À l’aube de nouvelles amitiés

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raïssa MARITAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est chez Léon Bloy que nous rencontrâmes Georges Rouault pour la première fois. Il était là avec deux autres peintres d’un destin inégal : Desvallières et Bonhomme. À la date du 12 novembre 1905 Léon Bloy note dans son journal :

« On est plusieurs artistes et on parle d’art énormément – sans pouvoir s’entendre. La seule chose nette, dite par moi... c’est que les enfants de Dieu ne peuvent jamais demander trop, ayant droit à tout, et que par conséquent, il faut demander des artistes complets 1 »...

On parle d’art énormément sans pouvoir s’entendre... Cela arrive fréquemment... Je ne me souviens pas de ce qui s’est dit. Jacques et moi nous avons seulement écouté, sans doute. Mais j’ai gardé de cette discussion une impression grave, toutes les questions importantes concernant l’art avaient probablement été posées. Si, ce jour-là, Rouault a discuté avec Léon Bloy, et essayé de lui faire comprendre le sens de ses nouvelles recherches, il a dû rapidement renoncer à se faire entendre du vieil écrivain dont toute la vision plastique était celle du Moyen Âge et de la Renaissance, et qui ne pouvait renoncer à la beauté des formes. Combien de fois, dans les années qui ont suivi, n’avons-nous pas vu Rouault chez Bloy, debout, appuyé contre le mur, un léger sourire sur ses lèvres closes, le regard au loin, le visage apparemment impassible, mais d’une pâleur qui allait s’accentuant lorsque la question de la peinture moderne était abordée. Rouault pâlissait, mais gardait jusqu’au bout un silence héroïque. Et toujours, malgré cette irréductible opposition sur la question même de son art, il est resté fidèle à Léon Bloy. On eût dit qu’il venait chercher chez Bloy les accusations mêmes qui tourmentaient en lui ce qu’il avait de plus cher, – non pour les soumettre à une discussion quelconque, mais pour éprouver contre elles la force de l’instinct qui l’entraînait vers l’inconnu et qui devait triompher de tout obstacle.

Nous avons eu le bonheur de bien connaître Rouault, et de le voir très souvent pendant les années où lui et nous avons habité Versailles. Il était alors tout à fait semblable à certains de ses « pierrots » ou de ses clowns : le visage allongé, d’une pâleur d’ivoire, d’une grâce bretonne et parisienne à la fois – son père était breton et sa mère parisienne – deux fois sensible par conséquent, un peu mélancolique ; les lèvres minces, les yeux bleus, clairs, limpides, mais le regard en dedans, et qui ne se livre pas. C’est en lui que nous avons appris à connaître ce que peut être la sensibilité, la loyauté à l’égard de son art, l’héroïsme d’un grand artiste. Nous l’avons connu en ces années difficiles où presque tous ses amis hochaient la tête en parlant de lui et le blâmaient ; où il a poursuivi obstinément son travail au milieu des obstacles sans nombre que suscite la pauvreté, une pauvreté qui dura de longues années. Comme Léon Bloy, Georges Rouault avait auprès de lui une femme admirable, patiente dans l’adversité, et de beaux enfants :

 

                Geneviève mon gros bourdon,

                Isabelle ma colombelle,

                Michel faible pilier de la maison,

                Agnès petit pigeon.

 

qui étaient sa joie, mais aussi son tourment : fallait-il, pour eux, pour leur bien-être, renoncer à la pureté de sa conscience d’artiste, et faire de la peinture qui se vende tout de suite, facilement, à tous ? Quelle acuité tragique avaient ces débats ; il nous a été donné de le savoir un peu. C’est en pensant à lui surtout que Jacques a écrit Art et Scolastique. Comme nous n’étions ni des critiques d’art ni d’anciens camarades, Rouault nous montrait volontiers ce qu’il faisait. Nous ne pouvions suivre sans émotion les progrès de son patient labeur dans une pureté d’intention artistique extrêmement rare même chez les plus grands. Nous l’avons vu passer ainsi d’une époque sombre à une époque lumineuse, dans un progrès constant vers la sérénité, vers la pleine maîtrise de sa matière picturale comme vers la parfaite aisance et la puissance synthétique de ses grands dessins.

À l’époque où nous avons fait sa connaissance il avait déjà abandonné le chemin facile qui s’ouvrait devant lui. À l’âge de vingt-deux et vingt-trois ans il avait peint le Christ mort, aujourd’hui au Musée de Grenoble, et l’Enfant Jésus parmi les Docteurs, acheté par le Musée de Colmar, où se sentait l’influence à la fois de Gustave Moreau et de Rembrandt. Il n’avait qu’à continuer dans cette voie, c’était l’opinion générale, – sauf, peut-être celle de Gustave Moreau lui-même qui avait confiance dans les dons de son élève préféré. Sa première manière plaisait donc beaucoup, mais celui en qui habite la puissance et la nouveauté du génie aurait honte de peindre toujours selon la vision d’un autre, cet autre serait-il Rembrandt lui-même.

