Psychologie de notre journalisme
par
Clément MARCHAND
PRÉLIMINAIRES.
Le peuple, naturellement antipathique à tout ce qui le dépasse, s’ennuie aux idées et montre un souverain mépris pour les manifestations de l’intelligence. Il ne faut pas s’étonner que la grosse presse (laquelle, au lieu d’élever la masse, s’abaisse à son niveau commode) bannisse aussi scrupuleusement de ses colonnes les articles de fonds, la nouvelle classée, le récit, la gazette rimée, l’écho piquant, goguenard, le pain humoristique et toutes ces petites choses pétries d’ironie qui affinent le lecteur en l’imbibant petit à petit, si je puis m’exprimer ainsi, d’une bonne philosophie de la vie. La grosse presse quotidienne, victime de son énormité badaude et pavée d’annonces extravagantes, se contente de donner à ses lecteurs une information vague et interchangeable, souvent mensongère, dont ces derniers se repaissent, accoutumés qu’ils sont à de pitoyables nourritures intellectuelles. Si le Canadien français, gavé d’indigences spirituelles et foncièrement abruti dans sa physiologie par un climat déprimant, préfère aux idées les fumeuses rêvasseries et les grâces de la bonne digestion ; si les développements lucides l’endorment, si les cris d’alarme et les appels inquiets de ceux qui voient n’arrachent qu’un symptomatique bâillement à ses entrailles tranquilles ; s’il n’aime pas qu’on le tire de son bon sommeil et qu’on l’oblige à méditer sur son économie pour la simple raison que la méditation le met sur la piste de l’effort ; si, insoucieux de connaître les aléas de son environnement et la courbe possible de ses lendemains, il agit de façon que, son bonheur, fait d’une placide médiocrité, se consigne dans les limbes de l’à-peu-près, – pourquoi faut-il que ceux-là qui ont pour mission d’influencer son comportement intellectuel l’encouragent dans ces chemins ? Mais non ! La grosse presse, fidèle à un mandat, qui est de niveler l’intelligence de ses lecteurs, s’acquitte courageusement de son officieuse mission en publiant de plats comptes rendus : gazettes des villages, veillées familiales, épluchettes de blé d’Inde, épousailles, décès. Et n’oublions pas les naissances et les prises de voile.
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Le journalisme de notre pays est, dans bien des cas, un office de ratés. La plupart de ceux qui l’exercent, l’exercent par accident, faute de trouver quelque tranquille emploi dans une officine d’épicerie. Cette inversion s’accommode du fait que les journaux les plus cossus paient des appointements ridicules à leurs reporters, de façon que leurs salles de rédactions soient envahies par des derniers de classes et souvent par de dangereux claque-semelles qui, en plus d’ignorer tout du métier, n’ont aucune espèce de notion de l’honnêteté. Cette racaille infectieuse est la lèpre du journalisme canadien-français. Tant que les propriétaires de journaux, enfin décidés à défrayer le coût d’une réduction soignée, ne se débarrasseront pas de ces parasites, cette rédaction sera toujours une chose sans vertèbres et sans vergogne, informe et rampante, prodigieusement nocive au point de vue de notre survivance française et possédant tous les caractères des animaux à sang froid.
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Le bon journaliste est celui qui serre un flambeau d’une main et de l’autre un fouet. Avec l’un, il détrousse la sottise, la malhonnêteté ou la couardise et, avec l’autre, il flagelle avec énergie ceux qui font fonction d’être sots, malhonnêtes, couards.
Parfois, il doit s’armer d’un pieu afin d’empaler au grand jour ceux qui, habituellement couverts par une presse prostituée, nous vendent perfidement en nous faisant d’aimables grâces avec ostentation.
VARIÉTÉS DE FAQUINS.
Quel journaliste un peu indépendant n’a pas été éclaboussé de vomissures par des êtres au tempérament de pion, fermés aux idées directes, têtus et envieux ? On n’imagine pas facilement la misère morale de ces bonshommes serviles qui, n’ayant pas d’orgueil – mobile toujours avouable – tentent de noyer leur vanité dans un flot trouble de beaux sentiments. La petitesse des moyens suscite chez eux des procédés malhonnêtes de publicité personnelle et les font se prévaloir, dans certains cas, d’une situation qu’ils savent inattaquable pour donner des coups bas sous le couvert d’une impunité assurée. Car, dans notre pays, où l’on se méprend souvent sur le sens des mots et où la perspective des êtres est embrouillée, il y a toute une catégorie de raseurs médaillés qu’on ne peut facilement mettre à leur place.
