L’enseignement des douze apôtres
par
L. MASSEBIEAU
M. Philothée Bryennios, aujourd’hui métropolitain de Nicomédie, bien connu pour avoir publié en 1875 le texte complet de l’épître de Clément de Rome, vient de nous donner, d’après le même manuscrit qui contenait cette épître, un opuscule jusqu’à présent inédit, très important par son antiquité, puisque il ne peut être postérieur au second siècle, mais plus important encore par la lumière qu’il répand sur une certaine classe des monuments de la littérature chrétienne et sur quelques-uns des points obscurs de l’histoire de l’Église. Cet opuscule a deux titres dont le premier est L’enseignement des douze apôtres et le second L’enseignement du Seigneur aux païens par le moyen des douze apôtres. M. Bryennios, en 1875, l’avait indiqué au cinquième rang dans la liste des écrits qui composaient le manuscrit où il avait trouvé l’épître de Clément et on attendait la publication avec intérêt sans en soupçonner toute la valeur. Le savant archevêque a mis sept ans à en préparer l’édition 1, l’enrichissant d’une introduction et de notes qui abrègent beaucoup les recherches, même lorsque on ne se range pas à son sentiment, ce qui a été généralement le cas pour le lieu d’origine, le temps et le but particulier de cet opuscule. Depuis quelques mois qu’il a paru, il a excité une émotion qui dure encore et des discussions qui ne sont pas près de finir 2. Je voudrais surtout l’examiner en lui-même et en exposer avec détail l’économie pour recueillir au fur et à mesure les résultats. Mais il faut d’abord le présenter en raccourci, et dire un mot de ce que nous apprennent à son égard ses rapports avec d’autres écrits ainsi que les témoignages historiques.
C’est une sorte de livre d’église, manuel très court, rédigé certainement de manière à pouvoir être appris par cœur et où se trouve le nécessaire pour la constitution et le fonctionnement d’une communauté chrétienne. On peut dire, en employant ici des mots trop techniques, qu’il contient ce qui paraissait indispensable en fait de catéchuménat, de liturgie et de discipline. Il a seize chapitres mais se divise naturellement en deux parties. La première comprend l’enseignement 3 à donner aux païens disposés à se convertir. La seconde, réservée aux fidèles, commence par un rituel du Baptême et de la Sainte-Cène, avec des recommandations au sujet des jeûnes. Viennent ensuite les règles à suivre vis-à-vis des étrangers de passage ou désireux de s’établir dans la communauté à quelque titre que ce soit : nous recueillons à cette occasion des détails curieux sur les docteurs, les missionnaires et les prophètes. De là on passe aux moyens de maintenir la communauté sans souillure et en concorde, ce qui nous vaut des indications importantes relativement à la hiérarchie : on voit avec surprise quel rôle secondaire est assigné aux évêques ou anciens et aux diacres. L’ouvrage se termine par une exhortation à la vigilance à cause de la proximité des derniers temps et par le tableau de ce que sera la venue du Seigneur. Oserai-je dire que ce plan ne me paraît pas sans quelque rapport avec une ébauche de programme d’instruction élémentaire indiqué en passant par l’auteur de l’épître aux Hébreux (Hébr. VI, 1-2), et où l’on peut distinguer d’un côté la repentance et la croyance en un Dieu unique, de l’autre l’enseignement au sujet du baptême, l’imposition des mains, la résurrection des morts et le jugement éternel.
M. Bryennios a constaté que notre opuscule (appelons-le la Didachè d’un nom qui devient pour ainsi dire populaire) est contenu à peu près entièrement dans le septième livre des Constitutions apostoliques, avec des modifications qui montrent qu’il leur est fort antérieur. Ses traces se retrouvent dans les autres livres de cette curieuse compilation dont il forme ainsi un des principaux éléments. Il soutient encore avec d’autres pièces de la littérature relative aux Constitutions, ainsi qu’avec le pasteur d’Hermas et l’épître de Barnabas, des rapports qui ne peuvent s’expliquer que par l’imitation et sur lesquels nous aurons à nous prononcer.
On aura tout d’un coup sur la Didachè un certain nombre de renseignements si l’on admet avec M. Bryennios, et la généralité des critiques, qu’elle est identique à un ouvrage intitulé précisément Enseignement des apôtres dont parlent Eusèbe, Athanase et Nicéphore Calliste.
Le premier en effet signale (Hist. eccl. III, 25), en même temps que le pasteur d’Hermas, l’épître de Barnabas et d’autres ouvrages, des Enseignements des Apôtres, parmi les livres contestés du Nouveau Testament. Or un passage de notre Didachè est cité par Clément d’Alexandrie comme un témoignage de l’Écriture. Athanase de son côté signale l’Enseignement des Apôtres avec le pasteur d’Hermas et certains livres des Septante, comme ne faisant pas partie du canon, mais cependant comme étant depuis longtemps en usage dans l’Église pour l’instruction des catéchumènes. Or nous avons vu que la première partie de la Didachè s’adresse précisément aux catéchumènes. Enfin Nicéphore Calliste dans sa Stichométrie donne un contenu de deux cents lignes à l’Enseignement des Apôtres, et notre Didachè dans le manuscrit en a deux cents trois. Si de ces rapprochements, dus à M. Bryennios, on peut conclure à l’identité des deux ouvrages, il s’ensuivra des conséquences importantes.
D’abord la Didachè, sauf l’hypothèse d’altérations, ne sera pas un livre hérétique, car Eusèbe nous dit (III, 25, 6) qu’il ne met pas de tels livres au rang des contestés, et Athanase nous apprend qu’elle était en usage dans les Églises. Ensuite elle est au plus tard de la fin du second siècle puisque elle est citée par Clément d’Alexandrie. Enfin c’est surtout en Égypte qu’elle était adoptée par des églises, toujours à cause du même Clément, d’Athanase qui naquit à Alexandrie et y fut évêque, et aussi d’Eusèbe, origéniste, et évêque dans une contrée qui dépendait géographiquement et littérairement de l’Égypte.
Ces considérations sont très plausibles : mais arrivons à l’ouvrage lui-même pour voir jusqu’à quel point il les confirme et ce que lui-même nous apprend de lui. Il faut traiter chacune de ses deux parties séparément.
I.
LA CATÉCHÈSE.
La première partie, qui comprend ce dont les païens désireux de se convertir au christianisme doivent être pénétrés avant d’être admis au baptême, se divise en six chapitres. Elle commence (ch. I) par établir qu’il existe deux voies, celle de la vie et celle de la mort. Celle de la vie consiste premièrement à aimer Dieu, secondement à aimer le prochain comme soi-même et à ne pas faire aux autres ce qu’on ne veut pas qui vous soit fait. La prescription relative au prochain, ayant deux formes, l’une positive et l’autre négative, est par cela même l’objet d’un double enseignement. La forme positive, « aimer le prochain comme soi-même », est commentée par des principes évidemment tirés du discours sur la montagne qui commandent l’amour et la patience vis-à-vis des ennemis, et la libéralité vis-à-vis de tous les hommes indistinctement. La forme négative « ne pas faire aux autres ce qu’on ne veut pas qui nous soit fait » a pour commentaire (ch. II) la deuxième table de la loi, c’est-à-dire la défense de tuer, de commettre adultère, de voler, de porter un faux témoignage et de convoiter : elle se termine par la défense générale de haïr qui que ce soit. Ensuite (ch. III), pour faciliter l’accomplissement de ces prescriptions, on indique les péchés qui conduisent à les violer et dont il faut par conséquent se garder d’une façon particulière. La grande vertu recommandée est l’humilité. Au point où nous sommes arrivés, celui à qui on s’adresse est appelé pour la première fois « mon enfant 4 », sans doute parce qu’on le suppose parvenu à un degré d’instruction et de modification morale qui le rend vraiment disciple 5 : ce titre d’enfant lui est dorénavant continué.
Les conseils suivants (ch. IV) s’adressent au disciple qui, n’ayant plus rien à apprendre relativement à la morale générale, est pour ainsi dire introduit dans l’assemblée des saints. On peut remarquer en passant que ce nom, chez les Juifs, était donné avant le christianisme aux Israélites fidèles ou en général au peuple d’Israël. Le disciple doit honorer son maître, fréquenter assidûment les membres de l’Église 6 pour être amélioré par leur commerce, rechercher la paix, juger sans acception de personnes, ne pas douter, donner libéralement à ses frères (il ne s’agit plus maintenant de tous les hommes), élever ses enfants dans la crainte de Dieu, ne pas s’irriter contre ses serviteurs qui espèrent dans le même Dieu de peur de les scandaliser et, s’il est esclave, demeurer soumis à son maître comme à un type de Dieu ; enfin persévérer dans le bien, confesser ses péchés dans l’assemblée 7 et n’arriver à la prière 8 qu’avec une conscience pure. Aux devoirs du catéchumène ont été ajoutés ceux du fidèle ; il n’y a plus rien à dire, du moins au point de vue de la conduite, sur la voie de la vie.
