles s’étaient déroulées au cours de l’année 1962 entre le cardinal Tisserant et l’agent du KGB Nikodim, chez Mgr Paul-Joseph Schmitt, porte-parole historique de l’hérésie du XXe siècle, dite « religion de Saint-Avold ». À l’époque la presse communiste puis, plus discrètement, La Croix elle-même (15 février 1963) révélèrent l’existence de ces négociations avec Moscou. Leur conclusion apparut satisfaisante aux deux parties : Rome s’abstiendrait désormais de toute attaque contre le communisme, en échange Moscou autoriserait des observateurs de l’Église orthodoxe russe à venir assister au concile. La révélation de cet accord Rome-Moscou rencontra une inattention publique et privée absolument générale. Le silence fut obligatoire même chez les commentateurs tenus pour les mieux informés. La réalité, le contenu de cet accord, la revue ITINÉRAIRES, de 1963 à 1989, en a plus d’une fois analysé les conséquences 1, en ne rencontrant que l’incrédulité d’un univers intellectuel sans mémoire, sans esprit critique et d’abord sans courage. L’hypertrophie d’une vie psychologique à la fois passive et imaginaire, provoquée par plusieurs heures quotidiennes de télévision, y contribue beaucoup.
La révélation d’une négociation secrète du saint-siège avec « les dirigeants juifs » fut plus tardive, elle n’intervint qu’en 1986-1987, soit trois à cinq années après coup. Si j’emploie l’expression assez vague : « les dirigeants juifs », c’est qu’on ne nous en a pas révélé davantage jusqu’ici. On nous a fait connaître le nom du pape qui a négocié, le nom de son négociateur, celui d’un de ses émissaires secrets, le lieu d’une des négociations, mais ni la qualité hiérarchique ou représentative ni l’identité des « dirigeants juifs » concernés.
Précisons : je ne parle pas de la rencontre, bien connue, entre Jules Isaac et Jean XXIII, le 13 juin 1960 : le récit en a été fait par Jules Isaac lui-même et a été rendu public par le « service international de documentation judéo-chrétienne 2 ».
Je parle d’autre chose.
Je parle des négociations secrètes de l’hiver 1962-1963, révélées en 1986-1987. La même inattention générale que pour l’accord Rome-Moscou, une inattention faite d’artifice et de complicité soumise chez les uns, mais aussi d’inintelligence paresseuse et d’ignorance chez beaucoup d’autres, a depuis lors tenu comme n’existant pas la révélation de l’accord secret préparé à Strasbourg par le P. Congar au nom du pape.
Cet accord, comme l’accord avec Moscou, a été respecté par le concile et par tous les successeurs de Jean XXIII.
II. – La révélation du secret en 1986-1987
C’est dans le numéro 903 de Tribune juive 3, daté du 17 au 23 janvier 1986, que l’écrivain Lazare Landau fit une première allusion précise à une négociation secrète du saint-siège avec les communautés juives. La négociation avait été confiée par Jean XXIII au cardinal Béa :
« Il envoya des émissaires secrets dans les communautés juives pour connaître leurs vœux. Ainsi celle de Strasbourg reçut le R.P. Congar o.p. qui vint, enveloppé de mystère, à la synagogue où il écouta deux heures durant les chefs de communauté lui expliquer leurs doléances. »
Telle est l’origine de la « perspective nouvelle » qui sera imposée à la doctrine catholique : « Il ne faut plus parler de l’infidélité d’Israël, mais de sa fidélité ».
Lazare, Landau fut beaucoup plus longuement explicite dans le numéro 1001 de Tribune juive, daté du 25 au 31 décembre 1987.
Relisons :
« Par une soirée brumeuse et glaciale de l’hiver 1962-1963, je me suis rendu à une invitation extraordinaire au Centre communautaire de la Paix à Strasbourg. Les dirigeants juifs recevaient en secret, au sous-sol, un envoyé du pape. À l’issue du chabath, nous nous comptions une dizaine pour accueillir un dominicain de blanc vêtu, le R.P. Yves Congar, chargé par le cardinal Béa, au nom de Jean XXIII, de nous demander, au seuil du concile, ce que nous attendions de l’Église catholique (...).
