Bossuet

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri MASSIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« La figure de Bossuet, a dit Sainte-Beuve, est la plus digne de l’homme, selon que l’homme est fait pour parler à son semblable et pour tourner son regard vers les cieux. » Aussi bien l’embarras qu’un esprit moderne éprouve devant cette haute figure semble tenir à ce que la notion de la personne humaine, de ce qu’il y a de plus noble et de plus élevé dans la nature, s’est singulièrement obscurci, et la réalité des choses éternelles et divines, alors même qu’on ne les nie point, n’absorbe plus toutes les puissances de l’âme. Ces choses, Bossuet en a vécu ; l’aimer, c’est les aimer. Nous voyons bien qu’on admire son génie ; mais plus encore que sa magnifique éloquence qui rassasie de sublime et entraîne dans son céleste vertige, sa simplicité déconcerte, comme étonne la merveilleuse familiarité d’habitude où il vit avec les vérités de la foi. Car la foi même a aujourd’hui quelque chose de mobile, de travaillé, qui ne se reconnaît point dans cette possession sans effort. Notre inquiétude s’irrite d’une telle immobilité ; et cette paix audacieuse, où Bossuet trouve son propre affranchissement, demeure, pour nos « psychologues », une sorte d’énigme. On fait grief à ce croyant de n’avoir pas douté, et l’on se refuse à admettre qu’un pareil être ait jamais pu exister « en chair et en os ». C’est qu’à vouloir pénétrer les singularités du cœur humain, à dissocier complaisamment ses chétives aventures, à ne montrer que ses intermittences, on a perdu le sens de l’homme. De ce qu’un Bossuet l’établit sur la connaissance la plus profonde, la plus raisonnable et la plus générale, on l’accuse de n’avoir pas connu les hommes, de s’être grisé d’abstraction, de n’avoir cru qu’aux idées ; mais ces idées, ce sont les limites nécessaires des choses qui réduisent les mouvants espaces où s’égare l’éternelle illusion humaine, et qui donnent à la vie sa justesse, aux passions leur mesure, à l’intelligence sa rectitude.

Idées simples, idées banales, objectent les détracteurs de Bossuet, qui poussent le goût du complexe et de l’indéterminé jusqu’au mépris de la vérité même, puisqu’ils ne peuvent imaginer qu’elle suffise à promouvoir une vie d’homme, à lui donner son caractère, à former le climat de son activité. On comprend que la personnalité de Bossuet, son ressort secret leur échappe. Impossible, en effet, de trouver une vocation plus directe, une âme moins divisée et qui, dans les hautes régions qu’elle habite, prenne position avec une plus parfaite aisance, sans combat, sans angoisse, sans retour, comme si ce grand esprit n’avait jamais cessé d’être « dans son ordre et dans sa voie ». Mais ce quelque chose de « facile », de « supérieur », où apparaît le signe du génie de Bossuet, voilà ce qu’on s’ingénie à rabattre jusqu’à n’y voir que faiblesse et que docilité.

Pour se représenter une telle existence si oublieuse soi que l’individuel ne s’y manifeste que par la splendeur des dons, pour « humaniser » cette voix qui parle avec l’autorité d’un prophète et de Dieu même, on suppose qu’elle recouvre, sous ses éclats, une sorte de naïveté débonnaire, quelque chose de débile, de pliant et, pour tout dire, d’inoffensif. On s’ingénie, non sans un sentiment d’incertitude et de trouble, à chercher je ne sais quelle disparate entre cette imagination héroïque et cette âme candide ; et c’est pour y déceler comme un manque de proportion entre le prestige des puissances verbales et les habitudes de la volonté. « Qui n’arrive pas à le voir faible ne voit pas le vrai Bossuet, », dit un malicieux psychologue que déconcerte un si bel équilibre. Mais Sainte-Beuve, chez qui le goût de l’analyse intime s’accorde avec le sens de la grandeur, a par avance répondu aux critiques trop subtils qui soutiennent que l’âme, dans ce grand homme, était d’une trempe, et le génie d’une autre : « Je ne crois pas, écrit-il, à cette contradiction chez Bossuet, la nature la plus une et la moins combattue qui nous apparaisse. » Sa parole mâle et ferme s’allie partout à une vraie piété, à une bonté compatissante ; il n’est faible que de la faiblesse sacrée du cœur chrétien, et s’il se montre dur, c’est de la dureté de la doctrine qui fait de son esprit une « sphère » dont on chercherait en vain la fissure.

« Ô souveraine Vérité conçue dans le sein du Père, vous qui, échappée du Ciel, vous êtes donnée à nous dans les Écritures, nous nous enchaînons tout entiers à vous, nous vous consacrons tout ce qui respire en nous ; ceux-là ne peuvent épargner leurs sueurs à son service qui doivent être, pour elles, prodigues de leur sang. » Ce serment que fit Bossuet le jour où il fut reçu docteur, il le répétait encore au soir de sa vie, et il n’a jamais cessé de lui être fidèle.

