Les anticléricaux et l’Espagne

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alonso MARTINEZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous avons lu attentivement le livre de M. Tarrida del Marmol 1, et il ne nous en coûte point d’avouer qu’un tel accent de sincérité se dégage d’un grand nombre de ses pages que nous en avons été troublé. Mais que l’auteur nous permette de lui dire qu’il a fait un grand tort à sa cause et à celle de ses infortunés compagnons en attribuant une part de responsabilité à l’autorité ecclésiastique et en fournissant de la pâture à la pire presse parisienne.

Les anarchistes qui avaient en Londres la capitale où l’on projette, avaient fait de Barcelone celle où l’on agit ; la capitale de Catalogne avait été terrorisée par les attentats dont le souvenir est dans toutes les mémoires ; le lendemain de celui de la rue Cambios-Nuevos, le plus infâme de tous, le Gouvernement voulut combattre une terreur par une autre terreur et fit effectuer trois cents arrestations parmi lesquelles, évidemment, celles d’un grand nombre d’innocents. Furent-ils soumis aux tortures que M. Tarrida raconte ? Des personnes dignes de foi, des médecins qui ont soigné des prisonniers l’affirment ; la presse espagnole nie généralement ; quelques-uns excusent et même louent le Gouvernement espagnol d’avoir commis des actes épouvantables, mais nécessaires pour chasser de Barcelone le fléau anarchique.

Nous exposons, sans discuter. Tous les hommes ont le droit de protester avec horreur contre la maxime « la fin justifie les moyens » ; tous, excepté les apologistes d’un bloc qui contient Fouquier-Tinville et les bourreaux de Marie-Antoinette et de son enfant.

Mais pourquoi faire intervenir le clergé espagnol dans cette sinistre aventure, dans ce duel entre l’anarchie et la police, qui s’est terminé devant un tribunal militaire ? Ah ! c’est que les passions anticléricales avaient là une belle matière à exploiter. L’Espagne, pour les lecteurs de l’Intransigeant, n’est-elle pas toujours le pays de l’Obscurantisme et de l’Inquisition ?

Je crois sincèrement que ce pays est le plus inconnu de l’Europe. Malgré tous les voyageurs qui le visitent et écrivent leurs impressions, il est encore à découvrir. Je pourrais citer de nombreux exemples de l’ignorance de l’étranger sur ce qu’on appelle cosas de España. Je lisais naguère en un journal parisien des chroniques et des notes de voyage telles, qu’on aurait pu soupçonner l’auteur – M. Jean Lorrain – si je n’ai oublié – de n’avoir jamais mis les pieds en Espagne ; il en parle comme du pays où les moines pullulent. Je voudrais lui demander : « Combien en avez-vous rencontré pendant votre séjour parmi nous ? Ignorez-vous donc que depuis l’incendie des couvents, l’Espagne est le pays chrétien où les moines sont en plus petit nombre ? » Une absurde légende exige qu’un tiers des Espagnols soit composé de mendiants, un autre de moines et un troisième d’hidalgos et de toréadors. Qu’un étranger parcoure la Péninsule et s’arrête quinze jours à Madrid sans rencontrer un seul froc de dominicain, il n’en rapportera pas moins dans sa valise la légende et le cliché.

Tels le cliché et la légende de l’Inquisition. Il ne nous appartient pas d’étudier en cet article ce qu’elle fut autrefois, ni de rechercher quelles furent les responsabilités du pouvoir royal dans les excès condamnables d’un tribunal dont les grands maîtres refusèrent maintes fois obéissance au Pape ; mais nous trouvons parfaitement ridicule qu’on soit obligé de répondre aujourd’hui à des écrivains qui prétendent que l’Inquisition existe toujours ; et qui trouvent des naïfs ou des sectaires pour les croire ; nous trouvons odieux que ce mot d’Inquisition soit appliqué aux actes dont ne sont responsables que la police et un tribunal extraordinaire, et le soit dans le seul but d’exciter des haines viles contre des autorités religieuses et contre des prêtres qui ne mettent les pieds dans les prisons que pour y porter des consolations aux condamnés et s’efforcer de sauver des âmes...