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Souvent, pour ne pas obvier à sa mission qui est d’enseigner ses lecteurs, un journaliste se voit dans l’obligation de marcher sur de vieilles amitiés. S’il n’est pas mou, il franchit alertement ce passage. Il démasque alors la fausseté de certains extérieurs et tâche à toucher juste. Quand il y réussit, les mêmes éternelles réactions se produisent : si l’adversaire est intelligent, il se tait après avoir vérifié qu’il est justement atteint. S’il est imbécile – et alors comment voudriez-vous qu’il n’eût pas raison contre le bon sens même ? – il fulmine longtemps et se répand en de sottes lettres ouvertes dans les journaux. C’est à ce moment-là qu’il apparaît sous son vrai jour, révélant à ceux qui ne l’auraient pas soupçonnée la servitude de son esprit.
LA TRIBUNE LIBRE.
La tribune libre est une invention démocratique mise à jour pour permettre au justicié de se justifier. En fait, elle est le lieu où commères, vilains, couillons et pleutres se décongestionnent en lâchant des fions. Elle dégénère bien vite en « gueuloir » où les plus bas instincts ont libre-cours. Si elle a rendu des services à la vérité, elle a été le plus souvent dévouée à l’inconsciente expression d’âneries. Et alors ? La liberté de la presse n’est-elle pas d’abord son affranchissement des préjugés et de la sottise ? Tant que la presse ouvrira ses colonnes à des irresponsables, sous prétexte de favoriser la contrepartie, tant qu’elle permettra à ses lecteurs de prendre contact avec la polémique triviale et invertébrée qui naît naturellement sous la plume de sommaires gens animés, à proprement parler, de la seule vie animale, tant que dans un journal on donnera à choisir entre la pensée et l’idiotie, on verra toujours la masse des lecteurs, entraînée dans un courant de badauderie, donner son assentiment à l’idiotie. Car le peuple a la phobie instinctive de ce qui le dépasse. Et quand il voit un homme, dont les idées se défendent, aux prises avec le premier imposteur venu, il applaudit l’imposteur.
GRANDS ET PETITS MOYENS.
Le journalisme doit se tourner peu à peu vers la polémique. C’est le seul moyen pour lui d’être entendu. La critique passive, le bénissage, la tolérance peureuse, n’importunent pas les flibustiers. Tandis que la polémique, procédé plus direct, est faite pour décontenancer. Non seulement elle avance, étayée de principes sûrs, mais elle va droit à la personnalité qu’elle met à nu. Devant elle, pris par surprise, les hommes abaissent le masque et laissent voir ce qu’ils sont.
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Un journaliste, si l’occasion s’en présente, doit toujours se laisser approcher par cette sorte d’hommes qui se servent contre la justice et l’honnêteté des pouvoirs discrétionnaires dont ils sont investis. Qu’il ne craigne pas de frayer avec eux, de fumer leurs cigares. Sans engager sa liberté par une phrase maladroite, se gardant toujours d’accepter les compromis offerts, il pénétrera plus avant dans les raisons intimes de ces hommes ; à leur contact il découvrira les hésitations de leur duplicité, reconnaîtra leurs points faibles. Bientôt, les ayant assez connus et possédant sur eux un dossier complet, il s’en éloignera. Et quand le moment propice de les « descendre » sera venu, il constatera ce fait : un homme ne résiste pas longtemps contre les armes qu’il vous a fournies.
LA DIFFICULTÉ POUR UN JOURNALISTE
DE CONTENTER TOUT LE MONDE...
Hélas ! Hélas ! Les journalistes ne peuvent exprimer une opinion, risquer un jugement sur les hommes et les choses, sans être en butte aux discussions, quand ce n’est pas à la moquerie. Parce qu’ils sont tenus de commenter l’actualité en vitesse, on voudrait qu’ils donnassent nécessairement dans l’erreur. On n’admet pas que leur vision soit juste et on leur dénie le plus souvent une qualité presque essentielle à l’exercice de leur profession : celle de la prévoyance, de la perspicacité.
« Il n’a pas de mesure, dit-on. C’est un emballé. Pas moyen de s’y fier. » On affirme cela gratuitement d’un journaliste, sans même lire attentivement ses articles et parfois, si on les a lus, sans en avoir saisi le sens ni l’esprit. Les journalistes affranchis de tout servage politique, indépendants des coteries de la sottise et qui énoncent des idées d’une gênante netteté – non pour le seul plaisir de verser dans un certain cynisme à la mode mais pour renseigner les lecteurs et les mettre en garde contre les violateurs du bon sens – ces journalistes, dis-je, sont rarement appréciés, et l’on organise autour d’eux la conspiration de la mauvaise foi. On s’acharne à ces pourfendeurs qui touchent juste. Car on craint leurs coups et on essaie de diminuer leur prestige en tenant sur leur compte toutes sortes de propos malveillants.