« Les juifs, tenus depuis près de vingt siècles en marge de la société chrétienne, souvent traités en subalternes, ennemis et déicides, demandaient leur complète réhabilitation. Issus en droite ligne de la souche monothéiste abrahamique, d’où est sorti le christianisme, ils demandaient à être considérés comme des frères, partenaires d’égale dignité, de l’Église chrétienne (...).
« Le blanc messager – dépouillé de tout symbole ou ornement – s’en revint à Rome porteur d’innombrables requêtes qui confortaient les nôtres. Après de difficiles débats (...) le concile fit droit à nos vœux. La déclaration Nostra Ætate n° 4 constitua – le P. Congar et les trois rédacteurs du texte me le confirmèrent – une véritable révolution dans la doctrine de l’Église sur les juifs (...).
« Homélies et catéchismes changèrent en peu d’années. En France, le fleuron de cette doctrine rénovée fut offert par les Éditions du Centurion sous le nom : La foi des catholiques. L’épiscopat français – en la personne de L.-A. Elchinger, évêque de Strasbourg – avait joué un rôle décisif dans la présentation au concile de la « question juive » contemporaine. Le clergé adopta avec empressement les décisions conciliaires. Cette attitude rencontra un guide précieux dans les Orientations pastorales du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme, publiées par la conférence épiscopale française le 16 avril 1973.
« Au Vatican même, ce courant d’idées connut une exceptionnelle consécration. Devant le pape Jean-Paul II et le synode mondial des évêques, le 4 octobre 1983, le cardinal Etchegaray, ministre du saint-siège, prononça une déclaration retentissante qui regroupe tous les “problèmes” juifs en deux points :
« 1. – Réconciliation totale et définitive avec le judaïsme et les juifs.
« 2. – Repentir et pardon demandés pour les maux causés dans le passé.
« Depuis la visite secrète du P. Congar en un lieu caché de la synagogue, par une froide nuit d’hiver, la doctrine de l’Église avait bien connu une totale mutation. »
Lazare Landau faisait ces révélations à titre, semble-t-il, d’avertissement. Il craignait que Rome ne revienne à son ancienne doctrine. Il en voyait un symptôme inquiétant dans une déclaration du cardinal Ratzinger à l’hebdomadaire Il Secolo. Il en citait les deux points menaçants. Premièrement, le Cardinal avait dit, en soulignant que c’était aussi la pensée du pape : « En Jésus-Christ la foi d’Abraham trouve son achèvement. » Secondement, il avait cité sans la condamner, bien au contraire, une phrase d’Édith Stein après sa conversion : « Maintenant je sais que je suis totalement juive. » De telles pensées manifestent, aux yeux du judaïsme moderne, un antisémitisme que l’on croyait répudié et qui doit être moralement et juridiquement interdit.
III. – Premières observations
À ma connaissance, ni le P. Congar ni personne d’autre, du côté catholique ou du côté juif, n’a jusqu’ici ni complété ni démenti les révélations de Lazare Landau. On peut se demander si le P. Congar à Strasbourg, et plus tard, avec lui, les « trois rédacteurs » de Nostra Ætate ont bien parlé aux « dirigeants juifs » de véritable révolution dans la doctrine de l’Église et s’ils leur ont effectivement garanti que la doctrine de l’Église avait bien connu une totale mutation... Si ce n’est pas exactement cela qu’ont dit les représentants du saint-siège, c’est en tout cas ce qu’ils ont laissé comprendre à leurs interlocuteurs juifs. Au demeurant, nous avons en effet vécu une telle mutation, nous avons vu homélies et catéchismes changer en peu d’années. En le notant, Lazare Landau ne se trompe pas.
Il ne se trompe pas non plus quand il comprend que ce sont les chrétiens et l’Église qui demandent pardon aux juifs, et jamais l’inverse : cette demande de pardon est unilatérale et sans réciprocité. Les torts historiques, depuis deux mille ans, sont absolument d’un seul côté. C’est bien ce que nous avons vécu, c’est bien ce que nous avons vu et entendu, notamment dans la solennelle déclaration du cardinal Etchegaray.