Il y a deux ans, le malheur d’un prêtre émut une grande ville d’Espagne et occupa toute la presse, l’anticléricale surtout. Je n’écrirai point son nom ici parce que j’ai une profonde vénération pour son passé de pureté parfaite et de clarté franciscaine qui faisaient de lui une des gloires de ce siècle, et parce que, espérant pour lui en l’avenir, je prie Jésus de l’illuminer et de chasser loin de lui quelques personnes sataniques qui dominent et maîtrisent sa volonté. Ce prêtre s’était révolté contre son évêque et était devenu la proie des francs-maçons qui exploitaient son aveuglement pour soulever des scandales contre l’Église. Après des avertissements paternels et inutiles, l’évêque fit son devoir qui l’obligeait à sévir.... Le malheureux fut-il emprisonné ? Il serait difficile de faire croire à un lecteur de l’Intransigeant que l’évêque se contenta de lui interdire de célébrer le sacrifice de la messe ; il ne pouvait pas autre chose, car le clergé espagnol n’a pas plus de puissance devant la loi et la justice que le clergé de Belgique ou de France. Et cependant le correspondant d’un journal socialiste envoya à sa feuille un télégramme conçu à peu près en ces termes : « Les amis de l’abbé X. sont plongés dans la plus grande inquiétude. Sur l’ordre de l’évêque, ce prêtre a été arrêté, conduit sous escorte au couvent de.... et jeté au fond d’un in-pace où il doit être en train de mourir de faim. » Pendant ce temps la prétendue victime de l’Inquisition se promenait par les rues de la ville et publiait librement dans une feuille franc-maçonne des lettres qui aggravaient sa faute. Le journaliste français savait qu’il avait écrit un odieux mensonge ; mais il savait aussi que le lendemain deux cent mille lecteurs frémiraient en apprenant que l’engeance cléricale renouvelait à la fin du XIXesiècle les crimes les plus monstrueux du Moyen Âge.

Que d’exemples nous pourrions ajouter aux deux que nous venons de citer pour éclairer, d’une part, l’absurdité de certaines légendes dont sont prodigues les journaux et les livres sur l’Espagne cléricale, et d’autre part la campagne de mauvaise foi et de calomnie plus acharnée que jamais menée par les socialistes étrangers !

La suspension des garanties constitutionnelles à Barcelone et le procès de Montjuich sont dans l’histoire contemporaine d’Espagne une douloureuse exception nécessitée, disent ceux qui l’approuvent, par la terreur anarchique qu’il faut vaincre. M. Canavos a employé pour cela exactement les mêmes moyens que le grand-père du tsar actuel de Russie – et il en est mort comme lui. Mais cela n’empêche point l’Espagne d’avoir une constitution aussi libérale que celle de m’importe quelle autre monarchie. Les partis antidynastiques y sont libres de manifester leur opposition, si libres que les républicains ont pu naguère se réunir en un grand meeting et terminer leurs discussions en se tirant des coups de revolver.

Beaucoup d’Espagnols prétendent mème être plus libres que leurs voisins de la République française. Peu après l’attentat de la rue Cambios-Nuevos, un ministre présenta au Congrès des députés un projet de réforme de la loi sur la presse. L’opposition le repoussait comme attentatoire aux principes de la liberté, et le ministre répliquant que son projet était semblable à celui en vigueur dans la France républicaine, un député monarchiste-libéral lui répliqua en pleine séance : « Votre argument ne peut nous toucher ; la France est gouvernée par la réaction ! » Nous terminons sur cette anecdote et nous l’offrons à M. Rochefort qui regrettera sûrement de ne pas l’avoir connue plus tôt....

 

San Sebastian, 30 août 1897.

 

 

Alonso MARTINEZ.

 

Paru dans Le Spectateur catholique en août 1897.

 

 

 

 



1Les Inquisiteurs d’Espagne, par F. Tarrida del Marmol. (P.V. Stock, éditeur, Paris). – M. Tarrida del Marmol poursuit cette campagne dans la Revue Blanche (Paris). – Voir aussi La Barbarie Gubernamental en España, brochure anonyme publiée à Brooklyn-New-York, « El Despertar ».

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net