Le merveilleux aux Antilles

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

George MALET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’honorable M. Légitimus, député de la Guadeloupe, est attendu aujourd’hui ou demain à Paris, non sans curiosité. On s’est amusé à lui faire une réputation de sorcier, peut-être parce qu’il a trouvé le moyen de signer ici un manifeste pendant qu’il voguait en pleine mer. De spirituels journalistes assurent que le noir élu pratique notamment l’usage du pail. On sait en quoi consiste cette coutume vénérable.

À la veille d’un grand évènement ou d’une entreprise importante, les sorciers des Antilles, pour conjurer le malin esprit, dansent au clair de lune, et préférablement dans un cimetière, une bamboula frénétique, accompagnée de hurlements à faire fuir le diable, ce qui est leur but en effet.

M. Légitimus, dit la chronique, aurait eu grand soin de danser le pail à la veille de son élection. Le résultat a été si heureux qu’il ne manquera pas sans doute de recommencer pour chaque vote un peu important. Il y aurait là de quoi compenser surabondamment, pour les amateurs de spectacles pittoresques, la perte du Dr Grenier.

Mais, sérieusement, existe-t-il encore des sorciers aux Antilles ? Sans aucun doute. Toutes les superstitions, maléfices, sortilèges africains s’y sont perpétués sourdement.

La plus grande partie de la population à la Guadeloupe et à la Martinique se compose de mulâtres et de métis, provenus du croisement de la race blanche avec les nègres esclaves, amenés par la traite. Deux compagnies eurent longtemps le privilège de la traite : la Compagnie du Sénégal et celle de Guinée. Le Roi Louis XIII les avait autorisées à grand’peine, mais on lui remontra que les nègres seraient au moins aussi heureux dans l’esclavage créole, assez paternel quoiqu’en aient dit les négrophiles, et en particulier celui que les nègres nommaient affectueusement « Chéché » – Schœlcher. D’autre part, c’était le moyen de les instruire dans la Religion.

Les premiers missionnaires aux Antilles eurent une peine infinie à débarbouiller de leurs superstitions les nègres qu’ils catéchisaient. Lorsqu’ils se croyaient sûrs d’un néophyte, on le surprenait en adoration devant son gri-gri. Le P. Labat, le plus célèbre de ces missionnaires, raconte vingt histoires de ce genre. Parmi ces nègres, hantés de superstitions idolâtriques, il y avait de vrais sorciers, puissants. Le P. Labat assure avoir été témoin de ce fait extraordinaire. Un petit nègre, venu de Guinée, était domestique chez les Pères. Les voyant contrariés par une sécheresse persistante, il leur proposa de faire pleuvoir. Les Pères acceptèrent par curiosité. Le négrillon prit trois oranges, les posa à terre, un peu éloignées les unes des autres, se prosterna devant chacune, prit ensuite trois rameaux d’oranger, se prosterna de nouveau, et les planta près des oranges. Il fit une troisième génuflexion, en marmottant quelque sorte de prière, puis se releva une des branches d’oranger à la main. Un tout petit nuage apparaissait à l’horizon. Le petit nègre, de son rameau, lui fit signe. Les Pères, émerveillés, virent alors le nuage glisser rapidement dans le ciel bleu, et quelques minutes après une pluie légère tombait sur le jardin de la Mission.

Voici un autre fait plus extraordinaire encore. Le P. Labat n’en fut pas témoin, mais il le tenait de M. Vaubel, directeur du comptoir de Danemark à l’île Saint-Thomas.

Un nègre, convaincu de sorcellerie et notamment d’avoir fait parler et prophétiser une figurine de terre, allait être pendu. M. Vaubel, rencontrant ce malheureux en route pour la potence, lui dit :

– Eh bien, tu ne feras plus parler ton gri-gri ?

– Massa, dit le nègre en son patois, moi faire parler votre canne, si vous vouloir.

La curiosité du négociant danois fut grandement excitée. Il obtint qu’on retardât l’exécution, donna sa canne au nègre, qui la planta en terre et fit autour des gestes bizarres.

– Que voulez-vous qu’elle vous dise ? demanda, t-il.

– Si le vaisseau que j’attends est parti du port, s’il fait un bon voyage, quel jour il arrivera ?

Le sorcier recommença ses cérémonies, puis dit à M. Vaubel :

– Vous l’entendre parler, maintenant.

