Germain Nouveau

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Élie MAIRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

POURRIÈRES... Un petit village varois, assis, pas très loin d’Aix-en-Provence, sur un promontoire pittoresque, parfumé de thym, de lavande, de romarin, et qui chante sa joie d’être Pourrières à travers la lumière vibrante de notre Midi 1.

Cette terre produit d’elle-même des poètes, des artistes, des contemplatifs. La poésie, l’art, la contemplation : en ces trois mots tiendra toute la destinée de l’homme suscité, le dernier jour de juillet 1851, de la mystérieuse richesse de ce sous-sol 2.

 

*

*     *

 

Il cherche sa voie d’abord à tâtons. Orphelin de bonne heure, n’ayant plus qu’une sœur tendrement aimée, il rêve d’emblée du sacerdoce. Puis il renonce au séminaire et se voit dirigé, par l’oncle tuteur, vers la profession de pharmacien.

On a songé à le nantir d’une situation stable, peut-être sans tenir compte du sang aventureux qui coule dans ses veines ; d’un métier lucratif, sans croire au triomphe de sa marche à l’étoile.

Docile, il accepte de conquérir, au collège Bourbon d’Aix, un premier diplôme de bachelier. Mais il a préparé en même temps le concours régional de 1868. Il y obtient un prix de dessin d’imitation.

Ce dernier succès le grise. À ses yeux, la vocation d’artiste se déclare impérieuse. En secret, il a déjà tourné le dos « à la lueur verte et rouge de la devanture, aux pilons, aux mortiers » de l’officine dont on entreprend de le pourvoir.

Horizon borné ! Écran prosaïque s’interposant bourgeoisement entre les projets d’autrui et ses propres visées.

Le freluquet supplie qu’on n’assourdisse point l’appel irrésistible. Il fournit des preuves de ses aptitudes, tantôt en produisant à main levée la pochade d’un profil, d’un paysage, d’une nature morte, tantôt en versifiant un poème applaudi sur-le-champ, presque de confiance, par les jouvencelles de la localité.

Comment entraver un si bel élan ?

La vie n’est-elle pas un risque à courir ? Tout autant qu’un voyage à mener à bien ? Vogue la galère !

Riche d’ambition plus que d’écus, il quitte le pays natal. Le voici voué à un vagabondage qui durera, à de brefs stationnements près, tout autant que la vie. Incapable de tenir en place, désireux de nouveaux aspects, insatiable d’espace et de grand air, il part à la recherche de l’introuvable. Et d’abord, comme tant d’autres, il cherche fortune à Paris.

En lui conseillant cette première étape, on l’a muni de lettres de recommandation pour des compatriotes en vue. Il aura l’embarras du choix.

Fit-il antichambre chez M. Thiers, chez Mignet, pour attendre un tour d’audience ? Nul ne le dira.

Par contre, on sait qu’il prend contact, dès l’arrivée, avec l’aristocratie bruyante, incomprise, absolue, du quartier latin.

 

*

*     *

 

Voyons d’ici le clan. Parmi certains talents incontestables, les « ratés pullulaient. Une sorte de fatalisme orgueilleux les soutenait. Ils espéraient une sorte d’éclatante revanche pour leur génie méconnu. Cela, grâce au temps, le maître des maîtres... De bon ton pour tous, les allures supérieures, les languissantes attitudes, les phrases sibyllines, l’ironie dubitative, les discussions interminables 3 ».

Près de l’Odéon, le café Tabourey rassemble la bande. À travers la fumée des pipes, parmi les échanges d’invectives, les truculences farouches, les protestations indignées contre la tyrannie des convenances sociales, en buvant des bocks, en sirotant des absinthes, Germain se lie avec Jean Richepin, Forain, Raoul Ponchon, Maurice Bouchor, Catulle Mendès.

Il se met au diapason. Il prend le ton de l’homme qui a mesuré l’univers, accepté de remettre les choses en place.

Tout en répudiant du milieu le débraillé ou le dandysme, il adopte l’argot laïcisateur. Il proscrit impitoyablement du vocabulaire le bon Dieu et les saints. Il dit : le boul’ Mich, la rue Honoré, le faubourg Antoine, la porte Denis. Il dit même : l’Hôtel tout court pour désigner l’Hôtel-Dieu.

N’est-ce pas mieux porté ?

On se réunit chaque soir dans la salle réservée aux « Messieurs peintres et poètes ». De temps à autre, on se retrouve au dîner des « Vilains Bonshommes », dans un restaurant montmartrois.

Grâce à de puissantes relations, Nouveau se verra présenté et accueilli chez Coppée, Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam. Il pénètre chez Nina de Villars, rue de Madrid, où se coudoient alors les célébrités du monde politique, littéraire, artistique.

Ce que devient le beau programme élaboré avant le départ, épinglé de fiches d’entraînement avec toute une série de maximes généreuses :

 

            Nul bien sans peine.

            À cœur vaillant rien d’impossible.

            Fais ce que dois, advienne que pourra.

 

il est triste de le constater. Se raccrochera-t-il jamais à quelques lambeaux de l’idéal jadis entrevu ?

 

*

*     *

 

Germain travaillait, une partie du jour, le dessin, le pastel, la peinture. La nuit, il ciselait une strophe qu’il lirait le lendemain à des amis.

Le labeur ne produira pas d’ailleurs la même qualité de rendement. Les peintures sont d’une facture assez médiocre. Il y a, au contraire, dans les premiers poèmes, de l’émotion, de la fluidité, de la mélodie. On y perçoit de la délicatesse. L’essor, la verve, le lyrisme, n’y font pas défaut.

Parfois le poète et le peintre se concertent déjà pour la réussite d’un effet évocateur d’assez belle venue. Écoutons cette strophe, les yeux demi-clos :

 

            Un vent d’été qui souffle on ne sait d’où,

            Erre en rêvant comme une âme de fou.

            Et, sous des yeux d’étoile, épanouie,

            La forêt chante avec un bruit de pluie.

 

Entre-temps, notre expatrié pouvait se rendre compte, à tête reposée, du bouleversement des idées saines, des résolutions viriles que le faux prestige d’amis doués d’aplomb et de « gueuloir » 4, plus certes que d’ordre et de clarté, avait écornées petit à petit.

La paresse le gagne. Les compliments, sincères d’ailleurs, de Bouchor et de ce « haut parleur » de Richepin, l’acceptation des premiers essais par la Revue du Monde Nouveau, par la Renaissance littéraire et artistique, par la Lune Rousse, lui donnent à croire qu’il est arrivé.

Le plaisir le tente. Même sur ce chapitre, il fera comme les autres. Mieux que d’autres.

Amateur de meubles et de bibelots rares, il en emplit sa chambre de la rue des Boulangers, quitte à les céder peu après à vil prix, pour se mettre en mesure de déjeuner ou de payer le terme.

La fréquentation de la bohème l’a vraiment mis à la page.

 

*

*     *

 

Il faut cependant manger pour vivre. Le ventre creux, la bourse vide, Nouveau essaye du portrait, puis de cet expédient plus inattendu : l’équilibrisme sur le boulevard. C’est qu’il ne s’agit plus de gloire, hélas ! mais du pain de chaque jour.

Quelle affreuse dégringolade !

À ce régime de vache enragée, le resquilleur se dégoûte de Paris. Il décide de disparaître à la cloche de bois. Partir pour une randonnée en zigzags à travers le nord de l’Europe : tel est le projet en cours.

Sur ces entrefaites, au café Tabourey, il rencontre Jean-Arthur Rimbaud. Le vice et la violence du poète qui se divertit, après boire, à donner des coups de couteau de ci de là, ne l’intimident pas encore. Déjà peut-être en ce lunatique de génie discerne-t-il le précurseur du symbolisme dont Paul Verlaine sera le prince. En réaction contre les parnassiens, précurseur et prince commençaient à revendiquer les droits supérieurs de l’émotion, de la sensibilité, de la rêverie, et prétendaient s’exprimer, assez mystérieusement d’ailleurs, en musiciens plutôt qu’en peintres.

Rimbaud est sur le point de se rendre à Londres. Nouveau obtient de l’accompagner.

Ils travailleront coude à coude dans une fabrique de cartonnage. Puis Germain se fatigue et troque ce labeur ingrat, vulgaire, prosaïque au possible, contre des leçons de français. À la longue, il éprouve une impression intolérable d’étouffement physique et moral qui l’amène à regretter le continent.

Le voici à Bruxelles, rimant sur commande pour ne pas mourir de faim. Il revient en Angleterre, rejoint Verlaine, devient l’admirateur et l’ami de ce Caliban mâtiné d’Ariel. Néanmoins, il ne s’acclimate pas plus que la première fois et continue à pâtir de l’exil.

Il repasse le détroit et s’installe à Charleville, où l’amitié de Rimbaud lui procura une surveillance au collège libre 5.

Chahuté par les élèves avec lesquels, sans retenue, il fume la cigarette et prend l’apéritif, il démissionne et reparaît à Paris.