 

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Qu’on l’imagine au sortir de ce collège de Navarre où, déjà consacré par avance, il a passé dix années dans l’étude et la réflexion solitaire ; il est prêtre, et de son caractère sacré, il prend la notion la plus haute. Tout de suite, il veut agir en acceptant son rang et son rôle dans l’armée des soldats de Dieu ; et c’est à un saint qu’il s’adresse pour démêler le vrai caractère de ses dons. Du colloque qui s’engage, sous les charmilles de St-Lazare, entre Vincent de Paul et son pénitent, nous ne savons rien, sinon qu’à la fin de cette retraite, Bossuet part pour Metz, où il va prêcher ses premiers sermons et engager ses premières controverses avec les protestants qui ont établi leur forteresse à la frontière du royaume. Le voilà, dès le départ, au poste de combat, et c’est là où est le devoir et le danger qu’on l’envoie porter les armes de la parole. Ceux qui reprochent à Bossuet d’avoir choisi l’éloquence ont-ils réfléchi qu’il fut confirmé dans ce choix par l’homme le plus humble, le plus silencieux, le plus appliqué aux œuvres de la charité qui fut jamais ? Sans doute, la perspicacité d’un directeur tel que Vincent de Paul avait-elle discerné que le cœur d’un Bossuet était à l’abri des dangers où les mouvements de la parole risquent d’entraîner celui qui s’en fait l’esclave : sa modestie, sa simplicité suffirent à le rassurer.

Doué, plus que nul autre, de cette éloquence prestigieuse qui, à seize ans, lui valait les louanges de la Chambre Bleue, le jeune lévite n’avait gardé de ses premiers triomphes qu’une plus profonde aversion pour qui n’a que le brillant du discours. « L’éloquence, dira-t-il, ne doit paraître qu’à la suite de la sagesse ; la sagesse marche devant comme la maîtresse, l’éloquence comme la suivante... Il faut qu’elle semble venir comme d’elle-même, attirée par la grandeur des choses, et pour servir d’interprète à la sagesse qui parle. » Aussi bien sa vocation d’orateur s’alimente au plus vif de sa ferveur de prêtre. Entre le mystère de l’Eucharistie et le ministère de la parole, il découvre une relation secrète ; et, lorsqu’il monte en chaire, c’est dans le même esprit qu’il monte les degrés de l’autel, pour célébrer un semblable mystère. « Le temple de Dieu, dit-il, a deux places augustes et vénérables, je veux dire l’autel et la chaire ; là Jésus-Christ se fait adorer dans la vérité de son corps ; il se fait reconnaître, ici, dans la vérité de sa doctrine. Il y a une très étroite alliance entre ces deux places sacrées, et les œuvres qui s’y accomplissent ont un rapport admirable. Le mystère de l’autel ouvre le cœur pour la chaire, le ministère de la chaire apprend à s’approcher de l’autel. » C’est assez dire quelle idée il prenait de la sainte prédication : il y voyait le plus grave, le plus important, le plus nécessaire emploi de l’Église.

Cet emploi, qu’il remplit pendant sept années à Metz, dix années à Paris, absorbe le meilleur de son étude et de sa méditation ; ce qu’il lui laisse de loisir, il le consacre à la réunion des Églises, à la conversion des protestants. Pour s’associer à cette difficile entreprise, où la charité de son zèle s’allie à la force de sa dialectique, Bossuet ne se montre attentif qu’aux seuls intérêts de l’Église : car ce fut toujours la règle de vie de ce grand serviteur que d’abandonner ses occupations, quelque chères et quelque convenables qu’elles lui fussent, pour courir au plus pressé et se placer au poste où son action paraissait le plus utile ».

On le vit bien, lorsqu’à la fin de 1670, quelques mois à peine après qu’il fut nommé évêque de Condom. Louis XIV le chargea de l’éducation du Dauphin. Sermons, oraisons funèbres, théologie dogmatique, controverse, il laisse tout pour se consacrer sans réserve, dix années durant, à cette œuvre de faire un roi de France, « où toute la chrétienté avait intérêt ». Lui qui n’a jamais rien sollicité pour lui-même et n’a point recherché les honneurs, il aborde cette fonction éminente dans l’esprit du ministère divin. Mais la cour et le monde épouvantent un homme aussi simple : « Sauvez-nous, Seigneur, sauvez-nous !... Hélas... qui suis-je ? » écrit-il à son ami, le Maréchal de Bellefonds ; et près des princes et des seigneurs qu’il dirige, il ne songe qu’à s’enfoncer davantage dans son propre néant. C’est au plus profond de son âme croyante et pénitente qu’il cherchera la force, la patience, le labeur assidu qu’exige une si grande tâche ; et il ne se rassurera qu’en songeant que là encore Dieu l’a placé pour les mêmes fins hautes et désirables, et qu’il y pourra poursuivre la réalisation historique de ces grandes vérités chrétiennes dont il a été le défenseur dans la chaire.

Aussi bien cette Histoire Universelle, qu’entre autres ouvrages il rédigea pour son élève, n’aura-t-elle d’autre dessein que de lui enseigner l’admirable « suite » de la religion ; et lorsqu’il arrivera à l’étude du droit, Bossuet composera les six premiers livres de la Politique tirée de l’Écriture Sainte, où il n’établit la doctrine de la monarchie héréditaire que pour mieux définir le devoir royal en son essence : « Dieu, dit-il, n’a fait des grands que pour protéger les petits ; il n’a donné sa puissance aux rois que pour procurer le bien public et pour être le support du peuple. » Et encore : « Les pensées royales sont celles qui regardent le bien général ; les grands hommes ne sont pas nés pour eux-mêmes ; les grandes puissances, que tout le monde regarde, sont faites pour le bien de tout le monde. »