Le chapitre suivant (ch. V) met en opposition avec ce qui précède la voie de la mort, qui est celle de tous les péchés. Pratiquer (ch. VI) toutes les vertus précédemment énumérées, c’est porter complètement le joug du Seigneur, c’est être parfait. Il faut du moins en porter ce qu’on peut. De même pour la nourriture : il n’y a que les viandes sacrifiées aux idoles qui soient formellement interdites, car en manger est un acte d’idolâtrie.
On voit que cette série de prescriptions forme un tout bien lié, auquel on ne peut reprocher d’autre irrégularité que de ne pas avoir développé le commandement relatif à l’amour de Dieu. On y est surpris de l’absence de tout ce qui est relatif au dogme chrétien. Le nom de Jésus n’est pas prononcé ; le mot de Seigneur peut quelquefois s’appliquer à lui, mais un lecteur juif l’aurait sans hésitation appliqué à Dieu qui est, comme on sait, très souvent appelé dans les Septante le Seigneur. Bien qu’aux premiers siècles la croyance en Dieu fût considérée comme un véritable commencement de profession chrétienne 9, il n’est pas croyable qu’on donnât le baptême aux prosélytes sans leur avoir fait connaître Jésus. Cependant la seconde partie de la Didachè commencera en prescrivant de baptiser après avoir dit tout ce qui précède, c’est-à-dire uniquement ce que nous venons d’exposer.
Faut-il penser que la fin du texte ne nous est pas parvenue ou bien qu’on réservait ce qui constitue essentiellement le christianisme à l’enseignement oral ? Ni l’une ni l’autre de ces hypothèses ne me satisfait entièrement 10 ; je penche cependant pour la première.
Si maintenant, le plan de notre première partie étant connu, nous passons à l’examen de détail, l’attention est d’abord attirée par la figure des deux voies.
Il est à peine nécessaire de rappeler les exemples de cette figure dans l’antiquité profane, quoiqu’il soit bon de remarquer que dans les témoignages de cette antiquité il s’agit de la vérité et de l’erreur, du bien et du mal, et ici de la vie et de la mort. Une observation plus importante est que le choix entre la vie comme résultat de l’obéissance aux commandements divins et la mort dans l’alternative contraire, se trouve solennellement proposé dans le Deutéronome (XXX, 15, 16) avec l’emploi de la même métaphore. On ne peut douter que ce passage du Deutéronome ou mieux le contexte dont il est le point culminant n’ait été capital dans l’enseignement des Israélites. On retrouve souvent les deux voies avec leur issue bienfaisante ou funeste dans l’Ancien Testament et en particulier dans les Psaumes. On les retrouve aussi dans Philon 11, mais surtout dans la bouche de Jésus, dont l’enseignement est si profondément imprégné de l’esprit de l’Ancien Testament 12, « large est la voie qui mène à la mort, étroite la voie qui mène à la vie » (Matth. VII, 13-14, cf. Sirac. XXI, 10). On peut se demander si notre auteur s’est uniquement inspiré du mot de Jésus ou s’il pensait aussi au texte du Deutéronome. La seconde supposition serait favorisée par le septième livre des Constitutions apostoliques, qui commence précisément sa paraphrase de la Didachè, en citant le passage du Deutéronome, et c’est celle qui nous paraît la plus conforme à l’allure générale de cette première partie.
L’auteur résume la voie de la vie dans le sommaire de la loi donné par Jésus 13, auquel il ajoute le précepte de ne pas faire aux autres ce que nous ne voulons pas qu’on nous fasse, précepte qui se trouve aussi dans les Évangiles mais dans un autre endroit que le sommaire, et sous la forme positive d’une obligation et non sous la forme négative d’une défense. C’est ici qu’on commence à s’apercevoir de la liberté de notre auteur vis-à-vis des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, en supposant qu’il se soit servi des Évangiles que nous connaissons. Jésus avait formulé le sommaire de la loi en réunissant un passage du Deutéronome et un passage du Lévitique (Deut. VI 41 ; Lév. XIX 18). Notre auteur modifie la forme du sommaire par des retranchements et une addition 14. Ce n’est pas tout. De même que pour former le sommaire Jésus avait combiné deux passages de l’Ancien Testament, pour établir sa division il combine deux paroles de Jésus prononcées dans deux occasions différentes : bien plus, il reproduit la seconde en en changeant le tour et en mettant le singulier au lieu du pluriel. Ce qui étonne davantage et ce qui provoque des réflexions, c’est que la seconde parole se trouve dans le Talmud, attribuée à Hillel et précisément avec la forme préférée par la Didachè : « Ne fais pas à autrui ce qu’il te serait désagréable d’éprouver toi-même ; voilà le commandement principal de la loi ; tout le reste n’en est que le commentaire. » Est-ce à une parole de Jésus, se demande-t-on, et peut-être d’après une tradition orale, ou serait-ce directement à la tradition juive qu’aurait été ici emprunté ce précepte ?
Nous avons dit que le commandement relatif à l’amour de Dieu n’est pas commenté. Nous arrivons donc au commentaire des devoirs positifs envers le prochain, et il est nécessaire de le citer :
« Bénissez ceux qui vous maudissent et priez pour vos ennemis ; jeûnez pour ceux qui vous persécutent. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Mais vous, aimez ceux qui vous haïssent et vous n’aurez pas d’ennemi.
« Abstiens-toi des désirs charnels et mondains. Si quelqu’un te donne un soufflet sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre et tu seras parfait. Si quelqu’un te met en réquisition pour un mille, fais-en deux avec lui. Si quelqu’un t’ôte ton manteau, donne-lui aussi la tunique. Si quelqu’un t’ôte ce qui est à toi, ne le redemande pas, car tu ne le peux.
« Donne à tous ceux qui te demandent et ne redemande pas, car le Père veut qu’on fasse part à tous de ses propres bienfaits. Heureux qui donne conformément au commandement ! Car il est innocent. Malheur à qui reçoit ! Car si l’on reçoit lorsque on a besoin on sera innocent, mais celui qui n’aurait pas eu besoin sera puni à cause de ce qu’il a reçu et de l’emploi qu’il en a fait : il sera mis aux ceps et subira la question 15 pour ce qu’il a fait, et il ne sortira pas de là jusqu’à ce qu’il ait rendu le dernier quart d’as. Mais c’est à cause de celui-ci qu’il a été dit : Que ton aumône s’échauffe entre tes mains jusqu’à ce que tu saches à qui tu dois la donner. »
Ce commentaire des devoirs positifs envers le prochain se compose de trois développements sur l’amour, la patience et la libéralité. On voit au premier coup d’œil qu’il reproduit en partie le discours sur la montagne, mais avec une liberté à laquelle nous sommes déjà préparés. L’ordre est à peu près celui de saint Luc, quoique avec plus de méthode ; le texte, avec des différences dont nous ne pouvons signaler le détail, rappelle plutôt saint Matthieu. L’ascétisme y est accentué. C’est ainsi que l’auteur insiste sur les préceptes relatifs à la patience ; c’est là et non dans l’activité de l’amour qu’il met la perfection. En même temps il accentue aussi les pratiques juives. C’était chez les Juifs un usage de jeûner pour des amis malades ou en prison, ou bien pour détourner quelque malheur. Esther, avant d’aller trouver Assuérus, demande que tous les Juifs jeûnent pour elle. Jésus lui-même dit d’une sorte de démons qu’elle ne peut être chassée que par la prière et par le jeûne (Matt, XVII, 21). Cependant le texte de Matthieu et celui de Luc prescrivent de prier et non de jeûner pour ceux qui nous persécutent ou nous outragent. De plus l’antithèse du discours sur la montagne entre ce qu’il a été dit aux anciens, c’est-à-dire, en somme, la loi mosaïque, et ce que dit Jésus ne se retrouve pas ici. Remarquons encore, uniquement au point de vue des divergences, la manière dont la parole de Jésus sur le dernier quadrant est rapportée et interprétée. Sommes-nous en présence d’une altération volontaire des Synoptiques ? Ne faut-il pas plutôt remonter à un temps où leur autorité n’était pas universellement acceptée, et où des relations diverses de l’enseignement de Jésus étaient encore en crédit ?
