Le merveilleux dans Balzac
par
George MALET
Ce serait le titre d’un gros et bien curieux volume. Le magicien de lettres dont M. Rodin vient de dresser sur Paris effaré une si étrange image, a vécu dans le merveilleux comme la salamandre dans le feu, lorsqu’il finit par s’y consumer. Tout devenait merveilleux dans ses mains d’enchanteur, sons ses yeux hantés de mirages éclatants. Au pied de son mur croulant des Jardies, il voyait pousser des ananas dont il se ferait cinquante mille livres de rente. Chaque tasse de thé qu’il offrait était accompagnée de l’histoire fabuleuse de ce thé d’or. Le soleil ne le mûrissait que pour l’empereur de la Chine. Des mandarins de première classe étaient chargés, par privilège, de l’arroser et de le soigner sur sa tige, où de jeunes vierges le cueillaient en chantant avant le lever du jour. Le Fils du Ciel en envoyait, par caravanes, quelques poignées à l’Empereur de Russie ; et c’était par le ministre de cet autocrate que Balzac, de prince en ambassadeur, tenait celui dont il favorisait son visiteur ébahi. Si l’on prenait trois fois de ce thé magique, on devenait borgne ; six fois, aveugle. Comme il était d’ailleurs fort bon, Gozlan, tendant sa tasse, s’écriait :
– Je risque un œil !
Au doigt du grand visionnaire, un anneau d’argent devenait la bague même du prophète. Au milieu d’une nuit d’hiver, Balzac frappe à la porte de son ami Laurent-Jan.
– Lève-toi ! crie-t-il, nous sommes riches. Nous allons partir pour l’empire du Mogol.
– Es-tu fou ? demandait Laurent-Jan, se frottant les yeux et les écarquillant à la fois.
Balzac prit son ami par le bras, et le conduisit près de la lampe.
– Regarde cette bague, lui dit-il mystérieusement.
– Eh bien, je la vois... Cela vaut trente sous.
– Malheureux !
– Disons trois francs, et n’en parlons plus.
– Tais-toi !... Apprends que cette bague m’a été donnée à Vienne par le fameux historien M. de Hammer. Il sourit, en me disant : « Un jour vous connaîtrez l’importance du petit cadeau que je vous fais. » Je ne pris pas garde à ces paroles ; je croyais n’avoir qu’une turquoise ordinaire...
– Eh bien ?
– Eh bien, il y a des caractères arabes gravés sur cette turquoise. Hier, à la soirée du ministre de Naples, j’ai demandé leur signification à l’ambassadeur ottoman. À peine eut-il jeté les yeux sur ma bague qu’il poussa un cri dont toute la réunion s’est émue : « Vous avez une bague, me dit-il, en s’inclinant jusqu’à terre, qui vient du Prophète, c’est son nom qui est gravé sur la pierre ; elle fut volée par les Anglais au grand Mogol, puis vendue à un prince d’Allemagne. Allez tout de suite à la cour du grand Mogol, qui a offert des tonnes d’or et de diamants à celui qui la lui rapporterait... vous reviendrez avec les tonnes. » Figure-toi si j’ai bondi ! Je viens te prendre, mon cher Jan, pour partir ensemble.
– Et c’est pour cela, s’écria Laurent-Jan, que tu m’as réveillé au milieu de la nuit !
– Ne te recouche pas !... Ne veux-tu pas de la fortune ? Doutes-tu de la parole de l’ambassadeur ?
– Je persiste à t’offrir trente sous de la bague du Prophète, dit Laurent-Jan en se refourrant dans son lit.
Balzac, furieux, fit pleuvoir les plus violentes injures sur la tête du sceptique. Courbé, brisé par la rage, il finit par s’étendre sur un canapé, et s’endormit en rêvant aux trésors du grand Mogol. Le lendemain il ne parlait plus de la bague.
On connaît cent anecdotes pareilles. Mais ce n’est pas de ce merveilleux fantasmatique que nous voulions parler. Balzac fut non seulement un halluciné mais un voyant. Nul n’a fait de plus hardies et de plus curieuses incursions dans le Mystère. Bien qu’imparfaitement initié, il a tout deviné par la puissance de son génie.
L’auteur de Séraphita avait, du reste, de qui tenir son entraînement vers le merveilleux. Son père, vieillard original, « dont Hoffmann eut fait un personnage de ses créations fantastiques », dit Mme Surville, bien que plutôt sceptique d’apparences, croyait aux songes, et était persuadé que, par un certain régime qui maintenait « l’équilibre des forces vitales », il dépasserait cent ans. Aussi mit-il toute sa fortune dans la tontine Lafarge. Il mourut d’accident à quatre-vingt-trois ans. Sa mère était « ardente au merveilleux ». Elle avait collectionné les mystiques et connaissait tous les magnétiseurs et toutes les somnambules célèbres de l’époque. C’est elle qui fournit les matériaux de Séraphita 1.