IV. – L’état de la question était beaucoup plus avancé
Par discrétion sans doute, Lazare Landau s’en tient à la déclaration conciliaire Nostra Ætate. Les choses néanmoins étaient beaucoup plus avancées quand il écrivait son article de décembre 1987. Il y avait eu le discours pontifical du 6 mars 1982, et le document du saint-siège de mai-juin 1985, loué et repris à son compte par Jean-Paul II dans son allocution du 28 octobre 1985.
Pour résumer cette progression que j’ai naguère analysée en détail 4, rappelons que la déclaration conciliaire Nostra Ætate, en son quatrième chapitre, recommandait « la connaissance et l’estime mutuelles » entre chrétiens et juifs, ceux-ci ne devant pas « être présentés comme réprouvés par Dieu et maudits » ; et prononçait, non pour la première fois, que « l’Église déplore toutes les manifestations d’antisémitisme ». Mais Jean-Paul II, le 6 mars 1982, y ajoutait deux idées nouvelles, dont on peut éventuellement supposer, si l’on veut, qu’elles sont dans la ligne logique de la déclaration conciliaire, ou dans l’intention de ses auteurs : toutefois elles n’y figurent pas explicitement. Jean-Paul II assurait d’une part que les chrétiens ont le même Dieu que les juifs ; d’autre part il invitait les chrétiens à une étroite collaboration avec les juifs. Trois ans plus tard, la commission pontificale pour les rapports avec le judaïsme, que présidait le tristement célèbre cardinal Willebrands, traduisait pratiquement ces deux idées nouvelles en lançant aux catholiques le mot d’ordre d’œuvrer ensemble avec les juifs pour préparer le monde à la venue du Messie. À ce moment la pastorale catholique ainsi définie s’alignait manifestement sur une idée traditionnelle de la théologie juive dans son interprétation du rôle attribué aux « religions issues du judaïsme » : elles ont « pour mission de préparer l’humanité à l’avènement de l’ère messianique annoncée par la Bible » (déclaration du Grand Rabbinat de France, le 16 avril 1973).
Le judaïsme pouvait espérer à cette époque qu’il avait enfin réussi à faire abandonner par l’Église sa prétention à être le nouvel Israël de la Nouvelle Alliance, fondé par Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, rédempteur crucifié, ressuscité, monté au ciel, régnant éternellement en ce monde et en l’autre. Effectivement, cette prétention s’estompait de plus en plus dans des catéchismes eux-mêmes en voie de disparition. Et, à la suite de la déclaration de Jean-Paul II lors de sa visite à la synagogue de Rome, le président du Consistoire israélite de Paris, Émile Touati, croyait pouvoir s’écrier : « La nouvelle doctrine de l’Église, inaugurée par Jean XXIII et le concile à l’égard du judaïsme et des juifs, a été réaffirmée avec force et de façon spectaculaire 5. »
V. – La foi en Jésus-Christ passée au crible du rejet de l’« antisémitisme »
Déclarer attendre « la venue » du Messie, sans préciser qu’il s’agit plus exactement de son retour, et qu’il est déjà venu, cela fait inévitablement penser à la notion, au diagnostic, aux termes d’« apostasie immanente », déjà utilisés en d’autres domaines, à la suite de Maritain qui en est l’inventeur. Car l’expression employée par le document pontifical de 1985 est bien : « préparer le monde à la venue du Messie en œuvrant ensemble » avec les juifs. Ce document pontifical nous recommande explicitement « que nous prenions notre responsabilité de préparer le monde à la venue du Messie en œuvrant ensemble pour la justice sociale, le respect des droits de la personne humaine, etc. ».
Comment se fait-il que des hommes d’Église aient pu ainsi, dans cette mesure, sous ce rapport, abandonner la foi en Jésus-Christ sans que le peuple chrétien s’en aperçoive, et sans qu’ils s’en aperçoivent eux-mêmes ?
À vrai dire ils s’en apercevaient. Du moins, quelques-uns ; parfois ; plus ou moins isolément. Cependant l’on ne relève aucun avertissement officiel en la matière, aucun avertissement solennel de l’autorité ecclésiastique. Les mots eux-mêmes de Paul VI, souvent cités, l’autodémolition et la fumée de Satan, ont été des confidences à mi-voix, des parenthèses exceptionnelles, qui ne furent suivies d’aucun acte de gouvernement, d’aucune insistance permanente sur la seule chose qui compte pourtant, la perte de la foi et, comme dit très exactement Malachi Martin, l’« abolition du christianisme » dans le monde et dans l’Église.