Rouault commençait donc à libérer son génie propre, et à donner forme à l’indignation, vengeresse de toutes les médiocrités, qui brûlait dans son cœur. En cela il ressemble étrangement à Léon Bloy lui-même. Mais Bloy était inconscient de cette ressemblance ; voici en quels termes il parle de Rouault après une visite au Salon d’Automne :

« ... Cet artiste qu’on croyait capable de peindre des séraphins, semble ne plus concevoir que d’atroces et vengeresses caricatures. L’infamie bourgeoise opère en lui une si violente répercussion d’horreur que son art paraît blessé à mort. Il a voulu faire mes Poulot personnages de la Femme Pauvre. À aucun prix je ne veux de cette illustration. Il s’agissait de faire ce qu’il y a de plus tragique : deux bourgeois, mâle et femelle, complets : candides, pacifiques, miséricordieux et sages à mettre l’écume de la peur à la bouche des chevaux des constellations. Il a fait deux assassins de petite banlieue 2. »

Il y a ici du Gustave Moreau dans le style même de Léon Bloy ; et Rouault, lui, cherchait son style personnel, s’éloignait volontairement de la manière de son maître de l’École des Beaux-Arts.

Mais la raison profonde du dissentiment est beaucoup plus grave encore, comme on peut le voir d’après une lettre de Léon Bloy à Georges Rouault, datée du 1er mai 1907, et où il lui dit : « Vous êtes attiré par le laid exclusivement. »

Cette question de la beauté des formes, outre qu’il n’existe pas de canons immuables pour les formes belles, s’est posée à Rouault comme sans doute à tous les grands artistes de notre temps. Et Rouault ne niait pas qu’on ait dû sacrifier la recherche de la beauté formelle à celle de la « rareté » de la matière picturale, comme au besoin d’affranchir la peinture des formes imposées par la nature. Ainsi un Cézanne, un Rousseau, un Rouault étaient arrivés à faire de la beauté avec des déformations, avec de la « laideur », grâce à la sensibilité extrême d’un art parvenu au faîte de la conscience de soi-même, grâce à la souveraine présence de la poésie, – cette vivificatrice ayant à peu près complètement abandonné les formes régulières de tous les académismes.

Au point où l’art des peintres était parvenu, avec le classicisme d’Ingres, et le romantisme de Delacroix, un renouvellement total devait se produire ; et n’était-ce pas l’avis de Rouault ? – il faut croire qu’il n’a pas été possible de sauvegarder à la fois la beauté des formes et la poésie et le renouvellement. N’est-ce pas là où l’académisme avait le plus insisté que l’abandon a dû se produire ? La déformation a atteint surtout les traits humains du corps et du visage. Le paysage n’ayant pas été soumis à des canons si stricts a échappé à cette nécessité sans doute temporaire et qui marquera une époque. En tout cas il n’y a pas aujourd’hui de plus beaux paysages que ceux de Rouault. L’évolution d’un Picasso me semble ici fort instructive ; il est parti de formes très pures, et il est allé vers une déformation de plus en plus accentuée, et vers un maximum de rupture avec les données de la nature. Il me semble que l’évolution de Rouault est allée dans le sens contraire. On peut concéder à Léon Bloy, que, non pas seulement Rouault mais tous les artistes : peintres, sculpteurs, musiciens, poètes, subissent depuis longtemps déjà, l’attrait de la déformation et, en ce sens, – de la laideur. Mais la raison essentielle d’un tel attrait, qui pourra nous la révéler ? Léon Bloy la désigne-t-il, lorsque, dans la même lettre à Rouault, il lui dit : « Si vous étiez un homme de prière... » Mais les artistes de la Renaissance n’étaient pas en général des hommes de prière, et Rouault est un chrétien profondément croyant. Il ne suffit pas que quelques-uns soient des hommes de prière pour que de nouveau l’art réconcilie la liberté avec la beauté des formes ; il y faut sans doute l’épaisseur d’une époque tout entière, un Moyen Âge tout inspiré par la foi, ou une Renaissance où la foi donne sa fleur dernière, et peut-être la plus belle, comme en Rembrandt, ou en Zurbaran...

Qu’est-ce qui a donné à Léon Bloy l’amitié et l’admiration de Rouault ? N’est-ce pas justement la vive foi de l’un et de l’autre, comme l’élévation et la rigueur de leur conscience d’artistes ? Très jeune encore, Rouault avait subi l’influence de Huysmans. Puis il s’est détourné de Huysmans pour venir à Bloy.

L’inspiration religieuse est constante dans son œuvre, il en a parfaitement conscience, et je l’ai souvent entendu se plaindre de certains qui ne voulaient pas le reconnaître. Ce n’est pas seulement par les sujets traités, c’est parce que, quoi qu’il fasse, on le sent en perpétuel éveil à l’égard des valeurs évangéliques de la vie humaine. On a dit que Rouault est le peintre du péché originel. Cela est vrai de l’époque sombre des juges, des filles, des pitres, et cela éclate en ses Christs magnifiques et terribles qui rappellent avec une force à peine soutenable que Dieu s’est chargé de toutes nos iniquités, et que nous lui avons donné en échange cette face défigurée de larmes et de sang. Mais je ne crois pas que cela soit vrai de toute l’œuvre de Rouault.

Lorsque nous le vîmes pour la première fois chez Léon Bloy, ce qui inspirait l’œuvre et la vie de celui qui devait devenir un des plus grands peintres de tous les temps, n’était encore pour nous qu’une promesse très étrange et très attirante, une sorte de cité féerique à peine dessinée à l’horizon.

 

 

 

Raïssa MARITAIN, Les Grandes Amitiés.

 

Paru dans La Nouvelle Relève

en octobre 1941.

 

 

 

 



1 L’Invendable. 

2 L’Invendable.

 

 

 

 

 

 

 

 

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