Examen du livre de M. Renan

intitulé La vie de Jésus

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri MAGUIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis dix-neuf siècles nous adorons un Dieu crucifié pour nous, qui a inspiré les martyrs, délivré les esclaves, qui à toute heure console ceux qui souffrent, aux pieds duquel tous, croyants ou non croyants, nous voulons accompagner, pour leur dire un suprême adieu, les restes de ceux qui nous sont chers.

M. Renan vient nous dire, au nom de la science, que ce Dieu n’est qu’un homme et notre foi qu’un rêve ; mais notre cœur, blessé dans ce qu’il a de plus intime, proteste, et avant même que nous eussions ouvert le livre nous affirmions que le Dieu que nous aimons, que nous adorons, ne peut pas ne pas exister, que celui qui est la science même ne peut pas être anéanti par elle.

Nous avons lu ce livre, cependant, non sans une certaine appréhension inspirée par la réputation de son auteur, et après cette lecture nous sommes pleinement rassurés, car il suffit pour répondre à M. Renan de citer ses aveux et d’exposer ses arguments.

Ce qui étonne lorsqu’on lit le nouvel ouvrage de M. Renan, ce n’est point la thèse déjà ancienne qu’il soutient, c’est l’intérêt qui s’y attache dans notre pays si peu soucieux d’ailleurs des spéculations théologiques et philosophiques. En Allemagne, en effet, deux écoles ont déployé de nos jours, l’une pour attaquer, l’autre pour défendre la divinité de Jésus-Christ, toutes les ressources de l’érudition germanique. Indifférents au triomphe de l’école chrétienne comme nous l’avions été à la lutte, pourquoi donc accordons-nous cette attention insolite à l’écrivain qui, paré des seules armes du vaincu, prétend faire triompher en France les doctrines repoussées par nos voisins ?

Si je ne me trompe, M. Renan doit la vogue de son livre précisément à la fantaisie qui l’a dicté, et qui, colorée par un style séduisant et facile, captive toujours pour quelques instants notre attention, à nous Français du dix-neuvième siècle. On ne lit pas le docteur Strauss qui a réuni en quatre volumes les arguments les plus spécieux contre la divinité de Jésus-Christ ; on lit le roman intitulé la Vie de Jésus.

Pour bien comprendre la méthode adoptée par M. Renan, rappelons en quelques mots les différentes tactiques employées par l’école antichrétienne allemande. La première et la plus ancienne consiste à nier que les faits rapportés par les évangélistes soient miraculeux. On admet la véracité de leur récit, mais on en cherche l’explication dans la nature. La seconde, inaugurée par le docteur Strauss, admet le merveilleux, mais nie que cc soient des faits, et transforme l’Évangile en une mythologie chrétienne.

Ce dernier système, appelé mythique, a soulevé en Allemagne d’énergiques protestations, mais il a dû sa chute rapide plus encore à ses imitateurs qu’à ses adversaires. Il a paru si ingénieux, en effet, qu’on l’a appliqué de nos jours à la révolution française en quelques pages où l’on démontre comme quoi Napoléon n’a jamais existé, « par des raisons dont le symbolisme classique pourrait en plus d’un cas envier la vraisemblance 1 ».

C’est le premier système, appelé rationaliste, que M. Renan reproduit aujourd’hui sous une forme nouvelle. M. Renan commence par indiquer les sources auxquelles il a puisé ; et parmi les auteurs qu’il cite on est fort surpris de voir figurer au premier rang le docteur Strauss, qui, cependant, réfute en plus d’un endroit les rationalistes, déclarant qu’en somme les explications lui paraissent plus merveilleuses que le merveilleux lui-même. On est également surpris de n’y rencontrer le nom d’aucun des auteurs catholiques et protestants qui ont écrit en faveur de la croyance due à l’Évangile, ni même celui d’un membre de l’Institut, professeur d’histoire à la Faculté des lettres de Paris, M. Vallon, dont l’ouvrage récent et estimé réfute à l’avance la plupart des arguments développés par l’auteur de la Vie de Jésus.

M. Renan écrivait, il y a quelques années, dans la liberté de penser : « À peine peut-être, en exprimant de tous les Évangiles ce qu’ils contiennent de réel, obtiendrait-on une page d’histoire de Jésus 2. »

Aujourd’hui M. Renan « admet comme authentiques les quatre évangiles canoniques 3 » ; d’un bout à l’autre de son livre il les cite et prétend s’appuyer sur leur texte, mais il les déclare altérés par la légende 4.

« La plus belle chose du monde, dit-il ailleurs 5, est ainsi sortie d’une élaboration obscure et complètement populaire. »

Phidias a fait la statue de Minerve, Homère l’Iliade, Aristote la métaphysique. Dirons-nous que la métaphysique, que l’Iliade, que la statue de Minerve soient sorties des mains du hasard ?

Non, parce que ces choses sont belles et que l’harmonie qui en fait la beauté implique nécessairement l’unité du Créateur.

Pourquoi donc M. Renan attribue-t-il en partie au hasard l’Évangile dont il reconnaît ailleurs l’authenticité, qu’il déclare « la plus belle chose du monde », et qui est encore aujourd’hui la plus grande unité doctrinale ?

« Que les Évangiles soient en partie légendaires, c’est ce qui est évident, dit-il, puisqu’ils sont pleins de miracles et de surnaturels 6. »

C’est-à-dire que M. Renan prend pour point de départ précisément ce qui est en question.

La question est de savoir si la religion chrétienne est d’institution divine. Or, affirmer que le christianisme est d’institution divine, c’est affirmer en même temps que les moyens employés pour le fonder sont également surnaturels, car l’action divine dans toutes ses manifestations est nécessairement supérieure à l’action humaine, et par conséquent surnaturelle. Toute religion d’ailleurs suppose une action surhumaine puisqu’elle a pour but de rattacher l’homme qui est fini à Dieu qui est infini.

En sorte qu’attaquer le christianisme par la négation du surnaturel, comme le fait M. Renan, c’est résoudre la question par la question, c’est nier la possibilité même d’une religion.

Maintenant le surnaturel est-il possible ? existe-t-il ?

Le surnaturel est possible car les lois qui régissent les choses créées ne sont point immuables. Dieu seul est immuable dans son essence ; dans sa puissance infinie il crée et modifie les choses créées suivant le mode qu’il a prévu de toute éternité.

Le surnaturel existe, car notre sens intime nous apprend deux choses : notre liberté et l’existence d’un Dieu qui est justice, bonté, puissance infinie. Comme justice, il nous laisse, avec la liberté, le mérite et le démérite de nos actes ; comme bonté il nous aide ; comme puissance infinie il concilie les effets en apparence contradictoires de sa justice et de sa bonté ; c’est à l’homme à prendre l’initiative par un effort libre et spontané, Dieu intervient ensuite pour féconder cet effort. Ne sentons-nous pas, dit Maine de Biran, que les bons mouvements ne sortent pas de nous-mêmes ? Ainsi dans notre for intérieur, la psychologie nous révèle à toute heure l’intervention du surnaturel.

Il en est de même dans la sphère du monde matériel qui nous entoure.

Les rationalistes disent : « Supposer que Dieu lui-même puisse intervenir, c’est rapetisser la notion que nous avons de lui, c’est l’assimiler à un mauvais horloger qui serait obligé d’intervenir à chaque instant pour faire marcher un rouage qu’il aurait mal établi. »

Nous croyons, au contraire, que c’est se faire une bien mesquine idée du Créateur que de l’assimiler à un horloger, excellent il est vrai, mais qui, incapable d’agir sans cesse et sur plusieurs points à la fois, se voit obligé de construire différentes machines qui fonctionnent ensuite indépendamment de sa volonté et à son insu.

Dieu n’a pas fait la loi qui régit l’univers, il est la loi elle-même, ou plutôt il est, il a en lui le principe de la vie et cette vie sans cesse créatrice rayonne dans tout l’univers – harmonieuse non parce qu’elle est soumise à des lois, mais parce que le Créateur est en même temps l’harmonie elle-même ; les myriades de corps célestes nous disent sa puissance, les fleurs sa beauté, le regard humain sa bonté, l’univers, création incessante, est en même temps un langage surnaturel qui révèle Dieu à l’homme. En sorte qu’au lieu de dire que le surnaturel est impossible, il faut dire que sans une action divine, surnaturelle, incessante, notre vie et celle de l’univers ne seraient pas possibles.

