Le taoïsme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri MASPERO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Spécialisé dès sa jeunesse dans l’étude de la Chine ancienne, Henri Maspero devait s’y faire une place comparable à celle que son père, Gaston Maspero, avait occupée dans l’égyptologie. Il avait débuté à l’École française d’Extrême-Orient, cette belle institution de recherche désintéressée qu’après un demi-siècle d’activité menacent aujourd’hui les évènements d’Indochine. Il revint à Paris en 1920, pour prendre au Collège de France la succession d’Édouard Chavannes dans la chaire de langue et de littérature chinoises, qu’il occupa jusqu’à sa mort.

Le 28 juillet 1944, il devait présider la séance hebdomadaire de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. On l’attendit en vain. Il avait été arrêté le matin par les Allemands, non pas en raison de sa propre activité de résistant, restée inconnue de l’occupant, mais par mesure de représailles à la suite d’un coup de main exécuté par son fils aîné. Déporté au camp de Buchenwald, il y périt d’inanition, le 17 mars 1945, à l’âge de soixante-deux ans ; son fils, qui avait pu s’échapper de Paris et rejoindre les armées alliées, tomba au champ d’honneur sur la Moselle.

Intelligence aiguë et encyclopédique à la manière méditerranéenne, Henri Maspero aborda dans son œuvre les domaines les plus variés de la sinologie. Un de ses champs de prédilection fut le Taoïsme, cette religion si originale qui, face à l’ordre et à la raison confucianistes, représente l’aspect mystique et anarchique du génie chinois. Henri Maspero passa une grande partie de sa vie à explorer les écritures taoïstes, jusqu’à lui restées pratiquement lettre morte pour l’Occident, et que la Chine elle-même avait presque oubliées.

La présente étude, dont le manuscrit fut trouvé après sa mort, est une brève synthèse de ses recherches sur la phase médiévale du Taoïsme. D’autres, plus développées, vont paraître dans la Bibliothèque de Diffusion du Musée Guimet, sous le titre : Henri Maspero, Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine (Éditions S. A. E. P., Civilisations du Sud, 5, rue de Lille). Cette publication comportera trois tomes, dont le premier contiendra une histoire générale des religions de la Chine, et le deuxième sera consacré au Taoïsme ; le lecteur curieux pourra y chercher de plus amples données sur le sujet ici traité. – P. DEMIÉVILLE.

 

 

 

Né aux derniers siècles avant l’ère chrétienne, le Taoïsme se développa rapidement, et les noms de ses maîtres les plus illustres, Lao-tseu et Tchouang-tseu, sont liés à ses débuts. Les non-taoïstes considèrent même souvent Lao-tseu comme son fondateur, bien que, pour les fidèles, il ne soit qu’un des nombreux instructeurs divins qui descendent en ce monde enseigner aux hommes les procédés du salut. Personnage énigmatique dont nous ne savons rien, pas même le nom (Lao-tseu signifie simplement le Vieux-Maître), il a laissé de lui, à défaut de biographie, un portrait psychologique admirable de précision ; et son œuvre, le Tao-tö king, fait de petits paragraphes sans lien et sans ordre, réflexions morales, élans mystiques, préceptes politiques, théories métaphysiques, techniques taoïques, est presque entièrement incompréhensible aujourd’hui que sont perdues les explications orales qui à l’origine en accompagnaient l’enseignement. Après quelques siècles obscurs, le Taoïsme eut un succès prodigieux dans l’empire des Han ; il atteignit son apogée entre le IVe et le VIIe siècle, quand le monde chinois était en ébullition politique et religieuse. Au VIIe siècle, la paix des T’ang, en ramenant l’ordre confucéen dans les esprits comme dans l’administration, lui fut fatale : il perdit peu à peu son emprise sur les masses populaires pour se réduire à n’être qu’une religion de moines et un culte de sorciers ; et, malgré l’éclat de certains grands religieux, il commença dès lors la longue décadence qui devait l’amener à son état moribond d’aujourd’hui. C’est à l’époque de sa grande floraison, entre le IVe et le VIIe siècle de notre ère, que nous allons le décrire succinctement ici.

 

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Le Taoïsme est une religion de salut qui se propose de conduire les fidèles à la Vie Éternelle, ou, pour traduire littéralement l’expression chinoise, à la Longue-Vie ; et cette Longue-Vie qui ne doit pas avoir de fin n’est pas une immortalité spirituelle, mais une immortalité matérielle du corps lui-même.