Les devoirs négatifs envers le prochain sont, nous l’avons vu, empruntés à la deuxième table de la loi, qui est entièrement composée de prescriptions négatives, comme Philon l’avait remarqué 16. On la trouve ici dans l’ordre du Deutéronome, plus régulier que celui de l’Exode. De plus, chaque précepte est suivi de cas qui s’y rattachent, le plus souvent en progression décroissante ; et cela rappelle tout à fait la manière dont Philon a rattaché aux dix commandements les lois spéciales dispersées dans le Pentateuque 17, seulement le texte de la Didachè est ici un peu confus ; mais la clarté reparaîtra si on lit de la manière suivante, sans autre changement qu’une légère transposition :
« Tu ne tueras point ; tu ne feras point d’enchantements ; tu n’administreras point de breuvages magiques 18 ; tu ne tueras point l’enfant par avortement ou après sa naissance.
« Tu ne commettras point d’adultère ; tu ne violeras point : tu ne connaîtras point de femme en dehors du mariage 19.
« Tu ne déroberas point ; tu ne convoiteras point ce qui appartient à ton prochain.
« Tu ne te parjureras point ; tu ne diras point de faux témoignage, tu ne médiras point », etc. Ici encore nous relevons une grande différence, ou plutôt une contradiction absolue avec un commandement de Jésus. Jésus défend de jurer, la Didachè se borne à interdire le parjure. On peut même dire que si elle a connu le premier évangile, elle se met sciemment du côté des anciens et reprend pour son compte ce qui leur a été dit et qui est condamné par le texte de saint Matthieu. Ici elle est même en désaccord avec Philon qui n’admet le serment qu’en cas d’extrême nécessité et qui estime que ne pas jurer est conforme à la nature raisonnable 20.
L’énumération qui vient ensuite des défauts à éviter pour arriver plus facilement à ne pas violer les préceptes négatifs qui viennent d’être donnés rappelle évidemment la précaution analogue prise par les Juifs, ce qu’ils appelaient planter une haie autour de la loi. L’idée de différents degrés entre les fidèles se retrouve d’une manière plus ou moins analogue chez Philon, saint Paul et Clément d’Alexandrie.
Avant de tirer les conclusions d’un examen que nous avons abrégé autant que possible, nous devons comparer la première partie de la Didachè avec d’autres pièces de la littérature chrétienne.
Il s’agit d’abord de trois opuscules : Les Constitutions de Clément et les règles des saints apôtres relatives aux Églises, Abrégé des règles de la tradition catholique des saints apôtres, Extrait des ordonnances des saints apôtres. Le premier contient à peu près notre première partie avec une suite toute différente ; les autres se réduisent à cette première partie. On voit par là qu’il était très nécessaire de l’examiner à part. T’out le monde est d’accord que ces trois opuscules sont postérieurs à la Didachè. Les préceptes sont mis dans la bouche des Douze, qui prennent la parole l’un après l’autre. Ce qui se rapporte au discours sur la montagne manque, mais j’ai remarqué, en comparant les quatre textes, que bien des passages de la Didachè qui ne se trouvent pas dans un des trois opuscules reparaissent dans un autre, ce qui montre qu’elle a été le fond commun.
L’épître de Barnabas, qu’on situe en général à la fin du premier siècle, contient dans ses chapitres XVIII-XXI une description des deux voies, relativement courte, et qui coïncide presque entièrement avec des passages de notre première partie. On a contesté, il est vrai, l’authenticité de ces derniers chapitres de l’épître, mais les témoignages de Clément d’Alexandrie et d’Origène sont suffisamment rassurants à cet égard. Ici, dans la description de la première voie, l’ordre que nous connaissons est bouleversé. On dirait que les phrases se succèdent au hasard. Ainsi les passages relatifs à la deuxième table de la loi sont jetés loin les uns des autres sans qu’on puisse savoir pourquoi. Il est impossible d’admettre que l’auteur de la Didachè, pour réaliser quelques parties de son plan si régulier, ait glané çà et là dans ces chapitres de Barnabas quelques phrases ou parties de phrases si étrangement disposées. On comprend, au contraire, que l’auteur de l’épître de Barnabas, désirant après tant d’allégories donner quelques leçons de morale pratique, et passant ainsi, comme il le dit, à une autre sorte d’enseignement, pressé d’ailleurs d’en finir, se soit servi de lambeaux d’un autre écrit qui lui restaient dans la mémoire et les ait mêlés à sa prose comme ils lui venaient à l’esprit 21.
Ce dernier résultat rend inutile la comparaison avec un passage du pasteur d’Hermas (Mand. II) sur la nécessité de donner à tous ; passage qui ne peut qu’avoir été textuellement emprunté à la Didachè, si celle-ci est antérieure à l’épître de Barnabas.
La première partie de notre manuel remonterait donc en deçà de l’an 100. Les divergences avec les Synoptiques nous avaient déjà obligé de remonter assez haut, surtout s’il s’agit, comme cela est très vraisemblable, d’un écrit qui fut longtemps l’objet du respect de l’Église catholique. C’est à cette première partie qu’appartient la citation faite par Clément d’Alexandrie et donnée par lui comme un témoignage de l’Écriture 22. Les ressemblances que j’ai signalées avec les livres où Philon commente les dix commandements, avec d’évidentes intentions apologétiques et missionnaires vis-à-vis des païens, fortifieraient l’hypothèse de l’origine égyptienne de la Didachè, si l’empreinte judéo-alexandrine ne se trouvait aussi très marquée dans l’épître de Clément de Rome. Le respect de l’antique Église romaine pour le judaïsme, comparé au respect si énergiquement manifesté par la Didachè pour la loi mosaïque et pour ce qui a été dit aux anciens, nous inclinerait pour elle en faveur d’une origine romaine. Le fait qu’elle a été constamment en usage en Égypte ne s’opposerait pas à cette hypothèse ; son histoire serait en ce cas tout-à-fait semblable à celle du Pasteur d’Hermas.
Nous nous hasarderons encore à dire que la première partie de la Didachè, ne renfermant rien de particulier au christianisme à l’exception de ce qui se rapporte au discours sur la montagne, pourrait bien avoir pour fonds un enseignement judéo-hellénique à l’usage des païens désireux de se convertir à la loi de Moïse et qui demeurèrent longtemps si nombreux.
II.
A. LE BAPTÊME, LES JEUNES, L’ORAISON DOMINICALE, L’EUCHARISTIE.
Une fois l’instruction du prosélyte achevée, il est admis au baptême (Ch. VII). Il ne faut pas se placer au temps où les catéchumènes étaient reçus en nombre à Pâques ou à la Pentecôte 23. Ici la cérémonie a un caractère plus intime ; c’est d’un seul catéchumène qu’il est question.
Avant de recevoir le baptême, il doit jeûner un jour ou deux, tout au moins la veille, avec celui qui le baptise et ceux d’entre les fidèles qui peuvent supporter le jeûne. Cette coutume est signalée à Rome dans les Homélies clémentines (XIII, 9, 12) et auparavant par Justin (ap. I. 61), qui en donne la raison. On demandait ainsi, avant la régénération, le pardon des péchés passés. Le jeûne et la prière de tous s’unissaient en faveur d’un seul, conformément à l’usage juif, dont nous avons déjà parlé.
Le baptême a lieu au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit (cf. Matth. XXVIII, 19), avec une grande simplicité. Il n’est pas question dans la Didachè des onctions et des autres actes analogues mentionnés pour la première fois à ma connaissance par Tertullien ; seulement elle donne deux instructions qui surprennent au premier abord quand on lui attribue une origine très ancienne.
En premier lieu, l’eau dont on doit se servir de préférence est de l’eau vive. Il n’est pas dit pourquoi, mais les péchés étant lavés d’une manière plus ou moins symbolique par l’eau du baptême, comme c’est l’eau courante qui emporte le mieux les souillures, c’est elle évidemment qu’il faut entendre par le nom d’eau vive, Naaman dut se plonger dans le Jourdain pour être nettoyé de sa lèpre ; Jean-Baptiste baptisait dans le Jourdain, et la prescription de la Didachè, qui a pu d’abord paraître singulière, nous ramène précisément aux origines du baptême. Cette explication du terme d’eau vive est d’ailleurs celle que donnent formellement les Homélies clémentines 24. Elle suggère aussi, outre l’idée de l’absolution des péchés, celle du Fils de Dieu se communiquant sans cesse à l’âme pour la désaltérer comme à une source pure, et nous verrons un peu plus tard que cette idée, tout à fait philonienne et par conséquent antérieure au quatrième évangile, se trouve dans la Didachè 25.