Un poste de rond-de-cuir lui est offert au ministère de l’Instruction publique. Emploi bien trop stable pour l’humeur volage de l’errant fantasque, encore que de précieux loisirs lui permettent entre-temps de donner des chroniques à Figaro, au Gaulois, au Clairon. Chroniques d’une belle prose XVIIIe siècle, qu’il signe Jean de Noves.

 

 

II

 

Nous sommes en 1879.

Un jour ensoleillé de printemps, une bande joyeuse, recrutée parmi les bohèmes susdits, s’avise d’aller déjeuner sur l’herbe au bois de Meudon.

À Meudon, on fait le tour des boucheries. Toutes fermées ! Et pour cause : c’était le vendredi saint. Par prières, puis par menaces, on finit par obtenir un entrecôte. On le mange sans cérémonie.

Sans remords ? Pas pour tous. Cette viande, dont il consomme une portion, réveille chez Nouveau tout un passé familial qui le torture, lui ramène à fleur d’âme les souvenirs d’une enfance préservée, pieuse. Moralement, il n’assimilera point. Le respect humain à quoi il a cédé en lâche l’humilie, l’abat, le bouleverse.

De retour à Paris, il court se jeter aux pieds de Notre-Dame de Lorette. Il se relève transfiguré.

Sur l’heure, Germain quitte tout. Il change de quartier. Il se séquestre entre les quatre murs de silence d’une chambre garnie, espèce de cellule monacale dénichée à l’hôtel Saint-Joseph, à l’ombre des tours de l’église Saint-Sulpice.

Là, dix-huit mois durant, il va vivre de pain et d’eau, de méditations et de prières. Il s’interdit toute sortie. Le matin seulement, il se rend à la messe et rapporte la miche quotidienne.

Peu à peu, prières et méditations prennent forme, une forme lyrique. À mesure, il en consigne le texte et la parure verbale dans un cahier de format double in-quarto.

Dieu, la Vierge, les anges, les élus : il n’y a plus que ces sujets à le passionner, à l’inspirer. De quelle façon ? En sa poitrine revit, palpite l’âme des artistes médiévaux qui sculptaient avec ferveur, avec amour les détails les moins visibles de nos basiliques.

Rompu à l’art poétique, il élabore un vers correct, voire classique, d’une prosodie rarement en défaut. Toutefois, l’effet qu’il en obtient s’affirme inédit, personnel, direct, par là même qu’il s’élève aussi haut que le sujet l’exige.

Les cathédrales ! Qui les aura comprises comme lui ? Au total, cent trente vers qui devraient chanter dans la mémoire de tous les croyants. Retenons quelques fragments de la strophe centrale :

 

          Ô cathédrales d’or, demeure des miracles

          Et des soleils de gloire échevelés autour

          Des tabernacles de l’Amour !

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          Vous qui sacrez les rois, grandes et nobles dames

          Qui réchauffez les cœurs et recueillez les âmes

          Sous votre vêtement fait en forme de croix,

                     Vous qui voyez, ô souveraines !

          La ville à vos genoux courber ses toits,

          Vous dont les cloches sont fières de leurs marraines,

          Comme un bijou sonore à l’oreille des reines,

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          Vous dont la couronne est d’étoiles,

          Sous vos manteaux de fête ou vos robes de deuil,

                     Vous êtes belles sans orgueil ;

          Vous montez sans orgueil vos marches en spirales

                     Qui conduisent au bord du ciel,

                     Magnifiques cathédrales,

          Chaumières de Jésus, Bethléem éternel !

 

*

*     *

 

L’esquisse suivante, délicieux tableau d’orientalisme, ne mériterait-il pas de prendre place parmi les commentaires esthétiques du Sermon sur la montagne ?

 

          Et Jésus a parlé, rouge et bleu sous le ciel,

          Et des mots qu’il a dits la terre a fait son miel.

          Les lis ont confondu sa robe avec l’aurore ;

          Sa voix sur la montagne, elle résonne encore.

          Parole de Jésus, source sous les palmiers

          Où s’abattent les cœurs ainsi que des ramiers,

          Où les âmes vont boire ainsi que des chamelles 6.

 

*

*     *

 

L’extase entraînera l’orant plus haut encore. On le croirait attentif à saisir les secrets du paradis.

Voici les anges :

 

          Doigts des anges, courez sur les violons roses,

          Formez-vous, doux nuage, autour des encensoirs,

          Brûlez, soleils levants, fumez, parfums des soirs,

          Montez vers la colombe, ô blanches innocences,

          Montez, et vous, vertus, principautés, puissances,

          Menez, parmi les lis, le cortège des dieux

          Sur les pas de Jésus miséricordieux.

 

Entr’ouvrir le ciel, étrange entreprise même pour un poète de race. Ne s’agit-il pas de représenter aux sens ce qui, pour les sens, est en principe insaisissable ? Si la gageure semblait hardie, la réussite ne souffre guère de conteste.

Jamais, peut-être, la poésie chrétienne ne pratiqua de telles ascensions, ne parvint à de telles altitudes. Produire avec des mots, de chétifs mots humains, une fluide impression de l’invisible, en cristallisant aux entours un monde de pensées et d’émotions : tel fut le mérite de notre... voyant.

Poète et peintre, disions-nous de lui. On aura sans doute observé que le genre descriptif, chez Germain, se limite à l’optique. Nombre des strophes vagabondes dédiées à la Madone évoquent, en raccourci, des tableautins de musée ou des eaux-fortes d’oratoire. Telle cette Annonciation :

 

          Épouse agenouillée à qui l’ange parla.

 

Tel ce Murillo :

 

          Vous qu’un peuple sur qui votre bleu manteau pend

                       Doucement importune,

          Vous qui foulez, avec la tête du serpent,

                       Le croissant de la lune.

 

Tel ce Corrège :

 

                       Ô divine accouchée,

          Que virent des bergers qu’une voix appela

                       Sous la roche penchée ;

          Qui regardiez dormir, l’abreuvant d’un doux lait,

                       L’adorant la première,

          Un enfant frêle et nu mais qui, la nuit, semblait

                       Être fait de lumière.

 

Et pour finir par une apothéose, cette triomphale Assomption :

 

          Ô morte qu’enleva dans les plis des rideaux

                       À la nuit de la tombe

          L’essaim des séraphins qui portent à leur dos

                       Des ailes de colombe.

 

*

*     *

 

Cependant on étriquerait, à tort selon nous, la valeur de Nouveau, en ne voyant en lui qu’un habile interprète de tableaux de maîtres. Qu’il utilise les couleurs de sa palette, d’accord ! Mais, chez lui, la pénétration d’une pensée personnelle dépasse de beaucoup la manœuvre du pinceau.

Aussi bien ce contemplatif évocateur n’a pas exalté que le Tout-Puissant, la Vierge, les cathédrales, les cimetières. Il a de surcroît, nous l’avons vu et nous le verrons encore 7, célébré autrement que par des personnages symboliques des abstractions et, par exemple, les vertus-reines de l’Évangile : l’humilité, la pauvreté, la chasteté.

Et de s’enthousiasmer pour l’héroïsme de Benoît Labre, dont il a visité le berceau en compagnie de Verlaine. Et incapable de s’arrêter jamais à mi-chemin dans l’une ou l’autre des voies où il s’engage, de Labre il évoquera non seulement la vertu, le mérite, mais le « fard mystique et noir », c’est-à-dire, en réalité, les haillons, la crasse, la vermine. Entendons quel accent vengeur !

 

          Vous qu’une main superbe égare

          Dans la crinière des lions,

          Comme elle égare au fond des voiles

          Où la nuit a tendu ses toiles

          Aldébaran et les étoiles,

          Frères des astres, vous, les poux,

          Qu’il laissait paître sur sa tête,

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          Dites, par la voix du poète,

          À quel point ce pauvre était doux.

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          Ah ! quand le juste est mort, tout change ;

          Rome au saint mur pend son haillon,

          Et Dieu veut, par des mains d’archange,

          Vêtir son corps d’un grand rayon.

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          Et le Saint, dans l’apothéose

          Du ciel ouvert comme une rose,

          Plane et montre à l’enfer morose

          Des étoiles dans ses cheveux !

 

Tout, dans le langage du bohême, ne vibre pas de ce lyrisme débridé. L’heure sonne où le naturel prend sa revanche. Car, lyrique sans le savoir, Humilis s’avère d’une simplicité absolue. Notons en outre sa manière de dire les vers. Sur ce terrain, il rejoint l’ami Verlaine jurant de « tordre le cou à l’éloquence ».

Au rapport des témoins, le débit ne comportait chez lui ni intonations étudiées, ni cadences sonores, ni enflure ou éclats de voix. Les recherches déclamatoires, les trémolos voulus, les modulations truquées, il s’en désintéresse du tout au tout. Dans la récitation, il insinuait plutôt une monotonie de bon goût, contrastant avantageusement avec telles auditions scandées de la Comédie-Française. Ainsi, par exemple, de la diction des tercets liminaires :

 

          Ô Monseigneur Jésus, semeur de paraboles

          Où ruisselle l’or pur et vivant des symboles,

          Prenez mes vers de cuivre ainsi que des oboles.