Ce n’est pas par un choix délibéré entre les diverses solutions possibles du problème de l’immortalité dans l’autre monde que les Taoïstes ont choisi celle-ci, mais parce qu’elle était pour eux la seule possible. Dans le monde gréco-romain, on prit tôt l’habitude d’opposer Esprit et Matière, ce qui, dans les conceptions religieuses, se traduisit par l’opposition d’une âme spirituelle unique au corps matériel. Pour les Chinois, qui n’ont jamais séparé Esprit et Matière, mais pour lesquels le monde est un continu qui passe sans interruption du Vide aux choses matérielles, l’âme n’a pas pris ce rôle de contrepartie invisible et spirituelle du corps visible et matériel. Il y avait d’ailleurs en chaque homme trop d’âmes pour qu’aucune d’elles pût contrebalancer le corps. Tout Chinois, en effet, a deux groupes d’âmes : trois âmes supérieures, houen, et sept inférieures, p’o ; et une des croyances courantes était que, ces deux groupes se séparant à la mort, les p’o restent avec le cadavre dans la tombe, tandis que les houen vont aux Prisons de la Terre, aux Geôles-Sombres, pays souterrain des morts près des Sources-Jaunes, où le dieu du Sol et ses subordonnés les gardent jalousement au sein de la Nuit-Éternelle. Dans la vie et dans la mort, ces âmes multiples étaient bien imprécises, bien vagues et bien faibles : après la mort, quand ce petit troupeau d’esprits falots s’était dispersé, comment le rassembler et en refaire une unité ? Au contraire le corps est unique, il leur sert d’habitat à toutes ainsi qu’à d’autres esprits. Aussi est-ce seulement dans un corps que l’on conçut la possibilité d’obtenir une immortalité continuant la personnalité du vivant et qui ne se subdivisât point en plusieurs « sous-personnalités » dont chacune, fragment de celle du vivant, eût vécu d’une existence séparée. Ce corps nécessaire, les Taoïstes auraient pu croire qu’il serait un corps nouveau créé dans l’autre monde. Ils acceptèrent cette idée pour la délivrance des morts, mais ne la généralisèrent pas. C’est la conservation du corps vivant qui resta toujours le moyen normal d’acquérir l’immortalité ; c’est lui qu’il s’agit de prolonger, ou plutôt de remplacer peu à peu au cours de la vie par un corps immortel.

Donner pour but aux fidèles l’immortalité du corps et la suppression de la mort était s’exposer au démenti immédiat des faits : il était trop facile de voir que tous, même les plus fervents Taoïstes, mouraient comme les autres hommes. Une pareille croyance ne pouvait se répandre sans quelque interprétation de la manière d’échapper à la mort. L’interprétation admise était que, pour ne pas porter le trouble dans la société humaine, où la mort est un évènement normal, celui qui devenait immortel se donnait l’air de mourir. On l’enterrait suivant les rites ordinaires. Mais ce n’était qu’une fausse mort : ce qui était mis dans le cercueil, c’était une épée ou une canne à laquelle il avait donné toutes les apparences d’un cadavre ; le vrai corps était parti vivre parmi les Immortels.

 

Les pratiques qui mènent à l’Immortalité étaient nombreuses, compliquées et dispendieuses ; bien des gens n’avaient ni les moyens ni le goût de s’y adonner. Or le Taoïsme était, au moins depuis les Han, une religion de salut pour tous. Les fidèles qui ne peuvent ou ne veulent pas faire le nécessaire n’obtiendront pas l’Immortalité, puisque leur corps périra ; mais ils auront une situation privilégiée dans le monde des morts s’ils sont pieux et se conduisent bien : ceux qui ont accompli de bonnes actions, qui se sont repentis de leurs péchés et ont participé activement aux cérémonies religieuses taoïques, deviennent fonctionnaires infernaux, au lieu d’être confondus dans la foule qui remplit les Geôles-Sombres ; bien mieux, leurs descendants pourront les en tirer et les sauver après la mort par des cérémonies appropriées. L’Église était donc partagée en deux classes : les Adeptes Taoïques, tao-che, travaillant à se sauver eux-mêmes, et le Peuple Taoïque, tao-min, attendant d’autrui son salut ; ceux-ci formaient la grande masse des fidèles, et c’est le relâchement des liens qui les retenaient dans l’Église qui a peu à peu ruiné le Taoïsme sous les T’ang et les Song...

C’est aux trois Tchang, chefs de la révolte des Turbans-Jaunes, qu’on attribuait l’origine de la plupart des fêtes et en particulier des rituels de pénitence. Dans leur doctrine, la mort subite, la maladie sont des suites du péché : on s’en garantissait en confessant publiquement ses fautes et en les faisant laver par l’« eau charmée » que le chef de la communauté donnait à boire aux pénitents ; ou bien (chez les Turbans-Jaunes de l’Ouest), en adressant aux Trois Agents (Ciel, Terre, Eau) des lettres où l’on affirmait son repentir. Les rites des époques ultérieures étaient compliqués et variés : il y en avait de toute espèce, depuis le Jeûne du Talisman de Jade pour la rémission des péchés du monde entier, jusqu’au Jeûne, tout personnel, de l’étoile présidant à la destinée de chaque homme. Un petit groupe de fidèles se cotisait pour se partager les frais et les mérites de la cérémonie ; le nombre en était fixé à trente-huit au plus et à six au moins, assez pour que, chacun ayant son rôle dans la cérémonie, un sens de solidarité s’éveillât et un sentiment religieux collectif se développât, trop peu pour que le Chef du Jeûne fût débordé et n’en fût pas toujours maître ; d’ailleurs, si le nombre des participants était limité, celui des assistants ne l’était pas, car tout se passait en plein air. On préparait une aire sacrée en aplanissant un petit terrain ; c’est dans cet espace clos, mais à la vue de tous, que se déroulaient les cérémonies.