Le surnaturel est donc possible.

Le surnaturel existe.

Mais s’est-il révélé d’une manière spéciale à l’effet de démontrer à tous les hommes de bonne foi l’origine divine du christianisme ?

M. Renan nie les miracles dont l’effet est une dérogation aux lois physiques, mais il reconnaît, et je prends acte de cet aveu, que le christianisme a transformé l’humanité, c’est-a-dire dérogé aux lois qui la régissent. Cette transformation ne peut s’expliquer que par une action surnaturelle.

Ce qui atteste la divinité du christianisme, ce n’est pas tant dix-neuf siècles et trois cents millions de chrétiens, c’est surtout la nature du dogme qu’il impose.

Les autres dogmes qui favorisent plus ou moins les passions pourraient, sans que cela prouvât rien en leur faveur, compter d’innombrables prosélytes, parce que, pour les suivre, il suffit de se laisser tomber. Pour être chrétien, au contraire, il faut monter, s’imposer un mouvement contraire à la nature humaine.

Or, pour imposer à l’homme ce mouvement contraire à la nature, il faut une force surhumaine.

La chute du stoïcisme en est la preuve : les stoïciens avaient entrevu la vérité, entrepris de faire régner sur les passions la volonté et la raison ; mais si leur philosophie inspira de mâles vertus, elle ne fut jamais que l’apanage d’un petit nombre d’âmes fortement trempées. Encore leur laissait-elle l’orgueil pour les soutenir dans la lutte, et la chute rapide de cette philosophie vint bientôt justifier ces mots de Platon (Apologie de Socrate), celui d’entre tous les hommes qui a connu le mieux la nature humaine : « À moins qu’il ne plaise à Dieu de nous envoyer quelqu’un pour nous instruire de sa part, n’espérez pas de réussir jamais dans le dessein de réformer les mœurs des hommes. »

Or, Jésus-Christ a réformé les mœurs de ceux qui ont reconnu sa divinité et accepté sa loi. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur la carte du monde : aux nations chrétiennes, la vie et l’avenir ; aux nations qui ne le sont pas, l’impuissance et les ténèbres. Il a donc dérogé aux lois habituelles de l’esprit humain et par conséquent fait un miracle plus concluant que ceux qui dérogent à l’ordre physique.

M. Renan admet ce miracle, le plus décisif de tous, et dès lors à quoi bon contester le caractère miraculeux de certains faits purement matériels ?

Ces miracles appartenant à l’ordre physique, les évangélistes les affirment. M. Renan soutient que les évangélistes se sont trompés ; lequel croire de quatre témoins oculaires ou d’un écrivain qui n’a rien vu et qui écrit dix-huit cent soixante-trois ans après l’évènement qu’il veut interpréter ?

M. Renan décide que c’est lui et il en donne deux singulières raisons.

La première, c’est qu’en vertu d’une mission du gouvernement français, il a parcouru la Judée et les différentes localités qui furent autrefois le théâtre des évènements évangéliques.

Voici la seconde : « Si l’amour d’un sujet peut servir à en donner l’intelligence, dit M. Renan, on reconnaîtra aussi, j’espère, que cette condition ne m’a pas manqué. ».

« Pour faire l’histoire, il est nécessaire, premièrement, d’y avoir cru sans quoi on ne saurait comprendre pourquoi elle a charmé et satisfait la conscience humaine ; en second lieu, de n’y plus croire d’une manière absolue, car la foi absolue est incompatible avec l’histoire sincère 7. »

C’est-à-dire, si j’ai bien compris M. Renan, que pour écrire l’Histoire du Consulat et de l’Empire, M. Thiers aurait dû consulter non point les mémoires des généraux et des soldats restés fidèles à leur patrie, mais ceux des rares Français qui ont trahi leur drapeau.

C’est-à-dire que, parce que les évangélistes et les apôtres sont restés toujours fidèles à Notre Seigneur, l’ont suivi jusqu’à la mort, lui ont sacrifié leur vie, ils seront incapables d’écrire son histoire, et que M. Renan l’écrira mieux que les autres, parce que, élevé à l’ombre d’un séminaire, il a renoncé au ministère auquel il voulait d’abord consacrer sa vie et son talent.

Parmi les miracles racontés par les évangélistes, M. Renan en choisit deux et les explique.

« Depuis l’arrivée de Jésus-Christ à Jérusalem, dit-il, le prestige qui l’avait entouré jusque-là commençait à faiblir, il fallait un grand miracle pour le relever. La conscience de Jésus, par la faute des hommes et non par la sienne, avait perdu quelque chose de sa limpidité primordiale. Comme cela arrive toujours dans les grandes carrières divines, il subissait les miracles que l’opinion exigeait de lui bien plus qu’il ne les faisait 8. »

Il peut paraître étrange de voir M. Renan accuser de duplicité celui qu’ailleurs il appelle divin, supérieur à tous les autres, venu sur la terre pour y établir le culte de Dieu en esprit et en vérité. Voici comment il explique cette contradiction :

« Pour nous, races profondément sérieuses, la conviction signifie la sincérité avec soi-même. Mais la sincérité avec soi-même n’a pas beaucoup de sens chez les peuples orientaux peu habitués aux délicatesses de l’esprit critique. Bonne foi et imposture sont des mots qui, dans notre conscience rigide, s’opposent comme deux termes inconciliables. En Orient, il y a de l’un à l’autre mille fuites et mille détours. Les auteurs de livres apocryphes, de Daniel, d’Hénoch par exemple, hommes si exaltés, commettaient pour leur cause, et bien certainement sans ombre de scrupule, un acte que nous appellerions un faux. La vérité matérielle a très peu de prix pour l’Oriental ; il voit tout à travers ses idées, ses intérêts et ses passions.

« L’histoire est impossible si l’on n’admet hautement qu’il y a pour la sincérité plusieurs mesures 9. »

Nous allons voir maintenant M. Renan, après avoir ainsi établi l’identité de la sincérité et du mensonge, appliquer ces nouveaux principes à l’histoire de la résurrection de Lazare :

« Il semble que Lazare était malade, et que ce fut même sur un message de ses sœurs alarmées que Jésus quitta la Pérée. La joie de son arrivée put ramener Lazare à la vie. Peut-être aussi l’ardent désir de fermer la bouche à ceux qui niaient outrageusement la mission divine de leur ami entraîna-t-elle les personnes passionnées au-delà de toutes les bornes. Peut-être Lazare, pâle encore de la maladie, se fit-il entourer de bandelettes comme un mort et enfermer dans son tombeau de famille. Ces tombeaux étaient de grandes chambres taillées dans le roc où l’on pénétrait par une ouverture carrée que fermait une dalle énorme. Marthe et Marie vinrent au-devant de Jésus et, pour le laisser entrer dans Béthanie, le conduisirent à la grotte. L’émotion qu’éprouva Jésus près du tombeau de son ami qu’il croyait mort put être prise par les assistants pour ce trouble, ce frémissement, qui accompagnaient les miracles, l’opinion populaire voulant que la vertu divine fût dans l’homme comme un principe épileptique ou convulsif. Jésus (toujours dans l’hypothèse ci-dessus énoncée) désira voir encore une fois celui qu’il avait aimé, et, la pierre ayant été levée, Lazare sortit avec ses bandelettes et la tête entourée d’un suaire. Cette apparition dut naturellement être regardée par tout le monde comme une résurrection 10. »

Cette explication, d’après laquelle Lazare se serait fait enterrer vivant et à l’appui de laquelle M. Renan cite plusieurs fois le texte de saint Jean, est inadmissible pour qui jette les yeux sur le récit de cet évangéliste.

Saint Jean dit en effet : « Jésus étant arrivé 11 trouva qu’il y avait déjà quatre jours que Lazare était dans le tombeau 12. Jean lui répondit (à Marthe) : Votre frère ressuscitera. Jésus lui dit : Ôtez la pierre 13. » Marthe, qui était sœur du mort, lui dit : « Seigneur, il sent déjà mauvais car il y a quatre jours qu’il est là. » Au moment de la résurrection les Juifs étaient présents.

