Relation du siège de Vienne
et de la campagne en Hongrie 1633
par
Henri MARCZALI
La défense de la ville de Vienne contre l’armée du grand vizir Kara Mustafa et la défaite infligée à cette armée par les Polonais et les Impériaux, sont des évènements dont l’importance, après plus de deux siècles, se fait encore sentir de nos jours. Ils ont puissamment contribué à la formation de l’état actuel de l’Europe centrale. Ils ont donné le branle à la délivrance d’une grande partie du territoire hongrois du joug turc.
Toute une littérature, à cette époque, a célébré la vigoureuse défense du comte Stahremberg et l’attaque victorieuse de Jean Sobieski et du duc Charles de Lorraine. L’écho des canons de Vienne résonne dans des livres sans nombre en langue allemande, française, italienne, espagnole, etc... Si nous ne citons que l’ouvrage de Rocolès : Vienne deux fois assiégée par les Turcs, 1529, 1683, c’est pour mieux mettre en lumière, entre tant d’autres, celle qui mérite encore d’être lue, tant pour l’élégance de son style que pour la précision de ses renseignements.
L’anniversaire de 1883 a amené un renouveau de cette littérature et les matériaux conservés dans les archives ont été utilisés. La publication de l’état-major austro-hongrois : Das Kriegsjahr 1683 1 est fondée sur des documents et des sources authentiques. Elle nous permet de suivre, jour par jour, le progrès du siège, les préparatifs de secours et la campagne des armées alliées en Hongrie, où elles poursuivirent les troupes battues du Grand Vizir.
Il est certain que les relations officielles, malgré tout leur mérite réel, ont quelque chose de sec, d’impersonnel, qui ne satisfait pas celui qui aime à connaître le dessous des évènements, l’esprit qui les a produits. Pour celui-là, la seule lettre du roi Sobieski, écrite du champ de bataille à sa femme, en dit plus que tout ce qu’on a publié d’officiel et de semi-officiel sur ces jours critiques. Or, nous pouvons donner ici le récit de ce grand évènement, raconté par un homme qui prit une part active à la défense de Vienne et qui semble avoir été très capable de juger clairement les choses.
Le manuscrit auquel nous devons cette source inédite est un volume in-folio, dans une reliure de l’époque, et qui fait partie de la bibliothèque de M. le comte Alexandre Apponyi, à Lengyel, qui a bien voulu nous en confier la publication. Un des propriétaires antérieurs de ce document a écrit sur la feuille de garde la notice suivante : « Relation du siège de Vienne par un officier français. Cette relation pleine d’intérêt est, à ce qu’il paraît, inédite. Le manuscrit provient de la Bibliothèque des jésuites de Turin, dispersée et vendue après la suppression de 1848. »
C’est une belle écriture du temps qui n’est cependant point celle de l’auteur. Les fautes et les corrections prouvent bien que c’est une copie, ou peut-être une dictée.
Le volume contient deux lettres. La première, la plus longue, donne la relation détaillée du siège, depuis les premiers préparatifs jusqu’à l’entrée du roi Sobieski dans la ville secourue. Elle n’a été écrite qu’après l’entrevue de l’empereur Léopold avec le roi de Pologne, le 15 septembre 1683. Mais, comme l’auteur nous dit que « l’armée chrétienne a remporté l’avantage sur celle des Turcs, le 12 de ce mois de septembre », nous voyons que la lettre a suivi de très près cet évènement.
La seconde lettre, contenant le récit de la campagne de Hongrie, de la bataille de Parkany et de la prise d’Esztergom, n’a été rédigée qu’après la rentrée de l’auteur dans sa patrie, à la fin de 1683, ou au commencement de 1684.
On ne trouve aucune trace permettant de constater à qui ces lettres ont été adressées. Mais il est plus que probable qu’elles le furent à un Italien, ami de l’auteur. Les noms italiens des villes hongroises : Javarin, Strigonie, ajoutés à leur nom allemand, en sont la preuve.
Les lettres ne sont pas signées. Ce n’est qu’après de laborieuses recherches que nous avons pu découvrir le nom de l’auteur 2.
La première lettre raconte la mort du prince Louis de Savoie, blessé dans le combat de Petronell ; il y est dit : « Je lui fis faire des obsèques telles que la conjoncture du temps me le pût permettre et j’eus encore loisir de faire sortir son équipage et M. l’abbé Eccaro, lequel voulut bien se charger d’en apporter les nouvelles à Madame Royale 3 et à M. le Prince de Carignan. »
Or, il se trouve, dans les Archives royales de Turin, une lettre de Vienne du 13 juillet, jour du décès du prince, adressée à Madame Royale, qui apporte la triste nouvelle et fait mention de la mission de l’abbé Eccaro 4. Elle est signée : il conte di Frosasco. L’identité avec l’auteur de notre relation est évidente, elle ne permet point de doute.
Le comte de Frosasco, François II Provana, avait été colonel des régiments d’Aoste et de Savoie, gentilhomme de la chambre du duc de Savoie, gouverneur de Fossano. Ses biographes savent qu’il prit part à la défense de Vienne et même qu’il y fit construire un bastion à ses frais. Il mourut en 1710.
Ainsi la conjecture de M. le comte Alexandre Apponyi que l’auteur était Savoyard ou Piémontais se trouve tout à fait justifiée. Elle s’appuyait sur le fait que les officiers que l’auteur mentionne le plus fréquemment et dont il parle comme étant de ses amis, appartiennent presque tous à la noblesse de ces deux pays.
Une autre indication est encore plus curieuse et nous montre l’auteur sous un tout autre aspect. Racontant un entretien avec le duc de Lorraine, il dit que ce Prince lui parla de la campagne du Rhin, « sachant que j’eus l’honneur de servir d’aide de camp au feu maréchal de Turenne, et que je fus encore près de lui lorsqu’il fut tué ».
Mais les recherches faites pour trouver celui des aides de camp de Turenne qui combattait encore, huit ans après Sasbach, à Vienne, n’ont donné aucun résultat positif. M. de St. Hilaire a bien écrit sur le siège, mais il dit expressément qu’il n’y était pas présent 5. Les autres témoins de la catastrophe de Turenne, le comte de Lorge, M. d’Elbeuf, le marquis de Vaubrun et le comte d’Auvergne n’ont pas pris part à la défense de Vienne.
M. Árpád de Károlyi nous apprend qu’il y a, dans les Journaux de campagne de Charles V. de Lorraine 6, un journal du siège de Vienne, écrit par un officier de la garnison. Ce dernier, parlant de la sortie du 29 juillet, raconte : « Je reçus aussi une grenade à plomb au milieu de l’estomac, laquelle par bonheur ne creva point, et qui n’a pas laissé de m’incommoder beaucoup. » Or, l’auteur de notre manuscrit raconte le même accident qui lui arriva ce même jour. L’auteur est donc bien la même personne. Le manuscrit de Vienne, beaucoup plus court et qui affecte plutôt le caractère d’un journal, est probablement la source originale que M. de Frosasco a développée ensuite dans sa lettre.
En tout cas, l’auteur était homme de guerre, tout à son métier, aimant le combat, payant de sa personne et cherchant toujours à se renseigner. Le siège lui donne l’occasion de s’étendre surtout sur le système des fortifications. Nous croyons que c’est là la partie de son récit qui a le plus de valeur au point de vue de la science militaire. Il a les yeux ouverts, voit les fautes commises dans son camp ; il est juste envers la bravoure des ennemis. Plein d’expédients, il a sa part dans le succès de la défense. Son parallèle, entre les vertus militaires des Français et des Allemands, le montre un juge impartial, quoiqu’il se compte toujours parmi les Français.
Cet homme de guerre, sorti de la grande école de Turenne, est doublé d’un écrivain. Il sait raconter, mêler les couleurs et surtout « assener son coup ». Le caractère du duc de Lorraine est peint avec beaucoup de sympathie et de vénération, sans oublier ses défauts. De même, il rend toute justice aux grandes qualités militaires de Jean Sobieski, mais sans taire le soupçon « d’avoir trop d’attachement pour le bien ». Il est aussi grand admirateur de Stahremberg, mais voit et juge ses fautes. Quelques récits des sorties de la garnison le montrent en combattant. Ces récits pleins de vie, d’un vérisme très rare dans les mémoires du temps de Louis XIV, sont dignes du pinceau d’un grand peintre réaliste.
En comparant le texte avec les dates authentiques du Kriegsjahr, nous voyons que ses données chronologiques ne sont pas toujours justes. Il l’a donc écrit de mémoire. Ainsi, par exemple, il dit dans la lettre à Madame Royale que le combat de Petronell a eu lieu un mercredi : ce qui est juste. Néanmoins nous trouvons dans la relation que c’était un jeudi.
Tout de même, c’est un auteur bien renseigné et véridique. Véridique même là où il s’agit de lui-même. La grande estime dont il jouissait près des hauts personnages de l’armée chrétienne était bien méritée. Il connaît le jeu des partis qui se combattent autour de la personne de l’empereur sans y prendre aucune part. Il allait à Vienne comme à la croisade, pour vaincre l’ennemi héréditaire ou pour s’ensevelir sous les ruines de la ville impériale.
Nous publions le manuscrit avec l’orthographe originale du copiste.
* *
« Monsieur
Les dangers ou s’est trouvé la ville de Vienne n’ont jamais interrompu le souvenir des bontés, et de l’amitié que vous avés pour moy, il m’a été impossible de vous écrire immediatement aprés que cette place a êté secourue, et j’étais bien persuadé d’ailleurs que vous apprendriéz cette grande nouvelle par la voie de la renomméz qui aura publié partout l’avantage que l’armée chrétienne a remporté sur celle des Turcs le 12 de ce mois de septembre, et la gloire que tant de braves chefs ont acquis dans cette occasion, lesquels ont exposé genereusement leur vie – pour l’intérêst de la Religion et pour la conservation de cette place.
L’on doit particulièrement admirer dans cette occasion. La grandeur d’âme du Roi de Pologne et du Duc de Lorraine, le premier ayant abandonné ses vastes états pour accourir a la defense de l’empire, et le second par la part qu’il eût à la victoire que l’on a remporté sur les ennemis, car commandant la gauche de l’armée, il fit une si belle disposition que l’aile droite des Turcs fut contrainte de prendre la fuitte ce qui mit le Roi de Pologne en état de pousser l’autre aile des Turcs qui luy étoit opposée, et fit que la victoire se déclarat entierement pour nous.
Etant resté quelques jours dans cette ville pour rétablir mon équipage, i’ay employé ce temps à vous faire une rélation de ce qui s’y est passé pendant la siège qu’elle a soutenu et connaissant l’intérêt que vous prenes à ce qui me regarde, j’ai aussi inséré la part que je puis avoir eu à la défanse de cette place, et le bonheur dont le ciel a voulu bénir ma bonne volonté. Mais affin de vous donner une idée plus claire de ce grand évènement, je prendrai la chose de plus haut et vous y trouveréz un détail de ce qui est arrivé a l’armée impériale depuis que celle des Turcs fut entrée dans les pays sujets à l’empereur.
