La mort chez Chateaubriand

 

ACCOMPLISSEMENT DE LA PURETÉ

ET PORTE OUVERTE SUR L’IMMORTALITÉ

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis MARTIN-CHAUFFIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans ses « Antimémoires », André Malraux écrit en passant : « Chateaubriand dialogue avec la mort, avec Dieu peut-être ; avec le Christ, certainement pas. » Pour le Christ, Malraux a raison : Chateaubriand ne Le connaît pas, ni dans Sa vérité, ni dans Sa réalité. S’agissant de Dieu, si Chateaubriand y croit, sans aucun doute, peut-on parler de « dialogue » ? Reste la mort, qui l’obsède : encore faut-il discerner de quelle mort on parle, et quelle est la nature de cette obsession.

Au livre que j’ai publié, voilà un quart de siècle, sur Chateaubriand, j’avais inscrit comme épigraphe, cette phrase de lui, en apparence mystérieuse :

« Notre espèce se divise en deux parts inégales : les hommes de la mort, et aimés d’elle, troupeau choisi qui renaît ; les hommes de la vie, et oubliés d’elle, multitude de néant qui ne renaît plus. »

Il n’y a là, en vérité, aucun mystère. Le troupeau choisi, c’est celui que la mort épargne, qu’elle délivre du malheur de vivre et de l’horreur de la vieillesse, « de ces heures dernières et délaissées que personne ne veut et dont on ne sait que faire ». La mort – que depuis l’âge de trente ans il appelle sans être entendu – c’est la porte ouverte à l’immortalité, le passage béni par où l’on accède à la renaissance sur laquelle désormais le temps sera sans prise, et sa corruption sans pouvoir, dans une jeunesse inaltérable. Ou plutôt dans cet état sans âge où se maintiennent les héros légendaires. Ici Tristan sera tout à la fois le barde et le héros ; de l’infortune de sa vie, il fera l’objet de son chant, transposant, par une métamorphose où les fées ne seront pour rien, le « secret » de sa misère, inconnu des hommes, en délices de son génie, offert à tous à jamais, mais d’abord pour sa propre joie. Révélation par laquelle, d’une vie vécue et, selon lui, manquée, on passera à un récit sublime dont le destin fatal et non plus la vie nourrira la sombre beauté, où le songe remplacera les chimères, où la réalité s’effacera devant la vérité. Où, plutôt, la réalité gardera sa place, mais sous sa forme enfin reconnue, un amas de cendres – à peine l’avait-il tenue entre ses mains – jadis allumant ses désirs, aujourd’hui consumant ses regrets, devenus cendres à leur tour. Et s’il ne souffle pas sur cette poussière du temps, sur ces ruines accumulées, c’est, bien sûr, parce que l’artiste a besoin de ce cadre désolé ; mais c’est surtout parce que ces cendres sont encore chaudes entre les doigts de l’homme de désir qu’il n’a jamais cessé d’être, conservant la nostalgie sans fin de ce bonheur « insensément » souhaité et constamment trahi, dont il a toujours mesuré la vanité sans s’y résigner, devenu vieux, plus qu’aux jours où sa convoitise sans bornes, accumulant les réussites devenues aussitôt des échecs, renouvelait sa puissante amertume, source de son génie et mère de son nouveau plaisir. La mort, la mort réelle, celle de tout le monde, a souvent approché le jeune Chateaubriand. Une grave maladie marque le terme de sa présence à Combourg, après « deux années de délire », alors qu’il avait dix-sept ans. Auparavant, il avait voulu se tuer : « Que faisais-je en ce monde ? Puisqu’enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir à la fraîcheur du matin, arriver de bonne heure (où ?) que d’achever le voyage sous le poids et la chaleur du jour ? Le rouge du désir me montait au visage ; l’idée de n’être plus me saisissait le cœur à la façon d’une joie subite »... S’il faut en croire ses souvenirs de 1817, il arma donc son fusil, mit le bout du canon dans sa bouche et frappa plusieurs fois la crosse contre la terre. Le coup ne partit pas ; peut-être n’avait-il pas frappé assez fort, peut-être pas du tout. « Je supposai que mon heure n’était pas arrivée, et je remis à un autre jour l’exécution de mon projet. »