Et telle fut l’évidence et la publicité du miracle que les Pharisiens et les princes des prêtres, eux-mêmes intéressés cependant à contester le miracle, s’assemblèrent et dirent : « Que faisons-nous ? Cet homme a fait plusieurs miracles, si nous le laissons faire tous croiront en lui 14. »

La tentative que fait M. Renan, pour expliquer les textes relatifs à la résurrection, n’est pas plus heureuse :

« Le dimanche matin, dit-il, les femmes, Marie de Magdala la première, vinrent de très bonne heure au tombeau ; la pierre était déplacée de l’ouverture et le corps n’était plus à l’endroit où on l’avait mis. En même temps les bruits les plus étranges se répandaient dans la communauté chrétienne. Le cri : Il est ressuscité ! courut parmi les disciples comme un éclair.

» L’amour lui fit trouver partout une créance facile. Que s’était-il passé ? C’est en traitant de l’histoire des apôtres que nous aurons à examiner ce point et à rechercher l’origine des légendes relatives à la résurrection. La vie de Jésus pour l’historien finit avec son dernier soupir ; mais telle était la trace qu’il avait laissée dans le cœur de ses disciples et de quelques amis dévoués que, durant des semaines encore, il fut pour eux vivant et consolateur. Son corps avait-il été enlevé ou bien l’enthousiasme toujours crédule fit-il alors après coup l’ensemble de récits par lesquels on chercha à établir la foi à la résurrection ? C’est ce que, faute de documents contradictoires, nous ignorerons à jamais. Disons cependant que la forte imagination de Marie de Magdala joua dans cette circonstance un rôle capital. Pouvoir divin de l’amour ! Moments sacrés où la passion d’une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité 15 ! »

Ce récit, M. Renan le compose d’après les évangélistes puisqu’il les cite, et il en admet la véracité, et cependant ici encore il semble qu’il ne les ait point lus.

Ce n’est point en effet Marie Magdeleine toute seule, c’était aussi Marie, mère de Jacques et de Salomé 16, qui furent témoins de la résurrection. En sorte que Marie Magdeleine, fût-elle sous l’empire de cette hallucination que M. Renan lui attribue, il resterait encore deux témoins au témoignage desquels on ne saurait adresser aucun reproche.

D’ailleurs, comme saint Mathieu dit formellement que les Princes des prêtres et les Pharisiens, sachant que Notre Seigneur avait annoncé sa résurrection, avaient fait sceller la pierre du sépulcre et l’avaient entouré de gardes, l’hypothèse d’un enlèvement est tout à fait inadmissible 17.

Que M. Renan opte donc, qu’il cherche, s’il le croit possible, à convaincre les Évangélistes de mensonge ; mais puisqu’il reconnaît que les « détails » consignés dans leurs récits « sont vrais d’une vérité supérieure, plus vraie que la nue vérité 18 », puisqu’il invoque à chaque page l’autorité de leur témoignage, qu’il cite au moins ce témoignage d’une manière exacte et sans l’altérer, sans renvoyer à des textes qui disent précisément le contraire de ce qu’il veut leur faire dire.

M. Renan demande, pour croire à la résurrection, des « documents contradictoires ».

Mais les quatre évangiles, les actes des apôtres sont d’accord. Ne peut-on les contrôler l’un par l’autre ? Quelle est l’histoire qui serait debout si les témoignages unanimes des quatre historiens était insuffisante à l’attester ?

Des témoignages contradictoires ? Mais quelle cause sut jamais en réunir autant ? En présence de tant de témoins morts pour attester la résurrection de Notre Seigneur et l’avènement de l’évangile, il faut de deux choses l’une, ou bien nier, avec l’autorité due au témoignage, la possibilité même de l’histoire, ou bien répéter avec Pascal : « J’en crois des témoins qui se font égorger. »

 Des témoignages contradictoires ? Mais nous n’avons pas seulement le témoignage des évangélistes, des premiers chrétiens, nous avons le témoignage du monde païen devenu chrétien, c’est-à-dire de leurs accusateurs, de leurs juges, de leurs bourreaux ; le témoignage de Saül 19, le plus ardent persécuteur des chrétiens, celui qui a fait lapider saint Étienne, et qui, terrassé par une lumière surnaturelle, devenu chrétien, apôtre à son tour, affirme aux Juifs, à ses concitoyens, aux Gentils, la résurrection et la divinité de Jésus-Christ. « J’ai lu, dit-il à l’aréopage d’Athènes, cette inscription sur l’un de vos autels : Au Dieu inconnu. C’est ce Dieu que vous adorez sans le connaître que je viens vous annoncer. »

Que veut de plus M. Renan ? Des témoins qui ne soient pas chrétiens ? Mais dès qu’ils reconnaissent et affirment la résurrection, ils affirment, par là même, la divinité de Jésus-Christ, en sorte que ce que demande M. Renan, si on le prend à la lettre, ce sont, chose impossible, des témoins qui reconnaissent la divinité de Jésus-Christ sans être cependant chrétiens 20.

Quant aux autres miracles attestés par les Évangélistes, M. Renan n’a point entrepris de les expliquer, et quand même les Évangélistes se seraient trompés sur le caractère de mille et mille faits, n’en restât-il qu’un seul, ne restât-il que les Actes des Apôtres et l’Ascension qu’ils rapportent, cet événement à lui seul suffirait pour établir la divinité de Jésus-Christ.

Mais il exige, pour constater les miracles, des conditions qui équivalent à leur négation.

« Que demain, dit-il, un thaumaturge se présente avec des garanties assez sérieuses pour être discuté ; qu’il s’annonce comme pouvant, je suppose, ressusciter un mort, que ferait-on ? Une commission de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de personnes exercées à la critique historique, serait nommée. Cette commission choisirait le cadavre, s’assurerait que la mort est bien réelle, désignerait la salle où devrait se faire l’expérience, réglerait tout le système de précautions nécessaires pour ne laisser prise à aucun doute. »

Mais avons-nous donc besoin de tous ces représentants de la science moderne réunis sous Tibère pour savoir qu’avec sept pains et quelques poissons il est impossible de nourrir six mille hommes ? N’avons-nous pas, pour attester ces miracles, la voix du peuple appelée de tout temps la voix de Dieu, précisément parce qu’embrassant toutes les classes, tous les métiers, le peuple saisit tous les détails qui peuvent révéler la vérité ? La voix du peuple qui s’écrie : Jésus-Christ a ressuscité Lazare ! Jésus-Christ fait des miracles ! Comment donc la commission exigée par M. Renan eût-elle constaté que Notre-Seigneur était monté au ciel ? Il n’a pas osé dire qu’elle devait l’y suivre.

Et si Notre-Seigneur s’était, ce qui est impossible, soumis à tant de précautions injurieuses, est-ce que M. Renan ne serait pas le premier à dire que celui qui dépouille ainsi la légitime fierté que Dieu a mise dans le cœur de l’homme ne peut pas être un Dieu lui-même ? N’est-il pas évident que Dieu ne peut pas être examiné, suivi, analysé, par cette raison bien simple que le fini ne peut pas embrasser l’infini ?

Quand un homme exerce sur ses semblables une profonde influence, nous appelons cet homme grand, parce que nous savons bien que pour qu’il répondît aux circonstances qui l’appelaient, il fallait que cet homme fût prêt.

Cette justice que nous accordons aux hommes, M. Renan la refuse à Jésus-Christ. S’il a conquis le monde, c’est, d’après lui, aux circonstances qu’il le doit :

« Le travail, dans ces sortes de climats, paraît inutile... Ce mépris, qui, lorsqu’il n’a pas la paresse pour cause, sert beaucoup à l’élévation des âmes, inspirait à Jésus des apologues charmants : « N’enfouissez pas en terre, disait-il, des trésors que les vers et la rouille dévorent, que les larrons découvrent et dérobent, mais amassez-vous des trésors dans le ciel. » Et il ajoute que « le brigandage très enraciné en Galilée donnait beaucoup de force à cette manière de voir 21 ».

Ailleurs il en donne une raison plus spécieuse : « C’est qu’à l’époque de Jésus il régnait une agitation inusitée, une fermentation d’idées extraordinaires 22. »

Mais cette assertion est formellement contredite par le témoignage des quatre Évangélistes et ces mots de Tacite : « Judæa tunc quies erat. »

« À toute époque Jésus céda beaucoup à l’opinion 23. Dans sa carrière vagabonde on ne voit pas que Jésus ait été une seule fois gêné par la police 24.