Dès que Monsieur le Duc de Lorraine eût appris des nouvelles seures de leur marche, il prit son camp sur les bords de la rivière du Raab, ayant a sa gauche la ville qui porte le même nom (connue en Italie sous le nom de Javarin) et le Danube qui s’étant divisé plus haut en deux branches forme l’île de Schutt 7, il avoit a sa droitte des marais que l’on lui avoit supposé impraticables au delâ desquels il avoit posté tous les hongrois qui étoient a la solde de l’empereur commandé par le comte Bogiani 8. L’armée des Turcs vint le lendemain 9 camper sur les bords de la même rivière laquelle séparoit les deux camps : elle faisoit la monstre la plus magnifique et la plus terrible que l’on ait jamais vûe, leur camp avoit deux grandes lieues d’étendue sur une demi lieüe de profondeur, leurs escaramoucheurs passoient la riviere à la nage en grand nombre lesquels étant tres bien montés sembloient nous venir défier jusque dans nôtre camps : et l’on peut juger de la force de cette armée par le détachement que l’on y fit le meme soir de 20. m. Tartares sans que l’on s’en appercut quoyque l’on fut en presance, ils marchérent droit au poste du Comte Bogiani, lequel s’étant joint a eux avec le corps qu’il comandoit leur fournit un moyen seur de passer la rivière sans obstacle : ils firent de là, une course jusqu’au faubourg de Vienne remplissant tout le pays ou ils passoient de feu, de sang et de carnage : ce mouvement fit connoitre a Monsieur le Duc de Lorraine qu’il avoit plusieurs dangers a courir s’il restoit davantage dans son camp, et il en fut encore plus persuadé lorsqu’ayant fait sonder les marais qu’il avoit a sa droitte. Il reconnût qu’ils étoient praticables en plusieurs endroits, mais il étoit très dangereux de faire une retraite devant une armée formidable et pour en éviter les inconvéniants, il jeta l’infanterie et les gros bagages dans l’isle de Schutt, et partit a l’entrée de la nuit-prenant sa marche droit a Kitsee 10 qui est un village peu éloigné de Presbourg, n’y ayant presque que le Danube entre deux. Par ce moyen il passa sans danger les petites rivières de la Rabnits, et la Laitta et laissa dans la ville d’Altembourg 11 qui est sur le bord de la derniere plusieurs soldats Lorrains auxquels il se fioit beaucoup, leur ordonnant de ne se point retirer qu’ils n’eussent vû l’armée ennemie en deçà des susdites rivieres : le conseil de l’empereur ne füt point content de la marche de Monsieur de Lorraine jugeant qu’il étoit trop éloigné pour être en état de defendre les pays hereditaires et il reçut un ordre de se raprocher de la frontière, il se metoit en état de l’executer lorsque quelquuns des ces Lorrains qui étoient resté dans Altembourg arrivèrent a toutes jambes et l’assurérent que la tête de l’armée Turque êtoit en deca de toutes les rivieres, ce qui fit que l’on ajouta foi a leur rapport c’est qu’il n’y en eut que trois ou quatre qui se sauvèrent, les autres ayant été tués ou pris par les ennemis : comme toute la cavallerie impériale étoit en bataille, Monsieur de Lorraine jugeât à propos de prendre la route de Vienne, au lieu de retourner vers Altembourg, et envoyât en toute diligence avertir l’Empereur de ce qui se passoit.
Il fût impossible de tenir secret l’avis que l’on avoit eut de la marche des Turcs, et il n’y avoit point de soldat chrétien qui n’eut été convaincû par luy même de la grande supériorité de leur armée et de l’inegalité qu’il y avoit des forces de l’une a l’autre ; la croyance qu’ils eurent d’etre fort prés des ennemis jeta dans leurs esprit cette impression de crainte qui est mortelle a toutes les armées : nous marchions sur trois lignes dans une grande plaine ayant a notre droite des montagnes qui bordent le Danube et a notre gauche un vallon au milieu duquel coule un petit ruisseau que l’on peut aisemant guéer.
Dès que nous fumes en plaine marche, nous aperçumes de l’autre côté dudit vallon tout le pays en feu, et il n’y eut personne de nos troupes qui ne jugeat que c’étoit l’’avantgarde des ennemis qui l’avait allumé ; en approchant d’un village qui s’apelle Petternel 12 (ou il y avoit une maison magnifique apartenante a monsieur le Comte Traun) nous fumes obligés de traverser le vallon qui coupe la plaine en cet endroit : les régiments de Montecuccoli, Taaffe et L’épigny Lorrain, faisant l’arriéregarde étoient en bataille sur le bord vers les ennemis, notre corps de bataille étoit dans le vallon, et l’avantgarde sur la sommité de l’autre coté. Monsieur de Lorraine accourut à son arriéregarde sur l’avis qu’il eut quelle était attaquée ; lequel n’étoit pourtant vray qu’en partie car il n’y eut que les troupes de cavallerie qui suivoient les régiments, lesquels étant resté trop eloignés de leurs corps furent poussés par les Tartares ; mais comme ils se mélérent dabord il s’élevat une nuée de poussiere qui acheva de mettre la consternation dans les troupes.
Dans le temps que monsieur de Lorraine arrivoit sur la hauteur, toute l’arriéregarde se renversat si promptement qu’il luy fut impossible d’y apporter aucun remède, et pour comble de malheur elle fondit sur le corps de bataille qui était dans le vallon un peu trop serré, et y mit la confusion et le désordre. La fatalité de cette journée voulut encore que quelques détachements de Tartares ayant coulé le long du vallon attaquèrent presque dans le même instant nôtre avantgarde ou etoient tous les bagages. Les soldats se croyant enveloppés de tous côtés ; une terreur panique se saisit de leurs esprits et comme s’ils avoient êté poussés d’une main invisible, toute la cavallerie pliât dans le même moment.
Le douleur vive et sensible dont monsieur de Lorraine fût penetré dans cette occasion parut peinte sur son visage. Ayant mis pied a terre il demandat son cheval de main quoyque celuy qu’il montoit ne fut pas trop las, et comme il fût ensuite contraint de suivre le courant des fuyards, il le fit avec une contenance assurée et conservant cette présence d’esprit qui le mit en état de rallier ses troupes dès qu’il se fût aperçu qu’elles commencaient a revenir de cette impression a laquelle il ne leur avoit pas été possible de résister.
Ce ne fut assurement point le soin de sa conservation qui obligeât Monsieur de Lorraine de changer de cheval au moment qu’il vit toute la cavallerie en fuite ; et j’ay touiours crû que comme il étoit extremement prompt de son naturel, il voulut étouffer par lâ ce premier mouvement de chaleur qui offusque et qui trouble la raison ; tant il est vray que les grands hommes ne negligent rien de tout ce qui peut entretenir en eux cette netteté et cette tranquillité de cœur et d’esprit qui est l’ame des grandes affaires et un des endroits qui les distingue le plus du reste des hommes.
Une troupe de fuyards s’étant jeté entre Monsieur de Lorraine et moy, il me fût après celà impossible de le rejoindre, et je rencontrai par hazard Monsieur le Prince de Croÿ 13 qui étoit parti le même jour de Vienne par ordre de la cour pour aller commander dans Raab, parceque l’Empereur croyait que les ennemis avoient dessein de s’attacher a cette place, il avoit suivi ce iour lâ Monsieur de Lorraine, ce qui me donnat occasion de l’entretenir, l’ayant ensuite rejoint il me proposat de rester avec luy, afin de rassembler (a ce qu’il disait) quelques fuyards et faire tête aux ennemis, je luy répondis qu’il pouvoit disposer de moi tout comme il l’aurait jugé a propos, il montait un cheval Anglois très beau, mais si las qu’il ne pouvait plus avancer. En mon particulier j’étois tres bien monté, et il y avoit beaucoup d’apparence que je pouvais me tirer d’affaire, mais ie crûs qu’il ne me seroit pas honorable d’abandonner un homme de ce rang lâ, le seul expedient qu’il y avoit de nous sauver, c’était qu’il changeat de cheval, et c’est ce que je lui proposai, il suivit mon conseil et nous fimes ce changement là le plus promptément qu’il nous fût possible et sans ôter même le caparaçon au cheval qu’il monta, cependant ce petit moment de perdu couta la vie a tous ceux qui le suivaient à la réserve de son paye, il en serait arrivé de même de nous s’il n’avoit pas pris un cheval frais, et outre qu’il n’y alloit pas moins que de ma vie, je dois m’applaudir de ce que mon conseil a conservé à l’Empereur un très bon officier.
Monsieur de Lorraine profita d’un defilé qui se trouva sur notre chemin pour rallier ses troupes, et comme c’étoit un détachement de six mille Tartares qu’on avoit pris pour la tête de l’armée des Turcs (laquelle étoit encore assez éloignée), et que c’étoit le meme parti de Tartares qui avoit poussé la cavallerie impériale il fût aisé a ce prince de le repousser : l’on ne fit pas même une grande perte dans cette occasion a cause de la grande quantité de poussière qui s’élevat dans le temps que l’on prit la charge, ce qui fit que les ennemis ne reconnûrent pas le désordre ou nous étions, et n’en tirerent pas par conséquent autant d’avantage qu’ils auraient pû.
La nouvelle du combat de Peternel fut apporté a l’Empereur par un dragon du regiment de Monsieur le chevalier de Savoye, que la peur fit venir a Vienne avec une vitesse incroyable, et qui exagerat beaucoup la chose pour justifier en quelque maniere sa frayeur, disant que S. A. de Lorraine avoit été tué ; cette nouvelle jeta la cour dans une si grand alarme que doutant si le lendemain l’on seroit a temps de se retirer, l’on ne prit qu’une heure de temps pour se préparer au départ, ainsy l’Empereur abandonna sa capitale, laissant dans son palais ses papiers, ses meubles, et quantité d’autres choses d’un très grand prix.
L’exemple de l’Empereur fut suivi de toutes les personnes de qualité, et même de toutes celles qui avoient des voitures, ou qui se croyoient en êtat de faire un long chemin a pied : ainsi la ville de Vienne se trouvat abandonée des plus considèrables de ses habitans, mais a mésure qu’il en sortoit d’un côté il en entroit de l’autre car ceux qui habitoient le plat pays et qui n’étaient point a couvert du Danube s’y jetterent avec précipitation sans apporter avec eux de quoi subsister, cela en augmenta la confusion, et le désordre et je crois pouvoir assurer qu’il ne s’est jamais vue une consternation et une frayeur si générale que celle que l’on y a remarqué dans cette occasion. Cela produisit encore un autre mauvais effet dans la suitte, car la plus grande partie de ceux qui se sauvèrent dans la ville, n’ayant aucun moyen de vivre y w moururent pendant la siêge dans l’’accablement et dans la misere.
La cour de l’Empereur se retirat a Linz d’ou une autre alarme la fit aller jusqu’a Passau. Le conseil de l’Empereur ne s’êtoit point imaginé que les Turcs seraient en état de faire le siege de Vienne auparavant que d’avoir emporté l’une des deux places qui semblent la couvrir. appelées Raab et Comorre. Peut être aussi que l’on y fit un peu trop de fond sur la negociation du Comte Albert Caprare qui avoit êté envoyé a Constantinople pour travailler au rétablissement de la tréve entre les deux Empires et comme l’Empereur était dans ce temps là en mésintelligence avec la cour de France, il tenoit un corps de troupes en Bohème qui auroit du moins mis sa capitale en seureté s’il avait été uni a l’armée que S. À. de Lorraine commandoit en Hongrie.
En mon particulier ne doutant plus que les dessins des Turcs ne fut d’assieger Vienne, je me mis en état d’exécuter la résolution que j’avois pris en partant de chez moy qui était de me mettre dans la première place qui pourroit être attaquée, et avec la permission de Monsieur de Lorraine, qui eût la bonté dans les suittes de me recommander tres fortement a Monsieur le Comte de Staramberg, je me rendis a Vienne.