Ceux qui se contentaient de suivre les offices religieux ne pouvaient conquérir l’immortalité en cette vie ; mais l’Église leur fournissait les moyens de la recevoir après la mort. En enterrant à trois pieds de profondeur, la nuit, en plein air, quelques pieds de soie de couleur et un sceau talismanique en métal (dix pieds et un dragon en or pour les grands, cinq pieds et un dragon en fer et en pierres de cinq couleurs pour les gens du peuple), on donnait au défunt de quoi se racheter auprès des divinités infernales, et, au bout de trente-deux ans, il était relâché : ses os se recouvraient de chair, il reprenait son corps et sortait du tombeau pour aller au Paradis des Immortels. Pour ceux qui n’avaient pas été sauvés ainsi au moment de leur inhumation, il restait encore la ressource de la Fonte des Âmes : par une cérémonie appropriée, les fidèles faisaient sortir des enfers les âmes de leurs ancêtres ; elles montaient au Palais Méridional du Ciel ; là jaillit au milieu de la cour une source de feu liquide, les âmes s’y baignent, leur matière y est fondue et, quand elles en sortent, le Vénérable-Céleste du Commencement-Originel crée pour elles un « corps de vie ». Certains, pour plus de sûreté, faisaient de leur vivant la cérémonie de la Fonte des Âmes pour eux-mêmes : ainsi leurs âmes étaient déjà toutes prêtes et, après la mort, elles montaient droit au Palais Méridional revêtir leur « corps de vie ». C’est ainsi que les simples fidèles, sans échapper à la mort, pouvaient cependant obtenir eux aussi de prendre place au Paradis et de participer à l’immortalité bienheureuse, sans être obligés pour cela de renoncer à la vie des gens du monde.

 

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Il n’en était pas de même pour les Adeptes Taoïques, tao-che, qui cherchaient à conquérir l’immortalité de leur vivant : pour eux, la vie pure et l’assiduité aux offices ne suffisaient pas ; il leur fallait des vertus plus hautes et des bonnes œuvres sortant de l’ordinaire ; les exercices religieux devaient être poussés jusqu’à la méditation et à la contemplation ; enfin la nécessité de transformer le corps imposait des techniques physiologiques variées, diététique, contrôle de la respiration, alchimie. Toutes ces pratiques se complètent et concourent au résultat : les bonnes œuvres aident au succès de la respiration et de la diététique, et, quand on a mené celles-ci assez loin, la méditation s’approfondit et la vision intérieure se développe. Mais ce n’est pas une succession en ordre fixe, une série de degrés qu’on ne franchit que l’un après l’autre ; c’est plutôt une progression le long de voies en partie parallèles qu’on suivrait toutes ensemble, mais dont certaines mèneraient plus loin que les autres. On le voit par les récits hagiographiques. La Vie Ésotérique de l’Homme-Réel du Palais du Yang-Pourpre raconte de Tcheou Yi-chan : « Tout jeune, il aimait la méditation. Chaque jour, au lever du soleil, il se tenait tourné vers l’est et, s’étant rincé la bouche, il avalait sa salive et aspirait l’air plus de cent fois, puis il saluait deux fois le soleil. Le premier du mois, le matin, il allait se promener au marché, le long des rues, sur les places, et, quand il voyait des pauvres et des affamés, il enlevait ses habits et les leur donnait. Une année qu’il y eut une grande sécheresse et la famine, et que le boisseau de riz atteignit le prix de mille pièces de monnaie, en sorte que les routes étaient couvertes d’affamés, il épuisa sa fortune, il ruina sa famille pour venir en aide à leur détresse ; et il le fit en secret, si bien que les gens ne savaient pas que c’était de lui que venaient ces dons généreux. » Méditation, exercices respiratoires et bonnes œuvres, il accomplit ensemble toutes les pratiques de sainteté.

Ce n’était pas là un idéal de vie sainte que le commun des fidèles admirait sans le mettre en pratique : l’Histoire des Han Postérieurs mentionne des Taoïstes de bonne famille des deux premiers siècles de notre ère qui se rendirent célèbres en nourrissant des orphelins, en entretenant des routes, en construisant des ponts. La pauvreté volontaire était une des formes de la vie religieuse de ce temps : l’Adepte répartissait ses biens entre ses proches, quelquefois même les distribuait à tous les pauvres de son pays. Le Livre du Sceau de Jade considère comme actes méritoires par excellence ceux par lesquels « on sauve les hommes du danger, en leur faisant éviter le malheur, en les protégeant des maladies, en empêchant les morts prématurées ». On avait codifié et réglé les actes bons et mauvais et leur rétribution : celui qui a commis 120 péchés tombe malade ; pour 190, il contracte une maladie épidémique ; pour 820, un mal qui rend aveugle ou sourd ; pour 1 080, il mourra de mort violente ; pour 1 600, il n’aura pas de descendance ; pour 1 800, le malheur se répand sur cinq générations, etc. Le catalogue des bonnes actions est plus bref : qui en a accompli 300 devient Immortel Terrestre ; il en faut 1 200 pour devenir Immortel Céleste ; mais « celui qui après 1 199 bonnes actions en fait juste une seule mauvaise perd le bénéfice de toutes les bonnes actions antérieures et doit recommencer le tout ». Tout le monde n’était pas aussi sévère et il y avait, on l’a vu, des rituels de pénitence pour effacer les péchés.