Bossuet se définit ici par rencontre. Il a l’esprit d’autorité, mais il sait et aime à se redire sans cesse que la puissance ne nous est appliquée que pour le dehors, qu’au fond elle nous laisse faibles et qu’elle nous charge devant Dieu d’un plus grand compte. Aussi n’y tient-il pas pour elle-même, mais pour les devoirs qu’elle impose, pour les moyens périlleux qu’elle offre de mériter la félicité promise au juste ; et dans les grands emplois qu’il occupe, il ne cherche qu’à collaborer à l’accomplissement du plan divin. Au terme de la tâche que lui a valu la redoutable faveur du Roi, il quitte la cour avec la même simplicité qu’il y est entré ; dénué d’ambition, il ne brigue aucune faveur, il ne cherche à jouer aucun rôle. Nommé évêque de Meaux, intronisé en 1682, il ne désire plus rien qu’une vie chrétienne et épiscopale : « Que je ne scandalise pas, du moins, le troupeau dont je devrais être la forme et le modèle », dit-il modestement, et nul n’est plus soucieux d’acquérir ce caractère d’évêque où réside la plénitude de l’esprit de gouvernement et de conduite. » Il en remplit toutes les charges avec « cette application régulière et calme qui réussit à faire tout ce qui se présente à chaque moment, grâce au retranchement sévère des inutilités de la vie » : il administre son diocèse, il prêche son troupeau, il dirige les religieuses qui lui sont confiées, avec un zèle continu, inlassable. Mais du fond de son modeste évêché qu’il ne quitte que pour quelque retraite à la Trappe, il reste, malgré lui, l’organe des grandes institutions et de l’ordre établi, il apparaît plus que jamais comme le « grand évêque de la monarchie », dont il est le conseiller et l’arbitre.

 

En 1681, au lendemain du jour où le Pape Innocent XI venait. d’excommunier deux vicaires généraux nommés par le Roi en vertu du droit de régale, c’est à Bossuet qu’était échue la mission délicate de prononcer, à l’ouverture de l’Assemblée du Clergé de France, ce sermon de l’Unité de l’Église, qui est la véritable profession de foi de l’Église gallicane. Gêné, il ne l’est point ; prêt à capituler devant les illustres prélats convoqués par le roi pour statuer sur la querelle de l’investiture, il l’est moins encore, et nul ne saura mieux que l’évêque de Meaux résister à la servilité courtisane du cardinal de Paris. Mais, au fond de lui-même, il s’afflige d’avoir à remuer dans la chaire et devant le peuple des matières aussi difficiles. Le bien général néanmoins l’exige, car il s’agit d’éviter un schisme que les magistrats encouragent, – et c’est grâce au bon sens de Bossuet qu’il fut épargné à la France. Gallican, il l’était sans doute, connue tout le clergé d’alors, quoiqu’il « penchât du côté de Rome plus qu’on a coutume de le dire ». Mais, pour contemplatif que fût Bossuet, il avait trop le souci des réalités de la terre, des difficultés de son temps, pour les éluder ou pour fuir l’évènement ; et, dans cette occurrence, il songea surtout à l’état de l’Église, à sa récente division, au besoin d’y refaire l’unité, et, sans rien relâcher d’aucun point de la doctrine, il désirait trop le retour des protestants qu’irritaient les prétentions romaines pour ne pas choisir l’occasion qui s’offrait à lui de leur montrer que la suprématie du Pape pouvait être restreinte. Son discours fut « un vrai tour de force » ; mais plus encore que son habileté, c’est sa franchise qui nous frappe : là encore – comme partout – Bossuet sut se tenir dans le sage milieu. S’il revendique l’indépendance du prince à l’endroit du Pape, il n’entend pas faire de lui une sorte de pape laïque, et s’il se prononce pour l’autonomie de l’Église gallicane, il ne veut pas qu’elle soit réduite au rôle d’un simple organe de l’État, ni que l’obéissance du clergé au roi de France dégénère en humiliante servitude.

Au sortir de cette difficile épreuve où sa sagesse conciliatrice avait surmonté les pernicieux conseils de l’intrigue en maintenant les justes droits de l’Église et de la royauté, le prestige de Bossuet sortit encore accru. On respecte, on admire sa clairvoyance, ce qu’il y a en lui de sensé, de pratique avant tout : l’estime qu’on lui montre est égale à sa réputation. « Gallican, il est en bons termes avec Rome ; défenseur déclaré de la morale, sévère contre les relâchements des casuistes, et disciple de saint Augustin dans sa théologie, les jansénistes lui sont favorables ; les jésuites, dont il fut l’élève, ne se plaisent pas moins à ce que son orthodoxie a de pacifique. » Considéré par les personnes de piété, il l’est aussi des honnêtes gens. Aux philosophes et aux savants, dont il suit les nouvelles recherches, il apparaît comme le « représentant, d’une religion ouverte aux préoccupations du dehors » ; les protestants le regardent « comme l’ambassadeur d’une réunion possible » ; tous saluent en lui « le plus digne représentant du catholicisme français ». C’est alors, c’est à l’apogée du grand règne, qu’on aperçoit tout ce que ce beau génie dut à l’influence de Louis XIV ; et Sainte-Beuve, qui ne veut rien avancer que d’incontestable, n’a pas laissé de faire voir combien il lui fut utile, pour acquérir de la proportion et de la justesse, pour ne pas excéder et ne rien forcer, d’avoir en face de soi un tel régulateur. « Sans rien perdre de son étendue, ni de ses hardiesses de coup d’œil, dit-il, Bossuet trouva partout autour de lui ce point d’appui, cette sécurité et cet encouragement ou avertissement insensible, dont le talent et le génie lui-même ont besoin : et s’il mettait sans doute sa certitude avant tout dans le ciel, il redoubla d’autorité et de force calme en sentant que sous lui... la terre de France ne tremblait plus. »

Mais la fermeté grave et conciliatrice qui anime les ouvrages de cette période sans trouble, – et dont l’Histoire des Variations est le plus beau modèle, – va bientôt faire place à une attitude plus militante, à un zèle plus impétueux, car un grand assaut se prépare contre l’Église et dans le sein même de l’Église. Toute sortes d’ennemis mettent la religion en dispute, et non seulement ses adversaires, mais des prêtres, des religieux et jusqu’à des évêques qu’on voit séduits par des nouveautés dont les dangereux artifices risquent d’altérer la simplicité de la foi. Partout surgissent des opinions téméraires, plus ou moins redoutables, mais qui obligent le défenseur de la tradition à s’armer ; car dès que le mal commence à se déclarer, la sollicitude pastorale a pour devoir de le prévenir d’abord, de le poursuivre ensuite dans ses pernicieuses conséquences et d’en mettre au jour la malignité.