Je fus rendre mes premiers devoirs a Monsieur le chevalier de Savoye lequel avoit été dangereusement blessé au combat de Peternel, car êtant a la tête de son regiment dans le tems que le desordre commançat, il voulut aller aux ennemis, mais il ne füt point suivi, et obligé par consequant de se retirer, malheureusement son cheval s’étant renversé sur lui il en fut si fort blessé que l’on fut contraint de l’emporter dans Vienne 14. À ma premiere visite je reconnus avec douleur le peu d’espoir qu’il y avoit de sa guérison, en effect il mourût le jour devant que l’armée des Turcs parut devant la place, après s’être acquitté de tous les devoirs d’un chrétien, et d’un honnête homme. Je luy fis faire des obséques telles que la conjoncture du temps me le pût permettre, et j’eus encore le loisir de faire sortir son equipage et Monsieur l’abbé Eccaro, lequel voulut bien se charger d’en apporter la nouvelle a Madame Royale et à Monsieur le prince de Carignan.
Je füs sensiblement touché de la mort de ce prince dont les qualités répondoient parfaitement a la gloire de son nom et sa naissance ; il avoit une valeur héroique une élévation d’esprit et une étendue de génie admirable. Il etoit généreux, magnifique et bon ami, ce que j’ai éprouvé moy même, car comme on l’amenoit apres sa blessure dans sa chaise roulante, il aperçut mon charriot, qui avoit êté abandonné, tout blessé qu’il étoit il s’y fit mettre dessus et ayant fait atteler les chevaux de sa chaise il se fit conduire comme cela dans la ville, et le sauvait par ce moyen avec beaucoup de hardes qui auraient êté infalliblement perdus sans lui. Il avoit pris une grande confiance en moi, et n’a jamais trouvé mauvais que ie luy aie dit mon sentiment sur tout ce qui me paroissoit un peu trop vif dans sa conduite, chose fort extraordinaire dans les personnes de ce rang lâ.
Le combat de Peternel fu donné en jeudy 6° du mois du juillet 15, et Monsieur de Lorraine ne doutant plus après cela du dessein des ennemis envoya dés le landemain ordre à Monsieur de Staramberg 16 qui commandoit l’infanterie qui était campée sur le glacis de Comore dans l’ile de Schutt de se jeter dans Vienne et de faire marcher en toute diligence les troupes qu’il avoit destiné pour la defence de cette place, et comme il falloit apres cela tenir un chemin ouvert pour y faire entrer les dites troupes, il vint camper avec la cavallerie dans le Prater qui est une isle que le Danube formé auprés des murailles de cette ville, et le seul endroit par on elle pouvoit y entrer. Mais comme il sembloit que la fortune vouloit éprouver la constance de ce Prince, ceux qui furent envoyés porter les ordres a Monsieur de Staramberg restèrent trôp longtemp en chemin parcequ’il n’y avoit point d’endroit ou ils ne fussent arrètés et qu’il n’y avoit point de postes etablies de ce côté là, en manière que ses troupes furent obligées de faire une diligence surprenante, et qu’elles ne purent entrer dans la ville que dans le tems que les Turcs arrivoient de leur côté pour l’assiéger ; il y a dixhuict lieües plus grandes que les lieües ordinaires d’Allemagne de Comore a Vienne 17, et les troupes firent tout ce chemin lâ sans prendre d’étappe, on ne faisoit que porter des vivres sur leur route et elles ne s’arretoient dans ces endroits lâ que le temps qui leurs etoit necessaire pour se nourir, et pour reprendre halêne.
À l’égard de Monsieur de Staramberg il s’y jetat en toute diligence n’y ayant encore dans ce tems là dans la ville que sept compagnies du Regiment de Kaizesthin 18 et la garde ordinaire de la ville composé d’environ 200 hommes lesquels n’étoient propres a autres choses qu’a ouvrir et fermer les portes. L’on travailla d’abord a mettre la place en êtat de defense, et particulierement a pallissader et a faire des parapets à la contre escarpe ou Monsieur de Staramberg employa tous les habitans sans aucune distinction. Car comme l’on ne s’etait point douté que les Turcs assiegeroient Vienne l’on n’avoit point travaillé à en reparer les fortifications qui étoient par consequent dans un tres grand désordre.
Le ciel qui vouloit récompencer la piété de l’Empereur en lui conservant sa capitale, a fait qu’il s’y est rencontré tout ce qui étoit necessaire à sa defence quoique plusieurs choses n’y ayent point êté mises à ce dessein ; l’Empereur en se retirant ‘ne s’étoit point trouvé en êtat d’y laisser de l’argent et Monsieur de Staramberg trouva chez deux Évêques dixhuit cents mille florins qui luy donnèrent moyen de faire subsister les troupes et de fournir à beaucoup d’autres depences qui étoient indispensables 19. Il y avoit une grande quantité de munitions dans les magazins qui avoient été destinés pour l’armée et l’on trouva dans l’arsénal huict cents pieces de canon en bon état, au moyen desquels nous avons toujours empeché aux ennemis de dresser leurs batteries sur la contre-escarpe quelques efforts qu’ils aient fait pour cela, et par conséquent ils n’ont jamais pû nous oter toutes nos defences. C’étoit outre cela un tres grand avantage pour nous de pouvoir remédier incontinant aux desordres qui arrivoient dans nos batteries ayant autant de pièces de reserve qu’il en falloit pour remplacer les pièces qui étoient endommagées et nous avions outre cela d’excelants canoniers.
L’on fut obligé dans les préliminaires de ce siège d’abattre les toits des maisons qui etoient presque tous de bois, ce qui augmentat extrémement l’épouvante et la confusion, dont la ville étoit remplie, il êtoit impossible de marcher dans les rues sans s’exposer a un grand danger, l’on ne voyoit partout que des visages pâles et des femmes échevelées, le peuple appréhendoit a l’ordinaire les dangers véritables et s’en figurait d’imaginaires, pleins de crainte et de défiance il fit sentir sa fureur a plusieures personnes qui furent massacrées dans ce tumulte et entre autres un domestique de l’Impératrice douarière parce qu’il avoit dit quelques mots et fait quelques signes que l’on n’entendoit point et qui le firent prendre pour un traitre.
Je trouvai dans la ville huit ou dix gentishommes français dont la pluspart y etoient venu chercher la guerre et quelquesuns s’y etoient rencontrés par hazard, c’etoit de fort honnêtes gens, et le chevalier de Vaure s’y distinguat extrémement ; par son esprit et par sa valeur, ils s’attachèrent tous a moi et en agissoient avec la méme dépendance comme si j’avais été leur chef. Je composais en tout une petite troupe de quinze gentishommes tres braves gens, mais ils ont presque tous péris dans le siége et j’ai resenti vivement leur perte. Je fus à la verité fort étonné de n’avoir point trouvé dans la ville d’hommes de qualité nationels qui s’y fut infermé en qualité de volontaires, mais ayant ensuite étudié cette nation i’ay reconnu qu’il s’en faut bien qu’elle n’aye le feu et le brillant des François ni qu’elle cherche comme eux les dangers de gaieté de cœur, il faut cependant convenir que les Almands sont très propres a la guerre, ils sont robustes, laborieux, patiants, fermes et exacts, uniquement appliqués a leur devoir sans curiosité et sans se mettre en peine de l’avenir et cette indolence qui leurs est naturelle et qui les rend un peu froids dans l’action, fait qu’ils en sont plus obéissants.
L’armée des Turcs parut devant Vienne presque dans le même moment que les troupes qui étaient destinées pour la defendre y arrivaient aussy par un autre côté et ce qu’il y a de singulier, c’est qu’elles marcherent quelque temp à vue, n’y ayant que le Danube que les séparat. Ces troupes étoient composées de quatre régiments entiers d’infanterie, quatre demy regiments et un régiment de cavallerie qui faisoient en tout environ onze mille hommes. Les quatres régiments étoient Staramberg, Mansfelt, Souche 20 et Chaftemberg 21 et les quatre qui n’étoient pas entiers s’apelloient Bech, Naybourg, Virtemberg et Aister 22, le regiment de cavallerie étoit des troupes de Monsieur le Duc de Lorraine et presque tout composé d’étrangers et commandé par Monsieur Dupigny, Monsieur de Ste Croix en etoit lieutenant colonel et il étoit outre ça tres bien composé en officiers qui avoient tous de la naissance du mérite et de la valeur. Il ne s’est point présenté d’occasion ou ce régiment aye pû être employé a cheval, mais il a servi très utilement a pied et dans tous les assauts que nous avons soutenus il s’y est toujours extrémement distingué.
A l’egard de l’infanterie tous les régiments avoient leur colonels a la tête a la réserve de Mansfelt et Neybourg dont le premier étoit commandé par Monsieur le Comte de Lessele 23, lequel soutenoit parfaitement bien la gloire de son nom par son merite et par sa valeur, et le lieutenant colonel du regiment du Neybourg étoit brave homme et bon officier 24. Monsieur nôtre gouverneur est colonel de Celuy qui porte son nom et comme il êtoit chargé de la defense de la place, il en avoit laissé le soin a Monsieur Godolinski 25 un des meilleurs officiers d’infanterie que j’aye connu des mes jours, toutes ces troupes étoient très bonnes, et il y avoit dans tous les corps des officiers de distinction, qui étoient très dignes d’être employés dans une occasion aussy éclatante que celle lâ ; je dois dire à la gloire de cette infanterie que malgré les extrémités dans lesquelles nous nous sommes trouvés et les fatigues d’un siége long et pénible, pendant lequel nous avions a peine ce qui étoit nécessaire pour conserver la vie, il n’y a jamais eu le moindre murmure parmi les soldats, et l’on a toujours fait paraitre la même intrépidité, et une resolution ferme et constante de défendre la place ou de s’ensevelir dans ses ruines.
Il eut êté a souhaiter que la garnison de Vienne eut pû entrer plutôt dans la place, car outre que les soldats auraient été en meilleur état dans le temps que le siége a commencé, Monsieur de Lorraine auroit pû se retirer du Prater avant l’arrivée des ennemis et il paraissait qu’il y eut de la témérité de vouloir s’y tenir en présence d’une armée formidable, parce que outre qu’elle est 26 d’une si grande étendue qu’elle embrasse plus de deux lieües de pays elle est remplie de bois et le canale du Danube qui la separe de la ville etoit dans ce tems là guéable en plusieurs endroits.
Dès que ce Prince eut decouvert la tête de l’armée ennemie il fit des détachements de cavallerie pour mettre le feu aux fauxbourgs afin d’ôter aux ennemis toutes les commodités qu’ils en pouvoient tirer, lesquels de leur côté firent tout leur possible pour l’empêcher, de sorte qu’il se donna plusieurs petits combats dont la fin fut avantageuse aux imperiaux, lesquels aprés s’être acquitté de leur commission se retirèrent sans perte au travers de ce terrible embrasement.
Afin qu’il ne manqua rien a l’horreur de cette journée, le feu se prit au couvent du Schotten lequel se communiquat a l’arsénal qui en étoit proche. La ville de Vienne fût a deux doigts de se perdre par accident, toutes nos munitions étant dans cet endroit. Monsieur de Staramberg y accourut avec beaucoup d’officiers et une infinité de bourgeois lesquels s’employérent si vivement qu’ils eurent enfin le bonheur d’éteindre ce feu. L’on a cru avec assez de vraisemblance que ce coup etoit parti de la main d’un traitre et l’on n’a jamais pu le verifier ainsi l’on ne pût faire autre chose que diviser les munitions en plusieurs endroits et prendre tous les soins possibles affin de se mettre à couvert de l’infidélité et de la surprise. À mon egard, cet accident me fit juger que le ciel s’intéressoit a nôtre conservation et j’ai regardé comme un miracle que l’on aye pu préserver du feu une si grande quantité de poudre, dans le temps que la gallerie même ou elles étaient commençoit a brûler 27.