Pratiquer la vertu et éviter le péché, se confesser et se repentir de ses fautes, faire de bonnes œuvres, nourrir les affamés et vêtir les nus, secourir les malades, distribuer ses biens aux pauvres, enfin faire le bien en secret, ce sont là choses qui nous sont familières. Mais dans la Chine des Han, c’était quelque chose de nouveau : en face du Confucianisme, pour qui l’homme n’est qu’un rouage du corps social, le Taoïsme créait la morale individuelle et la religion personnelle. Il faut détenir au moins une parcelle d’autorité pour être en état d’appliquer les règles de la morale confucéenne ; la morale taoïque s’adressait à tout le monde, tous pouvaient la pratiquer. Elle a certainement contribué (à côté de la méditation) à valoir au Taoïsme de ce temps sa popularité, même chez les lettrés qui n’avaient cependant aucun penchant pour l’alchimie ou pour la vision intérieure, et qui par ailleurs restaient attachés aux doctrines confucéennes.

 

Quelque importante que fût la pratique de la morale, elle ne suffisait pas à faire acquérir l’Immortalité. Il fallait « nourrir le Corps » pour le transformer, « nourrir l’Esprit » pour le faire durer, et s’adonner pour cela à des pratiques d’un autre genre, que le Livre des Immortels, au IIIe siècle, avait résumées en ces quatre vers :

 

Qui avale le Cinabre et garde l’Un

ne finira qu’avec le Ciel ;

qui fait revenir l’Essence et pratique la Respiration Embryonnaire

aura une longévité sans bornes.

 

Sous ces termes cryptiques sont énumérées les principales techniques d’Immortalité : « avaler le Cinabre » désigne l’alchimie ; « garder l’Un », c’est la concentration, la méditation et l’extase ; enfin les deux derniers vers décrivent les pratiques respiratoires. En effet, l’Adepte n’obtiendra l’Immortalité que par deux techniques distinctes. Sur le plan matériel, « nourrir le Principe Vital », c’est-à-dire supprimer les causes de décrépitude et de mort du corps matériel, et créer à l’intérieur de soi-même l’embryon, doué d’immortalité, qui se noue, grandit et, devenu adulte, transforme le corps grossier en un corps immortel subtil et léger : c’est à quoi conduisent la diététique et les exercices respiratoires ; sur le plan spirituel, « nourrir l’Esprit », c’est-à-dire renforcer le principe d’unité de la personnalité humaine, en accroître l’autorité sur les êtres transcendants de l’intérieur du corps et ainsi maintenir en soi ces êtres, dieux, esprits et âmes dont la conservation est nécessaire à la persistance de la vie : c’est à quoi mènent la concentration et la méditation. Par la première, on renforçait le corps en tant que support matériel de l’existence ; par la seconde, on prolongeait la vie elle-même à l’intérieur du corps en maintenant réunis en lui tous les êtres transcendants qui l’habitent.

Le corps humain est en effet un monde (microcosme) pareil au monde des Ciel et Terre (macrocosme) : la tête en est le Ciel et les pieds la Terre, le sommet du crâne en est le mont K’ouen-louen qui supporte le Ciel ; l’œil gauche en est le soleil et l’œil droit la lune ; la vessie en est l’Océan, les veines en sont les fleuves, les grincements de dents en sont les roulements du Tonnerre ; il a ses Cinq Pics, parmi lesquels le nez est le Pic du Centre, etc. Et il est, lui aussi, peuplé de divinités. La vie y pénètre avec le Souffle : ce Souffle descendant dans le ventre par la respiration s’y unit à l’Essence enfermée dans le Champ de Cinabre Inférieur, et leur union produit l’Esprit, qui est le principe recteur de l’homme, le fait agir bien ou mal, lui donne sa personnalité, etc. Cet Esprit, à la différence de ce que nous appelons l’âme, est temporaire : formé, au moment de la naissance, de l’union du Souffle et de l’Essence, il est anéanti quand ceux-ci se séparent au moment de la mort ; on le renforce en accroissant le Souffle et l’Essence par des pratiques adéquates.