« Sa famille, dit-il ailleurs 25, ne semble pas l’avoir aimé, et par moments, on le trouve dur pour elle. »

M. Renan a-t-il donc oublié le crucifiement ? A-t-il donc oublié que pendant le crucifiement la sainte Vierge se tenait près de la croix, et que le Stabat mater a perpétué jusqu’à nous le souvenir de la plus profonde douleur qu’une mère ait jamais ressentie ? A-t-il oublié que la dernière pensée de Jésus-Christ sur la croix fut pour sa mère qu’il allait laisser seule et à qui il légua, comme un fils adoptif, saint Jean, son disciple bien-aimé ?

Il est vrai que lors du voyage de Jésus-Christ enfant à Jérusalem, Marie et Joseph l’ont perdu pendant quelques heures.

Mais le docteur Strauss lui-même repousse le reproche qu’on pourrait adresser soit à l’enfant soit aux parents :

« On trouvera, dit-il, naturel et juste que des parents n’aient pas tenu continuellement sous leurs yeux avec une attention inquiète un garçon de douze ans, âge qui, dans l’Orient, équivaut à l’âge de quinze ans chez nous, et aussi formé de caractère que Jésus-Christ avait déjà dû se montrer. »

M. Renan discute peu, il affirme, et les notes qui surchargent le bas des pages de son livre semblent au premier abord étayer ses affirmations. Mais les textes interrogés ne répondent jamais à l’attente légitime du lecteur.

« Que Jésus, dit M. Renan, ait jamais songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, il n’y en a nulle trace dans les Évangélistes synoptiques 26. »

Or, voici saint Mathieu : Jésus-Christ déclare au grand-prêtre, qui l’interroge, qu’il est le Christ fils de Dieu », et ajoute « qu’il est maître du sabbat, qu’on verra dans la suite le fils de l’homme assis à la droite de la majesté de Dieu 27 ».

Saint Luc : Les Juifs lui disaient : Si tu es le Christ, dis-le-nous nettement. » Jésus-Christ leur répondit : « Moi et le Père nous ne sommes qu’un. Croyez que le Père est en moi et moi dans le Père 28. »

Expliquer les Évangélistes comme le fait M. Renan 29, c’est leur opposer un démenti formel. Et cependant il n’ose pas révoquer en doute la véracité de leur récit. « Comment en effet, dit. M. Vallon, ces hommes grossiers se fussent-ils entendus pour inventer tout un système théologique qu’ils ne comprenaient même pas du temps de Jésus-Christ, car le système est au fond l’histoire qu’ils racontent ? » Comment une fable aurait-elle pu éclairer, régénérer le monde païen dont elle attaquait les dieux et les passions ?

Je suppose qu’aujourd’hui quatre écrivains s’entendent pour écrire et imprimer qu’en 1863 la France, alliée à la Suède et à l’Autriche, a déclaré la guerre à la Prusse et à la Russie, battu les armées russes et prussiennes sous les murs de Varsovie et reconstitué une nation polonaise de vingt-cinq millions d’hommes, n’est-il pas évident qu’un pareil livre ne serait accueilli en France que par des sourires, quels que soient d’ailleurs les vœux que nous formons pour l’affranchissement de la Pologne, et à l’étranger que par des protestations énergiques, si jamais, ce qui est impossible, les Français se liguaient pour propager une pareille fable 30 ?

Et l’on voudrait que le récit d’un évènement qui devait exercer sur les destinées du monde une influence bien autrement profonde eût pris place dans la trame de l’histoire au sein même du paganisme tout puissant si ce récit eut été mensonger ? Il faut que le récit soit vrai, car la vérité seule a le pouvoir de convaincre ses ennemis.

Ce n’est point seulement depuis la venue de Jésus-Christ sur la terre que l’histoire atteste son existence et s’incline devant sa divinité, de tout temps l’univers a affirmé la nécessité, annoncé l’apparition d’un Dieu libérateur.

Cette croyance, que M. Renan appelle l’idée messianique, n’est point comme il le dit « une création du pur esprit national », elle est universelle 31 parce qu’elle répond à un fait universel, à la préexistence du Verbe, sentie, devinée à toutes les époques, du Verbe dont tous les peuples ont annoncé la venue sur la terre sous le nom de Dieu-Sauveur, Verbe, Juge final ou Médiateur.

Voilà aussi pourquoi Jésus-Christ « se prêchait lui-même ». Ce dont M. Renan lui fait un reproche 32, c’est qu’étant le Verbe préexistant en Dieu de toute éternité, il pouvait dire : Je suis la voie, la vérité, la vie.

« L’erreur, a dit Lacordaire, est une feuille tombée de l’arbre de la vérité. » L’erreur, en effet, conserve toujours quelque chose de la vérité dont elle est issue, et c’est à ce mélange de deux principes contraires que nous devons un signe infaillible qui permet à tons les esprits de reconnaître immédiatement l’erreur dans toutes les œuvres de l’homme, si éminentes soient-elles. Ce signe infaillible, c’est la contradiction. Écartons le voile des transitions harmonieuses et des descriptions poétiques, nous découvrirons ce signe presque à chaque page dans l’ouvrage de M. Renan :

« Jésus-Christ croyait au diable 33.

» Il était étranger à toute idée de physique 34.

» Nous le verrons fouler aux pieds tout ce qui est de l’homme, le sang, l’amour, la patrie 35.

» La cour des rois lui apparaît comme un lieu où les gens ont de beaux habits.

» Il vit aussi probablement Sébaste, œuvre d’Hérode-le-Grand, ville de parade dont les ruines feraient croire qu’elle a été apportée là toute faite, comme une machine qu’il n’y avait plus qu’à monter sur place. Cette architecture d’ostentation, arrivée en Judée par chargements, ces centaines de colonnes toutes du même diamètre, ornement de quelque insipide rue de Rivoli, voilà ce qu’il appelait les royaumes du monde et toute leur gloire 36.

» Son argumentation jugée d’après les règles de la logique aristotélicienne est très faible.

» Belles erreurs qui furent le principe de sa force.

» Le fou côtoie l’homme inspiré, seulement le fou ne réussit jamais 37.

» Il allait aux excès : Donner vaut mieux que recevoir. Aimez vos ennemis ; faites du bien à ceux qui vous haïssent ; priez pour ceux qui vous persécutent 38.

» Rendez à César ce qui est à César... Une telle doctrine avait ses dangers. Établir en principe que le signe pour reconnaître le pouvoir légitime est de regarder la monnaie, proclamer que l’homme parfait paie l’impôt par dédain et sans discuter, c’était détruire la république à la façon ancienne et favoriser toutes les tyrannies 39.

» Tout magistrat lui paraît un ennemi naturel des hommes de Dieu 40.

» Il est révolutionnaire au plus haut degré 41.

» Des actes qui seraient maintenant considérés comme des traits d’illusion ou de folie ont tenu une grande place dans la vie de Jésus 42.

» Socrate et Pascal ne furent pas exempts d’hallucination 43.

» Jésus adopta presque tout l’enseignement oral de la Synagogue, il avait peu de chose à ajouter à cette doctrine ; la morale évangélique est peu originale en elle-même 44.

» La grande originalité du fondateur reste entière ; sa gloire n’admet aucun légitime partageant ; il a tiré son admirable morale de la nature du Dieu père, notion qu’il ne doit pas au judaïsme et qui semble avoir été de toutes pièces la création de sa grande âme 45.

» Au fond l’idéal est toujours une utopie 46.

» Sous une mesure ou sous une autre, Dieu sera toujours le résumé de nos besoins suprasensibles, la catégorie de l’idéal (c’est-à-dire la forme sous laquelle l’homme conçoit l’idéal) 47.

» Judas, par un travers fort ordinaire dans les fonctions actives, en sera venu à mettre les intérêts de sa caisse au-dessus de l’œuvre même à laquelle elle était destinée. Pour lui, le maître coûtait trop cher à la famille spirituelle 48.

 » Il ne semble pas qu’il eût complètement perdu le sentiment moral, puisque, voyant la conséquence de sa faute, il se repentit et, dit-on, se donna la mort 49.

