Mickiewicz et Domejko

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ladislav MALINOWSKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans un fascicule de la Biblioteka Warszawska, M. Joseph Tretiak a publié un article intéressant et documenté, intitulé : « Mickiewicz i Domejko do Czasów Drezdeńskich ». Rien de ce qui touche ces deux patriotes n’est indifférent aux Polonais. On fera donc ici un résumé succinct de l’étude de M. Tretiak, faite elle-même d’après des mémoires de Domejko.

En 1816 Domejko prit ses inscriptions à l’Université de Wilna ; Mickiewicz y terminait ses études. Quelque temps après, Domejko fut admis comme membre de l’Association des Filomates ; Mickiewicz, plus âgé de quelques années, en faisait déjà partie. L’année même où Domejko devenait Filomate, Mickiewicz était envoyé à Kowno comme professeur. La « Dame de ses pensées » était dès lors une jeune fille, Marya, cousine germaine de Domejko. Telles furent les racines d’une amitié solide qui dura jusqu’à la mort du poète. Elle prévalut contre beaucoup d’obstacles, contre la divergence des opinions, même contre l’éloignement qui brise tant de liens. Pour la conservation de cette amitié, Domejko, homme simple, calme et droit, mit beaucoup du sien.

Les étudiants de Wilna se réunissaient souvent ; et l’âme de leurs réunions était l’absent. « Mickiewicz, dit Domejko, n’était ni sombre, ni mélancolique, comme le laisseraient croire quelques-unes de ses œuvres. Il aimait être gai avec ses amis ; il les charmait par sa belle figure, l’éclat de ses yeux, l’épaisseur de sa chevelure en broussaille, le doux son de sa voix, une assurance, une vivacité d’esprit singulières. De Kowno il venait quelquefois nous voir. Le jour de sa venue était un jour de fête. Il écrivait pour nous des chansons et nous les envoyait. Nous les chantions ; elles animaient, elles vinifiaient nos jeunes cœurs. »

On voit par cet extrait quelle affection avait Domejko pour Mickiewicz. Cependant ils n’étaient pas d’accord sur tous les points. Des Filomates étaient sortis les Filarètes, comme une greffe part d’un tronc d’un arbre. Les Filomates s’étaient constitués les premiers en une société secrète, puisque toute association était interdite, mais nullement révolutionnaire. « Travaille, disaient-ils, à la découverte de ton ignorance. Tâche d’approprier tes études à tes forces et à ta vocation ; c’est la condition de l’ordre qui doit présider à la vie. Sois modeste. » Ainsi parlaient les Filomates, patriotes et pédagogues à la fois, prêchant l’amour du pays, de la science de la vertu, mais aussi le culte de la raison. Les Filarètes, plus vifs, avaient des idées originales, hasardeuses. Deux citations détermineront nettement la différence.

« Dieu ! dit Kochanowski, que suivaient les Filomates, Dieu, roi du ciel immense, il t’en coûterait, je le vois, de donner aux jeunes et la jeunesse et la raison. Il faut payer l’une de l’autre. Or, précieuse est la raison, mais douloureuse est la perte de la jeunesse. »

« Mètre, poids et compas, écrit d’autre part Mickiewicz dans une poésie faite à Kowno, sont bons pour la matière. Mesure tes forces à tes projets et non tes projets à tes forces. Quand le cœur s’enflamme et que l’âme est inspirée, un seul homme en vaut deux. »

Quelque temps après. Mickiewicz composa l’Ode à la jeunesse. Ce n’était plus le Filomate, ni le Filarète qui parlait ; c’était le Romantique qui se détachait de la réalité et transportait ses lecteurs vers l’idéal. Les Filomates accueillirent froidement l’œuvre nouvelle. L’un d’eux demanda à Mickiewicz affectueusement et en s’autorisant d’un passage du poème, s’il avait perdu la raison. Un concours de poésie avait été annoncé ; l’ode ne fut pas couronnée. D’ailleurs on ne décerna pas de prix, mais il n’y eut pas pour cela rupture entre Mickiewicz et ses anciens compagnons d’études. Il ne saurait y avoir de fissure dans l’âme polonaise. Les Filomates mûris par l’expérience et d’un goût éprouvé ressentaient une vive admiration pour le génie du poète. Domejko suivit l’exemple de ses aînés. D’instinct, il aurait suivi Mickiewicz.

Cependant Nowosiltzow ordonnait d’arrêter nombre de Filomates et de Filarètes. La prison aplanit les différends et resserre les liens de l’amitié. Domejko, Mickiewicz et quelques autres furent enfermés dans un couvent de Basiliens. L’intimité régnait parmi les compagnons de captivité. « Pour nous, dit Domejko, le soleil se levait à minuit et se couchait à l’aube. Pendant qu’il faisait jour pour nous, on se réunissait dans la chambre de Mickiewicz. On y conversait à voix basse, mais gaiement. On buvait le thé que Freyend avait préparé ; on écoutait les bons mots de Jagiello. Pour le nouvel an, Mickiewicz nous lut une poésie sur la vieille année qui venait de mourir. À Noël un orgue lointain avait joué l’air de « Przybiezeli pastuszkowie », et chacun de nous s’était senti transporté dans la maison où mères, femmes et sœurs pleuraient. Une nuit, l’idée vint au Politzmeister de visiter la prison. Les gardiens dormaient. Soudain, bruit de clefs et de fusils ; l’officier ne peut pas trouver la clef qui ouvre la porte de notre corridor. Quand, à la porte de chaque cellule, un soldat droit et grave, vint monter la garde, chacun de nous avait eu le temps de rentrer, de se coucher et d’éteindre sa lumière. » Ces moments de joie furent bientôt attristés par la nouvelle de l’arrestation de plusieurs étudiants.