 

Ainsi encore des Mains, une vraie pièce d’anthologie :

 

          C’est Dieu qui fit les mains fécondes en merveilles.

          Elles ont pris leur neige aux lis des séraphins

          Au jardin de la chair ce sont deux fleurs pareilles,

          Et le sang de la rose est sous leurs ongles fins.

 

          Il circule un printemps mystique dans les veines

          Où court la violette, où le bleuet sourit.

          Aux paumes de la main ont dormi les verveines,

          Les mains disent aux yeux les secrets de l’esprit.

 

*

*     *

 

À mesure qu’elles surgissaient peu à peu du calme de la maturité ou qu’elles jaillissaient des implorations dévotes, les poésies prenaient place dans le cahier que nous avons dit. L’auteur les consignait bout à bout, sans titres. Seule la couverture portait un en-tête : La doctrine de l’amour.

Un jour, rencontre providentielle, un ancien camarade du ministère le surprend en train d’écrire au crayon sur une palissade de chantier. Léonce de Larmandie, qui s’était toujours intéressé à ce garçon sympathique et fantasque, le conduisit, bras dessus, bras dessous, jusqu’au café Vonflie.

Là, toute une nuit, sans arrêt, les quelques milliers de vers de La doctrine de l’amour, défilèrent aux oreilles de l’unique auditeur ébahi. Plus qu’ébahi. Car, de son propre aveu, une étrange, une extravagante impression s’emparait de lui. Il lui semblait n’avoir jamais rien lu, rien entendu de comparable en fait de poésie religieuse. Et cela, ni dans Corneille, ni dans Racine, ni dans Lamartine, ni dans Verlaine. Cette opinion invraisemblable, libre à lui de l’admettre. Mais il eut tort de s’en ouvrir. On verra pourquoi.

Peu de temps après, convaincu par un religieux qu’un pèlerinage aux Lieux Saints lui serait salutaire, Nouveau se décida sans peine à l’accompagner.

 

 

III

 

Il est écrit que les voies de Dieu sont impénétrables. Les voies de Satan ne serpentent pas non plus à découvert. Qui le nierait ?

C’est à Jérusalem, la Ville Sainte, que le Maudit attendait sa revanche sur une première défaite.

L’imagination ardente, combien fantasque, volontiers bizarre, de Germain, à défaut de préparation du voyage, s’était construit de la Palestine une idée fort différente du réel. L’indigence du décor, les tracasseries de la police, les disputes violentes, cacophoniques, entre latins et orthodoxes, les oppositions de la critique, toute cette offensive le trouva désarmé, puis rebelle.

La désillusion s’empara de lui.

Le désenchantement suivit de près la stupeur. Les yeux langoureux d’une Juive intrigante assurèrent le reste.

Voici le chien biblique revenu au vomissement. Scandale certes navrant, amorcé peut-être de loin par dix-huit mois de sous-alimentation. « Qui veut faire l’ange... » Le physique et le moral du malheureux n’avaient-ils pas perdu la mesure normale de la résistance ? Ce qui, toutefois, ne l’innocente pas au regard de l’éthique.

Encore si la révolte des sens n’avait été que passagère ! Las ! De retour à Paris, il se laisse aguicher par une midinette cupide, rouée, vulgaire, du nom de Valentine.

« Impossible d’aimer la créature sans la déifier 8 », prétend François Mauriac. Quoi qu’il en soit, des années durant, le volage ne connaît plus d’autre culte. Quant au précédent, voici ce qu’il en pense :

 

          Je ris du Dieu des bonnes gens,

          S’il en est encor par le monde.

          Avec les gens intelligents,

          Je ris du Dieu des bonnes gens.

 

Auprès de l’idole, il galvaude son talent. Dans la facture des madrigaux qu’il lui dédie, certaines négligences de touche ne font pas tort à l’art délicat. Mais l’impiété le dispute au cynisme.

Il en tire un volume qu’il intitule Les Valentines. Il se met sans succès à la chasse d’un éditeur. Publié seulement après la mort de l’auteur, le recueil n’ajoutera rien à sa gloire.

 

*

*     *

 

Qu’est devenue, sur ces entrefaites, La doctrine de l’amour ? La seule chose, au total, qui mérite attention dans le bagage littéraire du bohème.

Au départ pour le Proche-Orient, Nouveau s’en désintéresse tout à fait. Emporter avec lui le factum ou le mettre en lieu sûr ? Si la pensée lui en est venue, il l’aura certainement écartée. Cela, au nom, selon les exigences de « la sainte humilité ».

Ne l’oublions pas. Il est encore sous l’influence de la conversion numéro 1.

Voici le trésor recueilli par Larmandie, qui ne le publiera d’ailleurs qu’en 1910, à un nombre très restreint d’exemplaires, dans une édition de luxe de la Poétique, non sans l’avoir pourvu d’un autre titre : Les poèmes d’Humilis 9.

Ainsi le chef-d’œuvre était sauvé de l’oubli. De l’oubli, mais non de la destruction. Car, mis au courant, l’auteur désapprouve. Sous l’influence, cette fois, de la conversion numéro 2, la conversion définitive, il brûle l’autographe, il s’acharne longtemps à la poursuite des copies imprimées ou polycopiées. À plusieurs reprises, on le verra revenir exprès, à pied, d’Aix à Paris, tant lui tient à cœur le fâcheux dessein. Quel démon l’incite ?

Un démon ? En sens inverse, il s’agit pour lui de répondre aux vertueuses avances de « la sainte humilité ». Quand Larmandie entreprend de le raisonner, la riposte éclate : « Dieu n’a pas besoin de moi ! » Au vrai, Germain redoute une notoriété susceptible d’attiser en lui la vanité d’auteur. Il pense que Dieu recevra plus de gloire d’un nouveau sacrifice d’Abraham.

Peut-être, au regard de l’ascèse chrétienne, avait-il raison. L’antagoniste eut-il tort de déjouer des ruses d’apache afin de sauver, à défaut du manuscrit, le chef-d’œuvre lui-même ? Nul n’oserait le soutenir.

D’une autre objection, d’aucuns le serrent de plus près. En principe, un étalage d’humilité ne confine-t-il pas à l’orgueil ? Alors Nouveau justifie l’holocauste par un motif inattendu. Sa conscience l’en avertit : il a donné dans l’hérésie.

Expliquons la trouvaille.

Comme il arrive aux néophytes, il ne rêvait rien de moins que la conquête du monde à Jésus-Christ, une conquête opérée grâce à La doctrine de l’amour. À ses yeux,

 

          ... Il suffira, sous le regard de feu

                      De l’amour qui féconde,

          D’un seul juste sur qui souffle l’esprit de Dieu

                      Pour transformer le monde.

 

Admis ce résultat, en dépit de toutes les difficultés entrevues, le retour de l’âge d’or est immanquable. Âge d’or dont il ne lui reste plus qu’à décrire l’enchantement :

 

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          Avec leur chevelure éparse sur leurs têtes,

          Bouclant le long du dos, les bras nus dans le vent,

          Ce sont des laboureurs et ce sont des poètes

          Aimant tous les travaux que l’on fait en rêvant.

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          Ce sont des vignerons et des maîtres de danse,

          Buvant à pleins poumons l’air joyeux des matins,

          Et des grammairiens parlant avec prudence,

          La lèvre façonnée aux vocables latins.

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

          Ce sont des peintres doux et des tailleurs tranquilles

          Sachant prêter une âme aux plis d’un vêtement,

          Et suspendre des cieux aux plafonds de nos villes,

          Aimant tous les travaux que l’on fait en aimant.

 

*

*     *

 

Que l’illusion crève ici les yeux, personne n’en disconviendra. Mais l’illusion serait-elle interdite au poète ? Écoutons la réponse du gueux :

 

          Je ne suis pas un prêtre arrachant au plaisir

                      Un peuple qu’il relève ;

          Je ne suis qu’un rêveur, et je n’ai qu’un désir :

                      Dire ce que je rêve.

 

Ce n’est pas pour avoir écrit qu’un peuple de vrais chrétiens n’aurait pas besoin de gendarmes que Jean-Jacques Rousseau fut mis à l’Index.

Impossible d’admettre qu’un tel scrupule, même suscité, selon certains, par quelque confesseur oublieux de la casuistique, ait à ce point tyrannisé, puis asservi l’âme du chemineau. Il semble à la fois et plus vraisemblable et plus équitable d’attribuer un rigorisme sans précédent à la pudeur, à la délicatesse de la vertu.

 

 

IV

 

Rejoignons notre homme à Paris. Après avoir séjourné à Bourgoin en Dauphiné, à Remiremont, à Lyon, à Joinville, il reparaît à la capitale en vue d’enseigner le dessin au lycée Janson-de-Sailly. De dix à douze ans de vagabondage, d’inconduite, de libations copieuses l’ont visiblement cassé, vieilli, hébété. Oh ! combien !