C’est que la foi s’était vidée de l’intérieur, par contagion idéologique. Et aussi, sous l’effet de la menace. Car la menace était omniprésente dans l’opinion, dans les médias, dans l’enseignement, et tout autant au sommet et dans les négociations, – la menace d’être réputé « antisémite » et d’être condamné (moralement, en attendant de l’être juridiquement) pour « antisémitisme ». Il fallait que l’Église, si elle voulait survivre dans le nouvel univers de la démocratie moderne et des droits de l’homme, si elle voulait y être tolérée et peut-être estimée, donne des preuves manifestes qu’elle avait purgé sa liturgie et sa doctrine de toute trace de ce que le judaïsme désigne comme son antisémitisme traditionnel. En faisant prévaloir dans les esprits une notion illimitée, une notion indéfiniment extensible de l’« antisémitisme », le judaïsme contemporain a peu à peu éliminé de l’idéologie dominante, des institutions et des lois, y compris des institutions et des lois ecclésiastiques, tout ce qui le contrariait, ou du moins ce qui le contrariait le plus ; à savoir : l’affirmation dogmatique d’un dogme chrétien contraire à sa propre négation dogmatique.
Une foi chrétienne passée au crible du rejet de tout antisémitisme peut rester attachée à la divinité de Jésus-Christ si ce n’est plus un dogme affirmé dogmatiquement. : c’est-à-dire non plus une vérité universelle, mais une conviction personnelle.
Le judaïsme moderne admet, le judaïsme moderne cajole les chrétiens à condition qu’ils soient des chrétiens non-antisémites au sens où il l’entend : pour lui l’antisémitisme commence avec l’insolente, avec l’insupportable affirmation que la divinité de Jésus-Christ est une vérité objective, surnaturellement certaine, qu’il faut annoncer à toute créature, et que l’Église de Jésus-Christ est le nouvel Israël de la Nouvelle Alliance. Et quand je dis que pour le judaïsme moderne l’antisémitisme commence là, je me demande si je ne devrais pas plutôt dire qu’il consiste surtout en cela.
La foi chrétienne nouvelle manière, passée au crible du rejet de l’antisémitisme, on la voyait en effet changer en peu d’années le contenu des homélies et des catéchismes, Lazare Landau l’a parfaitement observé. Parlant des dogmes chrétiens, les catéchismes disaient de moins en moins :
– Cela est.
Ils disaient de plus en plus :
– Les chrétiens croient que cela est.
Chacun peut croire ce qu’il veut si c’est une croyance individuelle qui laisse tranquilles les voisins et n’intervient pas dans la vie sociale. Les catéchismes (ou ce qui en tient lieu) peuvent annoncer la divinité et les miracles du Christ comme étant l’opinion des chrétiens, et les chrétiens peuvent y croire à titre d’« opinion religieuse ». La liberté des « opinions religieuses » » est promise par l’article 10 de la Déclaration des droits de 1789. On peut exprimer cette opinion religieuse comme une conviction que l’on s’est personnellement formée à la lecture de l’Évangile ou comme le résultat d’une expérience mystique. Dans cette perspective idéologique, les chrétiens de la seconde moitié du XXe siècle ont été insidieusement incités à rester chrétiens, mais à l’être comme on est kantien, naturiste, végétarien ou socialiste. De fait ils le sont ainsi ; ils se savent et se disent toujours chrétiens ; mais dans la mesure où ils le sont ainsi ils ne le sont plus.
