O. V. de L. Milosz
par
André MARISSEL
Un poète peut presque toujours s’expliquer par l’enfance qu’il a vécue et les évènements douloureux ou déroutants de sa jeunesse. Tel est le cas de Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz – né le 28 mai 1877 à Czereja en Lithuanie. Son père, « figure aux excentricités frôlant le déséquilibre » (écrit Greta Prozor), règne sur de très vastes domaines ; il n’est pas de ces guides à qui un enfant se confie. Dans l’ombre de cet homme violent et irascible, la mère du jeune Milosz ne lui est d’aucun secours. « Car je n’ai jamais eu, s’écriera plus tard le poète, ni père ni mère. » C’est la solitude qui prend soin de lui, à sa manière, et lui transmet de vieux secrets mais aussi des poisons et des tourments. Dans un château médiéval, Oscar Vladislas grandit sans joie et ces premières années lithuaniennes lui laisseront des souvenirs d’une terre pensive, voilée, murmurante. Des souvenirs puisque, en 1889, – il a douze ans –, Milosz vient à Paris avec ses parents. Élève au Lycée Janson de Sailly, il mène une existence bourgeoise et studieuse, différente de celle qu’il a connue jusqu’alors, et qui fera de lui, vers 1896, un familier de l’École du Louvre et de l’École des Langues orientales.
Ainsi les contours d’un portrait de Milosz se précisent-ils : la passion de l’étudiant pour les époques révolues, les mystères et les symboles des antiques civilisations, ne cessera en lui de se développer et correspondra de plus en plus à son comportement d’aristocrate exilé – dont les propriétés furent, en 1917, retirées aux siens par le nouveau régime – et de métaphysicien antimoderne. Il s’éprendra même, en poète, d’une princesse égyptienne morte depuis une vingtaine de siècles, parce qu’il en a admiré la statue et surtout, peut-être, parce qu’« il est ridicule et triste d’aimer la reine Karomama » au lieu de courtiser les jeunes filles en fleurs des parcs et des salons. Cette façon d’être trahit un timide. Elle révèle bientôt d’une part ses goûts, quasi morbides, pour les voyages bizarres, les errances mélancoliques, les cauchemars, les inscriptions à demi effacées, et d’autre part ses élans, beaucoup plus sains, vers une nature à l’état sauvage, biblique, de bergers et de troupeaux. Chanter la « glorieuse Karomama », c’est, pour Milosz, s’identifier au lointain passé et franchir d’immenses espaces :
Mes pensées sont à toi, reine Karomama, du très vieux temps, – Enfant dolente aux jambes trop longues, aux mains si faibles – Karomama, fille de Thèbes, – qui buvais du blé rouge et mangeais du blé blanc – Comme les justes, dans les soirs des tamaris. – Petite reine Karomama du temps jadis. (...)
Tu sais sans doute, ô légendaire Karomama ! – Que mon âme est vieille comme le chant de la mer – Et solitaire comme un sphinx dans le désert, – Mon âme malade de jamais et d’autrefois. – Et tu sais mieux encor, princesse initiée, – Que la destinée a gravé un signe étrange dans mon cœur, – Symbole de joie idéale et de réel malheur.
À cause de Karomama, et de bien d’autres poèmes (« Grincement doux d’une berline – Le crépuscule pleure de vieille joie » ; « Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale – Au cimetière étrange de Lofoten »), Milosz apparaîtra un peu comme un revenant. Aucun effort pour s’adapter, chez cet homme ; un homme englouti dans l’irrationnel et doublement étranger (ah ! qu’il sera tardivement reconnu en France, pays à la fois très accueillant et trop raisonnable). Mais non pas étranger dans les quartiers hostiles et mornes des grandes cités : « Ma mémoire, dit-il, est une ville où la rue du chant des oiseaux de Francfort conduit à Soho et à Mile End Road, à travers les rues basses de Kiev et le ghetto de Venise » ; non pas un étranger parmi « l’enchevêtrement hideux de ruelles de Hambourg ou de Naples ». Avec son père, de 1896 à 1916, Milosz parcourt l’Europe et rapporte de ses expéditions en Allemagne, Pologne et Italie de nouvelles images, qui se mêleront aux souvenirs de l’adulte désenchanté et cependant sans aigreur qu’il est en train de devenir. Partout Milosz est seul, n’ayant que des amours sans lendemain, pris de remords en songeant à des moments de débauche qui, cela se devine, furent courts et, en tout cas, bien éloignés de ce qu’il pourra imaginer. Probablement le poète s’est rappelé les excès paternels. Mais il s’en est souvenu comme un coupable, et il en a fait l’objet de sa réflexion sur les rapports de la sexualité, du satanisme et du divin. Dans L’Amoureuse Initiation, Milosz dépeint un Don Juan, le comte Pinamonte, un Don Quichotte de l’amour qui, amant d’une femme galante vénitienne, est en quête de l’Amour absolu. L’expérience sensuelle apprend à Pinamonte que ce n’est pas Clarice Annalena qu’il aime, mais l’Amour dont Dieu est le seul et véritable signe ; cet homme comprend donc que « dans la grande adoration, la créature n’est point autre qu’un médium » et qu’elle diffère de la suprême réalité. Rejetant alors la femme et la tentation, Pinamonte – et Milosz avec lui – sera en mesure de transférer son mystique désir vers le Dieu de la Révélation, il aura pleinement saisi la signification de son erreur. On le voit : Milosz n’a jamais considéré ses explorations dans les abîmes de l’être comme étant séparées de son expérience de voyageur. Souhaitant approcher de la Vérité, il la confond tantôt avec le monde ancien, tantôt avec la vie de grands cosmopolites, tantôt avec l’éternel féminin, tantôt avec la nature, tantôt avec le « moi », et il donne l’impression d’avoir à surmonter un effrayant complexe d’infériorité. Incapable de vivre, passant de la colère à la douceur, il restera un contemplatif et, dans ses rapports avec les autres, un écorché : Milosz-la-poésie.