En 1888, pendant une classe, il se met à pérorer sur un thème inattendu. Devant les élèves en train de crayonner sous sa férule, il traite... de la supériorité du chant d’église. Et, pour joindre la leçon de choses à la démonstration, il entonne d’une voix pâteuse le Veni Creator.

On le conçoit : l’impromptu du professeur pris d’ivresse réjouit follement l’assistance. Derrière les chevalets, les potaches ne s’intéressent plus du tout aux oreilles d’âne, aux feuilles de platane, aux profils de César qu’ils esquissaient d’une main molle ou laborieuse. Estompes, fusains, pinceaux leur tombent des doigts. On pouffe, on bisse, on applaudit. Alerté par le tapage, le censeur intervient, moins indulgent, pour montrer la porte.

D’excentricité en excentricité.

Le congédié s’en va nu-pieds. Il gagne en titubant l’avenue Victor-Hugo. Il s’agenouille sur le trottoir. Il baise la terre. Mieux ou pire : avec sa langue, il trace sur le macadam des croix réparatrices.

Attroupement des badauds... On s’esclaffe. On brocarde. On s’apitoie.

Vers le soir, l’histrion se retrouvait, en partie dégrisé, à Bicêtre. Bicêtre : l’hospice au renom sinistre, qui commande, au sud de Paris, la vallée de la Bièvre. Région jadis marécageuse du « diable Vauvert », où les truands venaient se couper la gorge. Théâtre des premières expériences du trop fameux Dr Guillotin sur des cadavres.

 

*

*     *

 

Quelle déchéance et quel réveil ! La salle commune parmi les contorsions, les hurlements, les accès de rage des aliénés ! Et, aux entours, les chambres de force, le bagne des enfants, les pavillons des gâteux.

Le nouveau venu va se replier sur lui-même. Sa nature sensible d’écorché vif a frémi d’horreur. La conscience pointe un aiguillon qui envenime la plaie.

Bourrelé de remords, le poète repentant lance vers la Madone, « la bonne Mère », comme l’on dit à Pourrières, comme l’on dit en Provence, un cri aigu, haletant de détresse :

 

          Souvenez-vous, Vierge Marie !

          On dit que nul ne s’est perdu

          De tous ceux dont la voix vous prie.

          Au milieu des flots en furie,

          Chacun est sûr d’être entendu !

 

Notre-Dame entend. Notre-Dame inspire à des amis parisiens de tenter une démarche, plusieurs démarches libératrices. Le détenu aux abois quitte cet enfer à l’automne de 1891, pour reprendre la route. Pour la reprendre, cette fois, l’âme définitivement transformée.

 

*

*     *

 

Faut-il parler derechef d’un chemin de Damas ? S’agit-il d’une nouvelle conversion en coup de foudre ?

Tel n’est pas, pour l’ordinaire, l’itinéraire de la perfection. On esquisse un pas en avant. On trébuche. On recule de deux. On s’affaisse au bord de la route. On reprend courage, quitte à dévier encore pour revenir en bon chemin. « Il y a des allées, des retours, toutes sortes de méandres 10. »

Telle n’est pas non plus, ajoutons-le, l’habituelle tactique du bon berger à la recherche inlassable de la brebis perdue. Pour Germain, la poursuite divine a commencé beaucoup plus tôt qu’on l’imagine.

Dès l’année 1875, le nomade annonçait d’Angleterre qu’il se sentait pourchassé par Dieu, au milieu des pires folies. En Provence, où il réapparaît de temps à autre, il lui arrive d’accepter, docile comme un enfant, les gronderies affectueuses d’une sœur, les remontrances paternelles d’un prêtre vénérable, son ancien professeur.

Il sortait des musées ou des cathédrales gothiques, remué au fond de l’âme par l’idée chrétienne retrouvée tantôt dans des tableaux des maîtres, tantôt dans le déploiement des pompes du culte.

Un souvenir lancinant le travaille. Traversant la Picardie, il s’était senti secrètement attiré, on l’a vu, vers le village obscur d’Amettes, la petite patrie d’un saint, d’un saint étrange. Benoît Labre,

 

          ... Ce saint qui ne fut qu’un pauvre homme

          Hirondelle de grand chemin...

 

finirait par le gagner à sa cause, par l’entraîner à sa suite.

Traque discrète du Juste qui mourut d’amour pour le pécheur, du Juste, le plus passionné chasseur d’âmes. Des âmes prises au piège de la repentance.

Ajoutons-le. Sans abandonner les pinceaux ou la rime, Nouveau se laissait parfois inspirer par des sujets religieux. Il lui arrivait de copier avec componction des crucifix classiques. Et la sainte face cerclée d’épines, souillée de crachats, striée de sang liquide ou coagulé, les poignets meurtris fixés à la traverse, les pieds cloués à la maîtresse poutre, tout cela l’émouvait pour plusieurs jours de fond en comble.

Ou bien il se laissait séduire, nous le disions, par la splendeur des vertus strictement évangéliques : la charité, la chasteté, l’humilité.

La charité :

 

          Aimez, car le bonheur est pétri dans l’amour

                     Comme un lis dans la neige.

 

La chasteté :

 

          Louez la chasteté, la plus grande douceur... 

 

L’humilité, dont il a compris et l’importance et le rôle à l’école de Labre.

Opérant, en regard de l’idéal, un retour salutaire sur les faiblesses et les iniquités de sa vie misérable, il implorait humblement pardon de la miséricorde inlassable, sans limites.

Regrets furtifs ! Haltes trop brèves dans l’oasis de paix où la maladie et la gêne le contraignaient à relayer par intermittence.

Repris par l’attrait dangereux des grands chemins, de l’air libre, de la basse pègre, il lui fallait de nouveau Paris, les brasseries, les cénacles, les clubs de cabotins où l’on se saoule de tapage, de blasphèmes, de crapule. La fièvre des jouissances infâmes le replonge dans l’affolement de l’esprit et des sens, pour le conduire parmi les déments où la contrainte amorce l’amendement final.

 

*

*     *

 

En quittant Bicêtre, Nouveau a dépouillé le vieil homme. Rupture d’attache irrévocable.

Las enfin d’entendre hennir la bête, il s’est déterminé à la brider. Il en a pris le ciel à témoin. Il l’asservira entre les brancards. Il la maintiendra sous le joug. Coûte que coûte, l’éperon au flanc.

Regardons-le à la sortie. N’est-ce pas lui qui lit et relit l’Évangile, entre d’un pas dévot dans les églises, entend la messe chaque matin ? Mieux encore. Il sourit à dame Pauvreté, aux rebuts qu’elle ne manque pas de lui valoir.

Il se prend à contrôler ses expériences. Peste du maladroit ! N’a-t-il pas jusqu’ici fait gauchement figure « de crucifié malgré lui, qui hait sa croix et que sa croix harcèle 11 » ? Oui, c’est là toucher juste, voir clair, lire noir sur blanc.

Plus généreux, mieux avisé, il jure de ne plus jamais coucher dans un lit.

Il criera sur les toits sa certitude vécue de la futilité universelle. La gloire littéraire, la gloire artistique, qu’est-ce que c’est que ça ? Laissez-moi rire ! Vanité des vanités...

De sa sœur Laurence le complimentant de cette transformation radicale, il ne réclame plus que de « l’aimer chrétiennement ». « La seule chose que je sollicite, c’est un souvenir à l’autel du Seigneur », avait mandé Monique à son fils Augustin.

Voici que le destin d’Humilis 12 se révèle par étapes, pas à pas. Avec le même succès que jadis, les tavernes l’attirent, les oratoires. D’un sanctuaire au sanctuaire voisin, il se rendra diligemment, la besace à l’épaule, le bâton en main. Prier, se consumer en implorations, ne quitter la dalle froide, humide, qui sert de prie-Dieu, qu’à l’heure où les genoux cèdent ou craquent, où la tête tinte ou se vide, alors, sur le seuil du lieu saint, tendre la main pour mendier le croûton sec, moisi, qu’on refuse parfois au passant, héroïque programme ! Comblé au delà des intimes désirs par la satisfaction de la foi retrouvée, si la faim le talonne de trop près, il cherchera sur les tas, dans les poubelles, de quoi se mettre sous la dent. Surpris d’y trouver, confesse-t-il, « tant de bonnes choses à manger ».

 

*

*     *

 

En reprenant le large, Germain a décidé de se tenir aux écoutes de l’inspiration d’en haut, désireux de savoir, à quelques détails près, où et comment pèleriner. Un essai de vie cistercienne au monastère de Staouéli, en Algérie, l’a vite convaincu, lui et les supérieurs, d’une incapacité foncière à tenir en place. Il n’est pas plus fait pour la Trappe que ne le furent Labre ou Charles Maire.

À d’autres le vœu de stabilité exigé par la règle de saint Benoît de Nursie !

