La bataille de Tours
FRAGMENT.
par
Louis-Antoine-François de MARCHANGY
... Cependant l’armée de Charles et celle d’Abdérame s’avancent dans les vastes plaines qu’arrose la Loire, et se rencontrent près des remparts de Tours, où les trésors du tombeau de saint Martin attiraient les avides Sarrasins. Les deux armées s’observèrent pendant six jours entiers, durant lesquels on vit paraître deux comètes ; enfin, dès l’aurore du septième jour, Charles fit ranger ses troupes en bataille, et les harangua en ces mots :
« Si je ne parlais pas à des gens de cœur, je vous rassurerais en disant que les barbares que vous allez attaquer n’ont dû jusqu’à présent leurs succès qu’à la faiblesse de leurs adversaires ; je vous dirais qu’ils n’ont vaincu dans l’Égypte et dans la Numidie que des hordes errantes, que des vagabonds presque nus, sans discipline et sans chefs ; qu’ils n’ont triomphé dans les plaines de Xérès que par la trahison de Julien et des fils du roi Vitisa ; qu’enfin ils n’ont obtenu quelques avantages dans l’Aquitaine que par l’irrésolution de celui qui y commandait, et qui déjà méditait une alliance avec eux. Mais à Dieu ne plaise que je vous fasse un courage par ces discours trop superflus pour les braves qui me suivent au champ d’honneur ; je voudrais, au contraire, exalter les exploits et la valeur des Sarrasins, afin de relever encore plus la gloire de les vaincre.
« Plus ce torrent aura inondé de contrées et brisé de barrières, plus il vous sera glorieux d’arrêter son cours et de présenter à ses flots l’écueil de vos boucliers.
« Eh ! quels trophées pourront alors égaler les vôtres ? Jadis les Francs partagèrent avec les Romains, les Visigoths, les Alains et vingt autres peuples réunis, la victoire qu’ils remportèrent sur Attila ; Clovis ne triompha dans les champs de Tolbiac qu’avec le secours des puissances célestes. Depuis ce héros, nos rois n’ont armé les Français que pour des agressions obscures, des guerres domestiques et fratricides. Mais quel beau spectacle pour la postérité que des citoyens forts par eux-mêmes, et assemblés pour protéger leurs foyers contre des peuples nombreux qui apportent des lois, des fers, et une religion pleine d’impostures ? Aussi, vaillants compagnons, pourrez-vous dire avec orgueil : C’est nous qui avons sauvé cette contrée ! Dès ce jour vous aurez une patrie que vous chérirez comme votre ouvrage, comme le prix de vos sueurs et de votre sang. Mais si vous reculez d’un pas, il n’y aura plus de France, et les ombres de vos aïeux qui ont défendu si courageusement ce pays encore si nouveau pour eux, vous reprocheront avec indignation de l’avoir abandonné alors que leurs os y reposent, et que vous y avez des familles, des biens, des toits héréditaires, des temples élevés au Seigneur et ornés de bannières conquises sur vos ennemis. Ah ! que de si chères images vous interdisent toute faiblesse, et rappelez-vous qu’il n’est de salut pour nous que dans le sein de la victoire. »
Les Sarrasins offraient un aspect nouveau pour les Français, qui jusqu’alors ne s’étaient mesurés qu’avec des peuples voisins, semblables à eux par l’origine, le costume et les mœurs. Leur camp était rempli d’un grand nombre de favorites ; ces beautés arabes avaient une démarche langoureuse, des yeux brillants comme ceux des gazelles ; une taille élancée pareille aux longues lances d’Yémen ; leurs beaux cheveux noirs, bouclés et parfumés, tombaient jusqu’à terre, et leurs pieds délicats étaient ceints de cercles d’or entourés de khâl-khâl, espèce de sonnettes dont les poètes comparent le tintement aux accords mélodieux de cymbales d’argent. Du milieu des rangs s’élevaient des drapeaux blancs et noirs, sur lesquels on lisait ces mots : Il n’y a point d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Des chameaux chargés de bagages dressaient leurs têtes chauves entre les tentes orientales. Les soldats, noircis par le soleil, avaient le front ceint de turbans ornés d’aigrettes ; plusieurs d’entre eux avaient gravé sur leur peau des fleurs, des étoiles et diverses figures d’animaux ; les uns étaient armés de l’arc, les autres de la fronde ; presque tous portaient des cimeterres recourbés, et de hautes lances d’où flottaient au gré du vent des banderoles de diverses couleurs. Les chefs, couverts de tuniques de soie et de pelisses de poil brodées en argent, portaient les armes héréditaires que leurs aïeux avaient conquises sur les Juifs de Kainobaï.
La cavalerie des Sarrasins s’ébranle la première. Nulle armée n’avait pu jusqu’alors résister à ses escadrons foudroyants : l’Arabe, accoutumé dès l’adolescence à conduire un coursier, à franchir avec lui les vastes plaines du désert, le regardait comme un compagnon destiné à partager ses périls, ses maux, ses dangers et sa gloire, comme un ami dont l’instinct s’élevait jusqu’au sentiment.
Mais si la cavalerie d’Abdérame était redoutable lorsqu’elle s’avançait au son des clairons qui jouaient l’air guerrier de la Zambra, notre infanterie offrait un aspect imposant. Charles avait disposé en bataillons épais ces soldats aguerris qui, couverts de boucliers et de cuirasses, et tenant en arrêt des lances aiguës, bravaient le choc des cavaliers ennemis. Ceux-ci, montés sur des chevaux ardents et légers, les font caracoler et voltiger sur les flancs et au centre de notre armée. Ils semblent fuir, puis reviennent brusquement à la charge, poussent des cris sauvages, lancent leurs flèches sifflantes, puis s’en retournent et reviennent, plus rapidement encore, et la poussière s’élève devant eux en noirs tourbillons.
Mais nos soldats, serrés les uns contre les autres, sont immobiles sous leurs pavois ; et les pointes de leurs lances tournées vers l’ennemi hérissent leur rempart d’airain.
Mille manœuvres, mille ruses sont en vain tentées par les Sarrasins ; leur force, leur adresse expirent aux pieds de nos phalanges inébranlables. Tandis que les Arabes consument leur ardeur en efforts inutiles, celle des Français s’accroît par l’impatience de combattre. Charles donne le signal à la cavalerie, qui se déploie sur les deux ailes de l’armée ennemie. Lui-même se mêle à leurs escadrons : soldat, capitaine, orateur, il combat, harangue et commande ; il voit tout, anime tout ; à sa vue, les Numides les plus intrépides sont glacés d’un subit effroi.
Mais du camp des Arabes partent soudain des hurlements affreux.
Des tourbillons de flammes et de fumée s’élancent au-dessus de leurs tentes que dévore l’incendie ; c’était Eudes et les Aquitains qui, d’après l’ordre de Charles, avaient surpris les derrières de l’armée ennemie, et y répandaient la confusion et l’épouvante.
Les Arabes, pressés des deux côtés, n’observent plus ni ordre ni commandement ; alors l’infanterie française s’ébranle, et la mêlée devient effroyable. Charles, armé d’une massue, frappe sur l’ennemi qu’il disperse, et de là lui vient le surnom de Martel. Abdérame tombe sous les coups de ce héros, et plus de deux cent mille Sarrasins couvrent le champ de bataille.
Louis-Antoine-François de MARCHANGY.
Paru dans les Annales romantiques en 1825.