C’est de toutes parts que Bossuet doit alors faire front : en théologie, en métaphysique, en morale, et contre l’erreur multiforme, il « se redresse de toute sa hauteur sacrée ». Les œuvres de combat se succèdent sans relâche, ces grandes controverses où paraissent le plus la force de son raisonnement et de son génie. Jusqu’à son dernier souffle, il marchera, le visage découvert, offrant d’abord la paix, c’est-à-dire « la soumission de l’adversaire à la vérité », attaquant si on l’y contraint, pur de tout intérêt personnel, animé d’un esprit dégagé et supérieur à tout. Ce n’est pas sa nature qui le pousse dans la mêlée des discussions ; mais il ne peut souffrir que l’on biaise, pour peu que ce soit, sur les principes de la religion, – sans quoi toute la machine est en pièces. D’où la dureté impérieuse de ses écrits polémiques. « Si l’on veut mettre une bonne fois la main aux plaies de l’Église, dit-il, il faut tout d’un coup aller jusqu’à la racine d’une doctrine qui repousse tout entière en un moment, pour petite que soit la fibre qu’on y laisse. » Et c’est d’après les conséquences pratiques que juge sa claire raison. Pour connaître ses adversaires, le Fils de Dieu n’a-t-il pas dit : « Vous les connaîtrez par leur fruit » ? Voilà la règle de Bossuet, celle qu’il applique à tous les novateurs.

Aux protestants qui croient pouvoir mieux entendre la parole de Dieu que tout le reste de l’Église, il démontre que rien n’empêche, d’après leurs principes, qu’il y ait autant de religions que de têtes ; car en niant l’autorité de l’Église, interprète et dépositaire des vérités révélées, il n’y a plus de moyen extérieur dont Dieu puisse se servir pour résoudre les doutes de chacun ; il faut tout donner à examiner, et la vérité de l’Écriture et toutes les questions : « Ôtez-moi l’Église, dit Bossuet, il me faut Jésus-Christ, en personne, parlant, prêchant, décidant avec des miracles une autorité infaillible. Mais vous avez sa parole. Oui, sans doute ; nous avons une parole sainte et adorable, mais qui se laisse expliquer et manier comme on veut et qui ne réplique rien à ceux qui l’entendent mal. » Aussi le protestant, attaché à son opinion particulière et à ses propres pensées, ne peut-il pas faire un acte de foi sur l’Écriture et en vient, en conséquence, à douter de l’Évangile.

Mais que dire de ces « savants curieux et vains », qui, sous le couvert de l’exégèse, traitent les textes sacrés sans plus d’égard qu’un texte ordinaire, et dont l’indiscrétion sacrilège prétend tout scruter et tout éclaircir ? En dénonçant l’entreprise d’un Richard Simon, ce n’est pas sur l’exégèse scientifique que Bossuet jette l’anathème. Méprisait-il l’étude de l’hébreu, le théologien qui, dès 1673, alors qu’il écrivait son commentaire de l’Écriture, n’avait pas craint d’appeler des hébraïsants, des philologues, des critiques, pour collaborer à cette œuvre où il se proposait de fixer le « sens propre et littéral » de la Bible ? Non, ce serait, dit-il, « vouloir ramener la barbarie que de refuser à une si belle et si utile connaissance la louange qu’elle mérite ; mais il y a un autre excès à craindre, qui est celui d’en faire dépendre la religion et la tradition de l’Église ». Cet excès, qui ne tendait à rien de moins qu’à consommer le divorce de la théologie et de l’interprétation de l’Écriture, voilà ce que Bossuet discerne dans la tentative des Richard Simon et des Dupin ; et il ne s’est pas trompé sur la portée de telles recherches, car s’il avait étudié la Version du Nouveau Testament, il connaissait aussi le Traité théologico-politique de Spinoza. Il savait, d’expérience et d’usage, où mène cet esprit qui ne fait paraître que du dégoût et du dédain pour la théologie, opposant le sens littéral au sens dogmatique, comme si la « théologie, c’est-à-dire la contemplation des mystères de la religion, n’était pas fondée sur la terre et sur le sens naturel de l’Évangile ». Ce que l’exégèse nouvelle débitait, sous prétexte de littéralisme, c’était une théologie, une métaphysique contraire qui réduisait la science divine à n’être plus qu’une production de l’esprit humain ; c’était, en fait, une hérésie injurieuse et contemptrice de la vérité. Ce mal naissant, Bossuet l’attaque aussitôt dans tout son venin intérieur et le poursuit dans ses détestables conséquences.