» Peut-être, retiré dans son champ d’Hakeldama, Judas mena-t-il un vie douce et obscure 50.

 » Le pouvoir civil, bien qu’innocent de la mort de Jésus, devait en porter lourdement la responsabilité.

» Une légende pleine d’irrévérence de toutes sortes prévalut et fit le tour du monde, légende où les autorités constituées jouent un rôle odieux, où les juges et les gens de police se liguent contre la vérité. Séditieuse au plus haut degré, l’histoire de la Passion, répandue par des milliers d’images populaires, montra les aigles romaines sanctionnant le plus inique des supplices, des soldats l’exécutant, un préfet l’ordonnant. Quel coup pour butes les puissances établies ! Elles ne s’en sont jamais bien relevées. Ce sentiment populaire vivait encore en Bretagne au temps de mon enfance. Les gendarmes y étaient considérés comme ailleurs le juif, avec une sorte de répulsion pieuse, car c’est lui qui arrêta Jésus 51. »

Si ces assertions diverses avaient besoin de réfutation, ce serait à M. Renan lui-même qu’il faudrait la demander. Voici en effet des passages devant lesquels la critique se tait pour faire place à l’admiration :

« Ce que Jésus a fondé, ce qui restera éternellement de lui, c’est la doctrine de la liberté des âmes. Le chrétien véritable est bien plus dégagé de toute chaîne, il est ici-bas un exilé ; que lui importe le maître passager de cette terre qui n’est pas sa patrie ? La liberté pour lui, c’est la vérité 52.

» Par ces mots rendez à César, etc., il a créé pour les âmes un refuge au milieu de l’empire de la force brutale.

» Grâce à Jésus, l’existence la plus terne, la plus absorbée par de tristes ou humiliants devoirs, a eu son échappée sur un coin du ciel 53.

» L’heure est venue où les vrais adorateurs adorent le Père en esprit et en vérité 54.

» Le jour où il prononça cette parole, il fut vraiment fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l’édifice de la religion éternelle. Il fonda le culte pur, sans date, sans patrie, celui que pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu’à la fin des temps. Non seulement sa religion fut la bonne religion de l’humanité, ce fut la religion absolue, et si d’autres planètes ont des habitants doués de raison et de moralité, leur religion ne peut être différente de celle que Jésus a proclamée près du puits de Jacob.

» Chacun de nous lui doit ce qu’il a de meilleur en lui 55.

» Jésus était plus que le réformateur d’une religion vieillie 56 ; c’était le créateur de la religion éternelle de l’humanité... le modèle accompli que toutes les âmes souffrantes méditeront pour se fortifier et se consoler 57.

» Désormais... tu assisteras du haut de ta paix divine avec conséquence de tes actes... Mille fois plus aimé, mille fois plus vivant depuis ta mort que durant les jours de ton passage ici-bas, tu deviendras à tel point la pierre angulaire de l’humanité qu’arracher ton nom de ce monde serait l’ébranler jusqu’aux fondements. »

Tout le système de M. Renan apparaît dans cette perpétuelle contradiction : pour nier la divinité de Notre-Seigneur, il cherche à l’abaisser au-dessous du commun des hommes ; pour expliquer son œuvre, il en fait un homme divin, plus divin que le divin Platon. Mais en avouant la divinité de l’œuvre, il avoue malgré lui la divinité de l’ouvrier, et l’impuissance des efforts auxquels il se livre pour expliquer ou dénaturer les récits des témoins oculaires de la vie de Notre-Seigneur en fait apparaître plus clairement encore la vérité.

Si l’on ne connaissait les idées de M. Renan que par la vie de Jésus, on le croirait déiste ; mais ses précédents ouvrages révèlent clairement sa doctrine, il est hégélien. « Dieu, Providence, immortalité, dit M. Renan dans ses Études d’histoire religieuse 58, autant de bons vieux mots, un peu lourds peut-être, que la philosophie interprétera dans des sens de plus en plus raffinés, mais qu’elle ne remplacera jamais avec avantage. »

« Dans le Christ évangélique, dit-il ailleurs, l’homme et le sage resteront, ou plutôt l’éternelle beauté vivra à jamais dans ce nom sublime comme dans tous ceux que l’humanité a choisie pour se rappeler ce qu’elle est et s’enivrer de sa propre image. Voilà le Dieu vivant, voilà celui qu’il faut adorer 59. »

Parmi toutes les erreurs qui, à différentes époques, passent sur l’esprit humain et lui dérobent pour quelque temps la vue de la vérité, la plus dangereuse, celle qui peut exercer sur la moralité humaine la plus désastreuse influence, c’est la doctrine de Hégel.

Fille du doute, la philosophie hégélienne conduit à l’orgueil et à la négation de toute morale.

Kant doutait de l’existence de Dieu, quoique attestée par notre cœur avide de l’infini, parce que, disait-il, entre l’âme sujet sentant et pensant, et Dieu objet de sa croyance, il y a un abîme sur lequel il faudrait jeter un pont pour savoir si la réalité répond à nos aspirations ; mais comme cet abîme est infini, l’homme est condamné à rester sur ses bords et à douter toujours.

Hégel a jeté un pont sur cet abîme, ou plutôt il déclare que l’abîme n’existe pas, que l’objet est identique au sujet, que ce que nous croyons Dieu, ce sont nos propres pensées que nous avons divinisées, que le Dieu qu’il faut adorer c’est l’idéal, c’est-à-dire ce que nous trouvons de meilleur en nous-même.

Entre le christianisme et la philosophie de Hegel il y a un rapprochement et un abîme.

Un rapprochement, car dans l’une et l’autre doctrine l’homme doit participer à la nature divine.

Un abîme, car dans le christianisme Dieu s’est fait homme pour nous élever à lui.

Dans la philosophie de Hégel, c’est l’homme qui se fait Dieu lui-même.

Comme l’arbre qui enfonce profondément ses racines dans le sol, grandit plus rapidement vers la lumière, le chrétien redescend au plus profond de son être, là où se trouve, avec la faculté de s’abdiquer lui-même, le mystérieux pouvoir de sentir battre son propre cœur sous l’influence d’une personnalité qui n’est pas la sienne ; il y entend, s’il le veut, cette parole inférieure qui appelle, en lui traçant la voie, tout homme venant en ce monde : s’il l’écoute, s’il fait pour avancer les efforts qu’elle lui demande, il sent à chaque pas redoubler ses forces, à chaque pas brûler plus radieuse la vérité qui est le but de sa course, la vérité dont la splendeur doit exciter en nous, dit Platon, « quand nous la verrons face à face, d’incroyables amours » ; et la vérité le rend libre et participant de la vie divine.

L’hégélien, au contraire, prenant son intelligence pour le foyer de la vérité dont elle reflète l’image, se détourne de la lumière, cesse d’en recevoir les rayons et perd jusqu’au reflet qui le guidait encore : il ne lui reste plus « qu’à s’enivrer de sa propre image » mais c’est désormais au sein de l’orgueil et des ténèbres.

Amour divin, travail, expiation, sacrifice, vertu, à quoi bon tous ces mouvements du cœur qui sont la noblesse de l’homme, si l’homme est Dieu lui-même ? Pourquoi chercherait-il à se vaincre, à sortir de lui-même, s’il trouve en lui-même sa fin et son objet ?

Voilà cependant la doctrine au nom de laquelle M. Renan vient attaquer le christianisme.

Cette tentative est vaine, nul n’en doute, nul ne doute que l’oubli ne soit le sort réservé à son livre.

Mais ce qu’il importe de reconnaître aussi, c’est qu’il est quelques esprits sur lesquels la Vie de Jésus peut exercer une pernicieuse influence.

Nous croyons sans danger les erreurs philosophiques ; détrompons-nous. Il en est des nations comme des individus. Chez les uns, les idées resteront toujours dans le domaine de la spéculation. D’autres les exprimeront en actes.

En Allemagne, les doctrines de Hégel peuvent rester à l’état de théorie.

En France, il en est autrement. Quand les Français acceptent une idée, cette idée prend vie dans leur cœur qui en veut les conséquences. Or, les conséquences de la philosophie hégélienne sont faciles à déduire.

Ne laisser à l’homme d’autre Dieu que lui-même, c’est lui dire que le ciel doit être sur la terre, qu’il doit y trouver le bonheur auquel il aspire, par conséquent renverser les obstacles qui s’opposent à ce bonheur ; en lui, la loi morale ; autour de lui la société et ses lois.