Un autre saint Benoît attire Nouveau hors des chemins battus. Celui dont il découvrit la demeure et les vestiges en traversant l’Artois. Labre, lui aussi, tenta sans succès de l’ascèse sédentaire. Il ne réussit à se sanctifier que sur les grand-routes.

 

*

*     *

 

Mais le disciple aura-t-il le courage de marcher sur les traces du maître, d’un tel maître ?

Que de protestations ne va-t-il pas soulever dans son monde de relations ! Que de blâmes en aparté, d’algarades en tempête parmi ceux qui lui restent fidèles en dépit de l’épreuve ! Les seuls amis, en somme. Ceux dont l’opinion doit entrer en ligne de compte. Ceux dont un conseil peut avoir force de loi. Car a friend in need is a friend indeed 13, a-t-il appris d’expérience en Angleterre.

Comprendront-ils jamais rien à la détermination singulière qu’il a prise là ? Selon toute vraisemblance, ils la traiteront d’excentricité de surcroît. Sans abdiquer, au demeurant, quoi que ce soit de leur estime pour les vaines sottises de la « grande vie », la vie à laquelle ils aspirent d’instinct.

La vie qui leur semble répondre du tout au tout à l’idée qu’ils se font de la course au bonheur.

Le programme absurde de tant d’existences frivoles ne tient-il pas, à cette époque, en un tourbillon de feux follets : le théâtre, le concert, Longchamps, le cercle et la partie de poker, une loge de famille à l’Opéra-Comique, cinq semaines à Monte-Carlo, cinq semaines à Deauville. Partout, la tyrannie banale des visites mondaines : voir, entendre, louer, aduler, se faire voir, entendre, louer, aduler en des tirades grotesques, bercer de duperies où le conformisme le dispute à l’outrance. Et, en toutes saisons, l’ivresse capiteuse procurée ou fouettée par le tapage, le luxe, la toilette, le confort, les préséances, la vitesse, le téléphone, le magasin, l’ambition, les intrigues d’affaires ou d’amour, le sujet inépuisable de la finance : franc, livre, dollar... À la bonne heure ! Voici la formule d’un noble destin ! Voici surtout de quoi contribuer à peupler la planète d’éternels, de naïfs insatisfaits.

Plus haut que l’opinion dont, en définitive, Germain ne se préoccupe qu’à demi ou du moins que par intermittence, la voix du sang revendique, elle aussi, des droits. Dans les replis de cette âme tourmentée, « toute une caste de bourgeoisie ancestrale s’agite... Habitudes, usages, fiertés, amour-propre, bien que méprisés, s’imposent à cet homme avide d’idéal et chantent... leur puissance 14 » de dissuasion.

Peine perdue ! Réaction inutile ! Il est entendu que, de globe-trotter, Nouveau se fera pèlerin pénitent.

Fi désormais de la banale manie de vagabonder pour sacrifier à l’humeur ambulatoire, fût-ce sur les pas importants d’illustres instables : Cervantès, Benvenuto Cellini, Le Tasse, Musset !

Mieux inspiré, Humilis recommencera la geste des saints itinérants de jadis, les Alexis, les Roch, les Raymond Lulle, et plus près de lui, les Labre, les Charles Maire. Cela, sans la calebasse, sans le bourdon, sans le large chapeau rejeté sur le cou, sans le succès d’estime autrefois assuré à l’honorable profession.

 

*

*     *

 

Pèlerin ? Oui, c’est bien cela. Mais pèlerin à la mode antique. Non certes, comme il arrive parfois aujourd’hui 15, pour le plaisir de changer d’horizon, de se distraire vaille que vaille en chantant des cantiques, en dévidant le chapelet dans un compartiment de chemin de fer 16.

Pèlerin pour pâtir, pour expier. Sans autre dessein terrestre que de maîtriser de haut les bas instincts et donner enfin les rênes à l’esprit.

Pèlerin singulier, dormant à ciel ouvert, trouvant chaque soir sur la terre nue un lit à sa taille, s’alimentant, le jour, des croûtes ou des reliefs innommables que nous disions, de baies sauvages cueillies sur les buissons, de racines arrachées au sol. Et, pour comble, supportant sur soi la saleté, la vermine entretenues comme à plaisir.

Benoît Labre, Nouveau l’a si bien élu à titre de patron, qu’il entreprend de se rendre d’abord à sa suite, les pas dans les pas, en « Palestine d’Occident ». Ainsi désignait-on, au moyen âge, Saint-Jacques de Compostelle. Il ne peut être que profitable, pense-t-il, de dépister l’entraîneur, cela, sans risque de déviations excessives.

Le voilà prêt. En « mince costume ». En sandales. Un bissac de toile arrimé à l’épaule. Assez semblable à tel pénitent brun de notre midi de la France, à tel religieux mendiant. Oui, le voilà prêt pour un premier périple... Il faut qu’il parte. Déjà les pieds lui brûlent.

Voici qu’il franchit la frontière. Fontarabie, San-Sebastian, Loyola, Bilbao, Limpias, Santander, Oviedo, Lugo, le voient déambuler tour à tour. C’est presque tout le Pays basque qu’il parcourt à grandes enjambées. La grâce pittoresque des villages saturés de « petite histoire », encadrés de sous-bois intimes, de vallons sauvages, de falaises à pic, ne retient guère l’artiste. Juste le temps de saisir au vol quelque croquis, quelque pochade.

Il traverse la Castille. Il traverse la Galice. Quêtant son pain, demandant son chemin. Secouru ou desservi par des moines, il finit par se voir suspecté. La police espagnole l’arrête. Il est mis au cachot. Relaxé, il reprend sa course. Il s’empresse.

Enfin, un matin, au sommet des collines, sous la coupole d’un ciel aurore, il aperçoit les trois clochers de la basilique. Santiago ! Santiago !

De retour en France, il s’achemine à petites étapes vers Marseille, vers la Sainte-Baume. De là, il poussera jusqu’en Allemagne, jusqu’au fond de la Suisse. Comme elle avait attiré Benoît Labre et Charles Maire, Notre-Dame des Ermites exerçait sur Germain Nouveau un charme irrésistible.

À présent, il pénètre en Italie. Il visite Assise, Lorette, les nombreux sanctuaires sanctifiés par le passage de l’Artésien. À vingt reprises, il reparaît en la Ville Éternelle, il se prosterne à la confession de Saint-Pierre, « en proie, lui aussi, à la vertu sacramentelle de Rome 17 ».

Ni le soleil torride du bel été, ni les frimas glacés de l’hiver neigeux, ni les pluies capricieuses ou la bise mordante des demi-saisons n’ont ralenti le pas du pèlerin. Il se rit, lui aussi, des chiens lancés à sa poursuite. Il se désintéresse des gendarmes inquiets et fureteurs. Il se moque des rôdeurs d’allure louche, de moralité douteuse, quand il n’essaie pas de les convertir.

Auprès des coureurs d’aventures, chemineaux débraillés du type Richepin, Nouveau se fait secourable du corps et de l’âme. L’entreprise ne va pas toujours sans encombres. Dix fois, vingt fois, l’objection bouffonne, farouche, cynique, l’a contraint à réviser la mise au point de l’apologétique ad hominem qu’il manie. Sur toutes choses, il importe de s’armer de patience.

La parole peut émouvoir. L’exemple n’entraîne-t-il pas à coup sûr ? Là-dessus, notre gueux se remémore en hâte le point névralgique de sa propre histoire. S’il parvenait à rendre profitable à telle ou telle fripouille l’expérience lamentable où il s’attardait un trop long temps.

Non et non. Le bonheur ne consiste pas à établir ou à réviser le bilan des satisfactions, espoirs, regrets, soucis, rêves, déceptions de la vie présente.

Lui aussi, qu’on le sache, il a cédé longtemps au mirage trompeur. Les horizons étroits de ce bas monde limitaient l’idéal entrevu, retenu par lui. Il figura parmi les plus fiévreux prospecteurs d’illusions, de vanités, de chimères. Braconnier toujours en haleine, toujours bredouille, il est allé de mécompte en mécompte.

Dès lors, il a visé plus haut. Or, qui cherche trouve. Qui cherche finit par trouver. Il trouve Celui qui incarna excellemment et à jamais le vrai, le bien, le beau. Il le rencontre en personne. Et le voici satisfait à la mesure de l’infini qui creusait sa soif jusqu’alors insatiable. Car « si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive... Et de son sein... couleront des fleuves d’eau vive 18 » dont le débordement désaltérera autrui.

Un silence...

Le messager de la Bonne Nouvelle a conscience d’avoir le mieux possible déversé le bon grain sur une terre ingrate. Germera-t-il ? Il présume que le sort final d’une âme immortelle dépend peut-être du hâtif semis.

Oui, cette jonction fortuite sur la grand-route, cette marche à deux jusqu’au relais prochain, jusqu’à la bifurcation suivante, la Providence ne les a point pour rien permises. Mentalement il projette en hâte vers le ciel le trait qui perce la nue. N’est-ce pas de là que jaillira la rosée fertile ?