Il faut donc autant que possible baptiser dans une eau courante, mais notre auteur n’est pas exclusif et ne fait pas de cette forme une condition nécessaire. « Si tu n’as pas d’eau vive, baptise dans une autre eau ; et si tu n’en as pas de froide, dans de la chaude. »
Il prévoit même (et c’est la seconde prescription qui pourrait surprendre) le cas où l’on n’aurait ni eau froide ni eau chaude en quantité suffisante. Il suffit alors de trois aspersions sur la tête du néophyte. On voit qu’il ne faut pas ici penser au baptême que les malades recevaient au lit de cette manière. Cette coutume à leur sujet, qui excita une polémique au troisième siècle, paraît postérieure à Tertullien, car il n’en a rien dit dans son Traité du baptême. Ici c’est du manque d’eau qu’il est question et non de la santé du catéchumène. Un principe a été posé, mais l’exécution en est facilitée autant que possible par largeur d’esprit et peut-être aussi par un reste de l’ingénieuse adresse des docteurs juifs.
L’auteur, ayant terminé par le jeûne préparatoire au baptême, en prend occasion pour dire un mot des jeûnes en général (ch. VIII). « Que vos jeûnes ne soient pas avec ceux des hypocrites, des (Pharisiens) car ils jeûnent le second et le cinquième jour de la semaine (le lundi et le jeudi, jours où Moïse était monté au mont Sinaï et d’où il en était descendu) : mais vous, jeûnez le quatrième jour (le mercredi, jour où Judas promit de trahir le Seigneur) et la veille du sabbat (le vendredi, jour où le Seigneur fut crucifié). » Ce n’est pas la loi de Moïse qui est condamnée, mais une tradition juive. Néanmoins on ne s’attendait pas, étant donné le ton de la première partie, à voir le mot d’hypocrite employé ici comme dans les Synoptiques pour désigner les Pharisiens. La réglementation du jeûne chrétien n’étonne pas moins si tout notre opuscule est au plus tard de la fin du premier siècle. Sur ce second point on peut répondre que l’esprit de réglementation est très marqué précisément à la fin du premier siècle dans les Pastorales 26 ; j’avoue que je demeure embarrassé, à moins de recourir à la ressource peut-être trop commode d’une interpolation.
C’est encore par opposition à l’usage des hypocrites que notre auteur qui aime les transitions, mais se sert trop souvent de transitions de mot, introduit l’Oraison dominicale 27. En réalité elle est ici à sa place, comme étant particulière aux chrétiens et parce qu’on la prononçait après le baptême. De même, elle sera suivie des prières relatives à l’eucharistie parce que le repas eucharistique suivait le baptême.
Il est prescrit de dire l’Oraison dominicale trois fois par jour. Prier trois fois par jour était une coutume juive que nous voyons pour la première fois dans le Livre de Daniel et qui fut conservée par la synagogue. Mais ici il n’est rien dit d’heures déterminées dont la coutume n’était pas encore générale à la fin du second siècle, au rapport de Clément d’Alexandrie. Le texte de l’Oraison dominicale est à peu près le même que dans l’évangile selon Saint-Matthieu : il y joint la doxologie, mais incomplète 28.
Suivent (ch. IX et X) trois prières formant un groupe et comprises sous le nom commun d’action de grâces, d’eucharistie, qui les annonce. « Quant à l’eucharistie… » Il est rendu grâce premièrement au sujet de la coupe, secondement au sujet du pain rompu, enfin après qu’on s’est « rassasié » 29. C’est donc d’un véritable repas qu’il s’agit.
C’était certainement la coutume juive et, d’après les Synoptiques, celle de Jésus, de rendre grâce à chaque repas pour les mets que fournissait la bonté de Dieu, avant de s’en nourrir. De même les chrétiens à chaque repas remerciaient Dieu de ses dons et cet acte de reconnaissance, cette eucharistie, équivalait pour eux aux sacrifices des païens auxquels ils l’opposaient (cf. Justin, ap. I, 13). Mais il s’agit ici d’un acte plus solennel que l’eucharistie journalière, d’un acte auquel non seulement on ne peut prendre part sans avoir reçu le baptême, mais au sujet duquel le Seigneur a dit : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens » (ch. IX). C’est la communauté chrétienne qui est à table le jour du Seigneur, elle célèbre ce qu’on appelle l’agape dans un temps où, comme nous le verrons, l’agape se confondait entièrement avec la Sainte-Cène.
La Didachè donne d’abord une formule relative à la coupe. Or, chez les Juifs, à la célébration de la Pâque, le père de famille commençait en faisant circuler la coupe après l’avoir bénie ; c’est aussi ce que fit Jésus lorsqu’il célébra pour la dernière fois la Pâque avec ses disciples et institua la Sainte-Cène. La formule de la Didachè est courte : « Nous te rendons grâce, notre Père, pour la vigne de David 30 ton enfant (ou ton serviteur), que tu nous as fait connaître par Jésus ton enfant (ou ton serviteur) 31. À toi la gloire au siècle des siècles. »
Suit la formule relative au pain : « Nous te rendons grâce, notre Père, pour la vie et la connaissance que tu nous as fait connaître par Jésus ton enfant (ou ton serviteur). À toi la gloire au siècle des siècles. » Jusqu’ici c’est à peu près la même prière que pour la coupe. Elle continue et la suite en est très belle. « De même que ce pain était disséminé sur les montagnes et qu’ayant été rassemblé il est devenu un, ainsi que ton Église soit rassemblée des extrémités de la terre dans ton royaume. Car c’est à toi qu’est la gloire et la puissance par Jésus-Christ dans tous les siècles. » Cette magnifique et touchante comparaison se retrouvera dans Cyprien (ép. 63, 13), mais avec quelque différence de sens, pour représenter l’union des fidèles dans le corps de Christ. Ici la pensée est encore telle qu’un Juif aurait pu prononcer la seconde partie de cette prière sans y rien changer, et peut être était-elle juive à l’origine. C’est bien là le souhait ardent que formaient les Juifs dispersés, souhait dont la réalisation future a été décrite avec éloquence par Philon lui-même (De execr. 8).
La dernière prière d’actions de grâces qui a lieu lorsque les convives se sont rassasiés est de beaucoup la plus longue. Elle renferme à peu près les mêmes éléments, mais avec une véritable effusion vers Dieu, l’auteur de la nourriture temporelle et de la nourriture spirituelle. La connaissance et la vie que nous avons vues, dans les deux prières précédentes, venant de Dieu par l’intermédiaire de Jésus, sont maintenant expressément représentées comme un aliment et comme un breuvage spirituels. Il n’est pas nécessaire pour s’expliquer ce fait d’avoir recours au quatrième évangile, puisque Philon parle souvent de la sagesse et du Fils de Dieu comme du pain du ciel et du breuvage de l’âme 32 : il est même probable que longtemps avant lui la manne et l’eau du rocher avaient été pris dans un sens allégorique. Quant à la tendance à présenter surtout l’œuvre de Jésus comme ayant été de communiquer la connaissance, elle se manifeste d’une manière très remarquable, toujours sous la même influence alexandrine, dans l’épître de Clément de Rome (36 et 38). Cette troisième prière doit être citée tout entière :
« Nous te rendons grâce, Père saint, pour ton saint nom que tu as fait habiter dans nos cœurs, et pour la connaissance, la foi et l’immortalité que tu nous as fait connaître par Jésus ton enfant, à toi la gloire dans tous les siècles. Toi, maître tout puissant, tu as créé l’univers à cause de ton nom ; tu as donné la nourriture et le breuvage aux hommes pour qu’ils en jouissent afin qu’ils te rendent grâce : mais à nous tu as accordé le bienfait de la nourriture et du breuvage spirituels et la vie éternelle par ton enfant (ou ton serviteur) 33. Avant tout nous te rendons grâce parce que tu es puissant : à toi la gloire dans tous les siècles. Souviens-toi, Seigneur, de ton Église pour la délivrer de tout mal (ou de tout méchant) et la rendre parfaite dans ton amour, et rassemble-la des quatre vents, elle que tu as sanctifiée pour ton royaume que tu lui as préparé, car à toi sont la puissance et la gloire dans tous les siècles. Que la grâce arrive et que ce monde passe. Hosanna au fils de David. Si quelqu’un est saint, qu’il vienne ; s’il ne l’est pas, qu’il se repente. Maranatha (c’est-à-dire le Seigneur vient). Amen. »
M. Zahn pense que la Sainte-Cène n’est pas ici confondue avec l’agape, mais qu’elle vient aussitôt après, et qu’elle est annoncée par la fin de la troisième prière. D’après lui, « si quelqu’un est saint, qu’il approche » est une invitation à prendre part à la Sainte-Cène. « Le Seigneur vient » indique la solennité du moment. La manière dont il développe son opinion nous a un moment ébranlé : cependant, toute réflexion faite, il ne nous est pas possible de la partager. Sans doute son explication de ce qui concerne l’invitation aux saints peut paraître au premier abord claire et satisfaisante, et d’un autre côté, confondre, comme nous l’avons fait, l’agape et la Sainte Cène, semble contraire à la plus lointaine tradition, mais la manière dont M. Zahn explique maranatha (le Seigneur va venir) s’accorde-t-elle avec le contexte ? Voyons la suite des idées. À la fin de la prière, les chrétiens pleins d’enthousiasme se sont écriés : « Que ce monde passe ! » Ils ont acclamé le futur retour du fils de David, l’inauguration du royaume, et c’est évidemment dans ce sens qu’ils disent : « Le Seigneur vient ! » De même « si quelqu’un est saint, qu’il vienne » me paraît signifier : qu’il vienne au-devant du Seigneur. S’il s’agissait de la Sainte-Cène, étant à table, on n’aurait pas à s’approcher. Ceux qui ne sont pas membres de l’Église ont déjà été exclus de l’agape : il serait singulier d’inviter quelques-uns de ceux qui y ont pris part comme à une chose sainte (voir ch. IX), à s’abstenir de la Sainte-Cène. De plus, pourquoi ces grâces rendues solennellement dans l’agape au sujet du vin et du pain en rappelant la connaissance manifestée par l’intermédiaire de Jésus, et ensuite un silence absolu sur les formules propres à la Sainte-Cène ? Enfin, si l’on remonte aux récits des Synoptiques, on ne pourra pas ne pas y voir que l’institution de la Sainte-Cène a du moins commencé pendant le repas. Je crois donc devoir m’en tenir au sens qui se tire du texte de la Didachè examiné sans préoccupation étrangère, et considérer comme la Sainte-Cène elle-même ce repas dont elle nous donne la liturgie. La tradition représentée par la Didachè serait donc ici de l’antiquité la plus haute.