La nuict du treize 28 les ennemis profitant des ruines du faubourg ouvrirent la tranchée sans que l’on s’en fut apercu ; une grand fosse, ou l’on avoit accoutumé de faire les briques leurs donnat moyen de faire la chose avec beaucoup de seureté et de secret, ils poussèrent trois logements l’un sur l’autre qui avoient la figure d’un croissant dont les branches etant tournées vers la place ils les êtendoient en maniere qu’ils embrassoient du terrain a mésure qu’ils avançaient, de sorte que le landemain au matin ils occupoient déjà un fort grand front, et l’on les jugea a portée d’attaquer la contréscarpe, et comme le centre de leur tranchée étoient flanqué par les deux côtés on ne crût pas qu’il fût possible de les déloger, et tout ce que l’on pû faire c’est que comme ils avaient plus songe a avancer qu’a se bien couvrir, l’on posta dans le palais tous les chasseurs de l’Empereur que l’hazard avoit fait rester dans la ville, ils avoient des fusils rayés et tiroient avec une adresse merveilleuse, de maniere qu’ ayant continué leurs décharges depuis le matin de bonne heure jusqu’a la nuict ils firent un fort grand carnage des ennemis.
Ce iour la même on reconnût que la ville n’avoit plus aucune communication avec les troupes, ny avec le pays de l’Empereur ; dès le jour devant Monsieur de Lorraine avoit été obligé d’abandonner la partie de l’isle qui est plus proche de la place pour s’approcher des ponts qui étoient a l’autre bout, les Turcs y entrerent presque dans le même temps et il fût contraint de defiler au travers des bois en presance d’un grand nombre d’ennemis, ce fût pourtant ce qu’il entreprit et qu’il executat avec toute la conduitte, et la fermeté imaginable, car il y eut une action ce iour là qu’on a appellé le combat des ponts qui fut entierement a l’avantage des chretiens puisqu’ils firent leur retraite sans desordre et sans faire une grosse perte 29.
La ville de Vienne est à la droitte du Danube ayant au levant l’ile du Prater (comme je l’ay marqué plus haut) elle at au midi une grande plaine ou etoient les fauxbourgs, qui étoient fort étendus, bien bâtis et bien peuplés, elle a au couchant une lisiere de montagnes qui continue jusqu’a la ville de Neustat, et celle qui en est la plus proche est appellé le Calemberg. Les fortifications de cette place ayant êté construites dans les temps differens sont défectueuses presque partout et avoient êté longtemps négligées ; elle est environnée de douze bastions qui sont tous a oryllion rond avec des defenses basses, lesquelles enferment tout l’éspace qui est tourné vers la pleine. Du coté de la riviere elle n’est fortifié que de deux demi bastions qui tiennent les deux extremités de la ligne avec quelques redans au milieu, lesquels paroissent la mettre en sûreté de ce coté lâ.
L’on nous at asseuré que les Turcs avaient trois ingénieurs dans leur armée, dont l’un était Allemand, le second Français et le troisiéme Venetien, et par consequant tous trois rénégats, que le Français était d’avis que l’on attaque la place le long de la riviere a la droite laquelle n’at d’autres défenses de ce côté la qu’un demi-bastion et c’est par consequant l’endroit le plus faible 30. Selon toutes les apparances nous aurions été emportés si cet avis avoit été suivi, mais par bonheur les deux autres se trouvérent d’un sentiment contraire, disant pour raisons que la riviere aurait pû grossir par les pluies et emporter dans une nuit le travail de plusieurs iours.
Ils ouvrirent donc la tranchée vis a vis le palais de l’Empereur et embrassérent par leurs travaux le bastion appellé communement de la cour et celui qui est a sa droitte qu’on appelle du L’éble 31. La courtine qui les joint a plus de quatre vingts toises de longueur et par consequent la defense est beauconp au delâ de la portée du mosquet mais on a remedié en quelque manière à ce defaut au moyen d’un second flanc qui se prend du tiers de la courtine. Le ravelin qui la couvre est trop avancé et comme il a la figure d’un bastion, le canon de la place n’enrase point le fossé, sa berme est à la moitié de la hauteur et trôp large, ce qui nous a êté d’un très grande preiudice.
À l’égard des deux bastions qui forment ce poligone ils sont tous deux a oryllons ronds avec des défenses basses ; celuy de la cour est grand bâti dans les reigles, ayant même dans la demigorge les murailles de la vieille enceinte que l’on peut aisément mettre en defence ; mais celuy de l’éble est petit et etranglé par un cavallier qui est derriere, et comme sa ligne capitale est tres courte, il paraissait presque impossible de le retrancher.
Dans la disposition que fit Monsieur de Staramberg pour la défense de la place, il divisa toute son infanterie en deux brigades lesquelles devoient être commandées par Monsieur le Comte de Souche et Monsieur de Schafftemberg qui se relevoient l’un l’autre à l’attaque et faisoient le charge de généraux de bataille ; Monsieur le Comte d’Aône 32 commandant de la place et Monsieur le Comte Sereny 33 tous deux généraux de bataille firent la charge de lieutenant de Maréchal, mais comme le premier tomba malade dans les premiers iours du siège, ce fut au second à en soutenir tout le poid lequel quoique avec une santé assez délicatte ne laissa pas que de s’en bien acquitter. La garde se montoit par tiers, et les escadres n’étaient point mélées, l’on fit outre cela prendre les armes aux bourgeois, l’on en distribua la plus grande partie dans les endroits ou il n’y avoit à craindre que l’infidelité et la surprise, et l’on posta les autres dans les quartiers de la ville affin qu’ils fussent en état d’accourir à tous les desordres qui pouvoient arriver par le feu et par d’autres accidents. Le régiment que l’on appeloit des gardes de Vienne fut employé de même et nous avons tiré un grand avantage de cette distribution ayant pû par ce moyen employer toutes les troupes à l’attaque et aux endroits qui étoient les plus exposés. Vous serez fort surpris de ce que les Turcs ne trouvèrent aucun obstacle a l’ouverture de leur tranchée mais outre les raisons que j’en ai dit plus haut, je dois encore ajouter que nos troupes étoient accablées de lassitude à cause de la marche précipitée qu’elles avoient fait pour entrer dans la ville y ayant même tres peu de soldats qui fussent en état de se tenir debout et outre cela nôtre contréscarpe n’étoit point du tout en état, n’y ayant ny parapets ny palissade plantées.
La nuict du quinze ou seize Monsieur de Chafftemberg etant de jour fit faire une petite sortie de 100 hommes sur la tête des travaux des ennemis, mais comme cette impression que le nombre et la fierté des Turcs avoit fait sur l’esprit de nos soldats n’étoit pas encore effacée, presque tout le detachement se rejetta dans la palissade et il n’y eut quasi que les officiers et les volontaires qui allèrent jusqu’a la tranchée, et se retirerent ensuitte sans perte.
La nuict du seize Monsieur le Comte de Souche êtant de jour, commandat une autre sortie de 200 hommes laquelle fût plus heureuse que la precedante parce-que nos soldats commençoient à se rasseurer et il y en eût plusieurs qui revinrent avec des sabres, des turbans et des têtes ce qui combla la ville de joie et de confiance.
À la pointe du iour toutes les batteries de l’armée saluèrent la ville en même tems, et l’on vit ainsi leur camp entierement formé, lequel faisait comme une couronne ala place : toute leur infanterie campoit derrière la tranchée soutenue par le corps des spahis, et il est impossible de concevoir quelle étendue de terrain ils occupoient. Au milieu de ce camp s’élevoit la tente du grand visir, laquelle se presentoit a la vüê de la même manière que fait un palais magnifique environné de plusieurs maisons de paysans, ils avoient à leur droitte quatre camps de cavallerie et autant a leur gauche, et c’étoit de ces nations qui sont tributaires au sultan, lesquelles campoient séparement, leurs tentes mêmes étant de couleurs différantes ce qui faisoit une diversité tres agréable, ce camp terminoit au Danube des deux côtés a chaquun desquels ils avaient un pont fortifié par un bon retranchement soutenu par un grand corps d’infanterie avec une garde d’environ mille chevaux : ils n’occupoient l’isle et le terrain (qui est au dela du Danube opposé a la ville) que par des detachements.
Le 17 du mois Monsieur de Staramberg visitant le fossé de la place reçut un coup de pierre à la tête qui ne l’empêcha pourtant pas de sortir de sa chambre deux jours après.
Les ennemis ayant dressé de batteries dans l’isle elles commancèrent a tirer le 18e du mois, ce qui épouvanta fort les bourgeois lesquels se voyoient battus de tous cotés l’on ne changea pourtant rien à la disposition que l’on avoit fait pour la defence de la place, parce que nous jugeames de n’avoir rien a craindre de ce coté là.
Les ennemis continuant leur travail de la manière que je l’ai marqué plus haut, au quatrième jour de l’ouverture de la tranchée ils se trouvèrent assez près de la contréscarpe pour être en état de l’insulter : de notre coté, nous primes toutes les precautions que l’on jugea nécessaires pour la défendre. L’on fit des traverses en plusieurs endroits, l’on approcha la defense des angles saillants par des pallissades interieures qui faisoient des manières de retranchements dans les places d’armes du chemin couvert, dans lequel il y avoit des faux manchées a revers, des demi picques et de tous ces autres instruments qui ont êté inventés pour mettre un petit nombre d’hommes en état de se defendre contre un plus grand.
Aprés avoir mis en défense la contréscarpe l’on travailla avec plus d’application a rétablir le corps de la place, le fossé et le ravelin qui couvre la courtine entre le bastion de la cour et celuy de l’Éble qui êtoient les deux qui devoient être attaqués outre la cunette du fossé que l’on avait creusé jusqu’à l’eau dans de certains endroits. L’on fit dans le même fossé deux caponnieres qui le traversoient et qui commançoient aux angles flanquants des deux bastions et alloient terminer à l’angle réentrant de la contréscarpe ou commence le fossé du Ravelin, au milieu des caponnieres 34 il y avoit des redans plus élevés que le reste de l’ouvrage et qui rasoient le fossé du ravelin aves des portes de sortie du coté de la place ; l’on fit ensuitte deux autres caponnieres en dehors, elles étoient plus simples parce qu’elles etoient moins exposées, ainsi les angles flanqués des deux bastions contre lesquels les Turcs avoient dressé leurs attaques etoient chaquun entre deux caponnières par le moyen desquelles nous avons été en état de tenir dans le fossé jusqu’a l’ouverture des bréches et meme de soutenir celles qui étoient en dehors jusqu’a la fin du siege.
