Le cinquantenaire du spiritisme
et les esprits frappeurs de jadis
par
George MALET
Il y a tout justement un demi-siècle que deux gamines américaines, Kate et Margaret Fox, filles d’un méthodiste d’Hydesville, comté de Wagner, furent grandement effrayées par des coups mystérieux frappés dans le mur de leur chambre. Les spirites s’apprêtent un peu nonchalamment à célébrer le cinquantenaire de ce toc-toc initial, d’où devait sortir un si beau tapage.
On connaît la suite de l’aventure des petites Fox. Attribués d’abord à la malice des voisins ou des fillettes elles-mêmes, les bruits singuliers, narguant, toute surveillance, continuèrent leur train et même redoublèrent. Les enfants s’y étaient accoutumées. Elles les attribuaient au « vieux gentleman » (c’est la périphrase par laquelle on désigne poliment le diable en langue anglaise) ou plutôt à quelque lutin de sa noire famille. Elles en riaient.
– Faites cela, monsieur Pied-Fourchu ! s’écriait Kate frappant dans ses mains.
Le Frappeur invisible imitait le bruit. On imagina d’entrer en conversation avec lui, en lui demandant de désigner par des coups les lettres de l’alphabet qu’il voudrait dire. Un coup pour A, deux pour B., etc. M. Pied-Fourchu s’y prêta complaisamment et put révéler ainsi qu’il était un colporteur du nom de Rosna, assassiné quelque trente ans auparavant et enfoui dans le cellier de la maison, où, en effet, on découvrit un squelette. En même temps l’esprit du colporteur indiquait la manière de s’y prendre pour causer très aisément avec lui et ses frères : s’asseoir autour d’une table sur laquelle on posait les mains. Quelques semaines après, toutes les tables des États-Unis tournaient, et force têtes autour. Les pratiques du spiritisme se répandirent avec la rapidité de l’éclair sur le territoire de l’oncle Sam. Des commissions furent nommées pour examiner ces nouveaux phénomènes : le célèbre chimiste Maple, le professeur Robert Hare, de l’Université de Pennsylvanie, commencèrent une série d’expériences dont la conclusion fut que les phénomènes spirites « n’avaient rien de commun avec le hasard, la supercherie ou l’illusion ».
Mais n’avaient-ils rien de commun avec le « Vieux gentleman » comme le pensait la petite Kate ? La question fut passionnément discutée. Plusieurs prédicants de diverses confessions assurèrent qu’il n’y avait pas incompatibilité entre les pratiques spirites et les enseignements du Christianisme. Les spirites se réclamaient de la Bible, chantaient des psaumes et des cantiques dans leurs réunions. Le spiritisme, dans sa première période, fut biblique.
Au fort de la discussion, les législatures des États du Nord se saisirent de la question et la résolurent pour la plupart dans un sens très libéral. La législature de l’Alabama, presque seule, proscrivit sévèrement les pratiques spirites, décrétant une amende de cinq cents dollars (2.500 francs) contre tout citoyen qui s’y livrerait. Le gouverneur de l’État opposa du reste son veto à ce bill, et il n’en fut plus question. Dans l’Alabama comme dans tous les autres États de l’Union, les spirites purent organiser leurs cercles, leurs meetings, leur propagande : l’Amérique était conquise.
Le spiritisme a donc bien pris naissance en Amérique, il y a cinquante ans. Mais tant s’en faut que ce fut le coup d’essai des esprits frappeurs, des bruits pareils aux bruits mystérieux d’Hydesville s’étaient mille fois produits ; généralement, il est vrai, suivis de phénomènes plus effrayants : voix, apparitions. Ainsi, en 1135 – pour ne pas remonter plus haut ! – l’esprit qui frappait les murs « comme avec de grosses pierres » dans la maison du prévôt Nicolas, au Mans. Puis il éteignit les chandelles, se plut à embrouiller le fil de dame Anica, femme du prévôt, souilla les viandes de cendre et de suie, et enfin brisa les meubles. Exorcisé, il finit par parler d’une voix faible et demanda des messes. Voyez Mabillon, Anecdot, page 130 de l’édition in-folio.
Mais en plusieurs circonstances tout s’était borné à des coups, à un toc-toc impatient et l’on avait eu l’idée, comme les méthodistes d’Hydesville, d’entrer en pourparlers avec l’auteur de ces bruits, en lui demandant de répondre à une question par un nombre de coups déterminé, pour l’affirmative et la négative, et même de former des mots, en frappant les lettres selon leur rang dans l’alphabet.
Dom Calmet cite un manuscrit intitulé Humbra Humberti, – hoc est historia memorabilis D. Humberti Birkii mira post mortem Apparitione, dont l’auteur était un Père Prémontré de l’abbaye de Toussaints dans la Forêt-Noire, homme fort savant et fort sage. Et voici ce qu’il racontait :
L’Humbert Birk en question était un bourgeois d’Oppenheim, mort en novembre 1620. Le samedi qui suivit ses obsèques, on commença d’ouïr des bruits singuliers dans sa maison. Son beau-père soupçonnant qu’il revenait, dit : – « Si vous êtes Humbert, frappez trois coups. » On entendit trois coups solennels :
– Est-ce à moi que vous voulez parler ?
