Le secret de Barrès

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri MASSIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le volume des Cahiers de Barrès qui porte la date de 1907-1908 est peut-être le plus précieux de tous ceux qu’on a publiés jusqu’ici ; il est, à coup sûr, le plus riche en choses cachées, insoupçonnables, en révélations sur sa vie intérieure, bien faites pour susciter chez ceux qui l’ont aimé sans toujours le comprendre les plus doux étonnements. Mais comment eût-on pu se douter qu’à cette époque sa méditation intime l’avait déjà conduit si avant ? Rien de ce que Barrès en avait livré dans son œuvre n’autorisait à le penser, car les thèmes que développent certains livres postérieurs, comme la Colline inspirée (1913) ou la Grande pitié des Églises de France (1914), sont singulièrement en retard sur l’état spirituel dont ces Cahiers témoignent. Pour inquiet, timide, incertain qu’il reste encore, le sentiment qu’il y exprime à l’endroit du catholicisme, comme l’attitude qui s’y traduit en face du monde invisible et des traditions humaines, est infiniment plus vivant, plus riche, plus plein que celui que symbolisent les fameuses formules qu’il devait employer quelques années plus tard, en nous conviant à la « mobilisation du divin ». Dès 1907, on l’y voit préoccupé de bien autre chose que d’être le « gardien incroyant mais fidèle des murailles saintes » – état d’esprit d’ailleurs généreux et sain, qu’avait rendu nécessaire une époque de démolition, de « desécration », mais qui restait d’une fécondité singulièrement restreinte.

Ainsi ce stade où il semblait continuer à se plaire – et pour nous jeunes néophytes, qui nous étions attribué un droit de regard sur ses idées religieuses et qui avions décidé qu’il avait à être un père de l’Église, c’était une manière de scandale – ce stade, Maurice Barrès l’avait, depuis des années, personnellement dépassé. D’où vient donc que son œuvre publiée ne révèle rien qui ne soit comme situé en deçà des pensées qu’il notait alors dans ses Cahiers ? Ce début de conversion n’aurait-il pas eu de lendemain, et faudrait-il parler de « régression » pour s’expliquer le silence que gardent là-dessus les livres qu’il devait donner par la suite ?

Nous touchons ici à un secret de l’art de Barrès avant que de toucher à l’un des secrets de sa propre vie spirituelle. Barrès était, en effet, de ces écrivains dont les sentiments ont besoin d’être détachés de l’âme pour s’exprimer et nouer leur fruit ; et la forme où ils s’en libèrent, en les manifestant au dehors, ne traduit qu’une réalité antérieure, un « climat » où profondément ils ne vivent déjà plus. Rien de curieux, à cet égard, comme l’histoire de ses livres, telle qu’elle se dégage des Cahiers : on y découvre, à chaque page, que les premières notes relatives à certains de ses futurs ouvrages remontent parfois à près de vingt ans en arrière. Ce qu’il faut en retenir, c’est que la lente maturation qui lui était nécessaire pour arriver à l’œuvre d’art ne lui était pas moins indispensable pour « informer » les sentiments, les idées qui sollicitaient sa pensée et son cœur. Il laissait les choses se faire en lui et il ne les manifestait que lorsqu’il en était réellement sûr, si sûr qu’elles ne l’intéressaient presque plus. D’ores et déjà d’autres sentiments se frayaient en lui leur voie mystérieuse qui iraient, le moment venu, chasser et repousser dans l’ombre ceux qu’il avait amenés à la lumière du jour. N’est-ce pas là, d’ailleurs, l’impression parfaite et comme le rythme d’une œuvre et d’une vie qui ont cherché sans cesse un plus large épanouissement ?

Aussi lorsque, dans ses livres, Barrès continuait à défendre le catholicisme pour des raisons extrinsèques, dont il sentait l’insuffisance – ses Cahiers le révèlent, – c’est qu’il n’entendait pas anticiper sur une expérience spirituelle qui commençait à peine, qu’il vivait, et qui par cela même demeurait indicible. Ouvertement il ne voulait formuler que ce qui était réellement appuyé à ce qu’il avait expérimenté, si court que cela pût désormais lui paraître. Pour le reste, il attendait et se disait à part soi « Si mon regard est orienté, mes pensées ne sont pas formées. »