L’on fortifia le ravelin par un retranchement parallèle aux deux faces avec un faussé a fond de cuves 35 des traverses à droit et a gauche et trois banquettes derriere afin que les soldats fussent rangés à quatre de hauteur pour le defendre. L’on fit une espece de fausse braye 36 devant la courtine qui est entre les deux bastions de l’attaque, l’on y entrait par une contremine du bastion de la cour, elle ne formoit de ce côté là qu’une ligne droite, mais vers le bastion du l’eble on y avait élevé un grand ouvrage qui représentoit deux faces d’une redoute, le flanc et une partie de la courtine faisant les deux autres, il pouvait contenir deux cents hommes de pied, mais comme il n’avait point de retraitte, il ne nous a été d’aucune utilité. La fausse braye devant la courtine nous a donné moyen de rester dans les dehors, mais depuis que les ennemis se furent rendus maîtres du chemin couvert, l’on fut encore obligé de traverser le fossé par deux pallissades couvertes de grosses planches a l’épreuve du mousquet et qui nous servoient comme d’un chemin fortifié sans lequel il nous auroit êté impossible de tenir la communication du ravelin avec le corps de la place.
Le 19e du mois Monsieur le Comte Souche étant de iours, l’on fit une sortie dont Monsieur de Staramberg le jeune fût le chef 37, laquelle n’eut pas un heureux succès, ce qui fit résoudre nos generaux de les rendre moins fréquantes ; car à mésure que les Turcs aprochaient de la contréscarpe ils élevaient d’avantage leur tranchée ce qui la rendoit plus forte, et outre cela ils voyaient dans nôtre chemin couvert dans lequel il n’y avoit plus moyen de rester a moins que de se tenir attaché au parapet. Par cette maniere d’attaquer les places, les Turcs ne peuvent pas sortir de leur tranchée en bataille et forcer une contréscarpe comme l’on fait d’ordinaire dans les guerres entre les Princes chretiens ; mais aussi par la maniere dont ils conduisent leurs attaques, il est impossible d’empêcher qu’ils ne se logent sur deux angles saillans et qu’aprés cela ils ne fassent leurs lignes de comunication, après quoi, comme ils sont excellens mineurs, ils bouleversent tellement un chemin couvert par des fourneaux, qu’ils le rendent insoutenable. Il n’y at à la verité qu’une puissance comme celle des Turcs qui puisse entreprendre un si grand travail ; il le font tout au moyen des esclaves lesquels devant Vienne êtoient chrétiens ; ils les tenaient enchainés et les faisoient travailler à coups des bâtons, ils étaient les plus exposés, car parmi eux l’infanterie qui est de garde a la tranchée n’y fait point d’autres fonctions que de se tenir en état de la defendre ; et nous entendions à tous moments les esclaves chrétieus qui nous crioient mercy en invoquant le nom de nôtre sauveur et de la vierge ; et cependant nous étions dans la cruelle nécessité d’adresser tous les coups qui partoient de la place vers l’endroit ou l’on entendoit leurs voix, n’y ayant que ce moyen là de nuire aux Turcs et de retarder leurs travaux.
Il y a dans toute cette partie de la contrescarpe qui est contenue entre les deux bastions de l’attaque trois angles saillants, et comme les ennemis n’en étoient plus éloignés dans ce temps là que de six pas, ils avancèrent les deux extremités de leurs lignes et par ce moyen là ils voyaient nôtre chemin couvert de revers, ils tentèrent ensuite toutes sortes de moyens pour s’en rendre les maitres et l’opiniâtreté avec laquelle nous l’avons défendû a pû leur faire connaitre quelle devait être la suite de ce siège puisqu’enfin ils on eté convaincu à leur dépense de la résolution que l’on avait pris, de s’ensevelir dans les ruines de la place si l’on n’avait pas le bonheur de la défendre. Il faut pourtant convenir que si nous sommes restés si longtems dans la contre-escarpe contre toutes sortes d’apparences, cela n’est point arrivé sans qu’il nous en aye couté fort cher, car nous y avons perdu beaucoup d’officiers de distinction et grand nombre de soldats.
Le 23e du mois les ennemis firent joüer leur premier fourneau dans le chemin couvert, lequel ne fit presque point d’effet : ils en firent joüer un autre le 25e dans le même endroit, lequel rompit le parapet et emporta plusieurs pallissades, ce qui donnat occasion a un combat assez échauffé lequel finit a nôtre avantage. Monsieur le Comte de Souche y fût légérement blessé et le chevalier de Rhone, neveu de Monsieur le Comte de Louvigny, qui étoit venu avec moy en Allemagne y eut un bras cassé.
Un homme qu’on avoit fait sortir de la placc pour porter une lettre a S. A. de Lorraine ayant été surpris par les ennemis, ils prirent cette occassion pour nous faire beaucoup de menaces dans une lettre écritte en Latin qu’ils nous ietèrent dans le chemin couvert le 26e du mois attachée à une flêche, avec celle qu’ils avaient intercepté qu’ils ne purent point déchiffrer ; et dont la conclusion étoit : clementiam noluistis audire, severitiam experiemini. Quelques heures aprés nous répondimes a cette braverie par un fourneau qui joüat au milieu de leur tranchée et qui nous fit voir en l’air au travers d’une nuée de poussiere des hommes, des armes, des outils et des turbans, témoignage bien certain du désordre qu’il avoit fait parmy eux ; il ne se passa rien de remarquable dans les deux jours suivans, pendant lesquels les ennemis tâcherent de perfectionner leurs travaux et de s’approcher davantage du chemin couvert ; et de nôtre côté nous fimes tout le possible pour les retarder, employant pour ce sujet le feu de notre artillerie et de nôtre infanterie, les grenades que l’on jetoit incessamment dans leur tranchée et une batterie de mortiers qui faisoit tomber parmy eux beaucoup de bombes et de pierres.
Le danger ou étoit la ville de Vienne de se perdre ne nous paroissoit encore qu’en éloignement, car les efforts des Turcs n’avoient pas terminé a leur avantage et la defense du chemin couvert avait beaucoup animé nos soldats. En effet c’étoit contre toutes sortes d’apparence, ayant été faite a la hâte, par conséquent fort défectueuse, outre que les ennemis voyaient dans le dit chemin couvert et n’en etoient qu’à six pas dans de certain endroits. Ce ne fut que le 29e du mois que nous commencâmes a sentir le veritable état ou nous étions, et ce fut aussy dans ce jour que le bon Dieu commencât a me faire connaitre qu’il avait béni les bonnes intentions avec lesquelles je m’étois mis dans cette place. Les principaux officiers de la garnison n’avoient eut pour moy jusqu’à ce tems là que des égards et de civilité qui n’alloient point jusqu’à la confience, j’etais a la tête de 14 on 15 gentilshommes et par consequent hors d’état de rien faire de considérable ; scachant que vous vouléz être informé de ce qui me regarde personellement, je vous manderai en detail tout ce qui m’est arrivé dans cette journée, et qui m’a attiré beaucoup plus de considération que je n’en devais attendre.
Sur les trois heures après midi 38 les ennemis firent jouer en même temps plusieurs fourneaux, lesquels causérent un trés grand désordre, car outre que nous y perdimes beaucoup d’officiers, et de soldats, ils emporterent environ 17 toises de palissades, ruinerent le parapet, et firent au milieu du chemin couvert un grand creux qui alloit presqu’au niveau du fossé de la place ; il n’y eut guère de gens dans les dehors qui ne fussent frappés de cet accident et l’épouvante qu’il jeta parmi les soldats pouvoit produire de très grands désordres : Le Comte de Souche qui étoit de jour, assembla derrière la traverse les principaux officiers pour examiner avec eux ce qu’il y avoit à faire dans cette occasion.
J’êtois debout auprès de lui, et j’avois assez bien remarqué le désordre de nôtre contréscarpe pour en parler pertinammement. Comme j’eus entendu qu’il concluoit à abandonner l’endroit qui avait été exdommagé, je dis tout haut qu’il n’avoit donc qu’a se préparer à défendre deux iours aprés le fossé de la place car les Turcs pouvoient facilement établir une communication de leur tranchée a ce creux qui étoit dans le chemin couvert, et de là entrer dans le fossé de la place sans que personne le leur pût empêcher ; Monsieur le Comte de Souche me repartit d’un ton sec et un peu aigre que ce n’étoit pas assez de faire remarquer des inconvéniences, si l’on ne proposoit en même tems des moyens capable d’y aporter du remêde ; une réponce si picquante me toucha iusqu’au vif, et ayant ietté la vue du côté on étoit la ruine du chemin couvert j’apercus Monsieur Fallet qui ayant passé la traverse s’y etoit ietté, cela acheva de me déterminer et m’étant retourné vers le dit Comte du Souche je lui dis que le moyen d’y apporter du reméde était de faire comme moi, ie passai ensuitte la traverse et fus ioindre Monsieur Fallet 39 lequel dans ce moment reçut un coup de mousquet a travers du col, dont il mourut quelques jours aprés.
Etant resté tout seul dans cet endroit, je crus que je serois moins exposé en m’approchant davantage de la tranchée des ennemis, et lorsque je n’en fus plus éloigné que d’environ huit a dix pas, j’appercus sur la ditte tranchée un Turc a moitié découvert lequel se cacha dês qu’il me vit, ie iugeai par la magnificence de son habillement que ce devoit être un officier de distinction et qu’il avoit apparemment voulu voir lui même l’état de notre contréscarpe pour prendre ensuite ses résolutions, car il avait une robbe d’écarlatte garni, dolman d’or et un croissant de pierreries sur son turban ; sur l’idée que je m’étois fait de lui je crus qu’il reviendroit au même poste on je l’avois vû et il n’y manqua pas, je lui tirai mon coup de fusil qui le jetat roide mort sur la tranchée d’ou on le retira par les pieds. Je vous marque cette circonstance comme la cause du bonheur que j’eus dans cette action, étant persuadé, que la mort de cet homme a retardé les résolutions que les ennemis auroient du prendre, et nous a mis en état de reparer le desordre qui etoit arrivé dans notre chemain couvert.
Le généreux Comte de Souche ne me laissa pas longtemps dans le pressant danger ou je m’etais ietté car il m’envoya presque d’abord un detachement de 200 hommes commandé par un officier de distinction, nommé le Baron Galler, lequel avait ordre de s’en rapporter à moi surtout ce que j’aurois iugé à propos dans cette occasion, et comme il se fut apperçû que nous perdions beaucoup de monde, il en envoya bientôt aprés un pareil nombre et puis encore autant, nous en postions toujours la moitié dans les endroits les moins exposés affin qu’ils fissent feu contre la tranchée et les autres étoient employés a rétablir le parapet, de sorte qu’en trois heures de tems cet endroit la fût retabli. Je n’eus pas le bonheur de voir la fin de cette action, car ayant recû un coup de grenade dans le creux de l’estomac, la violence de la douleur me contraignit enfin de me retirer. »
Le repos dont ie jouys après mon retour d’hongrie me procure l’avantage de vous écrire et de vous informer en même tems de ce qui est arrivé de plus considérable à notre armée depuis la levée du siége de Vienne ; elle ne resta dans les environs de cette ville que le tems qui était nécessaire pour la mettre en état de subsister dans un pays entièrement ruiné, après quoi elle prit sa marche droit a Presbourg 40, la cavallerie marchant séparément d’avec l’infanterie pour la commodité des vivres et des fourages ; delà elle entra dans l’isle de Schut qu’elle ne fit que traverser, et ayant passé le Danube a Comorre sur des ponts que l’on y avoit fait exprés, toute la cavallerie entra dans le pays ennemis 41.