Avouons que le procédé n’est pas honnête. Mais disons qu’il dessert merveilleusement chez nous les propagandistes d’un patriotisme bénin, basé sur le narcissisme et le « satisfecit ».
Les vrais journalistes ne trônent pas sur le « cathedra » de l’infaillibilité. Ils essaient avec des moyens humains de démêler les évènements et les courants d’idées. Parfois, l’insuffisance de leur information les met dans la voie de l’erreur. Mais ils sont presque toujours de bonne foi. Leur labeur actif, tissé d’imprévus rarement agréables, trempent leur nature et polissent leur tempérament. Ils deviennent perméables à des impressions que le reste des hommes ne connaît pas, et à mesure que leur sens de l’observation se développe, ils sont parfois ébahis de constater que le monde marche la tête en bas. Cela ne laisse pas de les étonner et de produire dans leur esprit des réactions pas toujours assez nuancées d’indulgence mais sincères.
Les journalistes ont une arme dans les mains. Peut-être la manient-ils quelquefois gauchement ? Mais ce ne sont pas les bas bleus qui leur en remontreront ! Surtout les bas bleus dont l’inculture est manifeste et qui tombent dans le poncif chaque fois qu’ils ou qu’elles tentent une « mise au point ». Ces « m’as-tu-vu ? » devraient se tranquilliser et s’adonner aux soins du ménage au lieu de propager dans les petits salons et les « tribunes libres » leur « poil aux pattes » et leur âme de ruminant.
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE.
Chez nous, c’est un vain mot. On ne connaît pas ça. Dans son particulier, tel journaliste serre les hommes et les choses de près pour en extraire de la vérité. Il quintessencie les ragots qui courent les salles de rédaction. Il sait que les ministres sont des étoiles de petites dimensions, que le député inane promet plus qu’il ne peut tenir. Il décortique les visages sous les masques. C’est un aimable homme, prêt à railler le produit de ses constatations intimes.
Mais dans l’accomplissement de sa tâche officieuse, il n’a plus le droit de railler. « Défense de dégonfler les baudruches, lui a dit le directeur du journal. Défense de pourfendre tel sot notoire, défense de rapetisser tel ministre à ses dimensions qui sont petites. » Par contre, un mot d’ordre : « Glisser, encenser, ramper, fredonner. » Toutes choses agréables à pratiquer mais qui ne rendent guère service à la vérité.
On imagine mal un journal libre à tout point de vue, en notre pays d’annonceurs sans culture et de bailleurs de fonds affairistes. Car un journal doit vivre. Et chez nous, vu la rareté des lecteurs, il vit le plus souvent d’expédients. Heureusement, il y a des journaux dont la quasi-liberté d’expression constitue une exception. Mais ils forment un pourcentage infime. La plupart de nos grands papiers galvaudent nos bonnes gens pour les endoctriner. Ils sont payés pour cela. Et le peuple est content de les lire. Il en fait sa pâture intellectuelle, pour employer une expression consacrée.
Voici comment Lucien Corpechot, dans « 1935 », explique cette déchéance de la presse :
« L’homme qui inventa de vendre un journal moins cher que son prix de revient est un malfaiteur public. Il a condamné la presse à chercher des ressources dans des trafics qui n’ont rien à voir avec l’honnête information et moins encore avec une expression sincère de la pensée. »
Mais l’étonnant, c’est que cet inventeur a trouvé des masses innombrables d’honnêtes lecteurs pour complices.
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CE QUE VAUT LA PRESSE.
M. Paul Lévy, directeur de plusieurs hebdomadaires libres d’opinion, lançait il y a deux ans à Paris un grand quotidien du matin ayant pour titre le Rempart. Ce journal, indépendant du pouvoir et de tous les pouvoirs, et qui devait s’appeler plus tard Aujourd’hui, eut un éphémère destin. M. Paul Lévy, dans Aux Écoutes, commente ainsi sa disparition :
« Je vais être obligé d’abandonner le quotidien que j’ai créé. J’y aurai perdu trois millions sept cent mille francs et, lorsque tout aura été liquidé, tout près de quatre millions. Mais j’y aurai acquis une dure expérience, qui vaut très cher : je sais maintenant, mieux que je ne savais, ce que vaut la presse : elle ne vaut pas cher. Je sais ce que valent la plupart de mes confrères. »
Ce que M. Paul Lévy nous révèle de la presse française en ces quelques mots ne nous surprend pas. Et nous pourrions en dire autant de la presque totalité des journaux canadiens. Ceux-ci dépendent le plus souvent des puissances d’argent, et il est très rare qu’ils ne soient acoquinés au sous-monde de la politique. Ils ont beau ruser, arborer les truchements de l’idéologie démocratique. On soupçonne qui les entretient, qui les nourrit. Et il suffit d’une faille qu’ils n’auront pas su calfeutrer pour qu’il nous soit possible de mettre leur jeu à découvert.