Mais ce sont toutes les formes de l’indépendantisme et du sens propre que Bossuet foudroie tour à tour, car il ne déteste rien tant que cette fausse équité qui ne veut paraître implacable envers aucune opinion pour contenter tous les partis. Bossuet n’a d’autre parti que celui de la Vérité. C’est elle qui, en philosophie, et quelle que fût sa pente à en accueillir les nouveautés, le fait condamner ce cartésianisme dont l’Église aurait pu, un temps, espérer quelque fruit. Mais ce n’est plus de ce qu’il y a de bon chez Descartes, de conforme à l’enseignement de Platon, de saint Augustin, de saint Anselme, que s’inspirent, les nouveaux cartésiens ; c’est le principe de sa méthode qu’ils entendent appliquer à la recherche de la vérité, transportée de la philosophie dans la théodicée. Avec autant de clairvoyance que d’angoisse, Bossuet sent le danger qu’une pareille doctrine risque de faire courir au christianisme ; et, derrière Malebranche, il aperçoit Spinoza, car il a lu l’Éthique avant qu’elle ne fût publiée ; il ne peut ignorer désormais où mène le cartésianisme : « Sous prétexte, dit-il, qu’il ne faut admettre que ce qu’on entend clairement, ce qui, réduit à de certaines bornes, est très véritable, chacun se donne à présent la liberté de dire : J’entends ceci et : je n’entends pas cela, et sur ce fondement on approuve ou on rejette tout ce qu’on veut. »

Non moins graves, et plus périlleuses pour la piété et pour la foi, allaient bientôt lui apparaître les tendances de ces nouveaux mystiques qui, sous un extérieur de spiritualité et un artificieux étalage de contemplation, entendent tout rapporter à l’expérience et savoir la pratique avant la théorie. Ici encore – et quoiqu’il dût lui en coûter de voir un Fénelon se dresser contre lui – Bossuet fit son « office de docteur et de gardien incorruptible de la vérité ». On a voulu le représenter, en toute cette affaire du quiétisme, comme étant de ceux qui traitent les contemplatifs de cerveaux faibles et blessés et qui voient dans les ravissements, les extases et les « saintes délicatesses de l’amour divin » des songes ou de creuses visions. Nul, au contraire, n’est plus convaincu que Bossuet de la possibilité pour toute âme fidèle d’entrer et de rester en contact avec l’Être infini. « Ces admirables opérations du Saint-Esprit dans les âmes, ces bienheureuses communications et cette douce familiarité de la sagesse éternelle, qui fait ses délices de converser avec les hommes, appartiennent sans conteste aux merveilles de Dieu », dit-il, et l’étude qu’il a fait de saint Jean de la Croix, de sainte Thérèse, en lui révélant la richesse de l’expérience mystique, ne l’a pas moins convaincu de la nécessité d’une vraie science respectueuse de la tradition et des principes, pour se conduire dans ces voies exceptionnelles et désirables : « Il y a des règles certaines dans l’Église, dit-il, pour juger des bonnes et des mauvaises oraisons ; toutes les expériences qui y sont contraires sont des illusions. » Voilà ce que sa ferme sagesse entend maintenir contre les faux spirituels, dans la mesure où ils prétendent supprimer les actes explicites et où ils tiennent les demandes qu’on adresse à Dieu pour quelque chose d’intéressé et de bas, qui les rend indignes des âmes sublimes.

Sous ses belles et douces paroles, Bossuet a démêlé que le quiétisme réduisait la piété à des choses vaines, qu’il la faisait consister en phrases et en affaiblissait tous les motifs ; c’est le docteur qui s’inquiète, mais c’est aussi le moraliste qui juge de la doctrine d’après ses conséquences : « Le dessein de l’oraison, dit-il, n’est pas de nous faire bien passer quelques heures avec Dieu, mais que toute la vie s’en ressente et devienne meilleure. » S’il souhaite d’être entendu et goûté des âmes à qui Dieu se communique, Bossuet estime que les principes propres à conduire les chrétiens vers l’amour divin doivent être simples, clairs, pratiques. Ne point sentir trop, laisser Dieu agir bonnement et simplement, voilà sa règle de direction, celle qu’il développera sans cesse, avec une touchante humilité, dans ses admirables lettres à la Sœur Cornuau, à Mme d’Albert, et à Mme de la Maisonfort : « Un bon et simple docteur, dit-il, qui ne croira pas savoir prier autrement que le commun des fidèles, sans faire le grand directeur, ni parler de son oraison ou raconter les expériences que les autres vantent, vous en dira en simplicité ce que Dieu demande de vous ; son étude qui, selon la règle de saint Augustin, n’est qu’une attention à la lumière éternelle et un saint attachement à celui qui est la vérité même, est une sorte de contemplation ; quand il parlera de l’oraison, il croira parler du don d’autrui plus que du sien ; plus ses épreuves lui paraissent faibles, ou plutôt, moins il les connaît et moins il y songe, plus il se met en état de profiter de celles des autres ; et en se laissant lui-même pour ce qu’il est aux yeux de Dieu, il annoncera la doctrine que les Écritures apostoliques et la tradition des saints lui auront apprises. »