Les Turcs avaient pour frontière de ce côté la place de Nehausel 42 qui est la dernière qu’ils on conquis en Hongrie 43, elle est très bien fortifiée et outre que la saison était fort avancée nous manquions de la plus grande partie de ces choses qui sont absolument nécessaires lorsque l’on veut conduire heureusement un siége, et c’est ce qui fit que l’on ne songea point a l’attaquer 44. Ile avoient aussi de ce côté la le poste de Barkan 45 qui étoit considérable en ce qu’il couvroit une grande étendue de pays, et qu’étant un lieu de commerce il étoit fort riche et fort peuplé ; c’étoit proprement un faubourg de la ville de Gran (qui est appelée en italien Strigonie) n’en étant separée que par le Danube. Il n’etait fermé que par une palanque qui est une manière de fortification faite avec du bois et de la terre.
La cavallerie n’en étant plus qu’à trois lieües, l’on tient conseil de guerre ou le Roy de Pologne fut d’avis qu’on s’en approchat sans perte de tems. Il supposoit que les ennemis n’auroient pas ausé les attendre, ou qu’ils auroient été forcés et que de différer la marche iusqu’a l’arrivée de l’infanterie c’etoit leur donner le tems de retirer leurs troupes, leurs munitions et tout ce qu’ils avoient de considerable dans ce bourg, Monsieur de Lorraine ne fû pas de cet avis et sans s’opposer directement au sentiment du Roy il fit voir avec une adresse admirable combien il seroit hasardeux d’approcher d’un poste fermé ou les Turcs avoient un corps de troupes considérable sans avoir aucun moyen de les y forcer, il dit qu’il valoit bien mieux leurs laisser douter de l’endroit qu’ils avoient dessein d’attaquer, puisque cette incertitude les auroit empeché de retirer de Barcam ce qu’ils y avoient de mellieur et qu’en tout cas il n’y auroit eu qu’un jour de perdu l’infanterie devant arriver infalliblement le landemain avec le canon. La plus part de ceux qui etoient du conseil ayant suivit cet avis le Roy fut contraint d’y acquiescer, ou du moins d’en faire le semblant 46 ; le résultat de ce conseil parvint a ma connoissance et comme j’étois dans ce tems la associé a Monsieur la marquis de Parelle, ie le fus trouver pour luy dire que nous aurions le landemain de repos, et que ie le priois d’en profiter et de prendre quelques remèdes pour se soulager, car il étoit attaqué d’une dissenterie très facheuse, son courage l’avoit empeché de quitter l’armée et sa bonne constitution le soutenoit dans un travail continuel, mais il étoit à craindre qu’il ne succombat a la fin.
Le lendemain une heure devant le iour l’on nous vient avertir que les troupes alloient marcher, j’en fus étonné et ne compris point d’ou pouvoit procéder ce changement. M’étant habillé a la hâte ie fus à la tente de Monsieur le Duc de Lorraine et le trouvay se promenant tout seul devant son camp. Dès qu’il m’eut apperçu il me fit approcher et me dit d’un ton assez échauffé que le Roy de Pologne contre ce qui avoit été resolu le soir precedant s’étoit mis en marche avec toutes ses troupes vers Barcam, et qu’il avoit envie de le laisser aller (ce sont ses propres termes) pour voir un peu comment il se seroit tiré d’affaire ; son agitation et mon respect m’empecherent de luy repondre et aprés qu’il eut encore fait deux tours, il me dit qu’il falloit marcher et en même tems il fit sonner à cheval.
Ceux qui ont expliqué cette action du Roy de Pologne à son desavantage ont cru qu’il avait été ravi de se séparer de l’armée de l’Empereur afin de ne pas partager avec les Allmands le riche butin qu’il espéroit de trouver dans Barcam, il partit à la petite aube du iour ayant avec luy Monsieur Dunevalt (un des mellieurs officiers de l’Empereur) lequel connaissant très bien le pays pouvoit luy étre fort utile 47. Il avoit une grande plaine a traverser entre le camp qu’il venoit de quitter et ledit Bourg, elle étoit inégale en plusieurs endroits et particulièrement en approchant dudit lieu ou il y avoit un fond capable de contenir une petite armée lequel ne se pouvoit découvrir que de fort prés. Dans son ordre de marche il avait mis a l’avantgarde un corps de dragons a pied qu’il avoit levé peu de tems avant que partir de son Royaume, il les fit soutenir par deux mille houzards, et il étoit luy même à leur tête, les autres troupes marchoient a leur rang, et le malheur voulut que la plaine étant fort étendue, les bagages se mélèrent parmy les gens de guerre, et la confusion se mit dans l’armée au moment qu’elle fut attaquée 48.
Les Turcs avoient mis six milles chevaux d’élite dans le fond dont iai parlé plus haut, et dès que les dragons polonais les approcherent ils fondirent sur eux le sabre à la main, et les taillèrent en pieces, sans leurs donner le tems de se mettre en défense, n’y a ceux qui les suivoient de les secourir, ils attaquerent ensuitte les houzards. C’etaient de belles et bonnes troupes, et le Roy étoit a leur tête, Hs se défendirent assez bien, mais non pas fort long tems, le Roy fit tout ce que l’on pent attendre d’un très brave homme, mais ayant été abandonné de ses soldats il fut contraint de prendre la charge et fut plusieurs fois en danger de la vie. La surprise, le désordre, et la confusion empechérent que la reste de son armée ne fit la résistance qu’elle devoit aux efforts des ennemis, les soins qu’il prit luy même pour la ramener au combat furent inutiles et l’on a guêres vû d’occasions plus malheureuses que celle la.
La cavallerie de l’Empereur partit une bonne heure apres l’armée polonaise et prit sur sa gauche parce qu’il y avoit un village de ce côté la qui pouvoit beaucoup contribuer à la commodité des troupes. Pendant toute cette marche, Monsieur le Duc de Lorraine voulut bien me parler des campagnes qu’il avait fait sur le Rhein scachant que j’avois eu l’honneur de servir d’aide de camp le feu Maréchal de Turêne et que j’étois encore auprés de luy lorsqu’il fà tué, nous étions desjaz en vue dudit village lequel étoit situé sur le panchant d’un rideau, et l’on ne pouvoit l’’aborder que par une chaussée qui traversait un marais. Dans cet endroit ayant êté obligé de le quitter pour quelques moments, comme ie traversais la chaussée pour le rejoindre j’entendis qu’un gentilhomme Napolitain de mes amis appellé Picolominy d’Aragona lieutenant colonel de cuirassiers, et fort estimé disoit a un autre officier que les Polonois avoient êté poussés ie luy demandai la dessus des nouvelles de Monsieur le duc de Lorraine et il me repondit qu’il était devant nous. Dès que j’eus monté le rideau, je l’apperçu dans la plaine sans suitte et dans le même tems j’apperçu le désordre de l’armée Polonaise, mais il étoit si grand qu’il m’est impossible de vous le décrire ; l’on voyait un grand nombre de chevaux sans cavalliers et les Turcs parmy les huzars qui en faisoient un carnage terible.
Comme ie me pressois de reioindre Monsieur de Lorraine, il fit quelques pas vers moy pour me demander des nouvelles des troupes, ie lui dis que la tête de la cavallerie étoit dans le defilé, et il me commenda de l’aller faire avancer tout au plus vite, cet ordre me surprit tellement que ie fis semblant de ne l’avoir point entendu pour le luy faire réitérer, aprés quoy ie reviens sur mes pas le plus viste qu’il me fut possible et ayant trouvé le même Picolominy presque dans le même endroit ou je l’’avois laissé, et luy ayant exposé ma commission, toute l’avantgarde passa la chaussée à toutes jambes et en moins de rien il y eut douze escadrons dans le plaine qui se mettoient en bataille a mesure qu’ils arrivoient. Les Turcs avoient rompu leur ordre de bataille en combattant, et voyant de nouvelles troupes entrer dans la plaine ils jugerent à propos de se retirer et les Polonois s’allerent rallier sur nôtre gauche 49.
Monsieur le Prince Louys de Bade qui étoit a la tête du corps de bataille ne jugea pas a propos d’entrer dans la plaine comme avoient fait les troupes qui avoient marché devant luy et ayant jette les Dragons dans les maisons les plus hautes du village il mit la cavallerie en bataille derière le défillé. Dès que les Turcs furent retirés Monsieur de Lorraine fut chercher le Roi de Pologne lequel me parut dans un trop grand abatement pour un grand homme, car si l’on regarde dans tous les tems il se trouvera très peu dc generaux d’armées qui ne soient tombés dans quelques disgraces quelques fois aussy par leur faute, et c’est dans ces sortes d’occasions ou l’on reconnoit le véritable merite car les uns tombent dans la consternation et les autres ne cherchent qu’à se relever de leur cheuttes.
Nous campames le meme soir dans un terrain bas et un peu humide, assez éloigné de Barcam pour ne pas craindre d’étre insultés par les Turcs et situé en maniere que nous pouvions aller en plaine bataille iusqu’à la vüe dudit bourg.
Le lendemain 50 toute l’Infanterie arrivat au camp ou l’on n’étoit pas trop affligés du malheur des Polonais, lesquels auparavant insultoient en quelque maniere la Cavalerie de l’Empereur sur l’échec qu’elle auroit eu a Peternelle et il sembloit que la fortune eut voulu leur faire voir a leurs dépans, qu’il y a un point fatal dans les armées comme par tout ailleurs, et que l’habilité d’un general ny la valeur des troupes ne sont pas toujours des moyens asseurés pour les preserver de toutes sortes de disgraces.
Les avis furent fort partagés sur les différants partis qu’avoit pris Monsieur de Lorraine, et le Prince de Bade, et comme ce dernier est neveu du Prince Hermand de Bade président du conseil de guerre lequel outre son credit est uni d’intérest avec l’Evêque de Vienne lequel a une très grande part dans la confience de l’Empereur, l’union d’intéret de ces deux ministres formoit un parti très considerable a la cour directement opposé a celuy de l’Imperatrice Douariere et de Monsieur de Lorraine 51 ; et il sembloit dans cette occasion que c’étoit en quelque maniere blamer Monsieur de Lorraine que de loüer le Prince Louys. En mon particulier il me paroissoit que ce dernier en avoit agit en officier consommé dans le metier, mais comme l’avois toute la veneration imaginable pour Monsieur de Lorraine ie compris très bien qu’il n’avoit pas pris une resolution si hazardeuse sans avoir de bonnes raisons ; voulant m’’éclaircir de ce doute ie pris la liberté de luy dire le meme iour, que selon mon avis il avoit beaucoup hazardé en faisant entrer dans la plaine une partie de sa Cavallerie en défilant dans le tems que les Turcs y etoient en si grand nombre et si près de luy ; il me fit l’honneur de me repondre en peu de mots qu’il l’avoit connu aussy bien que moy, mais que s’il étoit resté derriere le défilé le Roy de Pologne auroit pu se plaindre de luy avec une apparance de raison et dire qu’il l’avoit abandonné. Cela me fit connoitre que ce grand homme est non seulement capable de remplir tous les devoirs de sa charge dans les tems les plus difficiles, mais aussy qu’il conserve cette présence d’esprit et cette pureté de sentiment qui est necessaire pour le mettre en état d’avoir ces égards de générosité et de bienséance qui forment le vrai caracthère des grandes ames.
