Charles Maurras et le sentiment de la mort
par
Henri MASSIS
L’œuvre de Charles Maurras est née d’une ardente méditation sur les conditions nécessaires à l’éclosion et à la vie de l’œuvre d’art. C’est en réfléchissant sur les lois propres de l’esthétique qu’il découvrit les premiers linéaments d’un art de vivre ; puis, rejoignant par cette voie hautaine les principes du bien commun qui s’imposent à l’individu comme à la société, il élargit sans cesse le champ de son regard jusqu’à intégrer dans la défense de la patrie les intérêts du genre humain tout entier. Ainsi réduite à la courbe d’une unité vivante, cette œuvre laisse pourtant échapper son secret, ce caractère essentiellement tragique qu’elle emprunte aux conditions où elle eut à se définir et à se développer.
Du tragique, elle a non seulement les grandes beautés violentes, ces sombres fulgurations qui semblent tout à coup éclairer l’avenir, plonger au fond de nos destins, cette âpre véhémence d’une raison qui paraît prophétique à force d’être lucide ; tragique, elle l’est en quelque sorte par essence. Et les événements de notre propre histoire, tous ces drames qui ont marqué nos vies, bouleversé notre planète souffrante, ne sont que la prodigieuse atmosphère d’une tragédie plus intime, et dont l’âme, l’esprit, la volonté d’un homme ont été le théâtre.
Sans doute fallait-il que le dur temps présent, ses menaces, ses périls, informassent cette âme pour qu’elle prît conscience de la vocation qui était en elle. Reste qu’elle l’a découverte en son for intérieur et que c’est en songeant à sa propre destinée qu’elle s’est fixé sa mission. Pour qui souhaite en saisir le rythme profond, l’unité mystérieuse, toute l’œuvre de Maurras semble sortir d’une méditation sur la mort. Méditation soustraite aux espérances surnaturelles, résolument bornée aux horizons de la terre, tout ensemble éblouie par l’œuvre de l’homme, par sa lente victoire, en lui, autour de lui, sur les forces aveugles de la nature, et terrifiée par la fragilité de cet homme, l’instabilité de cette œuvre, par ce poids qui l’entraîne vers la dissolution, vers le néant.
Grandeur de l’homme, misère de l’homme. Voilà ce qu’un Maurras, tout comme Pascal, découvre dès que ses yeux se portent sur le spectacle du monde. Mais la solution pascalienne n’est plus recevable pour les fils de l’agnosticisme moderne. Pour une âme bien née, il ne reste de charité qu’à l’endroit du genre humain. Ce n’est donc pas à Dieu que l’homme ici est ordonné comme à sa fin suprême ; c’est à son œuvre propre, hypostasiée dans la civilisation, conçue comme sa destination et sa raison finale, et à laquelle l’individu doit être résolument sacrifié 1.
Le secret de cette positivité héroïque – qui est le climat propre de l’œuvre de Maurras – qu’est-il donc en dernière analyse ? Une intime protestation contre la mort 2. Cette protestation, ce refus de mourir, nous la sentons passer à travers toute cette vie. Elle compose le thème où s’alimente l’aventureuse songerie du poète qui renouvelle le mythe de Prométhée ; elle se roidit sous la pitié qui s’afflige devant tant de jeunes victimes offertes à des causes sacrées. Mais plus encore, elle inspire et elle motive toute une doctrine politique, sociale, esthétique, perpétuellement dressée contre tout ce qui tend à amoindrir, à dissocier, à corrompre l’ordre des choses et des êtres, bref à introduire des germes mortels dans les esprits, dans les institutions, dans l’homme comme dans la cité.
À cette lueur tragique, dont les sortilèges d’un art enivré d’hellénisme ont su faire une lumière d’apparence sereine, nourrie de l’huile de l’expérience, brillante des feux de la raison, tous les textes maurrassiens s’éclairent en profondeur et prennent une intensité singulière. Ses colères, ses amours, ses passions citoyennes, ses ferveurs et jusqu’à ses dégoûts, rien qui ne soit traversé de ce sentiment pathétique, aussitôt transformé en cette volonté tendue : on peut ne pas mourir. Voilà les mots qui sont inscrits à chaque page de l’œuvre de Charles Maurras, de cette œuvre toute mobilisée contre les puissances de mort, qu’elles se nomment individualisme ou romantisme, démocratie ou révolution. Sous la sensualité même qui gonfle et dore ses plus riches cadences, au détour d’une phrase qu’anime le plus beau sang, on voit battre ce mortel frisson ; car nul ne sait si bien comment une réussite heureuse – qu’il s’agisse d’un poème ou d’une civilisation – est prompte à se défaire, pour peu qu’elle s’abandonne. Ne consentir aucun abandon, protéger, sauver, transmettre le capital humain, dompter les exigences de l’individu, tout reporter au bien général qui est le bien commun, tâche incessante où se dépense une ardeur surhumaine que la seule volonté anime...
Cette volonté, ce beau génie l’a fait passer dans l’âme des meilleurs fils de la patrie. Il n’est pas de bénéfice que le genre humain tout entier ne puisse tirer de son conseil. La civilisation sait désormais qu’elle est « mortelle » ; elle ne vivra que dans la mesure où elle voudra ne pas mourir. Les conditions en sont écrites à toutes les ligues que Maurras a signées.
Henri MASSIS.
Paru en 1926 dans Le Roseau d’or.
1. La sociologie ou plutôt la société, ainsi placée au sommet de l’ordre humain, contient, en fait, le catholicisme, son ordre, son histoire, ses moteurs moraux et métaphysiques.
2. À ce propos, Charles Maurras nous rappelle un souvenir d’enfance vraiment curieux : « Je pouvais avoir six ou sept ans, nous dit-il, j’étais agité, parfois bouleversé par une petite Histoire de France, demandes et réponses, tout ce qu’on peut imaginer de sec et de froid, mais où passaient les grands règnes et les grands hommes. Ce qui me les gâtait, c’est qu’ils mouraient tous. Charlemagne fut cependant mon homme jusqu’au jour où je m’aperçus que la phrase : " Il s’éteignit à Aix-la-Chapelle ", voulait dire qu’il avait aussi subi le sort commun. Je dus me rabattre sur un obscur carolingien dont on avait oublié de donner la date de décès. Il fut longtemps pour moi le véritable victorieux de l’Histoire. »