De là l’anarchie intellectuelle et sociale ; de là Saint-Simon, Fourrier et Proudhon 60 ; de là la maxime : L’insurrection est le plus saint des devoirs, car la multitude a des bras, disait naguère un éminent orateur, pour traduire à son profit les idées des aristocrates de l’intelligence.

Au début d’une polémique qui se continue, un savant professeur de la Sorbonne déplorait amèrement l’opinion fort triste que devait donner à l’étranger du niveau de nos études philosophiques, l’ouvrage intitulé la Vie de Jésus.

Si je ne me trompe, l’étranger accusera plutôt notre indifférence, notre ingratitude pour les éminents penseurs qui ont consacré leur vie et leur talent à une tâche qui, chez nous, n’est pas sans péril, celle d’éclairer la marche de l’esprit humain.

La nouvelle école française a restitué à la philosophie son véritable objet, l’amour de la sagesse. Ce n’est plus seulement la science de la dissection de l’esprit humain, science stérile parce qu’elle est séparée de toutes les autres, redoutée des esprits religieux parce qu’elle nie la foi et l’intervention divine, dédaignée par les esprits pratiques dont elle oublie les préoccupations légitimes.

Suivant la nouvelle école, ce n’est point trop, pour aimer la sagesse, c’est-à-dire pour aimer Dieu et le connaître, de l’homme tout entier, de son cœur, de sa raison, de sa foi, c’est-à-dire de cette noble faculté d’accepter le témoignage d’une raison que notre raison déclare supérieure à elle-même, faculté sans laquelle il est impossible de croire, à des témoins, à un maître, à la science et à l’histoire ; faculté qui, seule, rend l’humanité perfectible, parce qu’elle donne pour appui et pour point de départ à nos efforts les progrès réalisés par nos devanciers.

Cette raison supérieure qui doit illuminer la nôtre, c’est l’Évangile, mais l’Évangile tout entier, dont il n’est point possible de détacher cette parole qui consacre la mission des apôtres et de leurs successeurs : « Allez et enseignez toutes les nations, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé, et voici que je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la consommation des siècles 61. »

Mais ce qui fait le caractère propre de la nouvelle école, c’est que, arrivée à la religion, elle ne voit point entre sa philosophie et sa foi d’irréconciliables ennemis. Tout au contraire, elle greffe sa philosophie sur sa foi, elle affirme que la raison humaine et la vérité révélée sont harmoniques, puisqu’elles ont l’une et l’autre pour auteur Dieu en qui tout est harmonique, car il est l’harmonie elle-même. Elle arrive ainsi à la philosophie chrétienne qui surpasse tout ce que la philosophie des anciens a de plus élevé.

La philosophie chrétienne reconnaît une troisième vie plus haute que la nôtre, que ses devanciers avaient cru devoir abandonner, jusqu’à présent, aux spéculations du mysticisme, mais qui vient aussi se résoudre en faits d’observation.

Cette troisième vie qui est à l’âme comme une addition de sa vie propre, est mise en elle par l’influence surnaturelle et constante de l’esprit de Dieu sur nos âmes.

En sorte qu’il y a dans l’homme trois vies : vie animale, vie propre de l’homme, vie divine 62.

Ces trois vies ont entre elles des rapports profonds et constants. La vie divine peut régénérer la vie propre de l’homme, la vie propre celle du corps, c’est-à-dire que l’homme attentif et docile aux inspirations de la vie divine peut décider non seulement de ses destinées futures, mais encore de sa condition morale et matérielle en ce monde.

Prenons pour exemple cette parole de l’Évangile qui enseigne le sacrifice, parole que M. Renan appelle un excès et condamne au nom de l’économie politique : « Donner vaut mieux que recevoir. »

Cette maxime, elle n’est pas vraie seulement dans la sphère de la vie divine, elle l’est également de toutes les manifestations de la vie purement humaine.

Dans la vie privée, elle inspire les affections de la famille ; dans la vie publique, le courage militaire et civique.

Dans la sphère des phénomènes économiques, la simplicité des mœurs, qui, assignant de justes limites à la consommation de chaque individu, permet au pays de nourrir avec ses forces productrices un nombre d’habitants plus considérable, et condamne le luxe qui affame plusieurs au profit de quelques-uns. Dans l’ordre physiologique, le sacrifice rend plus active et plus complète la vie du cœur abondamment pénétré aussi bien des nerfs de la vie impersonnelle que de ceux de la vie personnelle. Sous l’influence d’un attrait, d’un enthousiasme ou d’un élan, le cœur bat avec plus d’harmonie, de dilatation et d’ampleur et vivifie, dit Liebig 63, le sang et l’organisme tout entier par l’atmosphère vitale de ses globules.

Tels sont les principes de la philosophie chrétienne, et c’est en les vulgarisant, bien plus qu’en répondant une fois de plus à des arguments mille fois réfutés qu’il convient de rendre à leur légitime néant les théories de Hégel et de ses imitateurs.

Je ne sais plus quel philosophe, répondant à un sceptique qui niait le mouvement, se mit, pour toute réponse, à marcher devant lui. C’est aussi la meilleure réponse à faire au livre de M. Renan : les nations qui ont repoussé le christianisme sont restées stationnaires : les nations chrétiennes sont seules vivantes et, si elles le veulent, elles le deviendront toujours davantage en devenant plus chrétiennes.

Avant de lire l’ouvrage de M. Renan, nous affirmions le Christianisme parce qu’il répond aux aspirations les plus élevées du cœur : après l’avoir lu, la raison elle-même est convaincue par les explications impossibles, contradictoires, auxquelles est obligé de recourir l’écrivain qui veut lutter contre l’évidence des preuves matérielles qui l’attestent : et apercevant d’un côté la lumière répandue par le Christianisme, de l’autre les ténèbres et les désordres auxquels conduit sa négation, nous sommes forcé de répéter après saint Pierre : Vous êtes le Christ, fils du Dieu vivant.

 

 

 

Henri MAGUIN.

 

Paru dans L’Austrasie en 1863.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


1 M. Vallon, Croyance due à l’Évangile.

2 Historiens critiques de Jésus, 15 avril 1849.

3 Vie de Jésus, p. XXXVII.

4 À l’appui de cette opinion, M. Renan invoque un fragment de Papias conservé par Eusèbe. « Matthieu a écrit en hébreu les oracles du Seigneur (τα λογια) conservés par Eusèbe : Hist. ecclés., III, 59, chacun les a interprétés comme il l’a pu. » D’où M. Renan conclut que l’écrit de saint Mathieu ne comprenait que des discours. Mais la vie de Notre Seigneur est un oracle indivisible dont on ne peut retrancher ni les actes ni les paroles : et d’ailleurs Papias, en parlant de l’Évangile de saint Marc qui, comprenait des récits et des discours, emploie toujours le même terme τα λογια.

5 Vie de Jésus, p. XXII.

6 Vie de Jésus, p. XV.

« Je définis le miracle ce qui ne peut être expliqué. (Spinoza, Des Miracles, p. 146.)

« Je définis le miracle ce qui ne peut être expliqué. » (M. Renan, Études d’Hist. religieuse, p. 199.)

« Que Dieu par Jésus ou celui-ci par lui-même ait agi sur les choses finies, absolument en créateur, par sa simple volonté, sans être lié par les lois de l’action finie, c’est ce qui demeure inadmissible à notre esprit. » (Strauss, Vie de Jésus, 2e sect. ch. IX, p. 89. Trad. de M. Littré.)