Qui sait si ces pensées sur la religion ont jamais pu parvenir à cette sûreté, à cette plénitude de forme où elles se fussent identifiées à sa propre vie, où elles eussent été cette vie même ? Une telle question emporte où le regard ne va pas. Nul ne peut dire jusqu’où Barrès est vraiment allé dans cette voie vers ce qu’il appelait la « rencontre avec l’invisible » ; mais les pensées touchant les choses religieuses qu’il confie, dès 1907, à ses Cahiers, laissent loin derrière elles tout ce que ses ouvrages contiennent sur de pareils sujets. Est-ce à dire qu’elles s’inspirent d’une philosophie différente, d’une métaphysique plus sûre, d’une dialectique moins irrationnelle, moins purement émotive ? Assurément non ; mais ici toutes les critiques de ce genre tombent, ne portent pas, parce que nous n’avons plus affaire à des thèses qui, pour entraîner l’adhésion d’autrui, se motivent en fonction de certaines idées ou de certaines doctrines, mais à une âme engagée dans un combat pathétique, où elle est seule en cause. Toute la perspective s’en trouve radicalement changée.

Va-t-on discuter sur la valeur intellectuelle de tel ou tel argument, quand on tombe sur des lignes comme celles-ci : « Il y a en nous quelque chose qui désire Dieu. J’ai besoin de Dieu... Cette part qui veut Dieu sera sauvée, obtiendra un autre monde, une autre vie. Sans quoi la vie, l’univers seraient absurdes. Ils ne peuvent pas être absurdes, dénués de sens, car l’absurde, le dénué de sens n’existent pas. » Puis ce trait pascalien : « Au-dessus de la nature, il y a Dieu qui, un jour, nous a envoyé son Fils pour nous dire : Je suis là. » Mais aussitôt l’esprit de la terre souffle à cet affamé d’infini : " Cette autre vie, cette vie spirituelle, nous n’avons pas de sens pour la connaître. » Devant cet homme en méditation, un seul parti convient : se taire, attendre, s’unir par la pensée, par la prière. Ah ! comme un seul de ces cris arraché à sa solitude nous eût, en nous émouvant, montré la vanité des contestations où des livres, tels que la Colline inspirée, la Grande Pitié des Églises de France, nous enfonçaient à regret. Mais ce qu’ils nous cachaient surtout, c’était la direction, le sens de sa recherche ; aussi pouvions-nous croire qu’ils représentaient le terme final où tendait la pensée de Barrès, jusqu’à le soupçonner de vouloir « cumuler des positions contradictoires », alors qu’il préludait à un nouvel élan. Oui, c’est quand nous le croyions installé à demeure dans le relativisme, hérité de Renan et de Taine, qu’il notait pour lui-même : « Qu’est-ce que vous voulez que me fassent les critiques historiques d’un Renan ?... Pour moi, le catholicisme ne trouve pas sa preuve dans l’histoire, mais dans mon âme. » Et ailleurs : « Qu’est-ce que l’amour que nous portons à Taine ? Un amour doctrinal sans plus. »

Cependant Barrès ne cessait de les revendiquer pour lui-même, de résister aux objections que leur faisait notre génération. Je l’entends encore nous répondre, à Ernest Psichari et à moi, qui tentions de justifier nos croyances par des raisons d’ordre métaphysique où nous nous opposions à nos prédécesseurs : « Alors, que faites-vous de Taine et de Renan ? » – comme pressé de mettre fin à un genre de querelle où il se refusait à nous suivre. C’est que la foi qu’il désirait, qu’il appelait, ne devait pas être un prétexte à « remuer des problèmes » ou à fournir de belles discussions à de « jeunes philosophes ». Il était las des disputes d’idées, où il ne voyait qu’abondance de mots, dissipation de jeunesse. Être mieux uni à soi-même, intimement simplifié, voilà ce qu’il souhaitait, mais il ne l’attendait pas d’une philosophie quelle qu’elle fût : « J’aime mieux le moindre arbre, disait-il, que le plus beau mât de cocagne, la petite fille avec son catéchisme que les inventeurs de système. » Croyant, eût-il jamais souhaité d’être beaucoup plus savant dans sa religion que cette petite fille ? « Peut-être, note-t-il encore, a-t-on donné aux théologiens et au catéchisme trop d’importance... Il n’en faut pas tant savoir. » Aussi quand il entendait de jeunes intellectuels catholiques disputer théologie, dresser doctrines contre doctrines, il s’écartait : cela ne l’intéressait pas. Mais lorsque Ernest Psichari lui disait : « Je ne connaîtrai quelque satisfaction que le jour où je ressentirai en moi-même l’amour dont brûlait saint Jean », Barrès alors comprenait sans qu’il fût besoin de s’expliquer davantage : d’un trait il allait jusqu’au fond d’une âme, il admirait toutes les richesses dont la religion l’avait accrue. Car ce qu’il en espérait pour lui-même, c’était un élargissement, une manière d’étreindre davantage : c’était aussi un équilibre, une conciliation, et à part soi il songeait : « Vous ne pouvez m’empêcher d’aimer en Renan ce qui mérite de vivre, ce qui est fait pour vivre et propager la vie, ce qui demeure chez son petit-fils 1 : une âme religieuse. » Oui, lui, Barrès, s’en tenait toujours à Renan, mais comme Pascal à Montaigne, en le transposant sur un plan de pathétique moral, en le traduisant dans un style tragique qui était tout à fait étranger à son vieux maître.