Dans la Peau de chagrin, première pierre de l’assise métaphysique de Balzac, tout est mythe et allégorie. C’est la formule de la vie humaine, abstraction faite des individualités. Louis Lambert est une œuvre fort supérieure à ce conte orientalement fabuleux. Toujours un peu matérialiste dans son mysticisme, Balzac conçoit l’âme comme un fluide matériel, éthéré, analogue à l’électricité. « Le cerveau est le matras où l’animal transporte ce que chacun de ses organes peut absorber de cette substance, et d’où elle sort transformée en volonté. » Nos sentiments sont des mouvements de ce fluide : il jaillit dans la colère, il pèse sur nos nerfs dans l’attente. Les idées sont des êtres organisés qui vivent dans le monde invisible et influent sur nos destinées. Émanées d’un cerveau puissant, elles peuvent maîtriser le cerveau des autres et franchir comme l’éclair d’énormes intervalles. Il explique ainsi la transmission de la pensée, la vue à distance, la divination prophétique. La mystique de Séraphita reste chrétienne. La destinée humaine est présentée comme une suite de vies ascendantes où l’âme, guidée d’abord par l’amour de soi, puis par l’amour des êtres, et enfin par l’amour du ciel, traverse tour à tour le monde naturel, le monde spirituel et le monde divin.
Les séances de magnétisme auxquelles assista Balzac, lorsqu’il méditait la peinture de l’Androgyne céleste de Swedenborg, lui ont fourni pour Ursule Mirouet l’admirable chapitre de la conversion du docteur Mirouet. Le vieux médecin sceptique est conduit par un de ses confrères, mesmérien, chez un personnage que l’on aura peut-être peine à reconnaître dans ce portrait démesuré :
« En ce moment se produisait à Paris un homme extraordinaire, doué par la foi d’une incalculable puissance et disposant des pouvoirs magnétiques dans toutes leurs applications. Non seulement ce grand inconnu, qui vit encore, guérissait par lui-même à distance les maladies les plus cruelles, souverainement et radicalement, mais encore il produisait instantanément les phénomènes les plus curieux du somnambulisme, en domptant les volontés les plus rebelles. La physionomie de cet inconnu, qui dit ne relever que de Dieu, et communiquer avec les anges, comme Swedenborg, est celle du lion ; il y éclate une énergie concentrée, irrésistible.
« Ses traits, singulièrement contournés, ont un aspect terrible et foudroyant ; sa voix, qui vient des profondeurs de l’être, est comme chargée d’un fluide magnétique ; elle entre dans l’auditeur par tous les pores.
« Dégoûté de l’ingratitude publique, après des milliers de guérisons, il s’est rejeté dans une impénétrable solitude...
« Enveloppé dans le souvenir de ses bienfaits comme dans un suaire lumineux, il se refuse au monde et vit dans le ciel, etc. »
La somnambule endormie par ce mage va en esprit chez le docteur Mirouet, à Nemours. Elle voit les billets de banque que le docteur a cachés dans un volume des Pandectes ; elle entend la prière ardente que fait la petite Ursule pour la conversion de son parrain. Le vieil incrédule, après vérification, est foudroyé et se convertit.
Balzac était aussi convaincu que son héros ; il écrivait à Mme Caran : « Songez au magnétisme, qui n’est pas une illusion. »
Il croyait à l’astrologie judiciaire comme en témoigne Catherine de Médicis et à la conquête de l’Absolu avec Balthazar Clorès. Le Cousin Pons atteste sa foi en la chiromancie, dont s’enorgueillit Desbarolles, et en la cartomancie. C’est dans cet admirable chapitre intitulé « Traité des sciences occultes » que se trouve cette prédiction à demi réalisée : « Tant de faits avérés sont issus des sciences occultes qu’un jour ces sciences seront professées comme la chimie et l’astronomie. »
Balzac s’est montré plusieurs fois, ainsi, oraculaire et prophétique. L’excellent Anatole de la Forge en citait une preuve bien curieuse. D’après lui, le royaliste Balzac fut le messie de Gambetta et de l’opportunisme dans celui de ses ouvrages qui contient la célèbre théorie de la vertu expressive des noms. « Z. Marcas – écrivait-il dans le Siècle du 1er août 1883 – n’est rien moins que l’histoire, par anticipation et don de prophétie, du tribun de la défense nationale, du vainqueur du gouvernement de l’ordre moral. » Non seulement les origines, les dons intellectuels, l’aspect physique (à un œil près), et la physionomie sont semblables chez Marcas et chez Gambetta ; mais encore, en décrivant la maladie et la mort de Marcas, Balzac décrivait d’avance la fin lamentable du tribun de Belleville.
« Semblable à Pitt, qui s’était donné l’Angleterre pour femme, Marcas portait la France dans son cœur, il en était idolâtre. La France au troisième rang ! Ce cri revenait toujours dans ses conversations. La maladie intestine du pays avait passé dans ses entrailles. » M. de la Forge souligne cette dernière phrase, qui lui paraît s’appliquer admirablement à Gambetta, et note que cette scène de la vie politique a été écrite aux Jardies, dans la maison même où le Génois devait mourir !
Assurément rien n’est plus merveilleux dans Balzac ! Il faut tirer l’échelle et s’arrêter après ce trait d’ingéniosité opportuniste.
George MALET.
Paru dans L’Écho du merveilleux
en mai 1898.