B. RAPPORTS AVEC LES CHRÉTIENS DE TOUTE SORTE ÉTRANGERS À LA COMMUNAUTÉ. LES PROPHÈTES.
Par l’enseignement et le culte, la communauté, d’ailleurs en possession d’un évangile, est constituée. Nous arrivons aux moyens de la maintenir. D’après la Didachè, des missionnaires et des inspirés de toute sorte parcouraient alors les églises, propageant leurs doctrines, donnant au nom de Dieu des directions générales ou des ordres particuliers. D’autres étrangers, qui prétendaient seulement être reconnus comme des frères et jouir des avantages attachés à ce titre, se présentaient aussi dans les églises pour y passer ou pour s’y établir. Ce tableau dans ses grandes lignes est de tous les temps.
Notre manuel, courant au plus pressé, commence, d’ailleurs conformément à son titre, par les docteurs (ch. XI). La science vient des maîtres et de l’étude. On l’acquiert par le travail, et celui qui l’a acquise la possède. L’Église ne peut la lui conférer par l’élection, la consécration ou de toute autre manière ; tout ce qu’elle peut, c’est de le rejeter ou de l’agréer. Agréé, devenu docteur des catéchumènes et des fidèles, il tient pour ainsi dire en main la pensée chrétienne. La Didachè, qui a tant insisté sur la connaissance communiquée par le fils de Dieu, devait reconnaître à celui qui en avait en quelque sorte le privilège une haute importance : aussi ordonne-t-elle à deux reprises, si étrange que cela puisse nous paraître, de le recevoir et de l’honorer comme le Seigneur. Il sera entretenu aux frais de l’Église. D’autant plus nécessaire était-il de n’admettre celui qui se donnait pour docteur qu’à bon escient, surtout quand venant du dehors il pouvait par ses qualités oratoires, par l’éclat ou la nouveauté de ses développements, comme fit Apollos à Corinthe, charmer et entraîner les esprits. Il sera reconnu pour véritable si son enseignement est conforme à tout ce qui a été dit précédemment par la Didachè 34, c’est-à-dire à l’enseignement de Jésus et des apôtres, d’après la tradition dont elle est l’organe. Tel est le critère qui rappelle l’esprit des Pastorales.
Après les docteurs, la classe à laquelle on passe excite tout d’abord l’étonnement. En effet il ne s’agit rien moins que des apôtres. « Que tout apôtre qui vient vers vous soit reçu comme le Seigneur. Il restera un jour, deux au besoin. S’il reste trois jours, c’est un faux prophète. Qu’en vous quittant l’apôtre n’accepte rien que la quantité de nourriture suffisante pour atteindre l’endroit où il passera la nuit. S’il demande de l’argent, c’est un faux prophète. »
Évidemment il ne s’agit pas des Douze et de Paul. D’un autre côté, les Pères, sauf peut-être Hermas 35, ne donnent jamais le titre d’apôtres qu’aux Douze et à Paul. Il faut remonter au Nouveau Testament pour avoir une explication historique satisfaisante. Le nom d’apôtre y est donné plus d’une fois à ceux que, par un mot analogue mais dérivé du latin, nous appelons aujourd’hui des missionnaires. Barnabas est ainsi désigné avec Paul par l’auteur des Actes (XIV, 4) : Silvain et Timothée avec Paul, par Paul lui-même, quoique d’une manière moins certaine (I Thess. II, 6) ; Andronicus et Junias, deux parents de Paul, par Paul encore qui leur donne le titre de « distingués parmi les apôtres » (Rom. XVI, 7). Ceux que Paul appelle avec ironie « apôtres au plus haut degré » (II Cor. XI, 5 ; XII, 1) et sérieusement « faux apôtres » (ibid. XI, 13), c’est-à-dire les Judéo-chrétiens qui entravaient sa propre mission, peuvent être envoyés par Jacques mais ne sont évidemment pas les Douze. Un peu plus tard, l’auteur de l’Apocalypse s’élève contre ceux qui se prétendent apôtres et ne le sont pas (II, 2), et je crois qu’il est excessif de voir là une allusion à Saint-Paul lui-même. Il résulte de ces témoignages que dans les premiers temps ceux qui annonçaient l’Évangile prenaient sans scrupule le nom d’apôtres, c’est-à-dire d’envoyés, non dans le sens d’excellence qui finit par être le seul conservé, mais dans un sens secondaire.
Il était naturel que ces missionnaires prissent pour règle les instructions données par Jésus à ses disciples immédiats (Matth. X, 5-12 ; Luc IX, 1-6, X 1-16) ; que, confiants en ses paroles, ils ne prissent avec eux ni argent, ni vêtements de rechange ; que pour annoncer dans le plus de lieux possible la prochaine réalisation du royaume, ils ne fissent de séjour nulle part. Ainsi on s’explique que la Didachè, pour la règle à suivre à leur égard, en appelle à son évangile que nous savons surtout analogue à ceux de Matthieu et de Luc. On voit en même temps à ses précautions et sa défiance que plus d’une fois des missionnaires indignes de leurs fonctions ou même des imposteurs osaient abuser du respect qu’inspirait leur titre dans les jeunes communautés pagano-chrétiennes, un peu comme ce moine grec auquel Rousseau dans sa jeunesse servit d’interprète et qui quêtait à son profit pour le rétablissement du Saint-Sépulcre. On reconnaîtra le vrai missionnaire à son refus de rien accepter sauf au départ un viatique en nature, textuellement du pain.
Des missionnaires on passe aux prophètes. Si le docteur possède la tradition et la connaissance du sens des Écritures, s’il représente la science, le prophète a l’inspiration. Animé du Saint-Esprit qui souffle où il veut et quand il veut, il communique aux fidèles les volontés de Dieu et leur apprend ce qu’il faut faire dans telle ou telle circonstance. Dans les prières eucharistiques, il n’est pas tenu d’observer la liturgie et peut rendre grâce en suivant librement les mouvements de son cœur.
L’élément prophétique ne pouvait manquer dans les premières Églises. On attachait une grande importance à la prédiction : « Aux derniers jours je répandrai mon esprit sur toute chair ; vos fils et vos filles prophétiseront. » On eût pensé, si les églises avaient manqué de prophètes, que Dieu était infidèle à sa promesse. Faut-il rappeler Agabus ou les filles de Philippe dans les Actes, et tout ce que saint Paul dans ses Épîtres dit au sujet des prophètes ? Cet élément devait diminuer dans la proportion des progrès de la tradition et de la hiérarchie. Il eut cependant sa place jusqu’aux temps du Montanisme, dont les extravagances le compromirent d’une manière irrémédiable. Vers le milieu du second siècle, il est encore considéré dans l’Église de Rome comme une sorte d’institution au témoignage du Pasteur d’Hermas (Mand. XI). Il en est de même dans la Didachè. Il sera question plus loin du rang et des fonctions des prophètes : pour le moment il s’agit de donner les marques auxquelles se reconnaît le vrai prophète. Cela est d’autant plus nécessaire que si l’on se trompe, c’est l’esprit de Dieu qu’on rejette. La règle, d’un bon sens pratique, semble empruntée à une parole de Jésus dans le premier évangile (Matth. VII, 15, 16). C’est à leurs mœurs qu’on distingue le vrai et le faux prophète. Parler en esprit ne suffit pas ; il faut avoir les mœurs du Seigneur. Ceux qui enseignent la vérité mais n’y conforment pas leur vie, ceux qui en prophétisant demandent pour eux de la nourriture et de l’argent sont de faux prophètes. Tel est aussi à peu près le sentiment du Pasteur d’Hermas. On devait beaucoup abuser de l’empressement des fidèles à donner, puisque la Didachè leur conseille si souvent la prudence.