Le corps est divisé en trois sections : section supérieure (tête et bras), section médiane (poitrine), section inférieure (ventre et jambes) ; chacune a son centre vital, sorte de poste de commandement : ce sont les trois Champs de Cinabre, tan-t’ien (le cinabre est l’ingrédient essentiel de la « drogue d’immortalité ») ; l’un, le Palais du Nie-houan, loge dans le cerveau ; le second, le Palais d’Écarlate, près du cœur ; le troisième, le Champ de Cinabre Inférieur, au-dessous du nombril. Qu’on se figure au milieu du cerveau neuf cases d’un pouce formant deux rangées superposées, une de cinq et une de quatre cases avec un vestibule d’entrée entre les sourcils (probablement une figuration grossière et schématisée des ventricules cérébraux) : à l’entrée, en bas, la Salle du Gouvernement ; derrière, la Chambre de l’Arcane suivie du Champ de Cinabre, puis du Palais de la Perle Mouvante et du Palais de l’Empereur de Jade ; au-dessus, la Cour Céleste, le Palais de Réalité du Grand-Faîte, le Palais du Cinabre Mystérieux, qui est juste au-dessus du Champ de Cinabre, et enfin le Palais du Grand-Auguste. Dans la poitrine, l’entrée est par le Pavillon à Étages (trachée), qui mène à la Salle du Gouvernement et aux cases suivantes ; le Palais de la Perle-Mouvante est le cœur. Dans le centre, le Palais de Gouvernement est la rate, et le Champ de Cinabre est à trois pouces au-dessous du nombril.

Chaque case a son dieu ou ses dieux. La Salle du Gouvernement a trois divinités, pareilles à des nouveau-nés : à gauche, le Seigneur-Réel Adolescent-de-Lumière ; à droite, la Dame-Réelle Fille-de-Lumière ; au milieu, le Seigneur-Réel Miroir-de-Lumière, tous trois vêtus d’habits de soie bleue, avec quatre grelots de jade rouge à la ceinture et un miroir de jade rouge dans la bouche, assis en face les uns des autres regardant vers le dehors. Dans la Chambre de l’Arcane sont aussi trois dieux, les Trois Réels : à gauche, le prince Wou-ying ; à droite, le Seigneur Blanc-Originel ; au milieu, le Seigneur Vieillard-Jaune, Houang-lao, qui fut le dieu principal de la secte des Turbans-Jaunes. Le Palais de la Perle-Mouvante est le domaine du Directeur du Destin pour la section supérieure. Les trois Champs de Cinabre sont les demeures des Trois-Uns, qui régissent chacun une des trois sections du corps : l’Un Supérieur, appelé Impérial-Seigneur l’Enfant, Tch’e-tseu ti-kiun, habite le Palais du Nie-houan ; l’Un-Médian, appelé l’Homme-Réel, Tchen-jen, habite le Palais d’Écarlate ; l’Un Inférieur, appelé le Poupon, Ying-eul, habite le Champ de Cinabre inférieur. Le maître des trois régions, le Seigneur Grand-Un, habite le Palais du Cinabre Mystérieux ; « il a l’aspect d’un enfant juste au moment où il vient de naître, assis sur un trône d’or, devant une tenture de jade, vêtu d’un habit de soie aux broderies pourpres et portant à sa ceinture un grelot de feu liquide ; de la main gauche, il tient le manche des sept étoiles du Boisseau (Grande-Ourse) ; de la main droite, le Filet de la Constellation Boréale (étoile polaire et voisines) ; il regarde au dehors et n’a aucun assistant ».

Les dieux des Champs de Cinabre sont les plus importants, surtout les Trois-Uns et, au-dessus d’eux, le Grand-Un, qui régit tous les autres. Mais les dieux, même les plus grands, sont les hôtes de l’homme, ils ne sont pas l’homme lui-même ; ils ne le dirigent ni le commandent ; ce qui veut, dirige en chaque homme, c’est l’Esprit, formé de l’union du Souffle vital externe et de l’Essence, humeur interne.

Les Trois Champs de Cinabre sont gardés chacun par les dieux qui y résident et qui les défendent contre les esprits et les souffles mauvais du dehors. N’entre pas qui veut dans le corps : quand un esprit se présente, on ne le laisse pénétrer qu’à bon escient.

 

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Les mauvais esprits ne sont pas tous au dehors : trois des plus pernicieux, les Trois Vers, ou Cadavres, sont installés à l’intérieur avant la naissance. Ils habitent chacun un des trois Champs de Cinabre : le Vieux-Bleu au Palais du Nie-houan dans la tête, la Demoiselle-Blanche au Palais d’Écarlate dans la poitrine, le Cadavre-Sanglant au Champ de Cinabre inférieur. C’est le premier qui rend aveugle, fait tomber les dents, donne l’haleine mauvaise ; le second cause les palpitations de cœur et l’asthme ; par le troisième, « les intestins se tordent douloureusement, les os se sèchent, la peau se fane ». Non seulement ils causent directement la décrépitude et la mort en attaquant les Champs de Cinabre, mais encore ils essaient de faire diminuer le temps de vie alloué à l’homme qui les héberge en montant au ciel rapporter ses péchés deux fois par décade, quand le Seigneur du Septentrion « ouvre les portes de tous les péchés et reçoit les requêtes de tous les esprits ». C’est qu’après la mort, à la différence des âmes, qui vont aux enfers ou demeurent au tombeau suivant leur espèce, les Trois Vers vont se promener ; on les appelle « Revenants ». Plus tôt mourra leur hôte, plus tôt ils seront libérés. L’Adepte doit se débarrasser d’eux au plus vite. Pour cela, il doit « interrompre les céréales » : c’est de l’Essence des Céréales que les Trois Vers sont nés et se nourrissent. En même temps il doit absorber des drogues qui les tuent et les expulsent. Le résultat ne s’obtient pas sans peine.