Cet autre jour ne vint pas et l’heure oublia de sonner. Il eut plus tard grand’honte d’une telle faiblesse : « L’homme qui attente à ses jours montre moins la vigueur de son âme que la défaillance de sa nature. » Est-ce l’auteur du Génie du Christianisme qui, trente-deux ans plus tard, se condamne et contraint à l’aveu ? Ou n’est-ce pas plutôt le poète légendaire qui prête à l’enfant solitaire chez qui « tout devenait passion en attendant les passions mêmes » ces deux supplices partagés des « béatitudes insaisissables » en elles-mêmes dont il entretenait ses songes et du désespoir de se craindre inégal aux ambitions de gloire, d’amour et d’honneur, lui « pauvre petit Breton obscur, sans gloire, sans beauté, sans talents, qui n’attirerait les regrets de personne » (Quoi ? pas même de Lucile, compagne de ses rêves d’alors mais oubliée quand il écrit ?) Cette rémission inespérée du destin n’est-elle pas un avertissement solennel et silencieux qu’il avait été choisi, ou retenu, pour poursuivre la quête du Graal, bien qu’un « secret instinct » l’avertît qu’il ne trouverait « rien de ce qu’il cherchait » ? Mais le Graal n’était pas la coupe du bonheur sur laquelle ses lèvres ne se poseraient pas, c’était le chant des illustres malheurs du plus infortuné des chevaliers par le plus inspiré des bardes. Le bonheur n’est point matière épique, même hérissé d’épreuves et tourmenté de sortilèges. Le souffle s’arrête à son seuil, il n’y a plus rien à dire.

Les autres rapports réels du jeune Chateaubriand avec la mort de tout le monde sont ceux d’un gentilhomme qui refuse de se laisser abattre par les mauvais coups du sort. Blessé devant Thionville, quand il servait sans grand éclat dans l’armée de Condé, il assiste à la débandade, décide de partir pour Jersey où s’est réfugié son oncle Bedée. Malgré sa blessure, sans argent, implorant l’aide des paysans, couchant dans des granges, frappé en outre de la petite vérole, il s’entête dans son dessein et, presque mourant, atteint son but et demeure quatre mois entre la vie et la mort.

Ce qui le soutient dans sa détresse, c’est la découverte que la fièvre a permise. L’aventure militaire est achevée. Le poète, malgré la guerre et l’exode misérable, n’a point perdu ses manuscrits rapportés d’Amérique, complétés entre deux combats. Il prend conscience que son véritable destin est celui-ci : rassembler les images éparses, les sensations fugitives qui suivent sa course comme les oiseaux de mer dans le sillage d’un vaisseau. Le délire lui donne confiance en son génie. La guérison venue, la confiance demeure. Il part pour Londres, non comme un pauvre émigrant qui attend un retour problématique dans sa patrie, mais comme un conquérant qui veut forcer la gloire en maîtrisant son art, et pour qui la misère promise devient la forme la plus exaltante de la solitude. Le romantisme du grenier...

Il trouva à Londres la misère prévue, le grenier à Helborn, la solitude partout. Il y retrouva aussi la compagne recherchée à Combourg, abandonnée à Jersey, mais qui, cette fois paraissait revenir pour une union définitive. Bénie non par un prêtre mais par un médecin. Et que soit béni à son tour le Docteur Godwin qui annonça au jeune émigré sans ressources et crachant le sang, que ses jours étaient comptés et comptés au plus juste : quelques mois, une année peut-être s’il voulait bien se ménager.