Quant aux simples chrétiens qui viennent du dehors, la règle est pleine de la même sagesse pratique et il suffit de la citer (ch. XII) : « Quiconque vient au nom du Seigneur doit être reçu. Puis, après l’avoir éprouvé, vous le connaîtrez, car vous aurez l’intelligence du bien et du mal. Si l’arrivant est de passage, aidez-le selon vos moyens. Il ne restera que deux ou trois jours, au besoin, mais s’il veut s’établir chez vous et qu’il ait un métier, qu’il travaille et mange. S’il n’a pas de métier, pourvoyez d’après votre intelligence à ce qu’un chrétien ne vive pas au milieu de vous dans l’oisiveté. S’il ne veut pas faire ce que vous lui direz, c’est un trafiquant du nom de Christ : « Gardez-vous de telles gens. » Ici encore je ne puis m’empêcher de dire que très-probablement la société juive mise en présence de cas pareils avait dû les résoudre et que sa pratique avait pu servir de modèle aux premières sociétés chrétiennes.
Nous arrivons à la situation des prophètes dans l’Église et en même temps au principal argument des critiques qui tiennent la Didachè pour une œuvre montaniste ou remaniée par les montanistes. Notre texte leur donne-t-il raison ?
Après avoir dit que le simple fidèle qui veut s’établir dans une communauté doit y vivre de son travail, il tire du même principe une conséquence à l’égard du prophète. Celui-ci doit être entretenu par les fidèles au milieu desquels il vient se fixer. Car l’ouvrier est digne de sa nourriture. C’est, on s’en souvient, une parole de Jésus. Saint-Paul nous apprend qu’elle était mise en pratique et qu’excepté lui, ceux qui annonçaient l’évangile vivaient de l’évangile. Jusqu’à présent rien d’opposé à l’Église des premiers siècles et des siècles suivants, « mais, ajoute le texte, il faut leur donner toutes les prémices de la cuve et de l’aire, des bœufs et des brebis ; car ce sont eux qui sont vos grands prêtres ».
Le mot est inattendu. Cependant étant donnée la tendance bien connue à trouver toute la nouvelle économie préfigurée dans l’ancienne, l’assimilation des prophètes chrétiens aux grands prêtres juifs n’a rien d’extraordinaire. Chez les Juifs on donnait les prémices aux prêtres ; chez les chrétiens cette coutume dut continuer en se transformant. À qui les offrir ? À ceux qui travaillent pour la communauté, qui, entre autres offices, président au culte, c’est-à-dire (cf. ch. XIV) au sacrifice spirituel et qui sont ainsi en quelque sorte les prêtres de la nouvelle alliance. Les prophètes sont au nombre de ces nouveaux prêtres, car ils ne se bornent pas à manifester la volonté de Dieu dans les occasions exceptionnelles, ni à l’enseigner ; ils rendent grâce dans le repas eucharistique. S’ils sont ici au premier rang tandis que les docteurs viennent en second lieu et que la troisième place est aux évêques ou anciens et aux diacres que nous rencontrerons plus loin, c’est là à peu près l’ordre suivi par saint Paul (I Cor. XII, 28, s. ; Rom, XII, 7 et ss.), qui ne fait passer avant les prophètes que les apôtres en prenant ce mot dans le sens par excellence. Qui passerait en effet avant les prophètes ? Remplis du Saint-Esprit, ils sont dans la communauté l’organe de Dieu ; par une conséquence logique, les juger, ce serait juger le Saint-Esprit, c’est-à-dire commettre le péché irrémissible 36. Ils sont d’ailleurs d’autant plus précieux qu’ils n’y en a pas dans toutes les communautés 37, car on peut former des docteurs mais non des prophètes. On n’a donc aucune peine à comprendre que dans le langage symbolique des chrétiens ils aient été comparés au grand-prêtre. Remarquons d’ailleurs qu’ils peuvent être plusieurs dans une seule communauté. Mais, dira-t-on, ils reçoivent de l’argent, comme les prophètes montanistes auxquels on reprochait de lever tribut sur la piété des fidèles. Comment n’en recevraient-ils pas, puisque leur entretien est à la charge de l’Église ? On devrait plutôt remarquer qu’il leur est sévèrement interdit d’en demander, et que comme pour les autres classes de chrétiens, les précautions sont prises contre les abus qu’ils pourraient être tentés de commettre. Pas plus ici qu’ailleurs le bon sens de la Didachè 38 n’est en accord avec l’exaltation montaniste. De plus, il n’est rien dit des prophétesses, et nous ne voyons nulle part le moindre vestige de polémique contre l’Église catholique. Les Montanistes voulurent retenir les anciens usages en les exagérant par esprit de réaction : la Didachè décrit ces usages avec un détail qui nous était inconnu : de là entre elle et le Montanisme des coïncidences qui n’ont rien de surprenant, que j’ai cru complètement inutile d’énumérer au passage et qu’on aurait tort d’ériger en rapport de dépendance.
C. LE MAINTIEN DE LA PURETÉ ET DE L’UNION. CONCLUSION : L’AVÈNEMENT DU SEIGNEUR.
« Quand vous vous réunissez, le jour du Seigneur, pour rompre le pain et rendre grâce, confessez d’abord vos péchés afin que votre sacrifice soit pur » (Ch. XIV). Le sacrifice des chrétiens est un sacrifice de louanges et d’actions de grâces 39. Philon avant eux aimait à dire que la vie du sage doit être un perpétuel sacrifice d’actions de grâces 40 : mais pour que le concert des cœurs soit réel, pour que l’assemblée puisse offrir à Dieu sa reconnaissance et sa joie, il faut qu’elle soit sans souillure. Un péché caché souille l’offrande commune. Il faut donc commencer par confesser ses péchés devant Dieu, dans l’assemblée (voir ch. IV), car alors il les pardonne et les efface, et le sacrifice peut avoir lieu. Nous sommes ici en présence d’une des plus belles coutumes des Israélites. Non seulement l’Israélite avant d’offrir son sacrifice pour le péché confessait son péché (Lév. V. 1 ss. Cf. Nombres V, 5-8), mais c’est l’assemblée tout entière dans des circonstances solennelles qui faisait cette confession (Neh. IX, 1-30 ; Lév. XXVI, 40). Lorsqu’un péché qui avait été tenu caché a été confessé, l’Éternel rend le calme à celui qui l’avait commis (Ps. XXXIII, 5). Quant à la solidarité entre les membres du peuple de Dieu, elle est telle que celui qui prie seul confesse avec son péché celui de son peuple (Dan. IX, 20). La Didachè emploie la fin du chapitre à montrer l’importance de cette solidarité. « Que personne étant en contestation avec son ami ne se réunisse à vous jusqu’à ce qu’il se soient réconciliés, afin que votre sacrifice ne soit point souillé. Car voici ce que le Seigneur a dit : En tout lieu et en tout temps qu’on m’offre un sacrifice pur. Car je suis un grand roi, dit le Seigneur, et mon nom est en admiration aux Gentils » (Malach. I, 11, 14).
C’est en conséquence de ce qui précède qu’elle s’occupe des évêques et des diacres (ch. XV).