Le providence qui a appuié sur la personne de Monsieur de Lorraine le soin de defendre la chrétienneté contre les efforts des Turcs, ne permettra pas que la posterité ignore les vertus et les grandes qualités de ce Prince et la gloire de faire dignement son éloge est reservée a d’autres qu’à moy, cependant affin que vous puissiés concevoir quelques Idées de ce grand homme, ie vous diray en peu de mots que l’on voit reluire en luy toutes les qualités d’un excelant general d’armée et d’un parfaittement honnête homme. Il est né avec des talans admirables pour la guerre et n’en a pas moins travaillé pour cela a acquerir toutes ces connoissances que l’on iuge necaissaires pour la faire avec honneur et avec succez, il est mesuré dans ces desseins, mais il n’en est pas moins ferme et resolu lorsqu’il s’agit de les mettre en execution, il prend aussy admirablement bien son parti sur le camp lorsqu’il y est obligé, et conserve dans l’action une présence d’esprit qui le met en etat de profiter de tous ses avantages, il est fort laborieux et severe dans ce qui regarde l’execution de ses ordres, ayant une attention particuliere a faire observer la discipline militaire dans la derniere exactitude, il excele particulierement à bien connoitre les differans caractheres de ses officiers, ce qui le met en etat de les employer chaqu’un selon sa portée, et dans ce qu’il est le plus propre, il est admirable lorsqu’il s’agit de ménager des Esprits difficiles, et par une superiorité de génie qui le rend maitre des cœurs et des volontés, il sait se faire obeir aussy ponctuellement des troupes de l’Empire comme il l’est de celles de l’Empereur a l’avantage et a la gloire duquel il rapporte toutes ses actions.
Il n’est pas moins estimable dans sa conduitte particuliere qu’il l’est dans le commandement des armées de l’Empereur, n’étant pas moins appliqué lorsqu’il est a Inspruch a faire rendre iustice au moindre particulier de cette Province, qu’il l’est dans les grandes affaires et lorsqu’il s’agit de defendre la chrétienneté, ou la gloire de l’Empereur 52. Il a l’esprit fin et agréable, il est fidele et constant dans les amitiés, et ses amis n’ont jamais d’autre contrainte avec luy que celle de ne pouvoir point le loüer en présance, il a un grand fond de pieté et de religion et n’est pas moins equitable à l’Egard de ses ennemis qu’il l’est avec tout le reste du monde. Cela a parû particulierement au suiet du Prince Louys, car quoy que son oncle soit le plus grand de ses adversaires, personne au monde ne rend plus de iustice que luy a son merite, et a sa valeur, et lorsqu’il est à la tête de l’armée il n’ecrit gueires de lettres a l’Empereur sans trouver l’occasion de luy dire quelque chose a l’avantage de sa personne, et de ses actions. Tant de vertus ne l’ont pas preservé de quelques légers defauts car il n’a pas tousiours été insensible à l’amour, mais ayant eu le bonheur d’epouser une Princesse qu’il aymoit uniquement et qui est très digne d’etre aimée, son cœur s’est trouvé d’accord avec son devoir, et le ciel a repandu toutes ses benedictions sur se mariage n’y en ayant iamais eu de plus heureux. Quelques uns de ses amis se sont plaint de ce qu’il ne portoit pas assez vivement leurs interests, l’on a fait le même reproche a un des plus grands hommes du siecle 53, ce qui me donne lieu de croire que ces genies admirables et qui font un des plus grands ornements de la nature humaine, ont peine a s’exposer au refus pour eux et pour les autres, il a aussy été suiet à quelques promptitudes, mais lorsqu’il luy est arrivé de chagriner des personnes de mérite, il a mème oublié son rang et sa dignité pour empecher que cela ne leur fit du tort.
Le lendemain 54 toute l’infanterie arriva au camp et dans le conseil de guerre qui fut tenu en suitte, le Roy connoissant que ses troupes n’etoient point revenues de l’epouvante et de l’abbattement ou la perte du iour precedant les avoit ietté, il voulu bien laisser a Monsieur le Duc le Lorraine et aux troupes de l’Empereur le soin et la gloire de le vanger, remettant à ce chef l’honneur du commandement et aux dites troupes toute la premiere ligne si l’on en excepte un escadron Polonois qui la fermoit a la gauche 55.
Les Turcs n’eurent que deux iour de tems pour se réiouir de l’avantage qu’ils avoient remporté sur les Polonois, car dès la pointe du iour du troisième 56, Monsieur le Duc de Lorraine ayant mis son armée en bataille la fit marcher droit aux ennemis, nous fumes fort étonnés en arrivant à la vuë de Barcam d’’appercevoir les Turcs qui nous attendoient en bataille et de pied ferme, quoyqu’à iuger de leur nombre par l’étendue de leurs lignes l’on ne les cru pas plus forts de 25 m. hommes. Ils auroient pû se poster avantageusement mettan à leur gauche le Bourg de Barcam et a leur droitte la rivière de la Grane qui en coule assés proche, par ce moyen là ils auroient mis devant eux un terrain fort humide, et presqu’impraticable, mais au lieu de prendre un parti si sage ils prirent leur champ de bataille dans la plaine ou leur petit nombre à proportion de celuy dont notre armée êtoit composée ne pouvoit tirer aucun secour si ce n’est de leur desespoir. Monsieur de Duc de Lorraine dans son ordre de bataille n’avoit presque point mis d’intervale entre ses esquadrons, et comme j’en voulus scavoir la raison l’on m’apprit qu’a la bataille qu’il gagna contre le Tekeli sur la riviere de la March 57, et qui a êté appellée de St. Barthelemi parce qu’elle fu donnée en pareil iour, un terrain inégal ayant mis trop d’intervale entre les deux lignes un corps de 800 Turcs perça la première par l’intervale de deux esquadrons et auroit rendu l’évènement du combat fort douteux si le reste de leur armée avoit chargé en meme tems, c’est pour éviter un pareil inconvénient que Monsieur de Lorraine fit dans cette occasion une disposition différante de ce que l’on pratique en Flandre et sur le Rhein.
Selon ce que ie peux remarquer de la disposition de l’armée des Turcs, il me parû qu’elle étoit sur une seule ligne, ayant leur Infanterie dans le millieu, et leur Cavalerie partagée en trois grands corps dont ils en avoient deux à la droitte, et un a la gauche, mais celuy qui fermoit la droitte un peu plus avancé que le reste de leur ligne lequel s’ébranlat et vient droit a nous. Dès que nous ne fumes plus qu’à la distance de mille pas de leur ligne (i’etois ce jour avec Monsieur le marquis de Parelle) lequel malgré son peu de santé ne laissoit pas de s’exposer a tous les dangers et a toutes les fatigues de la guerre, nous avions pris nôtre poste a la tête d’un escadron de cuirassiers du régiment de Veterani lequel etoit commandé par Monsieur Marquisio piemontois capitaine dans le même regiment, et qui recu dans cette occasion un coup de mousquetton au travers du corps ; cet esquadron était à la gauche de la ligne et directement opposé a ce gros de cavallerie Turque qui s’etoit detaché de leur armée. Dès qu’il ne fû plus qu’a la portée du pistolet de nous, il s’arreta et ceux qui le composoient nous firent leur decharge, nous les attendimes le sabre haut sans tirer un seul coup et comme ils s’arrêterent assé longtems devant nous l’eus le tems de les examiner, et ie puis dire que l’on n’a iamais vû de si belles troupes, il me parû que ce corps là pouvoit être composé de 800 hommes tres bien faits, bien equipés, bien habillés et montés sur des chevaux d’un tres grand prix. Après qu’ils eurent vu que rien ne branloit parmi nous, ils voulurent charger un esquadron Polonois qui etoit sur nôtre gauche, mais en faisant ce mouvement là ils nous donnerent le flanc et nous primes ce tems là pour les charger. Ils plierent d’abord et nous les poussames dans des marais que la riviere de Grane forme au dela du Bourg de Barcam d’ou ne se pouvant plus tirer ie crois qu’il furent tous tués. Dans le tems que nous chargeames cette droitte des Turcs, nôtre infanterie et la droitte de l’armée chargea la ligne des ennemis, laquelle n’en soutient point l’effort et l’on vit toute cette armée fondre et plier en meme tems.
Ils avoient un pont sur le Danube a la droitte de Barcam sur lequel ils se ietterent en foule pour se sauver, mais il rompit s’etant trouvé trop chargé, ce qui acheva de ruiner cette malheureuse armée, car, ne leur restant plus d’autre espoir que celui de se sauver a la nage, ils se ietterent dans le Danube avec autant de malheur que de resolution ; et ce fu un spectacle digne de pitié de voir dans un moment ce grand fleuve couvert d’hommes et de chevaux, lesquels n’ayant ni assés de force pour rompre le courant de l’eau ni asses d’halaine pour traverser cette grande riviere y perirent presque tous. Je ne dois pas omettre dans cet endroit la belle action d’un Janissaire lequel s’étant ietté sur le pont pour se sauver lorsqu’il le vit rompu se tourna fierement et s’etant ietté le sabre a la main sur ceux qui le poursuivoient en tua douze et fut ensuitte accablé par le nombre.
Les Turcs firent une tres grande perte dans cette rencontre, non seulement par la quantité des troupes, qui y perirent mais aussy parce qu’ils avoient choisis pour cette action l’elitte de leur armée dont il s’en sauva tres peu. Le Bourg de Barcam fut emporté sans resistence, et brûlé entierement sans que l’on aye scù par quel accident le feu s’y êtoit mis, ce qui apporta un grand préiudice a nos affaires, parce qu’on auroit trouvé dans ce bourg beaucoup de provisions qui auroient contribué a la subsistence des troupes lesquelles dans les suittes manquerent de bien des choses 58.
Quoyque cette victoire n’eut presque rien couté a l’armée chrétienne, Monsieur de Lorraine eut beaucoup a travailler pour faire entrer ceux qui commandoient les troupes des Alliés, dans le dessein qu’il avoit pris d’entreprendre le siege de Grane car cela ne se pouvoit point sans faire un pont sur le Danube qui êtoit un ouvrage long et difficile ; il parvint enfin a leur persuader ce qu’il souhaittoit, et l’on employa ensuite plus de quinze iours a faire le dit pont aprés quoy toute l’armée passa le Danube et l’on se vit en état de faire le siége de la dite ville. Elle est a la tête d’une plaine marécageuse qui a environ deux lieües d’etendue laquelle est bordée a la droitte par une liste de montagnes et a la gauche par le Danube, elle est située sur une colline en pointe, mais elle est commandée par une autre colline laquelle n’est guere plus éloignée de la place que de la portée du mousquet et que l’on appelle le Tomasberg ; il y avoit entre les deux un faubourg considérable que les ennemis brulerent des qu’ils nous virent approcher ; et l’on reconnut que la place étoit dans le même êtat que lors quelle fû prise par les Turcs sur les chrétiens, c’est a dire bâtie selon l’ancien usage 59.