  

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Aussi bien n’avions-nous pas tort, lorsque nous avons jadis cherché et trouvé dans Renan l’origine de la plupart des pensées sur la religion que Barrès a exprimées dans ses dernières œuvres 2 ; mais Barrès n’avait pas tort non plus quand il s’irritait des conclusions que nous croyions pouvoir tirer de cette exégèse. Nous y trouvions, en effet, prétexte à déprimer et comme à « dévitaliser » les sentiments, encore incertains mais si tendres, que Barrès nourrissait à l’endroit de l’Église – et cela, dans la mesure où nous étions convaincu qu’une telle filiation les vouait à subir le même mouvement de déperdition où s’était exténuée la pensée renanienne. Moins rigoureusement tendu à tirer la conséquence logique de certains principes, et surtout plus sensible au ton dans lequel Barrès transposait les idées de Renan et en quelque sorte les majorait, nous eussions sans doute discerné à quel effort de réintégration, de réaffirmation timide il les faisait servir. Nous l’en marquions, au contraire, comme d’une irréductible tare, d’un irrémissible péché d’esprit. Voilà ce qui le scandalisait. Et quand, la part faite à une certaine arrogance de jeunesse qu’il avait bien connue, il nous répliquait : « Vous avez tort avec moi de vous attacher aux différences, de me faire un barrage », il n’entendait pas se soustraire à de justes critiques, mais il s’attristait qu’on pût sincèrement méconnaître l’orientation de sa démarche : « Quoi, songeait-il, vous, catholiques, au nom de la vérité et du dogme, vous me barrez la route qu’en dépit de tant de difficultés d’esprit je remonte pour vous joindre ! Est-ce donc à m’interdire d’aller plus loin que doit s’employer votre théologie ? Et vous qui m’accusez de vouloir construire du définitif et du stable sur l’aire ensablée du relativisme, en m’y enfermant à demeure ne faites-vous pas en sorte que je n’en puisse sortir ? » Avec sa préoccupation dramatique de l’individu, Barrès ne pouvait que rester insensible aux exigences rationnelles de la pensée dogmatique : il ne les comprenait pas, car, au fond, il ne s’intéressait qu’à lui-même, à ses propres sentiments. Ce qui lui causait de l’humeur dans les analogies qu’on relevait entre ses vues religieuses et celles de Renan, ce n’était pas qu’on découvrît ses sources, c’était qu’en rapprochant les textes, on prétendît lier les idées, les doctrines, et que la glose se fît ainsi à contresens, ne tînt pas compte de la seule chose qui, en l’occurrence, importait et qui était précisément le sens, la direction que lui, Barrès, imprimait personnellement aux imaginations de son vieux maître.