L’Abstinence des Céréales, destinée à les épuiser, est un régime fort strict qui exclut en outre le vin, la viande et les plantes à saveur forte pour ne pas incommoder les divinités du corps qui détestent l’odeur du sang et celle de l’oignon et de l’ail. Un régime aussi sévère ne va pas sans inconvénients : privé de grains et de viande, celui qui le pratique est sous-alimenté ; et les auteurs taoïstes reconnaissent qu’au début il peut y avoir des troubles sérieux, les uns généraux (vertiges, somnolence, difficulté à se mouvoir, débilité générale), les autres locaux (diarrhée ou constipation) ; ils ordonnent néanmoins de persévérer, affirmant que ces troubles disparaissent au bout de quelques semaines et que, bientôt, le corps se sent comme auparavant, et même mieux et plus à l’aise. Ils conseillent d’ailleurs de ne le pratiquer que graduellement, recommandent de nombreuses drogues pour la période de transition qui, suivant eux, dure de trente à quarante jours.

La destruction des Trois Vers clôt une sorte de période préparatoire. Ce n’est qu’après leur expulsion que la plupart des pratiques prennent leur efficacité complète, car ce n’est qu’alors qu’il est possible de remplacer l’alimentation vulgaire par le régime idéal, celui qui rend le corps léger et immortel, et qu’on appelle « se nourrir de Souffles » ou « Respiration Embryonnaire ».

 

Les médecins chinois répartissent les organes du corps en deux classes : les cinq viscères (poumons, cœur, rate, foie reins), les six réceptacles (estomac, vésicule biliaire, gros intestin, intestin grêle, vessie et le réceptacle des « trois bouilleurs » formé de l’œsophage, du canal intérieur de l’estomac et de l’urètre) ; ce sont ceux qui servent aux fonctions essentielles de la vie : respiration, digestion, circulation (on sait que la médecine chinoise a connu de tout temps le fait de la circulation, mais non son mécanisme). La respiration n’est pas un simple remplissage et vidage des poumons dépendant de faits anatomiques locaux : fonction fondamentale du corps microcosme, puisqu’elle y fait circuler le souffle qui le vivifie comme il vivifie le monde macrocosme, elle est l’expression immédiate de l’action de deux grands principes qui régissent le monde : le yin, principe de passivité, et le yang, principe d’activité, dont l’alternance régulière et sans fin produit toute chose. Aussi se décompose-t-elle en deux temps : l’inspiration, qui dépend du principe yin parce qu’elle est considérée comme passive, étant une descente du souffle (air extérieur) du nez à travers la rate jusqu’au foie et aux reins ; et l’expiration, qui dépend du principe yang parce qu’elle est active, étant la montée du souffle à travers la rate vers le cœur et les poumons et sa sortie par la bouche. Lorsque les aliments solides sont descendus par l’œsophage dans l’estomac, ils y sont digérés par la rate, et les éléments utiles sont transformés en « souffles des Cinq Saveurs ». Ces souffles des Cinq Saveurs se réunissent dans la rate où ils se mêlent à l’eau venue là par un conduit spécial différent de l’œsophage (jusqu’au XIe siècle, les médecins chinois ont cru qu’il y a trois conduits au fond de la bouche, pour l’air, les aliments solides et l’eau), et ce mélange constitue le sang. Chaque fois que le souffle expiré ou inspiré traverse la rate, il en chasse le sang qui, ainsi poussé, avance de trois pouces dans les veines.

C’est au milieu de ces fonctions normales que se développe la Respiration Embryonnaire destinée à les transformer et en partie même à les remplacer. Les gens ordinaires se contentent de respirer l’air extérieur : de cette façon, il s’arrête au foie et aux reins et ne peut franchir l’Origine de la Barrière, dont la porte à deux battants est gardée par les dieux de la rate. L’Adepte, après l’avoir inspiré, sait s’en nourrir, en le faisant passer par le conduit des aliments : c’est la Respiration Embryonnaire, dont le principe est de reproduire le mode de respiration de l’embryon dans le sein de sa mère.

L’important est d’apprendre à « retenir le souffle » longtemps, afin d’avoir le plus de temps possible pour s’en nourrir : Lieou Ken, qui pouvait le retenir trois jours durant, devint immortel. Mais que d’efforts pour atteindre à pareille maîtrise ! La pratique de « retenir le souffle » est pénible ; l’asphyxie vient bientôt avec des bourdonnements d’oreille et des vertiges, « les oreilles n’entendent plus, les yeux ne voient plus, le cœur ne pense plus » ; « la sueur perle, la tête et les pieds s’échauffent » ; « le ventre fait mal ». Pour s’y livrer, l’Adepte se retire dans une chambre tranquille, et, les portes fermées, se couche sur un lit recouvert d’une natte moelleuse avec un oreiller de deux pouces et demi de haut ; puis, les yeux clos, les mains fermées, il aspire doucement le souffle par le nez et le garde le plus longtemps possible sans le laisser échapper. Il faut tout un apprentissage : on apprend d’abord à retenir 3, 5, 7, 9 et enfin 12 respirations ; on gagne ainsi peu à peu des temps plus longs : une retenue de 120 respirations donne pouvoir de guérir les maladies par le souffle ; il faut continuer encore : la plupart des auteurs conseillent d’augmenter le nombre chaque jour jusqu’à 200 respirations au moins ; c’est autour de 300 que les troubles physiologiques commencent.

