Sur les deux visages
de la souffrance
par
Joseph MALÈGUE
Les récentes fêtes de Lisieux, une fois de plus, ont appelé nos regards sur les saints dont la vocation, imposée ou choisie, fut de souffrir. De telles cimes ne manquent point parmi les hauts reliefs de l’Église. Sur les paroles prononcées par sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus culmine ce mot terrifiant : « Donnez-moi le martyr du corps ou celui du cœur ou plutôt donnez-moi les deux. »
Entre la volonté divine et la leur, de toutes leurs forces aidées, ces saints ont construit un accord héroïque. Mais c’est un accord fondamentalement si simple ! Ils aiment, ce qui inclut tout. Ils aiment avec toute la folie, avec tout le feu, avec toutes les délicatesses, tous les raffinements, toutes les dentelles de la terre. De Thérèse encore, ce mot incroyable sur l’indiscrétion de chercher à se faire consoler par Dieu : « Ne pouvez-vous donc Lui cacher vos peines ? »
Ils aiment dans la joie ou dans la douleur et l’on est tenté de dire pour eux : « Qu’importe ? » Mais précisément si, cette douleur importe grandement. Outre le dramatique élargissement de leur intelligence spirituelle, leur amour y prend un visage que, sans elle, il n’eût point connu. Cette douleur purifie presque chimiquement leur amour. Que de gens aiment Dieu par gratitude pure, ce qui n’est déjà pas si mal ; mais il y souffle l’espoir de recevoir encore ! Eux, au contraire, leur amour est pur, offert, déchiré, séparé de tout excipient, nu et ruisselant sur le roc de l’âme comme une eau sauvage.
« Le saint qui souffre ne me fait jamais pitié », dit encore sainte Thérèse. Car il n’est pas de sacrifice en amour. Certes, très loin de leurs minutes terrestres, à l’extrémité des trajets humains et presque hors de leur pensée, chante l’harmonie finale de cet amour et du bonheur. Étant de dogme et de raison, elle ne peut point ne s’y pas trouver. Mais ces saints aiment Dieu assez éperdument pour choisir de l’aimer en souffrant si le choix leur est ouvert, comme il arrive qu’il le soit. Ils aiment non seulement dans la souffrance physique et morale, mais dans la déréliction et le mépris même où Dieu paraît tenir cet amour. « ...Combien il est doux d’aimer, dit l’Imitation, et de se fondre et de se perdre dans l’amour. » Sans doute. Mais à eux il est demandé jusqu’au sacrifice de cette douceur d’aimer. Perdus dans leur nuit affective, quelque chose comme une présence absente, une intimité sans confidence, un appui non senti, les soutient sourdement. Ces grands états rares qui ne s’expriment que par des contrastes de mots échappent au langage, mais non pas à l’être. « Je suis en un trou, dit Thérèse en cette nuit de son âme, mais j’y suis en paix. »
En vérité, on a honte d’oser parler de ces choses avec un cœur empâté de vie et ruisselant de sucs terrestres. Ces audaces devraient n’être permises qu’aux impassibles descriptions de psychologie technique, ou mieux encore, à ce qui est leur source : les purs, simples et humbles aveux émanés des saints.
Mais d’abord les petits chiens mangent les miettes tombées des tables spirituelles et ainsi tout le monde peut se nourrir. Ensuite c’est le mystère de la grandeur chrétienne que dans le banquet servi une part est proportionnée à chacune des âmes. Ces grandes réussites de la sainteté sont comme un commun modèle que nous pouvons croire proposé de fort loin en d’infimes mesures ; cependant des imitations minuscules seront un jour ou l’autre exigées de nous. Et enfin il nous faut bien, quoique indignes, parler de ces gloires du consentement et de la souffrance, à cause de ces deux dettes sacrées qui leur sont vouées : celles du Jeudi et du Vendredi Saints.
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Ces deux jours-là, les deux jours de fête de la souffrance humaine, Jésus a miséricordieusement voulu qu’une terreur habitât ses os. Il lui eût été possible d’arborer les attitudes extrêmes, de chevaucher l’héroïsme et de mourir comme brûlé dans un incendie d’amour. Ce n’est pas ce qu’Il a choisi. Une acceptation triste jusqu’à la mort, un écrasement contre la terre, l’extraordinaire sueur des grandes angoisses agoniques, merci, ô Jésus, d’avoir opté pour cela, parmi toutes les réactions des hommes. Vos désirs ont daigné écarter ce calice que, cependant, votre acceptation a bu. Vous avez refusé cette face enivrée de ma sœur la souffrance. Vous avez choisi l’autre, celle que ravagent minutieusement toutes les stries de la douleur.