La mort était donc là, et, cette fois, apparemment sans rémission. Au moment même où il commençait à croire en son destin par-delà les cruautés du sort matériel, il voit s’évanouir tout espoir de le réaliser. Nul ne saura jamais qui il est, ce qu’eût pu devenir ce jeune homme inconnu, mourant de faim et de fièvre dans une mansarde d’une ville étrangère, avec, auprès de lui, un tas de manuscrits informes que personne ne lirait, voués à disparaître avec sa dépouille anonyme.

Or, il advint que le diagnostic gratuit, brutal, et d’ailleurs faux du célèbre Docteur Godwin donna au condamné à mort « un incroyable repos d’esprit ». Mais c’est là trop peu dire. Si « le calme de la tombe se fait sentir au voyageur qui n’en est plus qu’à quelques journées », ce détachement d’une haute sagesse n’est point celui de la résignation. L’amertume de mourir avant de naître à cette seconde vie qu’est l’affirmation du talent, lui fait, tout au contraire, l’effet d’un puissant tonique.

Il ne se tourne pas vers la tombe ni n’aspire à son calme. Il ne songe qu’à ces « quelques journées » dont le sursis lui est laissé. Il les voudrait si bien remplies qu’elles laissent deviner, admirer les prémices d’une œuvre par laquelle on mesurerait la perte infligée au monde par un trépas prématuré.

On est frappé, dans le passage des Mémoires où Chateaubriand rapporte la révélation de sa mort prochaine, de voir traitée d’une façon si brève, et comme détachée, cette nouvelle capitale. À le lire, on pourrait penser qu’une fois l’élan donné par la volonté d’employer à survivre ce délai parcimonieusement accordé par la mort, Chateaubriand a oublié sa brièveté, et même la fatalité de son terme. Il est tout occupé à raconter son projet « d’écrire un ouvrage sur les Révolutions comparées », ses efforts pour assurer sa subsistance afin de mener à bien son entreprise – à quoi il réussit – puis l’énorme labeur auquel il se livra, à la fois de compilation et d’écriture, employant ses journées à des traductions fournies par son ami Peltier, et travaillant la nuit à l’ »Essai historique ». Même si, désormais, il mangeait à sa faim, comment pouvait survivre à tant d’activités un malade condamné ? C’est ce dont l’ambassadeur de France à Londres, en 1822, paraît peu se soucier. Et l’on peut dire qu’il a raison. Cette mort, une fois de plus manquée, a joué son rôle d’aiguillon. Elle lui a, si j’ose dire, sauvé la vie. Par là nous sortons du réel – ce qu’eût été la mort de tout le monde, dont le jeune chevalier se souciait assez peu – pour rentrer dans le vrai, dans la vérité des Mémoires : la mort a ouvert la porte de l’immortalité, poussé les premiers pas, encore mal assurés, d’un génie naissant, puis, le branle donné, s’est discrètement effacée. On peut désormais l’oublier, on ne la reverra plus avant 1848, mais alors vraiment attendue, souhaitée, rendant la jeunesse et la gloire à ce vieillard qui avait trop duré.

 

 

Trop duré... C’est là le mal fondamental, le « secret » de Chateaubriand. Il hait la durée, qui l’accable ou lui échappe, ou qui laisse échapper les objets de l’amour ou de l’ambition. À cause de la durée, il ne peut jouir de l’instant, qui lui offre le fruit convoité, quel qu’il soit, mais d’une possession si éphémère qu’il ne la peut goûter. Tout au long de sa vie, tout au long de son œuvre, vérité des Mémoires ou pseudo-fiction des romans, ou cette autre forme de fiction que sont l’Essai sur les Révolutions, le Génie, l’Itinéraire ou la Vie de Rancé, dont le personnage central ne change jamais, seul immuable en face de la fuite des êtres, des choses, des Empires. Ce même cri retentira, si continu, si furieusement jaloux et si désolé que l’on ne peut douter qu’il monte du plus profond de l’être et l’exprime dans sa vérité. Oui, le « secret » que les Mémoires sont faits pour révéler, mais qui se trahit, à son insu, dans tout le reste.