En 1824, les amis redevenus libres, se séparèrent pour longtemps. Domejko, sous l’œil de la police, regagne la province où vivaient les siens, Mickiewicz voyage. L’un demeure attaché, non sans regret, à la glèbe ; l’autre traverse la Russie du nord au midi, va en Suisse, puis complète son éducation artistique en Italie Une correspondance s’établit entre eux. Domejko envie le sort de l’absent. « Tu dois, lui écrit Mickiewicz, t’ennuyer beaucoup en Lithuanie, puisque mon regret d’avoir quitté cette province t’étonne. Prends garde que, quand je rêve de Lithuanie, je songe seulement et en particulier à quelques endroits et à quelques personnes envers qui mon cœur ne changera jamais. Le reste, je l’aime en chrétien, en citoyen. » L’allusion du poète à Marya était évidente. Celle-ci s’était mariée, obéissant aux ordres de ses parents. Celui-là avait ébauché un roman, puis un autre. Toutefois ils demeuraient fidèles l’un à l’autre par le souvenir. Au début Domejko n’avait pas été pris pour confident, il l’était devenu ; étrange confident, si l’on considère la nature mâle et un peu rude de ce soldat qui, timide en présence des femmes, usait de termes cérémonieux même envers sa cousine. Il n’avait d’ailleurs qu’un désir qui datait de sa jeunesse, le désir de voyager. Enfin, après six ans d’étroite surveillance, la police lui permit de faire dans le royaume de Pologne une excursion qui, d’après la prédiction d’un ami, devait préluder à de plus lointains voyages. Varsovie, par ses monuments, l’enchanta. L’esprit des habitants lui plut moins ; il les trouva caustiques, superficiels, et ne consentit pas à être introduit dans les salons de la haute société. Au contraire, l’accent des Mazowiens le charmait, ainsi que leur gaîté, leur vie large. Il revint bientôt chez lui ; on l’y attendait impatiemment et pour le mariage de sa sœur.

À Zapole, sa cousine, Mme Marya Puttkamer, vint le voir et lui demander un rosaire que le Pape avait béni et que Mickiewicz lui avait envoyé. Celui-ci avait écrit dans une poésie :

 

        Il m’apparut en songe une rose divine ;

        Tout près de la cueillir, soudain je me réveille,

        Et mon songe s’envole et la rose avec lui.

        Ce n’était pas rosier, mais rosaire d’amour.

 

Domejko écrivit à son ami une lettre. Marya y ajouta les lignes suivantes. « Depuis notre dernière entrevue, je n’ai pas osé vous écrire. Voici que Domejko me donne le courage de le faire. J’ai reçu le rosaire et je vous en remercie. Je me figurais, le monde est si grand, qu’il s’était effacé de votre mémoire, le souvenir de la bien-aimée d’autrefois. Cependant, vos traits me sont toujours présents ; mon cœur résonne de l’écho de votre voix. Souvent il me semble vous voir, vous entendre : mais ce n’est qu’un rêve. Que ne m’est-il donné de vous voir, une fois encore, invisible moi-même ! Si je ne suis plus, lors de votre retour, faites arracher la croix scellée dans la pierre qui couvre ma tombe et vous verrez que le rosaire na suivi dans la mort. À la grâce de Dieu ! Je vous en ai trop dit. » Mickiewicz, que certains détails de la lettre tout intime de, Domejko avaient déjà touché, fut réellement ému. « J’ai vu, dit-il, la main de Marya tandis qu’elle m’écrivait et j’ai pleuré dans une ivresse d’enfant. Dis-lui, car certainement nous ne nous reverrons plus, que dans mon cœur elle a une place dont nulle ne la dépossédera jamais. » Il n’était plus question de Filarétisme ni de Romantisme ; 1831 approchait.

L’espoir des Polonais, au début de la lutte, avait été grand, leur découragement fut profond après la défaite. Mickiewicz accueillit avec plus d’appréhension que de joie la nouvelle d’une insurrection dont il se croyait en partie responsable. 0n avait mal interprété son Wallenrod qui était un appel au patriotisme, non violent, mais pacifique. Il hésite donc un moment, va d’abord à Paris afin de voir si de l’Occident quelque vent favorable ne soufflera pas vers la Pologne, puis il vient prendre du repos à Dresde où il va composer la troisième partie de son poème, les Dziady. Entre temps, un nihiliste russe l’avait exhorté à mourir. « La vie, disait Chlustin, n’est plus aujourd`hui pour des gens comme nous que le choix du genre de mort. » Mickiewicz répliquait par la bouche d’Halban dans Wallenrod : « Je survivrai, mon fils, même à toi ; je veux fermer tes paupières et publier ton acte glorieux à travers les siècles, à travers le monde. La Lithuanie même le saura. Où le poète ne saurait aller, parviendra son chant et, de ce chant, naîtra un vengeur. » Ce n’est plus le fer, c’est l`idée que le poète brandit comme un glaive.