Soyez béni, ô Jésus, d’avoir daigné souffrir à la manière des hommes ordinaires, des pauvres hommes brisés. Ils vous aiment mais préféreraient, innocemment, ne pas avoir à vous aimer ainsi. Mais cependant ils Vous aiment. Soyez béni, ô Jésus, de n’avoir pas voulu vous « transcender », de n’avoir pas trop dépouillé l’homme et revêtu le Dieu dans les vestibules de la mort !
À cette lumière du Vendredi Saint, que de pauvres âmes rentrent ainsi dans les vergers spirituels dont on les croyait exilées ! Toute l’horreur d’une souffrance physique qui ne sait plus que gémir, d’une souffrance qui occupe tout le volume de l’âme, qui n’est qu’elle-même, rien qu’elle-même : un état inerte et criant, un rétrécissement de la conscience jusqu’aux pauvres formes animales, jusqu’au cri continu, jusqu’au bord du délire, oui, jusque-là, il y en a. Nous les connaissons. Nous les avons vues. Peut-être nous sommes l’une d’elles.
Un moment ou l’autre, aux dates antérieures de leur âme, celles qui ont précédé l’agonie où ils tournoient, tous ces hommes ont bien dit le fiat qu’il fallait. Mais ils sont trop faibles pour le répéter maintenant, trop écrasés contre la terre. Tous les messages de la souffrance, ce détournement des joies parasitaires, ce violent rejet vers l’essentiel, ils les intégrèrent jadis à leur cœur. Mais peut-être ils ne s’en souviennent plus. Peut-être ils ne savent même plus s’ils consentent. Non faute de bonne volonté pour le consentement, mais faute de place pour le loger dans une chair toute occupée de souffrir. Peut-être ils disent avec sainte Thérèse : « Qu’est-ce que cela signifie d’écrire d’avance de belles choses sur la souffrance ? Il faut y être pour savoir. Ah ! si l’on savait ! »
Mais on sait, ô ma sœur Thérèse, on sait en effet, depuis le premier Jeudi Saint. On sait que la sainteté comprend dans ses bras, même ces grands trous d’inconscience, même ces hébétements où l’on ne prie plus, même ces survivances d’une générosité éteinte et qu’il faut aller chercher sous les cendres. Mais croit-on que Dieu ne sache pas chercher ? Croit-on qu’il se méprenne sur ces consentements élémentaires qui luisent dans les entre-jours des douleurs ? Ces hommes qui sont à peine des hommes, qui sont juste des souffrants, ils sont ce que Dieu veut pour le moment qu’ils soient. Ils L’aiment comme Dieu veut, pour le moment, qu’ils L’aiment. C’est cela même qui est parfait.
De même ceux que crucifient les angoisses morales, certaines douleurs raffinées des foyers, la comparaison avec tout ce qui aurait pu être sans tout ce qui a été détruit, et cette bouillie informe qu’est maintenant leur vie. Leur acceptation est traversée de larmes, de sourdes plaintes consentantes, de cet affaissement des épaules qui imite le désespoir. Ces consentants n’ont pas perdu le goût tendre et licite des choses de la terre, auxquelles il leur arrive de donner encore abri dans leurs rêves. Leur sacrifice fume longtemps avant de prendre feu.
Ces deux formes de l’accablement sont couchées tout près l’une de l’autre, sur leurs petits lits ravagés, dans le grand dortoir de la souffrance. Un moment ou l’autre de leurs jours antérieurs, la conscience claire de ces hommes a consenti. Quand finira la nuit, ils consentiront de nouveau et rentreront dans le vouloir éternel. Mais ils sont pour le moment des épuisés moraux. Il leur faut ce temps de repos inerte, cette vallée entre les cimes. Ô Jésus du Jeudi Saint, c’est pour eux que Vous avez daigné être accablé. Telle goutte de Votre sueur de sang, Vous l’avez versée pour eux. Vous ne vous méprenez point sur le sens caché de cet accablement immobile. Eux aussi, dans ces crépuscules, leur pauvre âme souffre et aime juste comme Dieu veut qu’elle souffre et qu’elle aime. Et cela aussi est parfait. Ce Jésus du Jeudi Saint comprend ces souffrances et Il les caresse et Il les berce entre Ses mains.
Joseph MALÈGUE.
Paru dans Dialogues avec la souffrance, Spes, s. d.