Le chrétien croit à la divinité de Jésus-Christ non point parce que, après étude et réflexion, ou par inclination spirituelle, ou par élan poétique, il lui attribue une nature divine. Tout cela peut avoir sa place dans les préambules de la foi mais n’est pas la foi. Le chrétien croit à la divinité de Jésus-Christ parce que Jésus-Christ lui-même s’est déclaré fils de Dieu, seconde personne de la Sainte Trinité, et parce que nous le savons par son Église qui nous l’enseigne. Tel est l’« objet formel », c’est-à-dire le motif, de la foi surnaturelle. C’est une offense insupportable au judaïsme moderne, au judaïsme du refus : le refus de la divinité du Christ, le refus de la Sainte Trinité. Il peut supporter que des chrétiens, sous leur propre responsabilité, attribuent la nature divine au personnage historique de Jésus : il peut le supporter comme un mythe poétique, comme une hyperbole symbolique, comme une superstition. Il peut admettre encore mieux des chrétiens qui vénèrent Jésus et suivent son enseignement moral sans le tenir pour Dieu. Il ne peut admettre que la divinité du Christ soit enseignée comme un dogme, destructeur de la négation dogmatique dont il est lui-même porteur et qui est son fondement vital en tant que judaïsme moderne. La prédication du dogme est reçue par lui comme une agression antisémite. La doctrine selon laquelle, en ne reconnaissant pas le Messie, la plus grande partie du peuple juif a été infidèle à sa vocation, est ressentie comme « l’enseignement du mépris ».
VI. – Le test de la conversion
Les négociateurs juifs de l’accord secret de Strasbourg avaient cru comprendre qu’ils pouvaient espérer que l’Église allait progressivement renoncer à prêcher son Credo comme un dogme et donc, pratiquement, qu’elle renonçait à convertir : à tout le moins, à convertir les juifs.
Dans l’article cité, Lazare Landau considérait lucidement l’existence de l’obstacle : « le problème lancinant de la mission chrétienne au sein de la communauté juive ». Car il n’ignore pas que « la recommandation de faire des conversions se trouve sous une forme impérative dans les textes sacrés de l’Église », il aligne en ce sens dix références de Matthieu, de Marc et de Luc. Mais il croyait à un « changement d’orientation radical » de la part de l’Église. Le P. Congar lui avait garanti que les déclarations des évêques français et celle du cardinal Etchegaray étaient « inspirées par le Saint-Esprit ».
La nature essentiellement doctrinale, théologique, religieuse de la réclamation du judaïsme à l’égard du christianisme est sous-estimée ou passe inaperçue parce que, le plus souvent, le plus visible de la pression juive sur l’Église exprime des récriminations historico-politiques portant sur les persécutions. En substance :
– Les chrétiens, principalement les catholiques, ont toujours persécuté les juifs, jusqu’à provoquer leur tentative d’extermination totale par le nazisme, dernier fruit de l’Europe chrétienne 6.
C’est dans une telle perspective qu’il faut comprendre par exemple la déclaration du nouveau grand rabbin de France Joseph Sitruk à la veille d’entrer en fonctions :
« Les relations judéo-chrétiennes sont plus importantes pour les goyim » c’est-à-dire les non-juifs « car c’est eux qui ont une culpabilité envers nous et non l’inverse 7. »
Pour que le christianisme ne soit plus sous le coup de l’accusation d’être responsable de toutes les persécutions antisémites et particulièrement du génocide nazi, il faut qu’il renonce à sa théologie, c’est-à-dire à ses dogmes. Sinon son enseignement est un danger pour l’humanité, avec ses affirmations absurdes sur la rédemption, la résurrection de Jésus, etc. Armand Abecassis l’a expliqué dans Tribune juive du 13 au 19 octobre 1989 :
« On ne peut enseigner sans danger grave pour l’humanité et pour les juifs que Dieu a sciemment envoyé son fils mourir pour les hommes sous prétexte que la mort était métaphysiquement l’unique moyen de salut pour eux. » (...)