Seigneur,

 

          Tous ceux qui marchent sur la terre

          Ont soif à quelque heure du jour.

          Fais à leur lèvre desséchée

          Jaillir de la source cachée

          La goutte de paix et d’amour 19 !

 

Germain ne songe pas à se dérober à quelque aumône plus généreuse de lumière.

Les précisions désirables, il est prêt à les fournir. Mais la stupeur le saisit quand il entend, au terme d’adjurations enflammées, décousues, pathétiques, une raillerie qui sonne mi-partie comme une plainte de fauve traqué, mi-partie comme un blasphème d’enfer :

– En attendant, si je crève la faim, c’est-y ton bon Dieu qui va me donner de quoi me caler la joue ? Aujourd’hui, tout de suite...

Et les yeux futés du gouailleur lancent des éclairs furieux. Sa bouche amère ricane. La barbe hirsute qui mange les joues jusqu’aux orbites se hérisse d’un poil de sanglier fonçant sur le chasseur.

Humilis, d’un bond, s’est mis sur la défensive. Au plus tôt il se ressaisit. Et la réflexion le ramène au vif du sujet.

« Il faut passer par l’estomac pour arriver au cœur », assurait, en termes crus mais cliniques, cet évêque allemand. À temps, notre apôtre improvisé s’en souvient. Quelle est la plus novice des Filles de la Charité, des Petites-Sœurs des Pauvres ou de l’Assomption qui en disconviendrait ?

Pour lors, il ouvre son sac. Il en retire le chanteau de pain du jour, les quelques gros sous de la réserve. Et mettant le tout dans les mains avides :

– Tu vois, dit-il avec douceur, mon Dieu est vraiment bon. C’est lui qui a permis que je te rejoigne tout à l’heure.

À l’autre d’être interloqué. Le misérable s’émeut. Le cynique bafouille des excuses. Il esquisse le geste du refus délicat. Et de trébucher intérieurement devant le scrupule qu’il finit par formuler, un frémissement, de pitié dans le ton jovial :

– Mais, et toi ?

– Oh ! moi, j’ai mangé hier. Et je compte sur le ciel pour manger aujourd’hui !

Traduction réaliste d’une parole d’Évangile : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain d’aujourd’hui ! » Argument irrésistible qui atteint le but plus vite que le prêchi-prêche de tout à l’heure.

Au vrai, le camarade est touché au cœur. Un émoi certain l’indique. La flèche palpite au centre de la cible.

 

*

*     *

 

Auprès des gendarmes, le pèlerin a conscience de jouer plus gros jeu. L’allure autoritaire de Pandore, la mine rébarbative du brigadier l’incitent à rompre les chiens au premier abord.

Devine-t-il la police à l’affût du délit de vagabondage ? Il paye d’audace, tandis qu’une pie avertisseuse, oiseau maléfique, jacasse en sautillant d’un arbre à l’autre, le long du chemin. Et d’une voix à la fois bonhomme, goguenarde, prévenante :

– Ne bougez plus, gendarmes, ne bougez plus ! Laissez-moi prendre du papier et un crayon. Et, dans cinq minutes, je vous offre votre portrait contre la modeste somme de cinquante centimes !

Ahuris, les braves gens capitulent. Muets de surprise, ils se prêtent à la pose. Puis, divertis par l’incident, ils se décident à laisser aller un gibier d’une espèce plutôt rare.

D’autres fois, l’inspiration sera d’une autre veine. Le plaideur emprunte à l’éloquence du barreau plus qu’au genre héroï-comique du vaudeville.

– Pourquoi m’arrêtez-vous, estimables gendarmes ? Pourquoi ? Je vis tranquille. Je ne maraude pas. S’il me plaît d’accomplir un pèlerinage..., en quoi l’autorité que vous représentez si bien y trouve-t-elle à redire ? Voyez l’oiseau ! Il est libre ; il va, vient, vole où bon lui semble. Il a des ailes, c’est vrai. Mais moi, j’en ai aussi. Elles sont, quoique invisibles, bien embarrassantes parfois !

L’allusion finale à l’essor du poète, de l’artiste, du mystique, sera-t-elle comprise ? On en peut douter.

On doit en conclure que, en définitive, Humilis n’arrive pas à ses fins du premier coup ou tout à coup. Il lui faut souvent parlementer, insister, contester. Il lui faut tâter de l’efficace d’une facétie nouvelle, d’une ruse de guerre inédite, les certificats d’indigence en mains.

En territoire français, il lui arrive de se dépêtrer du mauvais pas, de se tirer d’affaire. Du moins le plus souvent. Au-delà des frontières, c’est une autre histoire. Écroué en prison préventive, s’il maugrée, s’il bougonne, c’est au rebours des autres détenus. Car le toit, le lit, le régime alimentaire, le contraignent ici à des extras de contrebande, à des aises, comme il dit crûment, « de bourgeois ou de femmes en couches ». Des aises auxquelles il a renoncé depuis longtemps déjà.

 

*

*     *

 

Promiscuités gênantes, intempéries de la saison, incommodités prévues ou insolites : c’est là le lot du nomade. Lot accepté, comme le chantaient les fiers « romieux » du moyen âge, « pour le remède de l’âme ».

Les bagages ne l’encombrent guère plus qu’ils n’encombraient Benoît Labre ou Charles Maire. Dans la besace, pêle-mêle, voisinent la Bible, Homère, crayons et pinceaux. Le peintre se réveille ou plutôt s’affine dans le pénitent. Les exigences du saint ne ressemblent-elles pas à celles de l’artiste ? Ils poursuivent l’un et l’autre un idéal qui s’éloigne à mesure.

On pourra voir Nouveau préférer aux médailles banales, frappées en série, une plaquette de sainteté « d’un art scrupuleux » ; aux plâtres polychromes du quartier Saint-Sulpice, une statue « bien faite ».

Il continue de rimer, mais sans perdre de vue les exigences de la morale évangélique. Il continue de peindre, mais selon les lois de l’école mystique.

Et toujours il marche.

 

 

V

 

Et toujours il marche...

L’usure vient vite à ce jeu, l’âge aidant.

Un jour, vers midi, Germain rencontre un ami sur la route de l’Estérel. Il consent à s’asseoir un instant sur le bord du fossé.

On cause. Il avoue « qu’il est vieux, usé, rhumatisant, qu’il va traîner sa volontaire misère au soleil de Nice pour l’hivernage. Avec toutes sortes de façons, il accepte de partager le repas de l’archéologue qui ouvre son carnier 20 ». Et chacun de mettre en commun ses provisions de bouche. L’un installe des sardines, du foie gras, du bœuf gelé, du fromage, du pain blanc et du vin. Riche provende ! L’autre tire de son sac un oignon et un quignon de « boule de son » dont il fut gratifié, à la caserne de Draguignan, par de compatissants chasseurs alpins.

Un oignon et du pain de soldat ! Maigre pitance, plus maigre encore en qualité que le légendaire viatique du Père de Foucault : trois figues et deux noix 21.

Au soir de la vie, comment ne pas perdre l’équilibre, risquer de s’abattre, après de si maigres collations, après tant de courses et de jeûnes !

 

*

*     *

 

Trahi par ses forces, perclus de douleurs, le chemineau fixe sa résidence à Aix, où fit étape Benoît Labre. Désormais, il partagera son temps entre l’église et la Méjane. À cette bibliothèque de la ville, il ne vient pas pour examiner les manuscrits légués par Zola. Non, il s’enquiert de traités de théologie, d’ouvrages d’hagiographie. Aliment substantiel dont il ne se lasse point. On le verra par la suite s’arrêter, place d’Albertas, rêveur, pêcheur de lune, perdu dans sa prière.

Après de longues séances d’oraison, quand il sort de Notre-Dame de la Seds ou de Saint-Sauveur, le cœur battant la chamade, c’est pour s’adosser au porche et tendre la main. Avec la même gratitude il accepte les quelques sous du passant anonyme ou l’écu généreux du peintre Paul Cézanne.

Le plus fameux coloriste de l’époque vient presque chaque matin assister à la messe. À la sortie, il secourt le besacier de sa sympathie et de ses largesses.

Rentré lui-même au logis, Humilis passera la nuit sur le plancher d’une chambre plus austère qu’une cellule de Chartreux, après un repas de pain dur et de fruits.

 

*

*     *

 

En 1910, il quitte Aix pour Pourrières.

Au village natal, dans la chétive bastide où il se cloître, il semble aspirer à plus de solitude.

Sur-le-champ, il organise sa vie. L’ermite de la plus rigide observance pourrait envier à ce bohème le sens de la discipline. Aux termes du règlement qui le régit, le plus clair des loisirs se passe à l’église. L’église de son baptême. L’église qu’il n’oublia jamais tout à fait parmi le tumulte et la fièvre des marches et contremarches de naguère.

À Pourrières, elle domine le bourg. Germain y monte dès la première heure pour la messe et la communion. Mais il prolonge, au gré de la ferveur, au-delà des limites normales du drame liturgique.