Pour Bossuet, la vraie science mystique est, comme le reste, tout entière contenue dans l’Évangile, et ce sont les vérités essentielles de la morale et du dogme qu’il entreprend, en cette matière, de défendre contre Fénelon. La part faite aux antipathies de nature qui existaient entre ces deux grands hommes, et quoi qu’il en soit du dépit que Bossuet éprouva de l’abandon de son disciple, ni l’animosité, ni l’intérêt n’expliquent l’âpreté de la lutte douloureuse où tous deux s’affrontèrent. Ce sont des motifs spirituels et religieux qui les mettent aux prises, et Bossuet avait raison de ne pas vouloir qu’on réduisît cette affaire à une querelle particulière entre lui et Fénelon. Qu’on en suive le développement, et l’on verra qu’entré dans ce débat sans animosité de fond, tenant sans doute Madame Guyon « pour une malade », et Fénelon pour « un ami séduit, mais encore très cher », Bossuet dut bientôt se convaincre que le fanatisme de cette femme, l’illusion de son défenseur, faisait courir à l’Église les plus graves dangers, et, qu’« il y allait de toute la religion ». D’où la vigueur qu’il mit à les réfuter jusqu’au bout et à les confondre. On lui a maintes fois reproché d’avoir dit, au plus vif de son duel théologique avec Fénelon : « Nous avons pour la vérité et pour nous Mme de Maintenon. » Mais Sainte-Beuve pensait avec raison que celle-ci s’est honorée en appuyant Bossuet : « Leurs deux bons sens, dit-il, firent alliance et se soutinrent. » C’est qu’il ne s’agissait pas de flétrir un jeune prélat, mais d’exterminer une corruption et une hérésie naissante. Si Bossuet avait trop de bonté morale, de piété vraie dans le cœur pour ne point souffrir des coups qu’il lui fallait porter, il pouvait moins encore supporter qu’on altérât, pour peu que ce fût, les principes de la religion : « Il est impossible, dit-il, qu’on puisse aimer saint Augustin et saint Thomas et souffrir la doctrine de M. de Cambrai. » Et ce n’est pas Fénelon, mais ses articles théologiques que Rome condamna.

À l’Assemblée de 1700, le vieil évêque reviendra encore sur cette affaire du quiétisme. Il n’aura de cesse qu’il n’ait pareillement obtenu la condamnation des 127 propositions tant molinistes que jansénistes qui lui étaient soumises, « frappant ainsi les extrêmes à droite et à gauche, les raffinés en fausse sublimité et les partisans de la morale relâchée ». Au seuil du nouveau siècle, Bossuet dresse la somme des fausses doctrines qui menacent l’ordre éternel : il épargne d’ailleurs les personnes, et s’il n’en désigne aucune, c’est qu’il n’en veut qu’aux choses, qu’à ce qu’il sait être l’erreur. Damnare errorem, amare errantes ; la règle d’or de saint Thomas est aussi celle de ce grand docteur : « C’est la preuve de la vérité de notre religion et de la divine Révélation qui nous guide, dit-il, que les questions sur la foi soient toujours inaccommodables. » Là-dessus Bossuet ne transige point ; et la parole qui ne trompe pas n’est jamais tombée dans une âme plus ferme, dans une tête mieux faite. Mise en sentinelle sur la maison d’Israël, cette haute raison chrétienne défendit jusqu’au bout la vérité par la doctrine. Déjà touché par la mort, il combattait encore pour maintenir l’Église de France dans la voie qui lui semblait celle de la « rectitude et du juste milieu ».

 

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Cette existence d’une courbe si unie, pauvre d’évènements, mais d’une plénitude intellectuelle incomparable, se déroule toute dans la lumière : rien de sa pensée ni de son action n’est caché par l’ombre. Une seule passion l’anime : le service de l’Église et de la religion, où se résume ce qu’il y a de plus grand à ses yeux. Il n’aime que la parole de Dieu ; et la « critique à son égard aboutit, après plus d’un détour, au même point que l’admiration la moins méditée » : il est, dit-elle, le « croyant par excellence, l’écrivain possédé de l’esprit chrétien le plus pur, le héraut de la tradition ». L’Écriture qui ne ment jamais, les livres des Anciens Pères, pleins de la sève du christianisme, voilà les sources antiques, incorruptibles et toujours jaillissantes où il puise son inspiration : il s’en rassasie « comme dans un océan immense où se trouve la plénitude de la vérité ». Soit qu’il prêche, soit qu’il dispute, c’est à elles qu’il va, c’est-à-dire aux principes que son esprit déploie en grands plans, simples et clairs. Nourri de cette substance de la religion, il n’est rien qu’il n’y trouve : « Marchons dans les Écritures en toute humilité et tremblement, dit-il, et pour ne chopper jamais, ne soyons pas plus sages ni plus savants qu’il ne faut ; mais tenons-nous chacun renfermés dans les bornes qui nous sont données. »

C’est qu’aux yeux de cet homme d’action, il s’agit du principe même de la conduite, sur lequel il faut être résolu d’abord : « Notre excellent Maître a déterminé toutes choses, dit-il. Le chrétien n’a rien à chercher. » Aussi avoue-t-il qu’il se perd dans l’égarement des esprits et dans la perversité de leurs voies, en voyant, « qu’ils aiment mieux raffiner sur ces paroles pour en éluder la force que d’y croire simplement et de vivre ». Le fondement certain, lorsqu’il s’agit d’expliquer les principes de la morale chrétienne et ses dogmes essentiels, c’est dans la tradition de tous les siècles et principalement dans l’antiquité qu’il le trouve. La nouveauté, voilà un mauvais signe à ses yeux, n’y ayant rien de plus contraire à la doctrine que ce qui est nouveau et inouï ; aussi la curiosité lui semble-t-elle « la peste des esprits, la ruine de la piété, la mère des hérésies ». Il se resserre humblement dans les points que Dieu a révélés ; ce qu’il n’a pas révélé, il éprouve de la sûreté à ne le savoir pas ; il déteste la vaine science que l’esprit humain usurpe et il aime la docte ignorance que la foi divine prescrit. « C’est tout savoir, dit-il, que de n’en pas savoir davantage » – et il entend régler sa foi par ce qu’il apprend de Dieu par l’Église. « Êtes-vous curieux de la vérité ? Voulez-vous voir, voulez-vous entendre ? Voyez et écoutez dans l’Église. » Cette obéissance indéfectible, il la rattache à l’ordre même de la charité : « Dieu a voulu, dit-il, que chaque particulier fît discernement de la vérité, non point seul, mais avec tout le corps et toute la communion catholique, à laquelle son jugement doit être soumis. Cette excellente politique est née de la charité qui est la vraie loi de l’Église. Car si quelqu’un cherchait en particulier et si les sentiments se divisaient, les cœurs pourraient être partagés. Mais pour nous unir tous ensemble par le lien d’une charité indissoluble, pour nous faire chérir davantage la communion et la paix, il a établi cette loi. » Ainsi la charité nous approprie l’universalité des dons de tout le corps, parce qu’elle les consomme dans cette unité sainte qui, les absorbant en Dieu, nous met en possession des biens de toute la Cité céleste. Qui veut la vérité doit la chercher au centre de l’unité, au centre de la charité, car l’abrégé de la Foi est renfermé dans ces paroles de saint Jean : « Pour nous, nous avons cru à l’amour que Dieu a pour nous. »