L’importance de la Respiration Embryonnaire tient à ce que le corps de l’homme est fait de souffles. Les souffles impurs relèvent de la Terre, mais le souffle vital qui l’anime est le souffle pur qui circule entre le Ciel et la Terre. Pour qu’il puisse devenir immortel, il faut y remplacer entièrement les souffles impurs par des souffles purs ; c’est à quoi mène la Respiration Embryonnaire. Alors que l’homme ordinaire, en se nourrissant de céréales, remplace chaque jour la matière de son corps par une matière aussi grossière, le Taoïste, en se nourrissant de souffles, la remplace par une matière de plus en plus pure.

 

« Nourrir le Principe Vital » fait durer le corps. Mais les dieux et les esprits dont le corps est l’habitacle tendent sans cesse à s’en aller ; or leur départ amènerait la mort.

Le procédé pour garder les dieux à l’intérieur du corps et les obliger à rester à leur place, c’est la concentration dans la méditation : on regarde un des dieux, celui qu’on veut fixer, et on tient la pensée concentrée sur lui. Ce n’est pas une simple représentation illusoire ; on n’imagine pas le dieu, on le voit réellement à l’endroit du corps où il réside, dans sa pose ordinaire et avec son entourage, vêtu de son costume et avec ses attributs ; c’est ce qu’on appelle la Vision Intérieure. L’Adepte ferme les yeux pour interrompre la vision externe ; ainsi leur lumière (ils sont le soleil et la lune) se répand à l’intérieur du corps qu’elle illumine, et, si cette clarté ne suffit pas, il fait descendre le soleil en son corps par une incantation. Cette technique, comme toutes les autres, demande un apprentissage : au début, la vision est confuse et comme voilée, les détails n’apparaissent pas ; mais elle s’améliore peu à peu à mesure qu’on s’exerce, et on arrive à voir les dieux avec précision et exactitude...

On peut aussi user de la Vision Intérieure pour obtenir des dieux la révélation de recettes inconnues et de procédés nouveaux, en leur rendant visite en soi-même. Alors que certains tao-che courent le monde pour chercher des dieux et des immortels dans les solitudes des montagnes où ils se retirent souvent, ceux qui savent les cherchent en eux-mêmes et les atteignent sans sortir de leur maison. C’est ce que reconnut tardivement Tcheou Yi-chan, quand il trouva enfin dans une grotte les dieux de la grande Triade après plusieurs années de recherches : « Il ouvrit les yeux pour regarder en lui-même et il vit que depuis longtemps réellement dans la Chambre de l’Arcane (de son cerveau) il y avait ces trois grands dieux, tout pareils d’aspect et de costume à ce qu’ils étaient dans la grotte de la montagne. Le Seigneur Vieillard-Jaune éclata de rire et s’écria : « Merveille ! C’est la méditation que vous devez pratiquer : elle est le procédé qui fait monter au ciel en plein jour ! »

 

La Vision Intérieure n’est que le seuil de la vie spirituelle : les Adeptes ordinaires peuvent s’en contenter ; mais ceux qui aspirent à une vie religieuse plus intense et moins superficielle savent qu’il faut pousser bien plus loin. La formule fondamentale du Taoïsme est « Non-Agir ». Tout ce qui se fait spontanément est supérieur à ce qui est fait volontairement. De même que, dans la technique du Souffle, la Fonte du Souffle est supérieure à la Conduite du Souffle, de même, dans la technique de la méditation, l’extase, « s’asseoir et perdre conscience », tso-wang, qui laisse l’esprit (le cœur, disent les Chinois) libre sans lui imposer de sujet de méditation, est supérieure à la concentration par laquelle on lui impose la vision des dieux et des esprits pour les surveiller ou pour entrer en relation avec eux. Dans la contemplation qui est « le dernier territoire de ce qui est du monde et le premier domaine du Tao », et qu’on considère comme « la perfection de la méditation », « le corps est comme un morceau de bois mort, le cœur est comme de la cendre éteinte, sans émotion et sans dessein ». Le cœur est complètement vide, les choses extérieures n’y parviennent pas : on peut dire qu’« il n’y a pas de cœur pour contempler », tant il a perdu toute activité propre et même toute conscience ; et, cependant, « il n’est rien que n’atteigne la contemplation ». Le cœur étant parfaitement calme, et toute influence des phénomènes de l’extérieur étant anéantie, l’Adepte voit en son cœur le Tao, Réalité suprême impersonnelle et inconsciente qui est toujours présente, mais que l’agitation des phénomènes lui masquait comme une sorte de voile ; il réalise sa présence.