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JOURNAUX MUSELÉS.
Chez nous, dès qu’un journal manifeste son intransigeance à l’égard des puissants de la finance et des politiciens véreux, on le bâillonne avec des dollars. C’est pour acheter le silence, climat idéal des menées équivoques. Dans tout cela, on escompte la passivité des lecteurs et l’on a raison. Car le lecteur moyen se laisse berner avec joie pourvu que le papier qui le berne soit assez volumineux pour satisfaire à ses empaquetages domestiques.
Ainsi, dans notre province, les directeurs de journaux commencent par être prudes. Ils n’acceptent pas de chèques aux débuts, refusent héroïquement de monnayer leur liberté. Mais si on leur offre de l’annonce ou de la publicité payée, moyennant un adoucissement dans les termes, ils consentent à pactiser. Leur conscience s’en trouve mieux, mais au fond c’est la même chose. De l’annonce payée, ils descendent petit à petit dans la cave aux pots-de-vin. Et ils n’auront plus l’initiative de montrer à la princesse qu’ils ne sont point dupes de ses bienfaits ; ils ne jouiront plus du privilège de l’opinion vraie ou fausse mais librement exprimée. Ils cesseront d’aimer leurs lecteurs et finiront par prendre un plaisir malsain à les tromper.
Ici, disons que c’est l’office des trusts d’aveugler les consciences par l’humble miroitement de la publicité vendue à la ligne. Pour les politiciens, c’est une autre affaire.
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JOURNAUX DE PARTIS.
Les intérêts de partis contrôlent la pensée de la plupart des quotidiens et hebdomadaires dans la province. Nous savons qu’ils ont payé plusieurs millions en 1933 pour s’assurer les bons rendements de ces mégaphones. Un seul (est-ce inouï ?) reçoit quotidiennement un millier de dollars pour marcher consciencieusement dans les sentiers parfois tortueux de son parti.
Si donc les gouvernements, dans un temps où les habitants crèvent de faim, consentent à ces dépenses scandaleuses pour se soutenir dans le sentiment populaire, c’est qu’on peut penser infiniment mal d’eux.
À quand le jour où les lecteurs de ces feuilles soutenues s’aviseront de ne plus en tenir compte ? Le jour où des journalistes consciencieux, formés en association professionnelle, dénonceront les syndicats de prostitution journalistique et refuseront de se laisser embaucher par des trafiquants d’idées ? Lorsque reviendront ces calendes grecques, le visage politique de notre pays changera peut-être au point que nous ne pourrons plus imputer aux ragotins d’élections aucune faute vénielle de duperie.
DISTINCTIONS.
Le journal à étiquette catholique n’est pas bondieusard, oh non ! Sans doute accorde-t-il toute sa sympathie aux choses religieuses. Mais il n’est pas celui, vous le savez bien, dont les colonnes sont ouvertes aux listes de souscriptions pieuses, aux bulletins d’œuvres de bienfaisance, et aux milles formes de l’ostentation pharisienne. Il n’est pas non plus le rendez-vous des lieux communs de la dévotion. Avant tout, il dispense une doctrine en profondeur, une doctrine de choix, et en le faisant, il manifeste toujours l’honnêteté et le courage de sa foi. Il est l’instigateur (le seul !) de la dignité humaine. Il est toujours droit, jamais rigide. Bref, c’est le « journal » !
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Voyons bien. Une information n’a rien de catholique en soi. Même si elle rapporte un évènement religieux. Ce qui importe avant tout, c’est le classement de sa valeur morale. De ce petit fait-divers que l’on « passe » pour que le lecteur soit flatté, y étant concerné, le journal doit se garer. Car c’est là sa lèpre, étant donné que l’écho mondain, même déguisé, tue chez le lecteur l’intérêt de l’éditorial, de l’éditorial qui contient un élément de fond et qui, par là même, confère son vrai caractère au journal catholique. (Dans la presse française, avons-nous un journal qui n’est pas catholique qui se défendrait d’être le porte-parole de l’Ordinaire ?)
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Craignons d’attacher plus de prix à l’existence matérielle d’un journal dit catholique qu’à sa qualité. Car le journal qu’on a fait passer pour bon et qui est ennuyeux aura toujours une influence déplorable. Tout mouvement sans conséquence en faveur du bien marque un recul et tout ce qui tend à établir des distinctions parmi les catholiques est dangereux.
Clément MARCHAND.
Paru dans Les Idées en 1935.