 

Voilà toute la doctrine de Bossuet. L’analyse de ses écrits nous ramènera toujours à ces quelques principes très simples qui ne sont autre chose que les vérités « essentielles du christianisme ». Mais n’est-ce pas là ce que lui reprochent certains critiques, plus indulgents à l’interdétermination et à la souplesse qu’à la fermeté virile de cette intelligence captivée ? S’ils prétendent échapper à sa séduction foudroyante, à la fascination de son verbe, c’est pour n’être pas dupes d’une magie qu’ils réduisent à n’être rien que le « sortilège des idées simples » – simples jusqu’au « lieu commun ». « Docteur de Sorbonne, érudit, appliqué, solide, brillant, nous ne contesterons pas son rare mérite écrit l’un d’eux ; nous disons simplement que l’histoire de la spéculation dogmatique ne garderait pas même le nom de Bossuet, si l’éclat de cette éloquence et de cette maîtrise littéraire ne rejaillissait en quelque sorte sur l’ensemble de ses œuvres. » Et l’on dénonce sa docilité, à son professeur d’abord, « le très sage et très orthodoxe » Nicolas Cornet, puis au docteur suréminent auquel son maître l’a conduit – c’est de saint Augustin qu’il s’agit ; en fin de compte, le critique catholique avalise et consacre le fameux propos de Renan pour qui Bossuet n’eut jamais d’autre philosophie que celle de ses cahiers de Navarre. Soumis, éternellement soumis, sans la moindre velléité d’indépendance, perdu dans la contemplation lyrique des idées générales qui prêtent le mieux aux beaux thèmes oratoires, honnête et sincère sans doute, mais d’une honnêteté massive et rectiligne, d’une complaisance trop patiente dans l’affirmation des vérités élémentaires, tels sont les traits dont on use pour peindre ce « catéchiste sublime ». On accorde, au reste, qu’il est le « catholicisme fait homme », mais on ne l’en loue que pour introduire un blâme, et sans doute le voudrait-on aussi docile, mais d’une autre docilité, de celle qui n’est indulgente qu’à l’erreur et à ses infinis détours. Parce qu’un Bossuet a suivi la trace toute droite de la vérité, on conclut que « cette magnifique intelligence n’est pas un esprit original ». Mais c’est contre la théologie que se retourne le mépris qu’on témoigne pour « ses lieux communs ennuyeux » ; et ces tours malins où, satisfaisant à la coutume, la louange ne s’attache aux merveilles de la forme qu’afin d’inspirer du dédain pour la pauvreté du fond, procèdent d’une pareille irrévérence à l’endroit même de la vérité. En rabattant l’estime qu’on doit au défenseur de l’orthodoxie, c’est l’orthodoxie qu’on prime, et l’on aide, en s’en faisant complice, la malignité de ceux qui ne cessent de l’attaquer.

Si Bossuet n’a pas « creusé de sillon », il a gardé la citadelle ; ses victoires ne sont pas des victoires personnelles, mais celles de l’Église. L’histoire de la pensée chrétienne, où il a laissé sa marque lumineuse, en fut toute enrichie. Sans doute répugnait-il à flatter, sous prétexte d’indépendance, « les sectateurs des hérétiques, tourmentés par leur esprit inquiet et par cette vaine curiosité qui les engage dans des études pleines de chicanes et destituées du sens commun ». Mais Bossuet ne fut pas seulement l’un de ces hommes comme il en faut dans l’Église « pour donner la chasse aux novateurs et pour rendre prudents les esprits téméraires » : il est en lui-même tout autre chose. S’il n’a voulu que développer sa foi, la défendre, en dépendre, la puissance de son génie l’a en quelque sorte repensée : il a pénétré les secrètes liaisons de la philosophie chrétienne, l’enchaînement admirable du dogme, et n’est-ce rien que l’invincible éclat qu’il a prêté à la parole divine ? Les vérités éternelles ont pris, chez lui, une expression définitive. Inventer, quand il s’agit du vrai, c’est lui être fidèle, ne se servir de la parole que pour manifester l’inéluctable certitude, c’est user de la raison pour rendre plus évidentes les raisons de Dieu. Être original, pour un chrétien, c’est se souvenir de notre commune origine, c’est enseigner le Christ passionné pour notre misérable nature, c’est entrer profondément dans ce mystère unique, en éclairer toute l’histoire du genre humain, lui montrer ce qu’elle doit être et ce qu’est la Cité de Dieu.