Comme l’on cru de n’avoir plus rien a aprehender de l’armée des Turcs, toute l’armée campa en ligne sur le bord du Danube et le place fut investie par des detachements, l’on ouvrit la tranchée dans les ruines du faubourg, et les batteries furent dressées sur le Tomasberg en vingtquatre heures de tems, le landemain 60 i’étois dans la tranchée avec Monsieur le Marquis de Parelle, et ayant pris garde qu’a la moitié de la hauteur sur la quelle est située la place, il y a une de ces fortifications hongroise que l’on appelle pallanque, laquelle faisoit la figure d’une pallisade de contréscarpe ie cru que ie n’hazarderois pas grand chose de m’en approcher ce que ie fis me glissant au travers des mazures, après quoi ayant iette du bout de ma canne un morceau de terre qui êtoit entre deux pièces de bois ie me fis asses d’ouverture pour remarquer distinctement bien de choses que l’on n’’avoit pas pu voir êtant en bas ; ie pris garde que nôtre attaque alloit droit a la porte qui êtoit flanquée de deux grosses tours sur lesquelles il y avoit du canon et qui pouvoit par conséquant nous donner beaucoup d’occupation, ie remarquai encore, qu’il y avoit un terrain à la droitte assez etendu pour nous mettre en état d’y former une attaque et meme que les assiégés avoient été assés mal avisés pour fermer une porte de sortie qu’ils avoient de ce coté la ce qui nous mettoit a couvert de toutes sortes d’inconvéniants ; ayant reioint Monsieur le marquis de Parelle ie luy dis que s’il pouvoit obtenir de Monsieur de Lorraine un detachement de troupes reglées, pour le ioindre à ses volontaires que ie luy promettois que nous aurions plustôt attaché le mineur au corps de la place que l’on ne l’avoit fait a l’attaque qui étoit desjaz commancée ; il voulû bien me croire après que ie luy eût rendu compte en peu de mots de ce que j’avois remarqué, et Monsieur de Lorraine luy ayant accordé les troupes qu’il luy demanda, nous entreprimes de condüire a bout notre dessein.
Il s’y recontra d’abord une assés grande difficulté, c’est qu’il y avoit derriere la palanque et asses éloigné du corps de la place un fossé lequel étoit profond quoyqu’il ne fû pas large et que ie n’avois point pu decouvrir parce qu’il étoit à raye de chossé, il falloit de necessité le traverser et nous ne pouvions y entrer par dessus parce que nous aurions été decouverts, il falloit donc le tançonner et ayant rencontré du roc nous fumes arrétés presque toute la nuit, et ce ne fû qu’un peu avant le iour que nous primes poste dans ledit fossé ; cette entreprise pensa même manquer sur ce que les assiegés y avoient fait glisser quelques Tures lesquels dés qu’ils furent près de nous et dans le tems qu’on s’y attendoit le moins iettèrent des grenades avec des grands cris, nos soldats se couchèrent le long de la montagne pour être mieux cachés ou peut être plus en seureté, et comme elle se trouva d’un sable que l’humidité de la saison avoit rendu encore plus mouvant ils glisserent tous en bas, et la plus grande partie ne revient plus.
Nous employames le iour suivant a disposer les choses pour attacher le mineur au corps de la place ce que nous executames sur les huict heures du soir ; les Turcs se défendirent à coups de pierres et de grenades qui firent assés de desordre, et j’eus à ma part un coup de grenade dans le dos et un coup de pierre a la iambe ; enfin deux heures avant le iour le mineur étant logé, les Turcs battirent la chamade.
Je suis persuadé que sans cette petite attaque la place auroit pu tenir encore deux ou trois iours ce qui auroit fait souffrir considerablement l’armée a cause du froid eccessif qu’il faisoit et du peu de provision qu’il y avoit pour la faire subsister et l’on doit ce bon succez a la fermeté a la patience et aux soins infatigables de Monsieur de Parelle qui me remplirent d’admiration.
Il fû permis a la garnison de sortir de la place avec tous les honneurs militaires et on leur fit donner des bateaux pour les conduire jusqu’a Bude 61. La capitulation ne leur fû pas gardée fort religieusement quelques soins que prit Monsieur de Lorraine pour la faire observer ; les Polonois peu accoutumés aux sieges ne pouvoient pas comprendre que sur la foy des traités des ennemis qui etoient hors d’état de se defendre fussent au milieu d’eux en sureté, le Roy même ne s’empressoit pas trop de contenir ses troupes, ce qui me paru d’un mauvais exemple. Il arriva même qu’un Polonois n’étant pas fort éloigné de Monsieur de Lorraine eut l’imprudance d’enlever une femme Turque tres belle, ce Prince accouru au bruit, le Polonois fû tué par un de ceux qui étoient a sa suitte, et le Roy ne pu point s’empecher de faire connoitre combien cela lui avoit deplu.
Après le siege de Grane toute l’armée se divisa et Monsieur de Lorraine fit plusieurs détachements pour reduire les villes qu’on appelle montanes, elles avoient été occupées par le Tekely, et la plus grande partie retourna dans l’obéissance le même hyver 62.
En mon particulier, ie pris congé de Monsieur le Duc de Lorraine à dessein de me rendre a Lints ou est la cour de l’Empereur. Toutes les marques d’estime et de bonté que ce Prince a voulu me donner dans cette occasion ne se peuvent point exprimer, il m’a fait l’honneur de me charger d’une lettre por l’Empereur dans des termes si magnifiques, et si avantageux pour moi que ce seroit manquer de modestie que de les raporter ici. Je suis
Monsieur
Publié par Henri MARCZALI
dans la Revue de Hongrie en 1909.
1 Vienne, 1883.
2 Nous devons exprimer ici tous nos remercîments à M. Arpad de Károlyi, sous-directeur des Archives imp. et royales à Vienne, à M. le général Legrand à Remiremont, à M. Lassalle, consul général, à M. Georges Vicaire de la Bibliothèque Mazarine et à M. Louis Jacob, archiviste, qui ont bien voulu nous seconder dans ces recherches.
3 Marie de Savoie-Nemours, régente pour son fils Victor-Amédée II.
4 Nous devons la communication de cette pièce à M. G. Gallavresi, membre de la Faculté des Lettres à Milan, et à M. le docteur Giuseppe Bonelli, des Archives Royales à Turin :
« Madama Reale,
mercordi della passata settimana, giorno altrettanto fatale all’armi di S. M. C. quanto memorabile alla r. casa di V. A. R. il serenissimo principe Ludovico di Savoia, nel coflitto havutosi contro il turco, doppo havere segnalato gloriosamente il suo valore alla testa di due squadroni di cavalleria e del suo regimento, colla perdita d’un cavallo ferito e ripossati intrepidamente li nemici, resto miseramente rotto col detto cavallo, della qual mortale percossa, non sendo stato possibile di liberarlo, colli remedi li più pronti somministratigli da medici e chirurghi li più rinomati di questa corte, gli è convenuto pagare il debito alla natura, sendo la notte passata al punto dalla mezzanotte volato al coelo, munito de’ sacramenti della chiesa ed assistito da buoni religiosi sino all ultimo punto, onde la morte sua e stata cosi edificante, che ha lasciato doppo di sè fama di santo.
Con l’estremo del dolore e colle più calde lagrime del cuore da me donato già da tanti anni a cotesta real corona, ardisco portare in questo foglio all’ A. V. R. questa funestissima nuova colla missione del presente signore abbate Eccaro consigliato da un debito indispensabile e dell osservanza humilissima da me professata in ogni tempo alla persona del gloriosissimo pro defunto. Perciò reverentissimamente supplico V. A. R. di voler ricevere intrepidamente l’avviso di accidente tanto deplorabile e di aggradire in ciò la puntualità de miei doveri e la parte che prendo nell colmo delle presenti afflittioni, mentre io non cessaro, tuttoche lontano di palesare all’ A. V. R. la passione ardentissima che ho di confirmarla gl’attestati più ossequiosi della mia servitù e la gloria con la quale mi costituisco
di V. A. R.
da Vienna l 13. di luglio 1683.
humilmo, devmo fedmo ed obbbmo
serv. e vassallo
A. M. R. il conte di Frosasco. »
5 Mémoires publiés par la Société de l’Histoire de France, par M. Louis Lefèbvre, Paris 1904.
6 Manuscrit de la Maison Imp. et Royale à Vienne.
7 Csallóköz en hongrois.
8 Le comte Christophe Batthyány.
9 Le 1er juillet 1683.
10 Köpcsény, Comté de Mosony.
11 Deutsch-Altenburg en Basse-Autriche, près la frontière hongroise.
12 Petronell.
13 Charles Eugène, feldmaréchal-lieutenant.
14 Prince Jules Louis de Savoie, frère aîné du prince Eugène, colonel d’un régiment de dragons.
15 La date juste est mercredi, le 7 juillet.
16 Le Comte Rudiger de Stahremberg, né 1638, † 1701. L’infanterie impériale se mit en mouvement de Raab (Györ) à Vienne la nuit avant le 8 juillet.
17 La lieue hongroise avait 8333 mètres ; la lieue allemande 7532 m.
18 Kaiserstein.
19 Le primat de Hongrie, Émeric de Szelepecsényi donna 400.000 florins ; 200.000 fls furent le résultat d’une collecte faite par le Comte Léopold Kollonics, alors évêque de Wiener-Neustadt.
20 Souches.
21 Scherffenberg.
22 Heister.
23 Leslie.
24 Baron d’Areyzaga.
25 Baron de Kottulinsky.
26 Le Prater.
27 Le 14 juillet.
28 Selon la relation officielle (das Kriegsjahr, 1683), les travaux des Turcs ne commencèrent que le soir du 14 et le feu prit le soir du 15 juillet.
29 Le 16 juillet.
30 Voir : Kriegsjahr, p. 153.
31 Löbel.
32 Comte Daun.
33 Comte Serényi, de la famille hongroise de ce nom. Général major.
34 Places couvertes pour les tireurs.
35 Fossé sec, escarpé ou avec peu de talus.
36 Espèce d’avant-mur en maçonnerie et terrassé, qui constituait un chemin de ronde défensif, au pied de la muraille principale, et donnait un feu rasant en avant de la contre-escarpe du fossé.
37 Le comte Guidobald de Stahremberg, aide de camp et proche parent du gouverneur.
38 Selon le Kriegsjahr, c’était à 5 heures.
39 Il y a, dans le manuscrit, un astérisque qui prouve que l’auteur aurait voulu parler encore de M. Fallet. Il parle aussi de lui dans le Journal d’un officier.
40 L’armée se mit en marche le 18. sept. et campa le 21 vis-à-vis de Presbourg.
41 Le 2 octobre.
42 Érsekujvár, Comté Nyitra.
43 1663.
44 La relation officielle (Kriegsjahr) mentionne le même motif.
45 Párkány, vis-à-vis d’Esztergom (Gran).
46 Ce récit montre que l’auteur connaissait les décisions du conseil de guerre, tenu le 2 octobre à Vizvár. Kriegsjahr, p. 279-280.
47 Le feldmaréchal-lieutenant Comte Dunewald était envoyé par le duc de Lorraine près le roi pour le rendre attentif au danger qu’il y avait à marcher seul.
48 Selon le Kriegsjahr, le roi ne marchait pas avec l’avant-garde, il la suivait et voulait la renforcer quand elle serait attaquée.
49 Gauche est rayé et à sa place est écrit « droite ». Le fait est que les Polonais, sous leur roi, avaient jusque-là toujours la place d’honneur à droite. Mais, battus par les Turcs, ils refusaient cette fois de se mettre à leur place ordinaire qui leur semblait trop dangereuse à cause du voisinage de l’ennemi.
50 8 octobre.
51 Le duc était beau-fils de l’impératrice douairière. Son épouse, l’archiduchesse Éléonore, était fille de cette princesse, sœur de l’empereur Léopold.
52 Le Duc Charles V. de Lorraine était gouverneur du Tyrol et résidait avant la guerre à Innsbruck.
53 Le maréchal Turenne.
54 Le 8 octobre.
55 Les Polonais prirent part à la bataille, à l’aile droite, comme à la gauche.
56 Le 9 octobre.
57 La bataille du Bisamberg, le 24 août. Tököly n’y prit aucune part.
58 Selon le Kriegsjahr, ce furent les Polonais qui incendièrent Párkány.
59 Voir la carte ci-jointe.
60 Le 23 octobre.
61 Le 26 octobre.