Le plus souvent, il se tient à genoux derrière la porte, près du bénitier, dans l’ombre discrète que renforce, par contraste, la lueur sidérale où baignent les ogives de la nef. Tel est le coin de sa préférence. La place du publicain.

Se croit-il enfin seul ? Alors, les bras en croix, les mains étendues en gestes hiératiques d’offrande, il abîme son âme en des supplications éperdues, accablé par le souvenir des fautes de jadis ou exalté par le spectacle de l’invisible.

Il ne retrouvera la sérénité qu’aux pieds de Notre-Dame de Miséricorde. L’image miraculeuse, revêtue d’un manteau de soie jaune, sourit doucement à tant d’humble confiance.

Au clocher, midi déclenche l’Angelus. Alors, Nouveau se dirige cahin-caha vers l’Hôtel-Dieu. Là, Sœur Saint-Philémon, qui lui témoigne de l’intérêt, de la déférence, de la pitié, sert à ce client peu difficile une gamelle de soupe chaude. De loin en loin, il pousse jusqu’au bureau de bienfaisance qui lui vient en aide comme à tous les nécessiteux de la commune.

Le voici de retour, rue de la Baraque, à la masure minable où il élit domicile.

Jetons un regard rapide sur cette chambre du premier étage, la seule praticable de l’appartement.

Nul doute possible. Un fils du Poverello d’Assise s’en contenterait à peine. Un lit de sangle, une table encombrée de livres et de manuscrits poussiéreux, une cheminée à étagère : c’est là tout le confort du réduit. Aux murs, un crucifix. Et, tirant une inscription tracée, d’une brosse large, en majuscules d’affiche : SILENCE, SILENCE, SILENCE !

« Silence ». Le violent rappel à l’ordre ne vise pas seulement l’abus des conversations inutiles. Les visiteurs, du reste, se font rares. Si l’on excepte le cousin Jullien, l’abbé Roubert le curé de la paroisse, Me Dragon le notaire, un ami d’enfance, un camarade de collège qui ne le perdit jamais de vue, il ne vient autant dire personne.

Alors ?

Alors, par là, l’infatigable lutteur entend ne pas perdre de vue l’obligation de se tenir sur ses gardes. D’après lui, c’est sans trêve qu’il s’agit de réprimer les écarts toujours possibles de l’imagination, de la mémoire. Mater l’attention de la tête et du cœur. Museler au besoin le vieil homme qui s’agite parfois encore, tant il a la vie dure, et recommence à se cabrer et tente des protestations contre l’homme neuf, contre ce Germain Nouveau, d’énergumène vraiment rénové, de la dernière heure.

« C’est une des misères de l’homme, observe Pascal, de ne pas savoir se tenir entre quatre pieds carrés. »

« Qui d’entre nous, confirme François Mauriac, oserait nier que le tourmentent à la fois l’horreur du monde et l’impuissance à demeurer seul dans une chambre ? »

S’il s’est enfin stabilisé, l’errant d’hier devenu l’ami de la claustration saura, contre vents et marées, s’astreindre à l’horizon étroit, aux arrêts de rigueur qu’il s’est à lui-même prescrits. Le travail et la lecture sont là pour adoucir les amertumes de l’exil du cœur, le prémunir contre le péril de l’évasion.

 

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Le travail ? Celui des moines copistes du moyen âge. Il s’attarde à transcrire, en les limant sans cesse, quelques poèmes de la dernière veine, ceux dont il dit à Marcel Provence, sur un ton farouche de désabusé, le dos courbé par le repentir, les épaules appesanties par la défroque en haillons du pénitent : « Rien n’existe en dehors de Dieu et de son fils adorable. Des vers ? Oui, des cantiques religieux, cela peut devenir une louange. Mais tout le reste, détruisez-le. Allez ! faites comme moi ! »

Ce qu’il lit ? La Bible, dont il récite chaque jour les psaumes. L’Évangile surtout, qui lui remémore le Christ, époux divin de la pauvreté. La vie des saints, qui traduit en actes la parole de Dieu et dont les exemples les plus héroïques – fût-ce ceux de Rose de Lima ou de Benoît Labre – ne lui semblent jamais, à lui, plus admirables qu’imitables. Et la lecture le conduit d’emblée, sans heurts, comme il arrive aux contemplatifs, à de nouveaux colloques, à des ascensions de surcroît.

Voici qu’il prend son essor. Il monte. Il atteint les hauteurs dont parle le verset qu’il vient de coucher par écrit, sur une portée musicale, avec les notes du plain-chant, à même la muraille :

 

          J’ai levé les yeux vers les sommets...

 

Quand il atterrit, c’est pour jeter sur le papier, en des notations algébriques, le souvenir des impressions, des extases, puis les propos qui s’ensuivent ! « Pauvreté, humilité, obéissance, amour divin, crainte de Dieu, mépris du monde, désir de la perfection, mortification des sens... »

 

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1914... En lui, le souffle des tragiques évènements que la guerre déclenche à travers l’Europe va stimuler la fringale de mystique dévouement, aiguiser la soif d’immolations réparatrices.

Il ira plus loin. À la manière de Charles de Foucauld, le voici qui prétend faire école. Il escompte des imitateurs d’une ascèse si singulière. Les disciples qu’il espère, il les nommera les apôtres des derniers temps.

Il s’ouvre du projet à l’abbé Roubert. Il s’exprime en des termes brûlants, hachés par l’émotion, véritables jets de flammes. « Ah ! se dévouer ! Prier ! Réunir des hommes humbles, très doux ! Expier les péchés d’autrui par des mortifications extrêmes ! Vivre sous une règle dure, austère, afin de tout entraîner à sa suite... Mon Dieu, est-ce donc impossible ? »

Le prêtre, toutefois, ne discerne pas en ce confident estimable les grâces d’état spéciales aux fondateurs d’instituts religieux. Il en est convaincu d’avance : la tentative sombrerait dans l’échec. Et puis, quels novices accepteraient de s’adjoindre à un tel maître ? Quels postulants capables de se mesurer à pareil athlète ?

De lui, on pourrait redire avec plus de justesse encore ce qui fut écrit de l’illustre modèle Benoît Labre : il « était le cénobite d’une trop stricte observance pour qu’elle s’étendît à d’autres qu’à lui 22 ».

La déception le mortifie sans l’abattre. Pour suppléer à sa misérable impuissance, Humilis imagine autre chose. Un dessein de moindre envergure...

On le voit se rendre à quelque lieu de rassemblement populaire. La guitare en mains, jongleur de rue, il chante des cantiques susceptibles de porter les âmes à Dieu. Il cherche du même coup à se procurer quelques modiques ressources pour d’autres que lui. Car ce reclus sans le sou a la délicatesse de songer aux claque-dents. Ne les juge-t-il pas volontiers plus à plaindre que lui ? Ont-ils cessé d’être « nos seigneurs les pauvres » ?

Ainsi François, sur le marché d’Assise, a chanté puis quêté pour la reconstruction de l’église en ruines Saint-Damien. Ainsi Benoît Labre, à Bari, sur l’Adriatique, a chanté puis quêté au profit des captifs indigents.

Ni plus ni moins que François, ni plus ni moins que Labre, Nouveau ne laisse pas d’exciter l’hilarité. Les sarcasmes, les quolibets, fusent de toute part. Qu’à cela ne tienne ! Le public jette, en riant, deux ou trois décimes dans la casquette crasseuse. De quoi permettre au fol de pratiquer « la belle, la noble, la sainte charité ».

Le gain se trouve estimé par lui à sa juste valeur. Double avantage. Pour lui, les avanies, pour autrui, les menus secours tombés dans la sébile.

 

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De retour chez lui, le casanier reprend la suite des prières, des exercices pieux, des macérations quotidiennes. Il s’exténue de veilles, de jeûnes, de flagellations sanglantes. Ceci à l’imitation du modèle de son choix, le saint qui lui a pris le cœur, le saint qu’il ne nomme jamais, bouche-bée, admiratif, que « le beau saint » :

 

          Fière statue enchanteresse

          De l’austérité, que Dieu dresse

          Au bout du siècle de l’ivresse,

          Au seuil du siècle de l’argent 23.

 

Germain a le même cilice de prédilection. Un cilice immonde, collé bientôt à la chair pécheresse. La voracité grouillante de la vermine pullule sur le grabat... Voici, rejoint de près par le disciple, le maître en ascèse.

Le singulier purgatoire inspiré des exemples de Labre se prolongera-t-il longtemps ? Ici-bas, le violent ne dure guère. Et voilà huit ans déjà...

Au printemps de 1920, le lundi de Pâques, le vieillard allait être trouvé inerte, un crucifix entre les doigts, après une semaine sainte d’abstinence plus complète. Au dehors, dans l’air frémissant, saturé des exhalaisons du renouveau provençal, les cloches reprenaient le triomphal refrain de la Résurrection.