Réaliser la présence du Tao produit la Science, en particulier la science magique, mais il faut bien se garder de se servir de cette Science, car se servir de la Science, c’est se servir du cœur, ce qui fatigue le corps, de sorte que le Souffle vital et l’Esprit se dispersent et la vie finit bientôt. Or il est malaisé d’avoir la Science et de ne pas s’en servir ; c’est une tentation à laquelle peu d’hommes résistent, et c’est une des dernières, mais non une des moindres difficultés de l’« obtention du Tao ». Car c’est à « obtenir le Tao » ou à « posséder le Tao » que mène la contemplation, c’est-à-dire à l’Union Mystique. Alors « le Tao, ayant sa force parfaite, change le corps et l’Esprit : le corps est pénétré par le Tao et devient un avec l’Esprit ; celui dont le corps et l’Esprit sont unis et ne font qu’un est appelé Homme-Divin. Alors la Nature de l’Esprit est vide et est sublimée, sa substance ne se détruit pas par transformation (c’est-à-dire ne meurt pas) : le corps étant tout pareil à l’Esprit, il n’y a plus ni vie ni mort ; secrètement, c’est le corps qui est pareil à l’Esprit ; en apparence, c’est l’Esprit qui est pareil au corps. On marche dans l’eau et dans le feu sans dommage ; placé en face du soleil (le corps) ne fait pas d’ombre ; durer ou finir dépend de soi-même ; on sort et on rentre (c’est-à-dire on meurt et on vit de nouveau) sans intervalle. Le corps, qui n’est que fange, semble parvenir à l’état de la Merveille Vide (le Tao) ; à plus forte raison, la connaissance transcendante s’accroît en profondeur, s’accroît en étendue ! » Il faut entendre cette identité du corps et de l’Esprit dans le sens le plus strict : le corps est devenu le même que l’Esprit, c’est-à-dire qu’il s’est dépouillé des souffles impurs qui le constituent normalement ; c’est pourquoi il ne fait plus d’ombre au soleil.

C’est le dernier degré de la contemplation : après avoir réalisé la présence du Tao en lui, l’Adepte s’aperçoit qu’il n’est pas différent du Tao, mais qu’il est un avec le Tao, qu’il est le Tao même.

En faisant de l’Union Mystique avec le Tao le dernier terme de la carrière d’immortalité, les tao-che des Six-Dynasties continuaient la grande tradition taoïque. Lao-tseu et l’école qui se réclamait de lui, Tchouang-tseu, Lie-tseu, développant les techniques spirituelles, firent de la vie mystique le procédé d’élection pour atteindre l’immortalité...

Pour arriver à l’Union avec le Tao, il ne suffisait pas d’une courte préparation, comme pour la Vision Intérieure. Pour celle-ci, quelques instants de concentration dans une chambre retirée et calme amènent un « videment du cœur » tout superficiel qui en exclut passagèrement l’influence du monde extérieur et permet d’obtenir le résultat cherché à la surface du monde spirituel. Mais l’Union demande l’effort de la vie entière. Il faut « vider le cœur » définitivement, se délivrer des passions, chasser toute influence mondaine, pour pénétrer jusqu’au tréfonds de soi et de toute chose, jusqu’au Tao, Principe unique de Réalité. C’est la Voie Mystique tout entière qu’il faut parcourir depuis le premier éveil jusqu’à l’Union. Dans cette poursuite, les techniques physiologiques passent au second plan ; pas trop cependant, car certains exercices, la « rétention du souffle », par exemple, sont employés souvent comme préliminaires de la méditation : il semblerait que l’intoxication légère que produit cette pratique quand elle est poussée assez loin ait favorisé la production de certains états mystiques. Mais la Vie Mystique n’a jamais été de pratique courante dans le Taoïsme ; même les ascètes et les ermites paraissent s’être livrés surtout à la diététique, aux exercices respiratoires, ou avoir fabriqué des drogues ; ce furent malheureusement les pratiques les moins élevées et les recettes les plus bizarres qui attirèrent les plus larges foules de fidèles.

 

Telle est la façon dont les Chinois résolurent les problèmes religieux nouveaux que la disparition de la religion antique et la poursuite d’une religion personnelle leur présentèrent en un temps où des problèmes analogues étaient débattus en Occident. Le Taoïsme eut le mérite de poser nettement le problème du salut de l’individu par lui-même : « Mon destin est en moi, il n’est pas dans le Ciel », affirme le Livre de l’Ascension en Occident. Mais sa solution s’embarrassa d’un problème adventice, celui de la conservation du corps, qui prit une place prépondérante, et l’encombra de pratiques innombrables, minutieuses, fastidieuses, qui finirent par rebuter les meilleurs esprits, rejetant les plus positifs au Confucianisme, et les plus religieux au Bouddhisme.

 

 

 

Henri MASPERO.

 

Paru dans Hommes et Mondes

en avril 1950.

 

 

 

 

 

 

 

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