Elle a vécu, et je n’étais pas là : tout ce passé qui fut le sien, je ne pourrai le faire oublier, je n’y serai jamais présent, je ne l’empêcherai pas d’avoir été, sans moi. Chaque fois qu’une nouvelle proie s’offrait à son désir – car il ne les poursuivait pas – cette constatation déchirante s’imposait à lui : il n’était là que pour un temps, les portes du passé demeuraient closes pour toujours. Il ne tenta qu’une seule fois de les forcer vraiment : en écrivant dans les Mémoires son livre sur Juliette Récamier, la seule qu’il pût nommer sans violer les lois de l’honneur, car leur illustre liaison était une sorte d’institution nationale, il espéra se rendre maître du temps, non en pénétrant dans ces jours qu’elle avait vécus sans lui, mais en les attirant à lui pour les faire siens en les sortant de l’oubli. Il la faisait la compagne de sa propre légende et lui donnait un passé qu’elle ne devait qu’à lui.

À ce cruel sentiment du passé pour toutes les autres exclu de sa domination, répondait, plus intolérable encore, celui de l’avenir qu’elles vivraient sans lui ; qu’elles continueraient de vivre sans lui ; qu’elles pourraient continuer à vivre sans lui. René, le premier, dans les Natchez lance à Céluta cet avertissement qu’on pourrait appeler une imprécation : « Si enfin, Céluta, j’en devais mourir, vous pourrez chercher après moi l’union d’une âme plus égale que la mienne. Toutefois ne croyez pas désormais recevoir impunément les caresses d’un autre homme ; ne croyez pas que de faibles embrassements puissent effacer de votre âme ceux de René... Ces solitudes que je rendais brûlantes vous paraîtraient glacées auprès d’un autre époux. Il n’est plus pour vous d’illusions, d’enivrement, de délire : je t’ai tout ravi en te donnant tout, ou plutôt en ne te donnant rien, car une plaie incurable était au fond de mon âme... »

Tout y est, dès la première œuvre : l’irremplaçable, l’inoubliable, et celui qui ne donnait rien et qui exigeait tout. Tout, sauf ce mal irréparable qui s’ajoute au « mal incurable » : la vieillesse. Le jeune René, qui pense à mourir, se prémunit contre l’oubli par un avertissement solennel. Mais c’est lui qui renonce à vivre, non pas elle qui se passe d’aimer. Si ce jeune homme meurt, nul autre ne pourra l’effacer. Celui qui écrit, vers 1840, les pages longtemps égarées qu’on appelle « Amour et vieillesse », ne songe pas à mourir. Ni à aimer. Il a peur de n’être plus aimé. Jamais, peut-être, pages plus furieuses n’échappèrent à la plume d’un vieillard que le désir n’a point quitté, mais de qui l’amour s’éloigne quand il ne peut ni le retenir, ni l’oublier :

« Tu te rappelles mes baisers, mes ardents étreintes, je serai charmant dans ton souvenir et tu seras bien malheureuse, car certainement je ne t’aimerai plus. Oui, c’est ma nature. Et tu voudrais être peut-être abandonnée par un vieux homme ! Oh ! non, jeune grâce, va à ta destinée.

« Va chercher un amant digne de toi. Je pleure des larmes de fiel de te perdre. Je voudrais dévorer celui qui possédera ce trésor. Mais fuis environnée de mes désirs, de ma jalousie, et laisse-moi me débattre avec l’horreur de mes années et le chaos de ma nature où le ciel et l’enfer, la haine et l’amour, l’indifférence et la passion se mêlent dans une confusion effroyable. »

 

 

 

Louis MARTIN-CHAUFFIER.

 

Paru dans La Table ronde en février 1968.

 

 

 

 

 

 

 

 

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