7 Vie de Jésus, p. LVIII et LIX.

8 Ibid., p. 360.

9 Vie de Jésus, p. 252.

10 Vie de Jésus, p. 361.

11 Saint Jean XI, 17.

12 Ibid. 23.

13 Ibid. 39.

14 Ibid. XI.

15 Vie de Jésus, p. 434.

16 Saint Marc, X, VI, 1.

17 Saint Matthieu, XXVII, 63, 64, 65.

18 Vie de Jésus, p. XXVIII.

19 Saint Paul.

20 Flave-Josèphe, historien juif, a rendu involontairement hommage à la divinité de Jésus-Christ :

« En ce même temps était Jésus, homme sage, si toutefois il est permis de l’appeler homme. Car il faisait des œuvres incroyables et était précepteur de ceux qui oyent et reconnaissent volontiers choses vraies, lequel eut beaucoup de disciples qui le suivaient, tant des juifs que des gentils. C’était le Christ, et les principaux gouverneurs de notre nation l’accusèrent devant Pilate, lequel le condamna à être crucifié. Quelque chose qu’il y eut, ceux qui avaient commencé à l’aimer ne laissèrent de l’aimer pour l’ignominie de sa mort. Car il leur apparut vif le troisième jour : ce que les prophètes divinement inspirés avaient prédit de lui avec plusieurs autres choses grandes et merveilleuses, et jusqu’à ce jour aujourd’hui, il y a une race de chrétiens qui dure encore, lesquels ont pris ce nom de lui. »

(Des Antiquités judaïques, liv. XVIII, cap. IV, 11.)

L’authenticité de ce passage, souvent attaquée, est aujourd’hui généralement reconnue.

V. les dissertations qui l’établissent. Flaviani Josephi Opera omnia Grœcè et Latinè, cum notis et nova versione. Je Hudsoni. T. II. De testimonio Christi apud Josephum (p. 193 à 283).

« Je crois, du M. Renan, le passage sur Jésus authentique. Il est parfaitement dans le goût de Josèphe, et si cet historien a fait mention de Jésus, c’est bien comme cela qu’il a dû en parler. On sent seulement qu’une main chrétienne a retouché le morceau, y a ajouté quelques mots sans lesquels il eût été presque blasphématoire (s’il est permis de l’appeler homme), a peut-être retranché ou modifié quelques expressions. Au lieu de χριςτος ουτος χυ il y avait sûrement : χριςτος ουτος ελεγετο. (Vie de Jésus, x.) » Quand même on introduirait ces modifications dans le texte, le sens resterait le même, et il fallait bien qu’il en fût ainsi, puisque les rabbins ont supprimé, dans leurs éditions, le passage entier de Josèphe.

L’évangéliste dit que, à la mort de N.-S., la terre trembla et que les rochers se fendirent.

On trouve, à ce sujet, dans un ouvrage du célèbre Addison, l’anecdote que voici :

« Un gentilhomme anglais, qui avait voyagé en Palestine, m’a assuré que son compagnon de voyage, déiste plein d’esprit, cherchait chemin faisant à tourner en ridicule les récits des chrétiens sur les lieux sacrés.

« Mais lorsqu’il vint à examiner les fentes du rocher que l’on montre sur le mont Calvaire comme l’effet du tremblement de terre arrivé à la mort de Jésus-Christ, il dit à son ami : Je commence à être chrétien. J’ai fait, continua-t-il, une longue étude de la physique et des mathématiques, et je suis assuré que les ruptures du rocher n’ont pu être produites par un tremblement de terre ordinaire et naturel : un ébranlement pareil eût à la vérité séparé les divers lits dont la masse est composée, mais c’eût été en suivant les veines qui les distinguent et en rompant leurs liaisons par les endroits les plus faibles. J’ai observé qu’il en est ainsi dans les rochers que les tremblements de terre ont soulevés, et la raison ne nous apprend rien qui n’y soit conforme. Ici, c’est tout autre chose : le roc est partagé transversalement : la rupture croise les veines d’une façon étrange et surnaturelle. »

Des voyageurs anglais et des historiens très instruits, Millar, Fleming, Maundulle, Schawet et d’autres attestent que le rocher du Calvaire n’est point fendu naturellement suivant les veines de la pierre, mais d’une manière évidemment surnaturelle. (V. Bergier, Calvaire.)

21 Vie de Jésus, p. 169, 171.

22 Ibid., p. 55, 62.

23 Ibid., p. 107.

24 Ibid., p. 62.

25 Ibid., p. 42.

26 Vie de Jésus, p. 242.

27 Saint Mathieu, XXVI, 64, XII, 8.

28 Saint Luc.

Saint Jean atteste plus fréquemment encore la divinité de Jésus-Christ.

Mais M. Renan repousse le témoignage de saint Jean. « On est tenté de croire, dit-il, que Jean dans sa vieillesse, ayant lu les récits évangéliques qui circulaient, d’une part y remarqua diverses exactitudes, de l’autre fut froissé de voir qu’on ne lui accordait pas dans l’histoire du Christ une assez grande place ; qu’alors il commença à dicter une foule de choses qu’il savait mieux que les autres, avec l’intention de montrer que dans beaucoup de cas où l’on ne parlait que de Pierre il avait figuré avec et avant lui. À mille lieues du ton simple désintéressé, impersonnel des synoptiques, l’évangile de Jean montre sans cesse les préoccupations de l’apologiste, les arrière-pensées du sectaire, l’intention de prouver une thèse et de convaincre des adversaires. Ce n’est pas par des tirades prétentieuses, lourdes, mal écrites, disant peu de choses au sens moral, que Jésus a fondé son œuvre divine » (Vie de Jésus, p. XXVIII et XXX.)

« Nul, dit M. Vallon qui avait répondu d’avance à M. Renan, n’était mieux préparé que saint Jean à écrire l’Évangile depuis les premiers temps jusqu’à la croix, puisqu’il avait suivi Jésus dans sa mission jusqu’à la croix et que depuis la croix il avait près de lui la sainte Vierge que lui léguait le Sauveur. C’est le témoin le plus considérable et c’est en même temps le moins contesté. À l’exception des Aloges sectaires qui essayèrent au onzième siècle de nier avec la divinité du Verbe l’évangile de saint Jean qui l’atteste, on n’avait jamais attaqué cet évangile, lorsqu’en 1820 parurent les Probabilia de Bretschneider. » Mais tel fut le concert de réfutations qui s’éleva contre ces doutes qu’il se rétracta, assurant qu’il n’avait voulu que provoquer par cette critique une monstration plus complète. Et le docteur Strauss lui-même, qui avait repris son argumentation, avoue dans la préface de sa troisième édition que les études de Néander en faveur de l’évangile de saint Jean ont ébranlé dans son esprit la valeur des doutes qu’il avait conçus contre l’authenticité de cet Évangile.

On lit dans Eusèbe que saint Jean, comme les trois autres évangélistes, s’était longtemps contenté de l’enseignement oral, mais que saint Matthieu, saint Marc et saint Luc ayant écrit leurs Évangiles, saint Jean avait voulu les compléter par un livre qui lui fût propre. Muratori et saint Clément d’Alexandrie ont recueilli et publié des fragments d’anciens auteurs qui attribuent positivement à saint Jean le quatrième Évangile et renferment de précieux détails sur les circonstances où ce même Évangile a été rédigé. (Antiq. med. ævi, t. III, p. 854 : Fragmentum acephalum Caii, ut videtur, Romani præsbyterii, qui circiter annum Christi 196 florui.)

Clém. Alex. ap. Euseb. Hist. ecclés. IV, 14. V. Hug. p. 11, 55.

Ce livre porte d’ailleurs en lui-même, dans son style simple, touchant et sublime, la preuve de son originalité ; on y reconnaît les accents du témoin oculaire, du disciple inspiré qui reposait aux pieds du Maître. Il parle des autres et ne se nomme point lui-même.

Si l’Évangile de saint Jean est plus dogmatique, moins précis et moins circonstancié que ceux des trois autres Évangélistes, c’est qu’il écrivait après eux et que déjà à cette époque Cerinthe, un des chefs du gnosticisme, et les Nicolaïtes, qui sont nommés dans l’Apocalypse, avaient révoqué en doute la divinité de Jésus-Christ.

Voilà pourquoi saint Jean, écrivant à la prière de ses amis, s’est proposé pour but d’établir que Jésus-Christ est fils de Dieu lui-même ; voilà pourquoi dès les premiers mots il attaque les faux systèmes de la philosophie orientale :

« Au commencement le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu » (Saini Jean, I, 1).

Tacite, l’ennemi des chrétiens, nous apprend qu’après l’incendie de Rome, c’est-à-dire vingt-neuf ans après la mort de Jésus-Christ, Néron, voulant apaiser les rumeurs qui l’accusaient d’avoir ordonné l’incendie, livra au supplice une classe d’hommes que le vulgaire appelait chrétiens. Il ajoute que cette superstition, réprimée un instant, débordait de nouveau dans Rome même. « On fit de leur supplice un divertissement ; les uns, couverts de peaux de bêtes, périssaient dévorés par les chiens ; d’autres mouraient sur des croix, ou bien ils étaient enduits de matières inflammables, et quand le jour cessait de luire on les brûlait en place de flambeaux » (Annales, I, XV, XLIV).