« Le carmel à Auschwitz est l’ultime étape d’une théologie de l’Église élaborée à seule fin de prouver au monde que le véritable Israël est le peuple chrétien (nouvel Israël !) ; que la “nouvelle alliance” déposée dans le “Nouveau Testament” est l’épanouissement historique et spirituel de l’“ancienne alliance” ; que le peuple juif a fini son histoire avec Jésus, le juif mort sur la croix, parce que le Jésus ressuscité trois jours après fut le premier chrétien autour duquel se rassemble désormais le “nouveau peuple” de Dieu. Depuis deux mille ans la vitalité du peuple juif, sourd à ces affirmations absurdes et souffrant de l’antijudaïsme théologique de l’Église instituée, paraît comme une excellente illustration de la vanité et de l’inanité de l’entreprise de récupération et de détournement du message biblique par les chrétiens. »
Le rabbin Jacquot Grunewald, directeur de Tribune juive, a donné dans le numéro du 11 au 17 septembre 1987 une version nuancée, modérée (à ses yeux) et fermement intrépide de l’exigence juive. Dans les siècles passés, « qu’ils aient été cruels, miséricordieux ou courageux, la conduite et la réflexion des papes n’ont cessé d’être inspirées par un antijudaïsme théologique ». Sans doute « il leur arrivait de condamner l’antisémitisme » et Pie XI a eu « des paroles courageuses en 1938, alors que triomphait l’antisémitisme nazi ». Mais c’est seulement « après que Jules Isaac, mieux que d’autres, eut montré à la fois la responsabilité chrétienne dans les persécutions juives et l’inanité de l’accusation de déicide prononcée contre les juifs, que l’Église, progressivement mais fondamentalement, a modifié son approche théologique à l’égard du peuple juif ». Et bravo aux évêques français qui « ont eu une attitude d’avant-garde par rapport aux lenteurs vaticanes ». Après la Seconde Guerre mondiale, quand les juifs eurent fait apparaître « la responsabilité de l’Église » dans la Shoah, on ne pouvait plus « admettre que l’Église maintienne le jugement théologique qu’elle a prononcé depuis le Moyen Âge contre les juifs et le judaïsme ». Que l’Église ait alors changé de théologie ne suffit cependant point au rabbin Grunewald. Il n’accepte pas que « le Vatican refuse d’admettre la légitimité de l’État juif » : ce refus « ne s’explique que par des considérations théologiques » : il s’explique « par les vieilles considérations sur le vrai Israël ». « Et, conclut-il, c’est là précisément la preuve que l’antijudaïsme de l’Église n’a pas cessé. Dernier bastion d’un combat d’arrière-garde, le non possumus à l’égard d’Israël restera le stigmate qui déshonore l’Église. »
Si vous avez bien suivi la pensée du rabbin Grunewald, et si d’autre part vous n’ignorez pas à quel point ce qu’il appelle « les vieilles considérations sur le vrai Israël » est inséparable de la foi en Jésus-Christ, vous saisirez que ce qui « déshonore l’Église », aux yeux du judaïsme moderne, c’est de croire en la divinité de Jésus.
Cela n’est pas vraiment une découverte.
Mais personne, dans les sphères dirigeantes, ne paraît plus s’en souvenir.
D’ailleurs Jésus-Christ, ne le saviez-vous pas ? n’est nullement le fondateur du christianisme. Un sain révisionnisme historique fait justice de cette légende, et professe que le prétendu « christianisme » n’est en réalité qu’un « paulinisme » :
« Dire que Jésus est le fondateur du christianisme aurait surpris Jésus lui-même, ce docteur juif qui a prêché la doctrine juive. Le christianisme a été fondé par Saül de Tarse, qui prit le nom de saint Paul. » (Paul Giniewski dans Tribune juive du 14 au 20 novembre 1986.)
VII. L’Église en attente
Je crains fort que dans la recherche des moyens de vivre en paix les uns avec les autres, les uns et les autres n’aient, dans la seconde moitié du XXe siècle, pris le mauvais chemin. Au lieu d’essayer un impossible accord religieux entre représentants de la religion chrétienne et représentants de la religion talmudique, on aurait dû, on devrait s’orienter vers le possible et le nécessaire : les conditions pratiques d’une cohabitation sans persécutions ni injustices, dans une même cité temporelle, des juifs et des chrétiens. Ces conditions ne sont pas aussi acquises qu’on le suppose, elles ne sont probablement pas réalisées, puisque s’expriment dans la presse juive tant d’appréhensions et d’angoisses, puisque grondent tant de colères, et puisqu’on a cru devoir en venir aux restrictions draconiennes que la loi du 13 juillet 1990 apporte à une liberté d’expression que l’on continue pourtant à célébrer d’autre part comme une valeur sacrée. La situation n’est stable et paisible qu’en apparence, et cette apparence n’est due, une fois de plus, qu’à cette terrifiante inattention générale aux réalités qui frappe, comme une malédiction, les catégories et les idéologies socialement dominantes.