Et pourtant, O. V. de L. Milosz, voyageur des « ténèbres et des terreurs », s’est fait des amis : Edmond Jaloux qui parlera de « la complaisance » de Milosz « à l’égard de tout ce qui est vieux, solitaire, déjeté, quasi funèbre » et le décrira agité, distant, refusant toute familiarité ; Francis de Miomandre, dont Milosz fut la découverte ; Adrien Mithouard, Jean Lorrain, Paul Fort – et Jean de Bosschère, le poète des Héritiers de l’abîme avec lequel il a beaucoup d’affinités. Sur la table de Milosz, auteur des Sept Solitudes, des traités d’occultisme voisinent avec la Bible.
« L’enseignement de l’heure ensoleillée des nuits du Divin – À ceux qui, ayant demandé, ont reçu et savent déjà » : pendant vingt ans – de 1910 à 1950 – la production poétique et philosophique de Milosz s’accroît, révèle une ambition d’interrogateur, de visionnaire, de théologien apocalyptique. Lorsque Milosz rompra, en 1926, tous ses liens avec la diplomatie, il poursuivra sans relâche, dans sa retraite de Fontainebleau, ses recherches d’exégète et d’historien (L’Apocalypse de saint Jean déchiffrée-, Les Origines du peuple juif). Son langage se rapprochera de plus en plus de celui des alchimistes et perdra de sa vertu incantatoire pour transmettre un message complexe, en partie inaccessible en dépit d’une formulation assez didactique :
Je te révèle ici les origines saintes de ton amour de l’or. La folie a soufflé sept fois sur le chandelier d’or de la connaissance...
Ceci est la clef des deux mondes de la lumière et des ténèbres. Ô compagnon de service !
Pour l’amour de cette heure ensoleillée de nos nuits,
Pour la sécurité de ce secret entre toi et moi, Souffle-moi la parole enveloppée de soleil, le mot chargé de foudre de ce temps dangereux. (...)
(Cantique de la connaissance)
Effrayé par ce qu’il avait découvert dans son élaboration d’une eschatologie aux racines tourmentées, ou désespéré de n’avoir pas trouvé tout ce qu’il cherchait, Milosz, après avoir publié Les Arcanes, choisira le silence en poésie. À ceux qui le questionnent, il répondra : « Je suis catholique : catholique pratiquant avec ferveur, poète et exégète catholique. Tout ce que nous enseigne Notre Mère la Sainte Église est vérité absolue. » Avant la déclaration de guerre de 1939, Milosz s’éteindra. « J’ai fermé ma vue et mon cœur, avait annoncé ce poète croyant, les voici réconfortés. Que je les ouvre maintenant. À toute cette chose dans la lumière. À ce blé de soleil... »
Impossible de séparer chez Oscar-Vladislas de Lubicz-Milosz le poète et sa poésie, son destin de créateur méconnu et celui de l’exilé de la patrie lithuanienne qu’il fut jusqu’à la fin. Aujourd’hui encore, cet « irrégulier » des lettres, cet ultra-romantique déconcerte. Cependant la présence de Milosz est incontestable. Et il n’est pas erroné de voir en lui, dans la poésie universelle, un compagnon de Gérard de Nerval et de Rainer Maria Rilke...
André MARISSEL.
L’œuvre de Milosz – poétique et dramatique – tourne autour des problèmes des fins dernières. Elle émane d’un créateur douloureux qui, étranger sur la terre, a le sens de la démesure, de l’étrange, du mystère, et dont tous les écrits sont à l’opposé de ce que l’on nomme en France l’esprit cartésien. Naïf et mélancolique comme un enfant perdu, emporté comme un prophète, savant comme un alchimiste, Milosz semble appartenir à une époque ancienne et baroque, oubliée dans les manuels.
Œuvres essentielles
LES SEPT SOLITUDES. – Recueil de poèmes, où Milosz a publié des œuvres devenues célèbres. Telles : « Karomama » ; « Dans un pays d’enfance » ; « Tous les morts sont ivres », « Le Vieux Jour ».