– Silence.
– À votre femme ?
Trois coups affirmatifs. Mais la veuve, aussitôt mandée, se sauva en criant de peur.
Pendant six mois environ, l’ombre éplorée d’Humbert Birk hanta les murs de sa maison, effrayant tout le voisinage. Enfin il se tut. Mais au bout de l’an, après son anniversaire, il revint, frappant beaucoup plus fort qu’auparavant. Il fit comprendre qu’il voulait un prêtre.
Le prêtre vint (c’était un Prémontré de la même abbaye que l’auteur du manuscrit). Il dit à Humbert de frapper la muraille : la muraille fut frappée, assez doucement. Il lui dit : « Allez chercher une pierre et frappez plus fort. » Après un léger intervalle, comme si, en effet, l’ombre fût allée chercher une pierre, on entendit un coup retentissant. Le prêtre dit tout bas à son voisin : « Qu’il frappe sept fois » ; aussitôt sept coups.
Humbert Birk parvint ensuite à faire comprendre qu’il voulait trois messes, et qu’on fit des aumônes à son intention. Ce qui fut fait, après quoi tout rentra dans le calme.
Nous croyons savoir que, plusieurs années avant l’évènement d’Hydesville, un prêtre brabançon eut une communication curieuse au moyen de coups frappés : cette anecdote, restée secrète par la volonté du prêtre, qui vivait encore il y a peu d’années, sera sans doute publiée prochainement. Il était persuadé qu’il avait conversé avec le diable.
Homme éminent, ce prêtre avait fondé un institut, très prospère aujourd’hui, pour l’éducation des filles. Dans une maison de cet ordre, une fillette très sage, très appliquée, pleine de bonne volonté, mais d’esprit lourd, restait malgré tous ses efforts à la queue de sa classe. Elle en était amèrement humiliée. Brusquement tout change : l’enfant savait et comprenait bien ses leçons, ses compositions étaient excellentes, un rayonnement d’intelligence transfigurait son petit visage. La maîtresse était charmée : – Voyez, disait-elle, ce que peut l’application, la persévérance.
Un soir, la supérieure, faisant sa ronde dans les dortoirs, entend un bruit de voix étouffées. Elle s’approche : les voix dont elle ne distingue pas les paroles partent d’un lit, dont elle tire brusquement les rideaux. Elle ne voit que le petit phénomène, l’enfant passée en un jour du dernier au premier rang de sa classe.
– Avec qui causiez-vous ? lui demanda-t-elle sévèrement.
– Mais, ma Mère, avec personne.
– J’ai entendu deux voix...
Et la supérieure regardait sous les rideaux et sous le lit. Mais rien, aucun mouvement dans les couchettes voisines.
– J’exige que vous me disiez avec qui vous parliez.
– Mère... Je crois bien que c’était avec le diable.
– Avec le... Petite malheureuse ! vous êtes folle.
– Non, ma Mère... Je crois bien que c’est Lui. J’étais si honteuse d’être toujours la dernière. J’avais beau m’appliquer. Alors j’ai dit : « Je me donne au diable s’il veut m’aider ! » Et le soir, il m’a semblé entendre une voix qui me répétait ma leçon ; je comprenais très bien. Le lendemain, j’ai été première dans la composition. Depuis, j’entends toutes les nuits la même voix qui me parle, qui m’explique les devoirs, ce qu’a dit la maîtresse en classe. Je comprends bien mieux, je me rappelle tout.
Incertaine, épouvantée, la Supérieure écoutait cette confidence extraordinaire, que l’enfant lui faisait d’un air ingénu. Elle la fit lever, l’emmena dans sa chambre et manda M. l’aumônier, devant qui la petite répéta ses aveux. On lui fit comprendre avec précaution la gravité de sa faute. Bien entendu, c’était une illusion maladive, elle n’avait pas vu le diable ; mais le seul fait de l’avoir appelé, de s’être offerte à lui était un crime affreux. L’enfant sanglota bientôt de contrition et de frayeur ; repentante, confessée, une médaille bénite au cou, elle regagna son petit lit, où la voix mystérieuse ne se fit plus entendre. Mais le lendemain même, elle retombait au bas bout de la classe ; le fugitif rayon d’intelligence s’était effacé de ses yeux.
L’enfant avait-elle vraiment été le jouet d’une illusion maladive ? Le prêtre qui a raconté cette histoire, vieille de plus d’un demi-siècle, était peut-être le même qui le lui dit, pour ménager son esprit d’enfant, mais il ne le pensait pas. Ce pourrait être la matière d’un curieux chapitre, dans cette question des pactes diaboliques qui a été traitée ici d’une manière si intéressante. À quel âge peut-on valablement contracter le pacte ? Quel degré de conscience y faut-il ?
George MALET.
Paru dans L’Écho du merveilleux
en août 1898.