Mais puisque le cours de ces choses nous échappe, n’essayons pas d’imaginer comment nous pourrions en être les organisateurs.
Je propose à cet égard une réflexion et une action beaucoup plus discrètes.
La grande vulnérabilité actuelle de l’Église catholique, dont ses adversaires usent et abusent, a de multiples aspects. Celui auquel nous pouvons directement quelque chose n’est pas le moins important : l’Église n’est plus en possession mais en attente d’un catéchisme universel. Depuis vingt ans l’Église vit en état de vacatio catechismi. Elle en « aura » un, bientôt ; un jour ; l’épiscopat, le saint-siège y travaillent. Le précédent catéchisme n’est plus en vigueur. Il est méprisé. Il est aboli. Il est introuvable. Il a fallu que ce soit la revue ITINÉRAIRES qui le réédite en 1967 et en 1969 : et depuis lors cette modeste réédition privée est la seule que l’on puisse trouver en librairie. Ou plutôt on ne l’y trouve même pas, la plupart des libraires s’étant laissé persuader qu’il ne faut pas qu’on l’y trouve 8.
L’utilité de rajeunir la facture littéraire des catéchismes, en fonction de l’évolution des langues vivantes, n’est pas en cause. Mais on aurait pu rappeler que le catéchisme romain existe et qu’il restait en vigueur, norme toujours obligatoire, jusqu’au moment où paraîtrait le nouveau, verbalement rajeuni. On aurait évité la vacatio. On ne l’a visiblement pas voulu. On a retiré de la circulation et même frappé d’interdit moral, puis administratif, tous les catéchismes catholiques préexistants : il n’est pas possible qu’une telle désertification ait été innocente.
Que l’Église doive être en attente, assurément.
En attente du retour de Jésus-Christ.
Mais point en attente du dépôt révélé, qu’elle doit en tout temps enseigner à toutes les nations : elle le possède déjà, elle en est dépositaire et à tout instant elle doit le livrer au genre humain.
Et il en est ainsi. Et cela a lieu. Partout où deux ou trois baptisés sont réunis au nom de Jésus, c’est d’eux qu’il dépend de demander en son nom et d’accueillir la grâce de garder fidèlement, de fidèlement transmettre, quoi qu’il arrive, le catéchisme catholique.
Jean MADIRAN.
Paru dans Itinéraires
en automne 1990.
1 Récapitulation dans ITINÉRAIRES, numéro 280 de février 1984, pages 1 à 14 : L’accord Rome-Moscou, suivi de : Notes techniques.
2 Récit partiellement reproduit dans la Documentation catholique du 17 novembre 1968, col. 2015 et suiv. Cf. ITINÉRAIRES, numéro 306 de septembre-octobre 1986, p. 71-74. Selon Lazare Landau dans Tribune juive du 17 au 23 janvier 1986, Jules Isaac avait été précédemment reçu par Pie XII en 1949, audience obtenue « avec l’aide du B’nai B’rith, de Vincent Auriol et de Cletta Mayer ».
3 Hebdomadaire publié en langue française à Strasbourg et à Paris sous la direction du rabbin Jacquot Grunewald.
4 Voir : La question juive dans l’Église, ITINÉRAIRES numéro 301 de mars 1986, spécialement p. 60-66.
5 Information juive, numéro 56 de juin 1986. – Sur la question en elle-même d’une « nouvelle doctrine de l’Église », voir : Jean Madiran, Une nouvelle dynastie, ITINÉRAIRES numéro 304 de juin 1986.
6 Cf. par exemple : « Les juifs ont été massacrés avec une haine gratuite dans une Europe à qui fut prodigué pendant des millénaires, et par qui l’on sait, un enseignement du mépris. » (Henri Smolarski, Tribune juive du 1er au 7 septembre 1989.)
7 Actualité juive, numéro 173 du 13 septembre 1989.
8 La réédition du Catéchisme du concile de Trente par ITINÉRAIRES, et celle, également par ITINÉRAIRES, de son adaptation à l’usage des enfants : Catéchisme de saint Pie X, se trouvent actuellement en reprint chez DMM, qui est également (ré)éditeur du Petit catéchisme de saint Pie X. (Éditions Dominique Martin Morin, 53290 Bouère ; tél. : 43.70.61.78.)