L’AMOUREUSE INITIATION. – « Un des romans les plus étranges de notre littérature, a écrit André Blanchet, et peut-être le plus fascinant. Confession, ai-je dit. Oui, confession à un Dieu encore inconnu. Vomissement du mal dans l’espoir d’une novation intérieure. »
MIGUEL MAÑARA. – Théâtre. Le « Don Juan » de Milosz diffère de ceux connus (de Tirso de Molina à Molière), car il nous montre un être qui se repent, exige le châtiment de ses fautes. H y a là une victoire de la foi, de la charité, de l’humilité, sur une convoitise particulière : concernant l’âme de Girolama Carillo de Mendoza.
LA CONFESSION DE LEMUEL. – Le plus important texte poétique ésotérique de Milosz s’y trouve : « Cantique de la Connaissance ».
POÈMES 1915-1927. – Où figurent les « Symphonies » de Milosz : « Symphonie de septembre », « Symphonie de novembre ».
Études sur O. V. de L. Milosz
BLANCHET (André), Le Destin bizarre du grand Milosz, dans « Les Études », juin 1958 et La Littérature et le Spirituel, tome II, Paris, Éditions Aubier.
GODOY (Armand), Milosz, poète de l’amour, Paris, Éditions André Silvaire.
ROUSSELOT (Jean), Milosz, Paris, Seghers, (coll. « Poètes d’aujourd’hui »).
Biographie
1877 Naissance de Oscar-Vladislas de Lubicz-Milosz, le 28 mai, à Czereja, en Lithuanie.
1889 Installation de M. Vladislas Milosz (le père) à Paris. Le jeune Oscar-Vladislas, lycéen à Janson de Sailly.
1896 Inscription à l’École du Louvre et à l’École des Langues orientales.
1896-1916 Période de longs voyages. En Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Pologne, en Russie et en Afrique.
1899 Parution de Le Poème des décadences.
1902-1906 Séjours de Milosz en Lithuanie.
1906 Les Sept Solitudes. Poèmes.
1912 Miguel Mañara. Mystère.
1913 Mephiboseth, parution de ce mystère, qui sera représenté en 1919 à l’Odéon.
1916-1919 Milosz dirige un bureau d’études diplomatiques de la Maison de la Presse. En 1919 : Ministre-résident de Lithuanie en France (cessera ses fonctions en 1928).
1920 La Confession de Lémuel.
1922 Voyage en Russie blanche.
1926 Milosz réside à Fontainebleau.
1929 Poèmes, Florilège 1895-1927.
1930 Obtient la nationalité française.
1933 L’Apocalypse de saint Jean déchiffrée.
1957 Les Origines de la nation lithuanienne.
1938 La Clef de l’Apocalypse.
1939 Milosz meurt, le 2 mars. Sa tombe se trouve au cimetière de Fontainebleau.
Bibliographie
(principaux ouvrages)
Poésie.
Le Poème des décadences, Paris, Girard et Villerelle, 1899.
Les Sept Solitudes, suivies des Scènes de Don Juan, Paris, Jouve, 1906.
Les Éléments, Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1911.
Poèmes, Paris, Figuière, 1915.
La Confession de Lémiel, Paris, La Connaissance, 1920.
Poèmes, Paris, Édit. Miss Nathalie Clifford Barney (ouvrage imprimé sur les presses de Raymond Duncan), 1920.
Le Poème des arcanes, Paris, Teillon, 1927.
Poèmes, Florilège 1895-1927, Paris, Fourcade, 1929.
Dix-Sept Poèmes de Milosz (choix), Tunis, Édit. Armand Guibert, 1937.
Poèmes, choix précédé d’une préface de Jean de Bosschère. Paris, Laffont, 1944.
Poèmes, introduction d’Edmond Jaloux. Œuvres complètes, Paris, Librairie universelle de France, 1945.
Roman.
L’Amoureuse Initiation, Paris, Grasset, 1910.
Théâtre.
Miguel Mañara, mystère, Paris, Grasset (puis Gallimard), 1912.
Méphiboseth, mystère, Paris, Figuière, 1913.
Exégèse et Philosophie.
Ars Magna, philosophie, Paris, Édit. Alice Sauerwein, dépositaire général P.U.F., 1924.
L’Apocalypse de saint Jean déchiffrée, Paris, Impr. Lescaret, 1933.
La Clef de l’Apocalypse, exégèse, Paris, Firmin-Didot, 1938.
Récits et Essais divers.
Chefs-d’œuvre lyriques du Nord (anthologie), Paris, Figuière, 1913.
L’Alliance des États baltiques, essai, Paris, L’Affranchi, 1917.
Daînos, poèmes folkloriques lithuaniens, Paris, Revue de France, 1928.
Contes et Fabliaux de la vieille Lithuanie, Paris, Fourcade, 1930.
Les Origines ibériques du peuple juif, essai, tiré à part de la « Revue des Vivants », 1933.
Contes lithuaniens de ma mère l’Oye, Édit. Chizon, 1933.
Les Origines de la nation lithuanienne, essai, tiré à part du « Mercure de France », Paris, 1937.
Œuvres complètes de O. V. Milos, Paris, Édit. André Silvaire.
Littérature de notre temps, Casterman, 1966,
par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat
et Charles Géronimi.