On força la porte. Les cendres en tas dans la cheminée laissèrent pressentir un soin ponctuel à détruire des papiers importants. « Lettres d’amour, manuscrits, fragments de contes et de poèmes, tout un passé : les amours, les ambitions, les voyages longs et pénibles, les compagnons de travail et de fête : Verlaine, Rimbaud, Richepin, Charles Cros, Nina de Villars, Villiers de l’Isle-Adam, une vie folle et tumultueuse 24 » : tout venait d’être la proie des flammes.

En vérité, l’auteur avait voulu que, de son œuvre, rien ne survécût, Rien, sauf un cantique à la Vierge de Pourrières, remis par lui, quelques années auparavant, à la rédaction des Quatre-Dauphins 25.

 

          À genoux sous ma voile,

          Je te salue, étoile,

          Étoile de la mer !

 

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*     *

 

Abandonné, honni, renié de tous, ce déchet humain reçut, à l’église, les mêmes honneurs modestes que ses amis les gueux. De telles funérailles, ne les avait-il pas souhaitées jadis pour lui d’un cœur léger, d’une humeur volage ?

 

          Moi, l’enterrement que je rêve,

          C’est un enterrement d’un sou.

 

Il eut, au cimetière, la fosse commune 26. Il eut, en guise de panégyrique, les derniers persiflages de parents éloignés. Les bonnes gens du cortège rappelaient sous cape les excentricités et les exagérations du « vieux fou ».

Mais là-haut, sans conteste, le pauvre Lazare vint à sa rencontre pour l’introduire solennellement dans le sein d’Abraham. In paradisum...

Changement féerique ! Halte heureuse au bout de l’âpre chemin, au terme du voyage !

Révolue à présent l’ère du provisoire. D’un provisoire traversé d’épreuves, d’abjections, de dénuement. À jamais, cette fois, pour le trimardeur du bon Dieu, le confortable, la gloire, l’opulence inamissibles de la taverne à l’enseigne de l’Éternité bienheureuse. Mieux encore : la vision face à face exigée par l’amour.

Comment portraiturer l’instable en des poses si diverses ?

Au moral, amoureux du paradoxe, de la contradiction, du panache, Nouveau a poussé très loin le goût de l’originalité, le faible de l’ostentation.

Les grands airs de l’artiste ne manquèrent pas d’exercer leur séduction sur le monde raffiné, funambulesque, décadent, de l’époque. Airs rehaussés d’ailleurs d’un physique à conquête.

Le mat du teint, la fierté du port de tête, un nez busqué, une bouche dédaigneuse, avare de sourires, des yeux andalous de velours, le noir bleuâtre des cheveux longs et de la barbe en pointe, le faisaient prendre pour un cheik arabe ou pour un rabbi israélite. De tels avantages il avait conscience. Il n’omit point d’en tirer parti.

Le mouvement de conversion à peine esquissé, Nouveau tourna d’implacables rigueurs vers l’instrument des incartades. Il y mit d’ailleurs la même allure d’indépendance, d’âpreté, d’intransigeance. Du cent pour cent.

L’idole des adulations regrettées, Germain l’abandonne aux pires sévices. Jusqu’à la réduire enfin à ce vieillard sordide, cassé, malodorant, dont il nous a laissé l’effigie signée de sa griffe.

Humilis n’y apparaît plus que sous des traits flétris, le front plissé de rides, les joues creuses, les pommettes enfiévrées, saillantes. La barbe inculte tombe négligemment sur la poitrine. L’ensemble dégage une expressive incarnation du rêve magnanime de tout repentant, fût-il jusqu’au bout tenu, non sans raison d’ailleurs, pour un fantasque : la réparation d’honneur due au Très-Haut, la juste restitution du bon exemple due aux semblables.

 

 

Élie MAIRE, Trois gueux du Seigneur, Fides, 1946.

 

 

 

 

 

 



1  Dans la plaine en contre-bas tombèrent sous les coups des légions romaines 300 000 teutons. L’arc de triomphe de Marius et, en face, la montagne Sainte-Victoire rappellent l’évènement historique d’une formidable importance.

2  L’ouvrage de fond à consulter est, sans conteste, A. Lopez, La vie étrange d’Humilis, Bruges, 1927. Nous ont en outre renseigné, sur plus d’un point de détail, A. Le Cordonnel et J. Vincent. Enfin, non sans de multiples réserves, L. Vérane, Humilis, poète errant, Paris, 1929.

3  A. LOPEZ, Op. citato, page 30.

4  Le mot est de Flaubert.

5  Rimbaud était, on le sait, originaire de Charleville. Il serait intéressant de noter à quel point les deux amis se ressemblaient. En littérature, même puissance d’images et d’évocations. En fait d’attraits, même instinct de nomadisme. Cf. J. M. CARRÉ, La vie aventureuse d’A. Rimbaud ; M. COULON, Le problème de Rimbaud ; DANIEL-ROPS, Rimbaud, le drame spirituel ; R. SYLVAIN, Rimbaud le Précurseur.

6  Passage omis dans l’édition de la Poétique, ainsi que dans l’édition Messein.

7  Cf. pages 149 et 165, et, plus haut, pages 20 et 21.

8  Souffrances et bonheur du chrétien. Paris, 1931, page 26.

9  Quelques vers ont été modifiés, d’autres omis. Car, mis en demeure de rendre le manuscrit, Larmandie l’avait appris par cœur. Le pire c’est que, par un mauvais goût inexplicable, on introduisit là des croquis de Rodin qui eussent été déplacés même dans le scandaleux recueil Les Valentines. L’édition, tirée à trois cents exemplaires, est devenue rarissime. Il n’y a pas lieu de le regretter.

Qu’il nous soit permis de remercier ici M. Eugène Guerrin. À sa bienveillance nous sommes redevables de nombreux renseignements, confirmations, précisions, écrit ou oraux.

10  J. JOERGENSEN.

11  FRANÇOIS MAURIAC.

12  Tel est le pseudonyme qu’il vient de s’attribuer.

13  Un ami dans la nécessité est un ami en vérité.

14  A. LOPEZ, op. cit., page 117.

15  Un décret de la Sacrée Congrégation du Concile, à la date du 31 avril 1936, réprouve et bannit des pèlerinages tout ce qui s’oppose à leur caractère strictement religieux.

16  Nul ne l’ignore. Sans esprit de protestation contre le mode de pèlerinage le plus à la portée des fidèles, les amateurs pédestres ne manquent pas à notre temps.

Il semblait acquis à l’histoire que le tourisme eût détrôné le pèlerinage. Or, voici que nous assistons à la renaissance du passé : la marche forcée vers un sanctuaire, avec tout le cortège d’antiques rigueurs.

Chaque année, à l’époque des vacances, les Scouts de France, les Routiers, les Cadets, les Compagnons de Saint-François se soumettent joyeusement au code de la route. Ils couchent dans les granges ou sur la dure, font leur cuisine – une cuisine de Trappiste, – s’entraînent à mener au grand air une vie de nomade où la discipline, l’hygiène, la joie, la ferveur, l’ascétisme, sont à l’ordre du jour.

Le déplacement pieux de quelque ampleur séduit aussi des isolés.

A. Retté narrait, quelques années avant la guerre, sa randonnée de « trimardeur de la Vierge » vers Notre-Dame de Lourdes.

Naguère, Jean du Plessis se rendait à pied de Toulon à la Grotte de Massabielle pour accomplir un vœu fervent, et A. Mabille de Poncheville racontait ses voyages pédestres à Rome puis à Saint-Jacques de Compostelle.

Sous le signe du grand journal catholique anglais The Universe, M. John Gibbons, en 1928, parcourait, dans le même équipage, la distance coquette qui sépare le Mont-Saint-Michel des bords du Gave fameux, théâtre de merveilles. Il mérita de la presse française le glorieux surnom de « Vagabond de Notre-Dame ».

Enfin, une lourde croix sur l’épaule, le Bavarois Jean-Baptiste Muller s’est mis en route, en 1932, pour Rome, la Terre Sainte, l’Espagne, le Portugal, la France.

17  EDMOND JOLY, La chambre des saints à Rome, page 33. L’auteur, dont nous signalons avec joie le beau livre posthume, relate ce trait à propos de Benoît Labre.

18  Joan., VII, 37, 38.

19  LAMARTINE.

20  MARCEL PROVENCE, Les Lettres, art. « Souvenirs sur Humilis », 1er avril 1924, page 531.

21  R. BAZIN, Charles de Foucauld, Paris, 1921, page 189.

22  AGNÈS DE LA GORCE, Op. cit., pages 93 et 206.

23  G. NOUVEAU, Poésies d’Humilis et vers inédits. Paris, 1924. Plusieurs des vers cités plus haut sont empruntés à ce recueil.

24  LÉON VÉRANE, Op. cit., page 250.

25  Cette petite revue, fondée par Edmond Jaloux, portait le nom d’une des fontaines de la ville d’Aix.

26  On a, depuis, transféré les restes d’Humilis dans le caveau de famille.

 

 

 

 

 

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