Que la pensée de Renan lui fût sur certains points consubstantielle, non seulement il n’entendait pas le nier, mais il tenait à honneur de s’en prévaloir. Le fait est qu’il est plein de souvenirs de Renan, comme Pascal est plein de souvenirs de Montaigne. Mais ce qu’un Pascal prend à Montaigne, ce sont des observations psychologiques, morales, relatives à l’homme, à ses actions, à son comportement. Barrès n’en pouvait user ainsi avec Renan, à qui manque ce génie d’observation réaliste, cette curiosité des particularités humaines, et qui se meut dans les idées générales, les grands thèmes de l’histoire et de la métaphysique. C’est là précisément ce que Barrès aimait en lui ; il n’en retenait que ce qui pouvait satisfaire son propre goût pour ce qu’il appelait les « hautes curiosités ». Sans doute lui devait-il à peu près tout ce qu’il savait sur l’histoire religieuse de l’humanité, comme sur les grands problèmes de civilisation qu’il lui avait découverts. Mais, davantage encore, il avait bu dans les livres de Renan à une certaine source d’idéalisme, de poésie religieuse, qu’il n’avait trouvée que là et qui, pendant près d’un demi-siècle, alimenta sa méditation. C’est qu’à ses yeux Renan était justement un méditatif, un homme de l’esprit. Aussi bien avait-il rejeté tout ce qui n’était chez lui que paradoxe, amusement d’idées, jeux du scepticisme et de l’ironie ; les « agilités » du renanisme, il laissait cela aux France, aux Lemaître, qui les contrefaisaient si bien. Cette part de l’héritage, ce n’était pas la sienne. Il s’était réservé le grave, le sérieux, les « pensées nobles et justes », celles qui se muaient dans la chaleur de son être, s’y transformaient en vie, en sentiments tout prêts à devenir un chant. Et faut-il s’étonner que lorsqu’il eut, lui aussi, reconnu l’ignominie du siècle, la tristesse de tous les désirs, il se soit une fois encore tourné vers celui à qui sa jeunesse irrespectueuse avait fait dire, au cours d’une visite imaginaire : « Je m’en suis tenu aux choses de l’âme : je suis un prêtre » ?

Cet emploi sacerdotal, pour Barrès, Renan le tenait toujours : ne restait-il pas celui qui avait « mis au-dessus de tous les grands dons de l’âme », qui n’avait cessé d’étudier « ceux qui vivent pour une pensée supérieure à leur existence finie » ? Le culte barrésien des individualités éminentes, c’est chez Renan qu’il en faut chercher l’origine ; et il n’est pas jusqu’à sa conception de la vie littéraire que Barrès ne lui ait empruntée. Quand il dit, par exemple : « Il n’y a pas de cloison entre la littérature et la vie supérieure de la pensée. Un puissant écrivain, à son insu même, collabore à quelque doctrine, contribue à l’établissement d’une conception de la vie, bref, fait œuvre de philosophie », – il est fidèle à la leçon du vieux clerc qui lui avait enseigné que « si la littérature est sérieuse, elle implique un système sur les choses divines et humaines ».

Barrès n’a-t-il pas, du même coup, trop accordé au « système » de Renan, et ne pourrait-on pas dire qu’il en surfait l’importance, comme Claudel nous disait, un jour, que Pascal avait surfait Montaigne 3 ? Comprenons bien que pour Barrès, comme pour Pascal, ce n’est pas d’un « système », de la valeur abstraite d’une philosophie qu’il s’agit, mais d’une attitude vivante, d’une référence concrète sur des manières de penser, de sentir, dont ils ont mesuré l’influence. Dans les arguments de Montaigne, ce sont toutes les difficultés qui vont déchirer l’âme moderne que discerne Pascal. Ainsi de Renan pour Barrès. À tort ou à raison, peu lui importe, cette œuvre est le bréviaire philosophique de la génération à laquelle lui, Barrès, il s’adresse : nécessairement, il faut partir de là. Par ailleurs, ce qu’il y trouve, c’est son propre pathétique, celui des hommes de son espèce et de son âge, et qui réside dans le fait « d’être attaché à ce que l’on ne croit pas, ou d’être obligé de détruire de nobles choses pour faire place à ce que l’on croit l’avenir ». C’est de ce pathétique-là qu’il charge l’œuvre de Renan, de ce pathétique intérieur dont, précisément, elle est vide ; et comme Pascal faisait servir Montaigne pour les miracles, c’est pour sa conversion que Barrès la tournera.

Que Renan eût déjà éveillé « la curiosité des choses religieuses dans une génération ignorante qui poussait l’incrédulité jusqu’à une indifférence absolue », que certains lui dussent même d’avoir appris à « traiter le problème religieux avec gravité et avec amour », Barrès nous l’assure sans ambages : « Si aujourd’hui, dit-il, vous trouvez chez des incroyants un sentiment de l’Église qui va jusqu’à la tendresse, je sais que M. Renan est pour quelque chose dans cette évolution qui aurait paru bien extraordinaire à nos pères. » Mais ce qui nous intéresse davantage, c’est de saisir comment, dans le commerce continu qu’il avait avec elle, Barrès a « traité » cette pensée de Renan pour en faire rejaillir la sève invisible, en isoler le germe susceptible à nouveau de propager la vie.