Cette science – la seule, la plus haute qui soit – parle en Bossuet un magnifique langage où passe comme un reflet de la splendeur divine. C’est qu’elle nourrit sa vie profonde, lui communique sa saveur, dirige sa raison, fortifie son étude, exalte sa contemplation. Pour découvrir l’homme – et non pas cet écho sonore dont toute l’existence se résumerait dans un ô éloquent – lisez les lettres à une demoiselle de Metz, sa correspondance spirituelle, ses écrits intimes à des religieuses, à des amis. Bossuet se montre là « dans l’endroit le plus réservé de l’être où se tient le conseil du cœur ». On y voit quel « foyer embrasé de pieuse tendresse ce docteur majestueux et militant portait en lui ». Son âme s’y épanche et « comme en son âme quand on va bien au fond, sous les vivacités passagères, il n’y a que foi, amour de Dieu, grandeur de pensée et dédain du monde, ce lyrisme-là, c’est de la piété 1 ».

 

Est-il vrai que de ces hauteurs, où sa méditation s’absorbe, Bossuet, plus soucieux de réveiller la piété que de combattre les esprits forts et les incrédules, n’ait point perçu les caractères tout nouveaux de la crise menaçante et de l’assaut qui s’apprêtait contre la religion ? Si le coup d’œil de Bossuet passe par-dessus Voltaire, comme le dit Sainte-Beuve, c’est dans la mesure où il porte sur le fond permanent des choses. En allant jusqu’aux racines, jusqu’au tuf, il a pu négliger l’aspect superficiel du mal ; rien d’essentiel n’a échappé à son regard étonnamment lucide. Un Bossuet peut mépriser la négation d’un Voltaire ; la déliquescence du christianisme, les maladies et les apostasies qui s’en suivent sont autrement dangereuses, à ses yeux de théologien et de docteur, que les maximes des libertins. Bossuet défend l’ordre fondamental, c’est-à-dire l’Église dans sa doctrine, dans son institution, dans son indivisible vérité ; et, quoi qu’il en soit des variétés de l’erreur humaine, c’est toujours là qu’il en faut revenir ; car il n’y a point de nouveauté philosophique qui, en fin de compte, ne ramène à prendre parti ou pour elle ou contre elle, tout de même qu’il n’y a point d’hérésie qu’elle combatte dans son propre sein qui, transportée au dehors, n’engendre ou ne fortifie quelque système destructeur de la foi.

De ces hauts lieux, d’où il considère l’ensemble des choses, Bossuet a pu tout embrasser et jusqu’au plus lointain de l’espace et du temps. S’il a tant travaillé pour la réunion de l’Église et lutté contre le protestantisme, n’est-ce pas qu’il sentait venir l’heure où cette religion de discorde détruirait l’unité même de la chrétienté et de la civilisation ? Sous l’idéologie de ses ministres, ce sont les principes révolutionnaires qu’il a vu s’ébaucher. À Jurieu, qui soutient, par exemple, que « le peuple est le principal souverain et que la souveraineté y demeure toujours, non seulement dans sa source, mais comme dans le premier et principal sujet où il réside », Bossuet réplique en développant toutes les conséquences d’une telle doctrine : « Où veut-on aller, dit-il, par cet empire du peuple ? Ce peuple à qui on donne un droit souverain sur ses rois, en a-t-il moins sur toutes les autres puissances ? Il est le maître de toutes les formes du gouvernement, puisqu’il les a toutes faites également. Le peuple n’aura pas moins de pouvoir sur le parlement qu’on lui en veut attribuer sur le roi. Il ne sert de rien de répondre que le parlement, c’est le peuple lui-même... Si le peuple est persuadé que tout cela est tyrannie, on abolira tout cela. »

Rien de plus prophétique que cette grande raison qui discerne les effets dans les causes et les unit dans un même jugement. Sa perspicacité éclate dans tous les ordres. On a dit qu’il n’entendait pas le détail de la question soulevée par Richard Simon ; peut-être n’était-il qu’un apprenti en exégèse ; mais il ne se trompait pas sur la portée de la tentative, car c’est par cette espèce de critique que la foi en l’Écriture a été atteinte : Strauss, Renan sont, « au bout ». Tout de même pour un Malebranche qui essayait de rester chrétien avec le moins de miracles possible ; derrière le rationaliste encore fidèle, Bossuet aperçoit la suite des adversaires de la religion qui, pour nier le miracle, se prévaudront de son propos : « Dieu n’agit pas par des volontés particulières. » Et sous les rêveries chimériques de Fénelon, c’est déjà Rousseau et son christianisme corrompu, sa doctrine de la passivité totale que Bossuet découvre à travers les erreurs du quiétisme : Jean-Jacques n’aura plus qu’à le laïciser.

Aussi bien, rien de plus actuel que d’interroger Bossue ! Cet esprit antimoderne répond aux plus authentiques besoins du monde moderne. Nous avons l’unité morale à refaire, la philosophie de l’ordre à répandre, la notion de l’homme et de Dieu à rendre manifeste dans les idées et dans les mœurs. Les conditions nécessaires à notre salut sont écrites à toutes les pages de l’œuvre de Bossuet. Et de ce maître nous pouvons dire ce qu’il disait de saint Augustin au soir de sa vie : « Quiconque saura pénétrer sa théologie aussi solide que sublime, gagné par l’impression des choses et par l’impression de la vérité, n’aura que du mépris ou de la pitié pour les critiques d’aujourd’hui qui, sans goût et sans sentiment pour les grandes choses, ou prévenus de mauvais principes, semblent se faire honneur de le mépriser. »

 

 

Henri MASSIS.

 

Paru dans Les Causeries en 1928.

 



1 Strowski.

 

 

 

 

 

 

 

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