« Choisissez-vous donc des évêques et des diacres dignes du Seigneur, hommes doux et désintéressés, véridiques et éprouvés. Car ils font aussi pour vous le service des prophètes et des docteurs. Ne les méprisez donc pas : car ils sont chez vous les personnages en honneur avec les prophètes et les docteurs. »
Les évêques et les diacres ont évidemment pour fonction principale de veiller au maintien de l’ordre et à la bonne administration des affaires. Il n’est pas besoin de prouver que les évêques ou surveillants sont ici plusieurs dans la même communauté et identiques aux anciens. Chez les Juifs, « le collège des anciens veillait à l’ordre et à la discipline dans la synagogue, et blâmait ou excommuniait les coupables (Jean IX, 22, XII, 42, XVI, 2) : il administrait aussi les finances de la communauté » (Épiph. Hær. XXX, 3) 41. Chez les chrétiens ces soins se partagent entre les évêques ou anciens et les diacres. Chez les Juifs, les docteurs et en général ceux qui exercent sur la foule l’empire de la parole ne se confondent pas avec les anciens : chez les chrétiens, il en est de même, mais les anciens et les diacres doivent pouvoir remplir au besoin l’office des docteurs et des prophètes (cf. I Tim. V, 17, III, 2, pour les anciens) et alors ces hommes d’ordre et de discipline acquièrent une part de la considération qui s’attache à la science du docteur et à l’inspiration du prophète. Mais en général le peu d’éclat de leur rôle les laisse au second rang, et la Didachè se croit obligée de recommander qu’on ne les méprise pas. Elle nous fait ainsi mieux comprendre ce qui se passa vers la fin du premier siècle dans l’église de Corinthe quand les partisans des docteurs et des prophètes s’insurgèrent contre le conseil des anciens. C’est déjà la lutte entre l’esprit d’initiative et l’esprit d’ordre ; les anciens finiront par triompher en absorbant d’ailleurs les docteurs et les prédicateurs dans leur sein.
La communauté concourt avec les évêques et les diacres à l’œuvre du maintien de la discipline. « Reprenez-vous les uns les autres, dans un esprit non de colère mais de paix, comme il est dit dans l’Évangile ; et toutes les fois que quelqu’un pèche contre un autre, que nul d’entre vous ne lui parle ni ne l’écoute jusqu’à ce qu’il se repente. » Voilà une véritable excommunication, analogue à celle de la synagogue.
Les prescriptions sont achevées : elles ont été résumées dans la recommandation générale de tout faire conformément à l’évangile du Seigneur. Qu’on ne les néglige pas ; qu’on veille au contraire pour être trouvé prêt : car on ignore l’heure à laquelle le Seigneur viendra et comme elle aura été précédée d’épreuves très dangereuses pour la foi chrétienne, si on n’a pas avant ce moment atteint la perfection il sera très difficile, dans le déchaînement des persécutions et la multiplication de l’iniquité, de persévérer jusqu’à la fin et d’être sauvé. Ici on reconnaît d’une manière indubitable le fond du grand passage de saint Matthieu sur les derniers temps, mais avec plus de simplicité et d’ordre et cette fois encore avec des différences notables. Il suffira de signaler comme une des plus grandes l’apparition du séducteur du monde, qui passera pour fils de Dieu et aux mains duquel la terre sera quelque temps livrée. Cette figure de l’Antéchrist se retrouve dans la seconde épître aux Thessaloniciens, dans l’Apocalypse, et auparavant dans les livres Sibyllins : le premier évangile parle plus vaguement de faux Christ et de faux prophètes en nombre indéterminé. Enfin paraîtront les véritables signes de la venue du Seigneur, au nombre de trois : déploiement dans le ciel, son de la trompette, résurrection des saints ; « alors le monde verra le Seigneur sur les nuées du ciel ». Ainsi finit la Didachè, dont les différentes parties se sont succédé dans un ordre parfait.
En résumé, ce singulier petit livre semble avoir été rédigé d’après deux sources principales, d’abord les paroles de Jésus tirées d’un évangile plusieurs fois cité et qui rappelle les Logia dans saint Matthieu ; ensuite des prescriptions dont l’origine n’est pas indiquée dans le corps de l’ouvrage mais que l’auteur, d’après le titre, attribuerait aux apôtres. Dans ces prescriptions qui sanctionnent un certain nombre de coutumes juives, j’ai cru pouvoir distinguer les traces d’un enseignement destiné aux prosélytes juifs avant d’être utilisé pour les catéchumènes chrétiens. La rédaction de la Didachè paraît une à cause de la netteté du plan : peut-être le passage sur les jeûnes a-t-il été interpolé. Peut-être aussi la partie relative à l’enseignement de la doctrine ne nous est-elle pas arrivée en entier.
En toute hypothèse, la théologie de notre opuscule, autant que nous pouvons en juger par les prières eucharistiques, est très simple. Il n’a rien de polémique ni de sectaire. Il m’a du moins été impossible d’y voir des intentions anti-gnostiques et anti-montanistes avec M. Bryennios, ou montanistes avec MM. Hilgenfeld et Bonet-Maury.
Quant au temps où la Didachè a pu être rédigée, l’imitation évidente de la première partie par l’épître de Barnabas oblige à remonter pour cette partie jusqu’aux dernières années du premier siècle 42, à moins de supposer, ce qui à la rigueur est possible, que les passages de Barnabas aient été directement empruntés au manuel judéo-hellénique dont je soupçonne l’existence. Quoi qu’il en soit, la physionomie de l’ensemble de l’ouvrage qui fait penser aux Pastorales invite à en concevoir la rédaction aux environs de la fin du premier siècle. Ce qui est relatif aux évêques et aux diacres, ainsi qu’aux prophètes et à la Sainte-Cène, nous engagerait même à remonter plus haut s’il ne fallait pas distinguer entre le rédacteur et les monuments écrits ou traditionnels dont il fait usage. A-t-il réellement reproduit des prescriptions dues aux apôtres ? Si l’on considère que les apôtres ont en effet fondé des églises, et que saint Paul lui-même, qui connaissait avant sa conversion la valeur du mot de tradition, recommande avec force dans les grandes épîtres, en employant ce mot, qu’on garde avec soin ce qu’il a reçu et ce qu’il transmet, il n’est pas déraisonnable de croire que le rédacteur, s’il vivait en effet à la fin du premier siècle, nous ait conservé quelques parties d’une organisation due soit aux apôtres soit à leurs disciples immédiats. Cela est d’autant plus probable que rien n’autorise, malgré la défiance où nous met d’abord le grand nombre des pseudépigraphes, à douter de sa bonne foi.
Pour le lieu d’origine de la Didachè, j’ai dit ce qui me faisait pencher en faveur de Rome.
Ses destinées furent d’abord brillantes. Mise à contribution par l’épître de Barnabas, puis par le Pasteur, puis citée par Clément d’Alexandrie 43, elle fit partie du corps des Écritures dans un certain nombre d’églises, notamment en Égypte, car c’est elle certainement qu’Eusèbe, Athanase et Nicéphore désignent sous le nom d’Enseignement des apôtres. Mais à mesure que la théologie et la hiérarchie se compliquèrent, elle dut paraître singulière et même étrange : qui sait si les lacunes relatives à la doctrine ne sont pas des retranchements opérés pour diminuer cette étrangeté ? Au commencement du troisième siècle, les grands écrivains la dédaignent ou l’ignorent. Protégée par le respect de son passé, on la trouve au quatrième siècle servant en quelques endroits, quoique définitivement sortie du canon, à l’instruction des catéchumènes, sans doute uniquement dans sa première partie. Un débris de traduction latine conservé dans un traité d’époque incertaine 44, nous montre, malgré le silence des Pères latins, qu’elle n’était pas inconnue en Occident. À un certain moment, perdant son individualité, elle devient pour ainsi dire le levain de la littérature des Constitutions apostoliques. Noyée dans les imitations, dans les adaptations aux besoins des siècles postérieurs, elle est peu à peu oubliée. Après Nicéphore au IXe siècle, le dernier qui l’ait eue sous les yeux, à notre connaissance, est le scribe Léon qui la transcrivit au XIe siècle dans le manuscrit d’où elle a été tirée de nos jours par M. Bryennios 45.
L. MASSEBIEAU.
Paru dans la Revue de l’histoire des religions en 1884.
1 Διδαχή τῶν δώδεχα ἀποστόλων, ἐχ τοῠ ιεροσολυμιτιχοῠ χειρογρύφου νῡν πρῶτον μετά προλεγομένων χαι σημειωσεων... ὲν Κονσταντινοπόλει, 1833.
2 Les publications les plus importantes de la critique allemande sur ce sujet sont dans l’ordre chronologique celles de : MM. Hilgenfeld dans le dernier fascicule de la nouvelle édition de son Novum Testamentum extra canonem, 1884 ; Zahn, Forschungen zur Geschichte des neutestamentlichen Kanons, III Theil, Erlangen 1884 ; Ad. Harnack, Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen litteratur von Oscar von Gebhardt und Adolf Harnack, II Band, Heft 1, Leipzig 1884 ; Funck, Theologische Quartalschrift, Tubingen 1884, drittes Quartaltheft, p. 381 ss. Les conclusions de ces travaux diffèrent de celles de M. Bryennios et entre elles. La Faculté de théologie protestante de Paris a pris part à ce mouvement par des articles de MM. les professeurs Ménégoz et Bonet Maury, ainsi que par une traduction de M. Paul Sabatier, étudiant en théologie, qui soutiendra incessamment une thèse sur ce sujet.