Et il s’éloigna avec sa funèbre escorte. M. Vaubel entendit alors une voix petite et claire qui semblait sortir de la canne et disait :

– Le vaisseau que tu attends est parti d’Elseneur tel jour, avec tel capitaine, tant de passagers, telle cargaison. Son voyage a été bon, sauf un coup de vent qui a rompu le petit hunier et emporté la voile d’artimon. Il mouillera ici avant trois jours.

Le surlendemain le navire arrivait en effet, et tous les renseignements donnés par la grêle voix mystérieuse furent reconnus aussi exacts. Mais le sorcier nègre ne put s’en glorifier, pendu depuis l’avant-veille 1.

 

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On trouverait malaisément aujourd’hui dans les Antilles des sorciers de cette force. Ils pourraient faire chez nous une plus belle fortune que par la députation ! Mais il est certain que l’esprit superstitieux des fils de Cham vit toujours dans la population métisse et mulâtre, et n’a pas laissé de contaminer la population blanche. Ce n’est pas M. Légitimus, mais un autre député qui, dit-on, a enlevé tous les suffrages, au moyen d’un cinématographe que maniait un de ses agents. Les bons électeurs crurent voir un ambassadeur du Zombi, le diable nègre, personnage plutôt malicieux que méchant. Le dieu noir est le Vaudou, symbolisé par la couleuvre.

On sait qu’une puissante et mystérieuse société a existé, et sans doute existe encore, sous ce nom. Un procès bien curieux devant la cour prévôtale de la Nouvelle-Orléans, en 1863, permit d’entrevoir les rites des vaudoux. Quand les officiers de police pénétrèrent dans le temple, ils se trouvèrent en présence de cinquante femmes dévêtues (dont deux blanches) qui dansaient une ronde frénétique, pendant que la grande prêtresse, à l’autel, invoquait le dieu. Au milieu de la salle, qu’éclairaient des centaines de bougies, bouillait, dans une vaste marmite, un mélange indéfinissable. Des parfums brûlaient, entre des corbeilles d’argent pleines de couleuvres.

Chose curieuse, le P. Labat, qui fournit des renseignements si intéressants sur le merveilleux au début du XVIIIesiècle, fait lui-même, aujourd’hui, partie du merveilleux des Antilles. Son nom est resté légendaire ; quand un feu follet voltige sur les mornes, on dit populairement que c’est le P. Labat, qui revient, avec sa lanterne.

Les Dames créoles  croient surtout aux songes. Comme les femmes grecques couraient les raconter au Soleil, dès qu’elles ouvrent les yeux, si elles n’ont pas leur mari sous la main, elles sonnent leur femme de chambre pour les lui dire et discuter avec elle l’augure inquiétant ou heureux des prestiges du sommeil.

Le merveilleux d’Haïti est plus inquiétant et plus sombre. Le code pénal de cette République punit gravement les faiseurs de caprelatas, ouangas, dompèdres, macandals et autres sortilèges, sans préjudice des peines plus graves encore qu’ils peuvent encourir à l’occasion des crimes qui accompagnent trop souvent ces maléfices. On sait en effet que les sorciers papalois et ghions pratiquent le cannibalisme et en font même, en de certaines circonstances, une sorte de devoir religieux.

Dans son livre la République noire, sir Spencer Saint-John raconte le procès et l’exécution des sorciers Floréal-Apollon, Congo-Pelé, Tante Jeanne, et Roséide Sumeira, pris en flagrant délit d’anthropophagie religieuse dans leur hommfort de Bizoton. C’était sous le général Geffrard.

D’après une récente correspondance du Journal des Débats, il paraît que depuis Florvil Hippolyte, qu’on disait affilié à la secte des Veau-Bindingues, et dont la favorite était la fameuse tante Victoire, une mammaloi, les pratiques de magie noire ont pris dans les masses une recrudescence alarmante. On a vu tout dernièrement aux Cayes, ville du Sud, un bouc-fétiche enterré en grande pompe par un gros personnage de l’endroit, vieux Macandal. Ces faits ont été rapportés par l’Indépendant de Port-au-Prince, numéro du 24 décembre 1896.

Nous voilà bien loin de M. Légitimus, qui est, paraît-il, en réalité, un homme très éclairé et très correct, en dehors du goût de sa race pour les cravates rouges. Il faut renoncer à l’espoir de compter parmi nos députés un sorcier notoire, en compensation de tant de législateurs qui, notoirement, le sont si peu.

 

 

George MALET.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux

en juin 1898.

 

 

 

 

 

 



1Nouveau voyage aux îles françaises d’Amérique, 6 v., 1722.

 

 

 

 

 

 

 

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