Domejko joue un tout autre rôle. Enfermé dans sa province, il apprend avec joie la nouvelle de l’insurrection ; elle trouve prêts le soldat et ses armes. Engagé d’abord comme courrier, il est pris par des partisans ivres et sur le point d’être fusillé comme espion. Cette aventure l’engage à entrer dans le corps d’armée que commande Chlapowski. Il insiste sur ses impressions au moment de quitter la maison paternelle. Dès le lever du soleil, les chevaux étaient sellés. Les domestiques se tenaient debout dans la cour afin de me dire adieu. Un malaise s’empara de moi ; une tristesse encore inconnue n’enveloppa. Je m’arrêtai, puis je regagnai promptement ma chambre à coucher. Là, à genoux, tout plein du souvenir de ma mère, je récitai « Ojcze nasz » et mes prières d’enfant. J’y ajoutai un serment que je n’ai jamais trahi. « Seigneur Dieu tout puissant, unique dans ta trinité sainte, fais que mes pensées, mes paroles et mes actes soient consacrées à ton service, à ta gloire, et ne s’opposent jamais à l’accomplissement de ta sainte volonté. » Alors je baisai le sol chéri de la Lithuanie, puis en route sur mon alezan ! »

Dans l’armée de Chlapowski se trouvait la fameuse Emilia Plater qui, nouvelle Clorinde, inspira, au moins en partie, la poésie intitulée « Śmierć pułkownika ». Elle servit d’ailleurs encore, rapporte Odyniec, avec Mme Kowalska, de modèle pour la conception de Graźyna.

Cependant l’armée polonaise est battue près de Wilna et d’autres revers se succèdent. « Au camp, dit Domejko, autour du feu qui flambe, on cause, on rêve d’alliances, on est incertain de l’avenir. On ne sait où aller, bien que la Prusse proteste de sa sympathie. Pâle et calme, Emilia Plater dit parfois : « Réjouissez-vous ; on va vous conduire en Prusse pour la honte du pays ! » Ces paroles de mauvais augure devaient se réaliser. Domejko passe en Prusse et ne s’y plaît pas. Il répète deux vers du Chant du Soldat :

 

        Dans cette chambre dormir ne peux ;

        Donne, voisin, une autre chambre.

 

Les événements se précipitent et Varsovie est prise. Le roi de Prusse obtient de Nicolas l’amnistie pour les officiers qui voudraient rentrer. Domejko hésite. Doit-il s’exiler ou revenir au foyer parmi les siens ? Il demande conseil à Mickiewicz qui lui répond évasivement. Celui-ci est triste ; il envie le sort de ceux qui, les armes à la main, ont pris part à une lutte stérile quoique glorieuse. Mais par son génie, par sa parole enflammée, il a lutté, lui aussi, il luttera ; or, il ne saurait écrire ni parler librement qu’à l’étranger. Cette idée le réconforte. Que Domejko agisse selon sa conscience. Celui-ci opte pour l’exil, mais il apprend que Mickiewicz viendra à Dresde ; il, s’y rend avec Garczyński et Odyniec, et dans cette ville bienveillante aux Polonais, remarquable par sa civilisation, l’intimité recommence entre ces quatre hommes que le sort avait séparés.

On travaille à la troisième partie des Dziady et chacun fatalement y collabore. Garczyński donne ses idées de penseur, de philosophe ; Odyniec abonde en renseignements sur les salons de Varsovie. Domejko personnifie le passé, la captivité, la lutte à main armée, la vie rustique ; il est comme un morceau arraché du sol de la patrie. Son influence est manifeste dans certains passages. Elle fut moins efficace sur un point fort délicat. Domejko croit, Mickiewicz doute.

Concluons. L’âme de Domejko était limpide et simple. Fidèle à la prière et au serment qu’il avait spontanément faits au moment de quitter Zapole, il n’obéit qu’à la consigne que son devoir lui impose. L’âme de Mickiewicz, agitée jusqu’au fond de ses replis par les démons de l’orgueil et de la vengeance, débordante de patriotisme, ne peut se résigner à voir les innocents souffrir, mourir, et les tyrans triompher. Décidément, l’auteur de l’étude que nous venons de résumer avait raison : Mickiewicz et Domejko diffèrent par leur nature, leurs goûts, leurs aptitudes. Ils sont égaux seulement en grandeur d’âme.

 

 

Ladislas MALINOWSKI.

 

Paru dans Bulletin polonais littéraire,

scientifique et artistique en 1906.

 

 

 

 

 

 

 

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