3 Διδαχή.
4 τέχνον που.
5 On sait que chez les Juifs le maître et le disciple se traitaient de père et d’enfant.
6 Ce mot est à la fin du chapitre. On sait qu’il était employé chez les Juifs, particulièrement dans les Septante, pour désigner l’assemblée du peuple de Dieu.
7 ἐν ἐχχλησία.
8 οὐ προσελεύση ἐπὶ προσενχήν σου. J’aurais presque attendu ἐπὶ τὴν προ σευχήν à l’endroit où les fidèles se réunissent pour prier.
9 Ainsi dans l’Octavius, Minucius, une fois convaincu de l’existence de Dieu et de la Providence, se déclare chrétien en ajoutant : Etiam nunc tamen aliqua consubsidunt non obstrepentia veritati sed perfectæ institutioni necessaria, de quibus crastino…requiremus. § 39. cf. § 35 et les mots de Pothin et de Théophile d’Antioche sur Dieu qu’on connaît lorsqu’on en est digne.
10 M. A. Harnack pense que la première partie s’étend jusqu’aux prières liturgiques inclusivement, au sujet desquelles on donnait au commun des catéchumènes des explications sommaires ; mais le ταῦτα πάντα προσειποντεϛ ϐαπτίσατε du ch. VII me paraît contraire à cette opinion.
11 De migratione Abrahami, Mangey I, 456-8. De confusione linguarum ib. 432.
12 Surtout pour ce qui concerne les Prophètes et les Psaumes.
13 Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme et de toute la pensée et de toute ta force ; c’est le premier commandement. Et voici le second qui lui est semblable ; tu aimeras ton prochain comme toi-même. (Marc XII, 30, 31.)
14 ἀγαπήσειϛ τὸν Θεὀν τὸυ ποιήσαντά σε.
15 Sens évidemment symbolique.
16 De decem oraculis § 12, p. 189 du t. II de Mangey.
17 Dans les livres De specialibus legibus.
18 Philon, sp. leg. III, § 17, p. 315, en développant d’après les lois spéciales le commandement contre l’homicide, parle tout au long des παγοὶ et des φαρπαχευταί.
19 Philon, même livre, en développant le commandement contre l’adultère, désigne le viol par παῐδαbφθορεῐν, § 11, p. 310-311, et la pédérastie par παιδεραστεῑν, § 7, p. 305-306. J’ai donc cru pouvoir traduire le παιδεραστεῑν de la Didachè par le viol, quoique il soit possible que l’auteur ait eu en vue les deux sexes. – Quant à ού πορνεύσειϛ (cf. Philon, ibid. § 9, p. 308), je n’ai pas trouvé pour rendre l’idée avec précision d’autres termes que la périphrase dont je me suis servi en désespoir de cause.
20 De decem oraculis, § 17 et ss., p. 194 ss. – Καλλιοτον δὴ χαὶ ϐιωφελεστατον χαὶ αρπὀττον λογιχῇ φύσει τὸ ανὡμοτον, οὕτωϛ ἀληθεύειν ἐφ᾽ εχάστου δεδιδαγμένη, ωϛ τοὺϛ λογουϛ ὂρχουϛ εἴναι νομιζεσθαι, § 17, p. 195-196.
21 Cette raison qui peut dispenser des autres est admise par M. Zahn et M. Funk. Nous sommes étonnés qu’elle n’ait pas paru suffisante à M. Ad. Harnack, dont les opinions méritent d’être tenues en haute estime.
22 φησι γοῡν ἡ Γραφή᾽ υίέ, μὴ γίνου ψεύστηϛ᾽ ὁδηγεῖ γὰρ τὀ ψεῠσμα πρὀϛ τὴν χλπήν. – Strom. I, § 20. Cf. Did. ch. III : τέχνον μου, μὴ γίνου ψεύστηϛ᾽ ἐπειδὴ όδηγεἴ τὀ ψεὒσμα εἰϛ τὴν χλοπήν.
23 Tert. Bapt. 19.
24 Contestatio I.
25 Ch. X.
26 Vers 140 le Pasteur d’Hermas (Sim. V, 1) parle de stations : Tertullien (De jejunio 2, de oratore 19) désigne sous ce nom les jeûnes du mercredi et du vendredi ; il s’agit probablement de ces jeûnes dans le Pasteur et ils pouvaient très bien n’être pas nouveaux de son temps. Mais tout cela n’est pas réellement satisfaisant.
27 Il est question, Matth. VI, 5, de la manière dont prient les hypocrites, mais à cause de leur affectation et non du texte de leurs prières. C’est aux redites des païens que l’Oraison dominicale y est opposée.
28 On sait que la Doxologie dans Matthieu n’est donnée que par le texte reçu. La Didachè la donne mais en supprimant Βασιλεία.
29 μετὰ τὸ ἐμπλησθῆναι.
30 M. Bryennios fait remarquer que dans deux passages qu’il cite, Clément d’Alexandrie s’est servi de cette expression.
31 τοὐ παιδὀϛ σον. Le mot παῐϛ, qui signifie enfant et serviteur aussi bien dans les Septante que dans les auteurs profanes, se trouve chez les Pères appliqué à Jésus comme au fils de Dieu, dans une quantité de passage dont on peut voir une liste dans l’édition des Pères apostoliques de Gebhardt, Harnack et Zahn, ép. de Barnabas VI, 1re note de la page 25, 1878. Clément de Rome, chez lequel nous trouvons παῐϛ mais dans une prière liturgique qu’il nous a transmise, appelle Jésus fils très nettement dans le corps de son épître. D’un autre côté, Pierre, dans les Actes s’adressant aux Juifs, appelle indubitablement Jésus serviteur de Dieu et au ch. IV du mème livre, dans la prière des disciples, David et Jésus sont appelés παὶϛ l’un et l’autre, mais Jésus avec le titre de saint. J’ai laissé dans ma traduction la question indécise ; je crois cependant le sens de fils préférable dans les prières de la Didachè à cause du rôle que la troisième réserve expressément à Jésus de communiquer aux chrétiens la nourriture spirituelle.
32 !) De mutatione nominum 44 ; Mangey I, p. 617 ; legis alleg. III, 58-61 Mang. I, p. 120-133 ; Quis rerum divin. haeres 39, Mang. I, p. 499-500 ; De profugis 25, Mang. I, 566 ; pour la manne et le pain. – De posteritate Caïni 37, Mang. I, 250 ; De profugis 18, Mang. I, 520 ; legis alleg. II, 24. Mang. I, 82 pour le breuvage.
33 C’est ici qu’il me paraît difficile de traduire παὶϛ par serviteur.
34 Rappelons qu’elle ne paraît pas nous être parvenue dans son intégrité.
35 Cf. In. III, 5 ; Sim. IX, passim mais surtout 15.
36 Ch. XI.
37 Ch. XIII.
38 Si bien mis en lumière par M. Ménégoz dans le journal luthérien Le Témoignage.
39 Cf. Justin, Ap. I. 10, 13 ; Hébr., XIII, 15, 16.
40 Passim. Je cite, p. 184-185, 194, 202, 261, 273, 348-349, 354, 366-8, 375-6, 401, 66 , rien que dans le tome I de Mangey.
41 Encyclopédie des sciences religieuses, article Synagogue.
42 On trouve encore au dernier chapitre de la Didachè un passage que Barnabas lui a aussi emprunté, à moins qu’elle ne l’ait tiré de Barnabas. Si l’on fait abstraction de la première partie de la Didachè, il est difficile de dire lequel des deux dans le second cas a été l’imitateur.
43 Pour la fin de l’épître de Barnabas et les citations de Clément d’Alexandrie dont je n’ai donné que celle qui est incontestable, il est nécessaire de rappeler que le fond de la première partie utilisé par le rédacteur de la Didachè a pu fournir les citations antérieurement à la rédaction de la Didachè elle-même.
44 De alcatoribus 4. Et in doctrinis apostolorum : Si quis frater delinquit in ecclesia et non paret legi, hic nec colligatur donec pœnitentiam agat, et non recipiatur ne inquinetur et impediatur oratio vestra. Dans le Cypriani opera de Hartel, pars. III, p. 96. Pour la Didachè, cf. ch. XIV et ch. XV.
45 Cette étude était terminée lorsque j’ai reçu le savant travail de M. le professeur Bonet-Maury, intitulé sous la forme définitive qu’il lui a donnée : La doctrine des douze apôtres. Essai de traduction avec un commentaire critique et historique : Paris, Fischbacher, 1884. Je n’y ai rien trouvé qui m’obligeât à modifier mes conclusions. — Voir aussi, Bulletin critique no 19, un court et bon article de M. l’abbé Duchesne.