Ce passage de Tacite établit qu’avant la rédaction du quatrième évangile les chrétiens affirmaient la divinité de Jésus-Christ (sans cette croyance ils ne seraient pas morts pour lui), (Contrà, M. Renan, Vie de Jésus, p. XXXI et 232) ; et répond, comme le passage de Josèphe, à cette incroyable affirmation : « Ôtez l’hospitalité orientale, la propagation du christianisme est impossible à expliquer » (Vie de Jésus, p. 295).

(a) « Loin que saint Jean-Baptiste ait abdiqué devant Jésus, dit M. Renan (p. 107), Jésus, pendant tout le temps qu’il passa près de lui, le reconnut pour supérieur. »

Or, les quatre évangélistes disent précisément le contraire (Saint Mathieu III, II. – Saint Marc, 8, 7 ; – Saint Luc, III, 16 ; – Saint Jean, 1, 27).

« Jésus n’a pas la moindre notion d’une âme séparée du corps », dit M. Renan.

Saint Matthieu, X, 28 : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l’âme, dit Notre-Seigneur. – Saint Luc, XII, 20 : Sot, cette nuit, on te redemandera ton âme, que feras-tu de tes biens ? »

M. Renan : « Tout magistral lui paraît un ennemi mortel des hommes de Dieu : il annonce à ses disciples des démêlés avec la police sans songer autrement qu’il y ait là matière à rougir » (p. 125).

Voici te texte auquel l’auteur renvoie pour établir son assertion :

Saint Luc XII, 11.

Lorsqu’on vous mènera dans les synagogues, ou devant les magistrats et les puissants du monde, ne vous mettez point en peine comment vous vous défendrez ni de ce que vous direz.

12. Car le Saint-Esprit vous enseignera à cette heure même ce qu’il faudra que vous disiez.

Pour attribuer à Notre-Seigneur et à la première génération chrétienne une croyance profonde et constante à la fin prochaine du monde (p. 275), M. Renan renvoie, à différents textes, notamment à la onzième épître de saint Paul aux Thessaloniciens :

« Or, saint Paul a écrit le contraire : Nous vous conjurons, mes frères, de ne point vous laisser si vite ébranler dans vos sentiments, ni effrayer comme si le jour du Seigneur était proche (I, 2 et 1). »

« L’Apocalypse, dit encore M. Renan (p. 276), écrite l’an 68 de notre ère, fixe le terme à trois ans et demi. » Et il renvoie au texte que voici : « Mais les deux ailes du grand aigle furent données à ta femme afin qu’elle s’envolât dans le désert en son lieu, où elle est nourrie pour un temps, et des temps et la moitié d’un temps hors de la présence du serpent » (Apoc. XII, 14).

M. Renan a confondu deux évènements bien distincts.

Notre-Seigneur ne précise pas la fin du monde ; au contraire, il déclare qu’il n’a pas pour mission de révéler aux hommes la date de ce grand jour (Saint Mathieu, XXIII, 19, 20, XXIV, 36 ; – Saint Marc, XIII, 52).

Mais il prédit la ruine de Jérusalem : « Quand vous verrez Jérusalem envahie par une armée, sachez que la désolation est proche » (Saint Luc, XXI, 55, 21).

29 Vie de Jésus, p. XXVIII et XXX.

30 V. le P. Lacordaire, 42e conférence.

31 « Au commencement de ce discours, dit Platon, invoquons le Dieu-Sauveur, afin que par un enseignement extraordinaire et merveilleux, Il nous sauve en nous instruisant de la doctrine véritable » (Tim. t. IX, p. 531). Ailleurs il dit : « Vous prierez le Dieu de l’univers, l’auteur de tout ce qui est et de tout ce qui sera ; vous prierez son Père et son Seigneur, que nous connaîtrons tous clairement autant qu’il est possible aux hommes » (Epist. t. XI, p. 91, 92). Ce Médiateur, il l’appelle encore λογος, le Verbe.

« On était généralement persuadé, dit Tacite, sur la foi d’anciennes prophéties sacerdotales, que l’Orient allait jeter une vive lumière, et que de la Judée allaient sortir ceux qui régiraient l’univers » (Hist. liv. V, C. 15.)

Suétone et Josèphe attestent le même fait à peu près dans les mêmes termes. (In vespas.)

Cicéron nous apprend (De divinat. lib. II, cap. LIV) que les oracles des sibylles avaient annoncé la venue d’un Roi qu’il faudrait reconnaître pour être sauvé.

L’attente d’un libérateur était si vive et si universelle que, suivant une tradition judaïque consignée au Talmud, un grand nombre de Gentils se rendirent à Jérusalem pour adorer le sauveur du monde (Talmud Babyl., Sanhed. cap. II), et que du fond de la Chine l’empereur Ming-Ti envoya des députés pour reconnaître le saint qui devait paraître en Occident. (Her Jos. Schmitt. – M. Nicolas, livre II, ch. V.)

« C’était de temps immémorial, dit Voltaire (additions à l’Histoire générale, p. 15, éd. de 1763), une maxime chez les Indiens et les Chinois, que le sage viendrait de l’Occident. L’Europe au contraire disait que le sage viendrait de l’Orient. »

« Les traditions sacrées et mythologiques des temps antérieurs, dit Volney, avaient répandu dans toute l’Asie la croyance d’un grand Médiateur qui devait venir – d’un juge final, – d’un Sauveur futur, roi, conquérant et législateur, qui ramènerait l’âge d’or sur la terre, et délivrerait les hommes de l’empire du mal » (Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires, p. 228).

« Les druides, dit Élias Schedius, adoraient, au plus profond de leurs sanctuaires, une vierge de laquelle un fils devait se manifester sur la terre » (De Diis germanis, cap. XIII, p. 546). Élias Schedius écrivait au dix-septième siècle.

En 1855 la découverte de l’inscription suivante :

                     Virgini Pariturae

                     Druides

faite à Châlons-sur-Marne, sur l’emplacement d’un temple païen, est venue attester l’exactitude de ses recherches (Annales de philosophie, t. VII, p. 528).

32 Vie de Jésus, p. 76.

33 Vie de Jésus, p. 44.

34 Ibid.

35 Ibid., p. 45.

36 Ibid., p. 39.

37 Ibid., p. 77.

38 Ibid., p. 85.

39 Vie de Jésus, p. 223.

40 Ibid., p. 125.

41 Ibid., p. 223.

42 Ibid., p. 266.

43 Ibid., p. 267.

44 Ibid., p. 82, 84.

45 Ibid., p. 455, 79, 74.

46 Ibid., p. 125.

47 Études d’Histoire religieuse, p. 418, 419.

48 Vie de Jésus, p. 381.

49 Ibid., p. 438.

50 Ibid., p. 582.

51 Ibid., p. 460.

52 Vie de Jésus, p. 121, l22.

53 Ibid., p. 176.

54 Ibid., p. 234.

55 Ibid., p. 285.

56 Ibid., p. 332.

57 Ibid., p. 379.

58 Vie de Jésus, p. 214.

59 Ibid., p. 214, 215.

60 Purger les idées dans la sphère des sciences morales, ce sera donc, par analogie, déterminer au moyen de l’observation historique et de l’élude des transactions sociales les rapports ou la raison des actes humains sans y mêler rien de l’absolu humain, à plus forte raison de l’absolu surhumain, quelque nom qu’ils prennent l’un et l’autre, ange, archange, domination, principauté, trône, communauté, église, concile, parlement, cathèdre, personnalité, propriété, jusques et y compris le chef de cette incommensurable hiérarchie, absolu des absolus qui est Dieu. (Proudhon, De la Justice et de la Révolution, t. II, p. 523. Discipline intellectuelle ou méthode d’élimination de l’absolu.)

61 Saint Matthieu, XXVIII, 19, 20.

62 Maine de Biran.

63 Lettres sur la chimie, Gratry, Connaissance de l’âme, p. 87.

 

 

 

 

 

 

 

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