Rien, à cet égard, ne nous a plus édifié que la lecture de certaine page des Cahiers où, à la faveur d’une expression identique, nous avons pu voir par quelle mystérieuse adaptation Barrès transformait la pensée de Renan, jusqu’à ne plus pouvoir sans doute la distinguer de la sienne. C’est à propos de cet admirable fragment sur l’immortalité de l’âme, où Barrès soudain affirme sa foi à l’invisible :

 

Une vie future, une récompense ou une punition, plus simplement quelque chose qui donne un sens à la douleur, voilà, dit-il, ce qui doit être, voilà ce que mon esprit réclame... ; il a besoin qu’il y ait autre chose que le néant... Entendez bien, il ne s’agit pas d’un besoin sentimental, du besoin de retrouver dans une autre vie ceux qui nous sont chers ; non, je veux dire que mon esprit est construit d’une telle manière qu’il ne peut pas admettre que tout cela soit, et que tout cela soit un néant. Mon esprit a besoin de, veut, exige autre chose. Et de la même manière que Le Verrier croit qu’il apparaîtra une étoile au bout de sa lunette, je crois à une autre vie.

Sinon, l’homme est un monstre qui n’est pas accordé à la vie, et la vie est pour lui un non-sens (mot trop faible), quand je sais déjà, il est vrai, qu’elle est un guet-apens.

 

Ce dernier mot nous avait frappé et quelle ne fut pas notre surprise de le retrouver sous la plume de Renan, dans une page elle aussi consacrée au problème de la vie future 4 : « Je veux, dit-il, que l’avenir soit une énigme ; mais s’il n’y a pas d’avenir, ce monde est un affreux guet-apens. »

Et Renan d’ajouter : « Remarquez que notre souhait n’est pas celui du vulgaire grossier. Ce que nous voulons, ce n’est pas de voir le châtiment du coupable, ni de toucher les intérêts de notre vertu. Ce que nous voulons n’a rien d’égoïste : c’est simplement d’être, de rester en rapport avec la lumière, de continuer notre pensée commencée, d’en savoir davantage, de jouir un jour de cette vérité que nous cherchons avec tant de travail, de voir le triomphe du bien que nous avons aimé. »

Ce n’est pas la simple identité – d’ailleurs fortuite – de l’expression qui nous importe ici ; elle n’est qu’un « mot-témoin » qui nous permet de suivre le sens où, en passant de l’un à l’autre, l’idée se réintègre, s’anime de sa vie propre. Cette page de Renan (qu’il n’avait peut-être jamais lue, mais il vivait assez familièrement avec lui en pensée pour la connaître sans la lire), Barrès la vide de son idéalisme un peu mou et lui donne, en la paraphrasant, une réalité dramatique, angoissée, qui proprement la « pascalise » ; c’est bien ainsi, au reste, que Pascal se comportait avec le scepticisme de Montaigne. Barrès ne garde ici que le fort du sentiment, ce qui ébranle son propre fond et le fait tressaillir. De quel pathétique n’emplit-il pas une idée qui, chez Renan, semble sortir de certain exemplaire usagé du Vrai, du Beau, du Bien qu’il prétendait jadis avoir vu sur la table du vieux maître ! On comprend mieux, par cet exemple (il serait facile de le multiplier), dans quel sens Barrès pouvait dire que la « lecture de Renan » lui avait été « souverainement bienfaisante », mais il eût pu également ajouter « Ce n’est pas dans Renan, mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois. »

 

1933.

 

 

Henri MASSIS, Débats, 1934.

 

 

 

1. Le « petit-fils de Renan » : Psichari. (Note du webmestre.)

2. Cf. Jugements, t. 1er.

3. « On s’étonne, nous disait Claudel, de l’influence que des gens médiocres et superficiels comme Montaigne ou Méré ont pu exercer sur un esprit aussi profond que Pascal : il les considère avec une sorte d’ébahissement auvergnat. »

4. Conférences d’Angleterre, 1880, p. 242.

  

 

 

 

 

 

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